Luth, théorbe, guitare baroque & associés
Par DavidLeMarrec, lundi 28 décembre 2009 à :: Pédagogique :: #1442 :: rss
Avant que de commenter brièvement le concert auquel nous avons eu le bonheur d'assister, nous aimerions poser quelques préalables simples.
Pour chaque instrument, une photo et une vidéo significative (mise en ligne par les interprètes), de façon à obtenir un panorama assez parlant.
On travaille aussi sur l'évolution de leur usage.
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1. Origines du luth
Le luth appartient à la famille des cordes grattées. Il en est la forme standard qui existait dans les cours d'Europe au XVIe et XVIIe siècles.
Il descend directement de l'Oûd et d'une manière générale des instruments piriformes à cordes grattées originaires d'Iran (barbat) et du Moyen-Orient.

Cet instrument est toujours pratiqué pour exécuter la musique classique arabe, de façon très courante en Afrique du Nord.
Ali Sriti et son élève Anouar Brahem, deux figures tutélaires de l'oûd. Ici, il pratiquent le jeu au risha, c'est-à-dire avec un plectre, mais l'instrument se joue aussi directement avec les ongles, bien entendu. En principe, on ne joue pas d'accords à l'oûd (à part en utilisant la corde de bourdon simultanément avec une autre corde), on se contente d'actionner rapidement les cordes à la suite), on en entend toutefois quelques-uns ici au début.
2. Le luth
Le luth (italien liuto, allemand laute) en descend directement : même coupe (à moitié) piriforme, avec son dos bombé et côtelé (ajouté au barbat persan). Son cheviller est lui aussi place en angle par rapport au manche.

Dans Les Ambassadeurs de Holtein, un détail montre très bien la structure générale d'un luth, face et dos.
Le luth comportait initialement cinq doubles cordes et une chanterelle. Chaque groupe de deux cordes identiques (accordées à l'octave pour les plus graves, à l'unisson pour les aiguës) était appelé "choeur" (la chanterelle constituant un choeur à elle toute seule). On a ainsi évolué du luth renaissant à six choeurs vers des luths baroques qui pouvaient comporter treize choeurs (soit vingt-cinq cordes !). L'accord variait, mais on parle globalement de vieux ton pour le plus courant au XVIe siècle (chaque corde ascendance étant accordé à la quarte supérieure, comme sur la guitare moderne) et de nouveau ton pour le plus courant au XVIIe (intervalles modifiés pour faciliter le jeu en ré mineur).
Son son, si on le compare à la guitare d'aujourd'hui, est plus incisif et acide, plus aigu aussi.
Une pièce de John Dowland jouée par Valéry Sauvage.
Le son du luth a toujours quelque chose d'extrêmement direct et intimiste : la hauteur et l'incisivité du son font que tous les détails sont audibles, et la modestie de son impact sonore le rend très chaleureux, propre à sonner admirablement dans les pièces les plus étroites.
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3. Le théorbe
3.1. Un nouvel instrument
Cependant le luth va être de plus en plus concurrencé, à partir du XVIIe siècle, par le théorbe. L'introduction en France se fait en 1650, mais le mot tiorba apparaît dès 1598 (dictionnaire italien-anglais de John Florio).
Il existait plusieurs types de théorbes (déjà, l'italien connaît tiorba et theorbo pour la même racine...), et on distingue généralement le padouan du romain (qui était plus grand, appelé chitarrone, c'est-à-dire grande guitare). J'en discutais encore avec un luthiste il y a une dizaine de jours, et les différences sont extrêmement subtiles d'un instrument à l'autre, d'un facteur à l'autre, d'une région à l'autre, d'un répertoire à l'autre.
Je vais donc me limiter à énoncer la différence nette et objective entre les luths et les théorbes (aussi nommés luth-théorbe, luth théorbé, chitarrone...). Avec, au passage, quelques faits avérés pour mieux distinguer les sous-catégories.
Le théorbe se distingue assez simplement du luth. Il est constitué de la même façon (forme de la caisse, cordes par deux - mais sans chanterelle isolée) mais dispose de deux chevillers, et les cordes les plus graves, attachées au second cheviller, ne peuvent pas être actionnées sur la touche.
Pour parler plus clairement : pour jouer du violon ou de la guitare, on pose les doigts sur les cordes pour changer leur longueur et donc leur hauteur. Dans le cas du théorbe, les cordes les plus graves gardent toujours la même hauteur une fois accordées (on peut bien sûr modifier l'accord avant de jouer).

On voit très bien le système sur cette photographie où Ronaldo Lopes joue en présence de l'ensemble Les Passions : les cordes libres en haut (les plus graves) ne touchent pas la touche où l'on pose les doigts. Il peut arriver d'ailleurs que les cordes passent au-dessus de la touche, mais l'inclinaison et la distance ne permettent pas pour autant de les jouer.
Avec cela, on peut déterminer à l'oeil nu ce qu'est un théorbe. D'un point de vue décoratif, on peut remarquer (mais ce n'est en rien une preuve, c'est juste une question de résonance comme la caisse est en général plus grande !) que les théorbes français sont généralement percés de trois rosaces (et non d'une comme pour le luth).
3.2. Usage du théorbe
Voyons à présent les caractéristiques musicales.
Le théorbe a la particularité d'utiliser un accord rentrant, c'est-à-dire que les deux dernières cordes du bas, au lieu de continuer à progresser vers l'aigu, sont légèrement plus graves que la troisième (et la quatrième) en partant du bas. Cet accord a deux raisons principales.
- Il permettait de jouer des notes conjointes (c'est-à-dire qui se suivent) sans poser les doigts sur la touche, ce qui est infiniment pratique lorsqu'on dispose de plus de dix cordes à manipuler avec quatre doigts...
- Le théorbe était essentiellement employé en accompagnement, et par conséquent le fait de ne pas disposer d'un aigu brillant n'était nullement un obstacle.
3.3. Qualités spécifiques
Le théorbe sonne plus grave pour trois raisons.
- Les cordes graves descendent plus bas que le luth.
- Ces cordes ne sont pas retenues par la main et continuent à vibrer une fois actionnées, ce qui renforce la résonance des basses.
- L'accord rentrant "bouche" en quelque sorte l'aigu, puisqu'il n'est pas naturellement dans l'accord des cordes.
Son timbre est aussi plus rond, quelque part entre le luth et la guitare moderne. Il a quelque chose de très spécifiquement chaleureux, quelque chose de berçant à la façon d'un murmure de voix humaine. S'il a été aussi apprécié (avant d'être en partie supplanté par l'archiluth), c'est qu'il était plus puissant que le luth dans les parties graves (et pourtant, quiconque a assisté à un concert avec théorbe peut témoigner qu'on entend mal l'instrument, même en solo, en dehors de petits espaces...), et donc plus adapté à l'accompagnement.
La taille de l'instrument est bien plus grande parce que, du moins en l'accordant avec des boyaux, on ne peut pas indéfiniment augmenter la densité du matériau qui vibre pour rendre le son plus grave : il faut forcément allonger les cordes. Les anciens avaient tout de même rusé, avant qu'apparaisse le filage en laiton, en tressant des boyaux ensemble : un boyau trop large sonne mal, mais l'élasticité de petits boyaux mis en semble était meilleure. Les anglais appelaient cela cet assemblage catlin.
La caisse de résonance est du coup également agrandie, et le son plus large.
Cela peut d'ailleurs limiter physiquement la possibilité de certains interprètes de jouer des théorbes très grands lorsque le bout de la touche est loin.
Avec ces instruments, étonnant, c'est chez les amateurs et les musiciens du rang qu'on trouve le plus son bonheur, je ne suis pas toujours comblé par les phrasés un peu affectés et pas toujours clairs, par les prises de son aussi des disques du commerce. Ici, malgré quelques petits problèmes d'intonation au début, on danse parfaitement, et avec une clarté complète.
Par ailleurs, on entend très bien ici la chaleur du timbre du théorbe.
3.4. Répertoire
Du fait de ses caractéristiques d'accompagnement, il existe peu de littérature pour théorbe soliste, et la plupart de ces pièces sont d'ailleurs composées par des compositeurs qui étaient également luthistes.
Comme, par ricochet, tous les luthistes ne sont pas théorbistes et comme le disque donne assez peu de choses à l'instrument, on peut citer les compositeurs tutélaires chez qui chercher :
- Bellerofonte Castaldi
- Nicolas Hotman (introducteur de l'instrument en France)
- Johannes Hyeronimus Kapsberger
- Alessandro Piccinni
- Robert de Visée
Les trois derniers fournissent l'essentiel du corpus. Mais bien entendu, il existe toutes sortes de transcriptions possibles à cette époque, et l'on peut tout arranger pour tout, il va sans dire.
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4. Autres types de 'théorbes'
Si l'on conserve la distinction précédente entre luth et théorbe comme absolue, on peut faire à coup sûr la différence entre ces deux instruments.
A présent, si vous souhaitez raffiner la finesse, c'est possible.
Il existe quantité de types d'appellation pour ces instruments. Elles peuvent varier selon les périodes, les lieux, les styles, l'emploi de ces instruments ; mais elles dépendent aussi de la fantaisie du luthier, voire d'une certaine attitude commerciale : donner un nom qui réponde à un besoin.
Dans les faits en tout cas, la nuance n'est pas toujours ressentie, même par les interprètes ou les théoriciens. Le luth-théorbe, par exemple, est tout simplement synonyme de théorbe (il est employé à l'époque de l'apparition du théorbe par certains luthiers qui souhaitent ainsi expliciter la nature de leur instrument). De la même façon, luth théorbé désigne un théorbe.
Il arrive cependant qu'on trouve mention des deux noms désignant le même objet sur un même disque d'un interprète - je pense par exemple au disque consacré aux trois premières suites pour le violoncelle de Bach jouées par Pascal Monteilhet pour les deux premières au théorbe et pour la troisième au luth théorbé. C'est tout simplement qu'en général on conserve le nom original donné par le facteur, même s'il est synonyme d'un terme générique plus courant. C'est du respect historique... et puis ça fait un peu rêver, tous ces noms bizarres et mystérieux sur les pochettes de disque.
Je ne visite donc ici que les termes les plus couramment employés, ceux dont on trouve encore mention sur les disques.
4.1. Le chitarrone
Ou 'grande guitare'. Le mot désigne à l'origine la variété romaine de théorbe, qui s'oppose à la variété padouane, plus petite. C'est le romain qui s'est le plus répandu à cause de la puissance de son médium et de ses graves, pour les raisons qu'on a expliquées précédemment.

On retrouve le principe du théorbe : un luth dont les cordes les plus graves sont très longues et ne sont pas actionnées depuis la touche.
On en trouve encore mention dans certains enregistrements - ô hérésie, le continuo de l'Orfeo de 1968 de Nikolaus Harnoncourt en comporte un (alors que, géographiquement parlant, la proximité padouane avec Mantoue semblait plus logique - mais à cette date, en 1607, le théorbe de grande taille l'avait largement emporté, et le clavecin commençait de toute façon à supplanter les cordes grattées).
Mais, d'une manière générale, on ne peut pas le définir comme un type d'instrument à part entière, il s'agit bien du nom du théorbe à un moment donné de son histoire et de sa géographie. Ce serait, si on veut, le premier nom du théorbe le plus courant.
Par ailleurs, comme c'est très souvent le cas, on peut douter que l'instrument de cette vidéo soit un chitarrone (un peu court en longueur, en graves et en puissance), mais plutôt un archiluth (voir ci-après)...
4.2. Le tiorbino
Ou 'petit théorbe'. Jusqu'au début du XVIIe siècle, il existe une variante petite et aiguë du théorbe, notamment exploitée par Bellerofonte Castaldi en duo avec le grand frère théorbe.
Il est évidemment conçu pour aller de pair avec le théorbe traditionnel, puisque c'est un peu un non-sens (à quoi servent ces cordes à vide si elles ne sont pas longues ?). Tout au plus cela allonge-t-il sa tessiture vers le grave pour un instrument qui sert de toute façon à jouer les parties qu'on dit de dessus...
Le Duo Castaldi nous fait ainsi entendre un très beau tiorbino dont le timbre s'apparente... à un luth.
Mais c'est ainsi, le luth le plus fréquemment joué est le luth ténor, mais on peut comme pour toute famille d'instruments, le décliner dans toutes les tessitures.
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5. L'archiluth
(italien arciliuto, allemand Erzlaute)
Réservons toutefois une catégorie particulière à ce théorbe-là qui a son importance historique.
Contrairement à ce qu'on lit parfois, l'archiluth ne regroupe pas la famille des grands luths, dont ferait partie le théorbe. L'archiluth apparaît alors que le théorbe l'a emporté sur le luth grâce à sa plus grande puissance dans le continuo (c'est-à-dire, pour faire vite, dans les parties d'accompagnement).
L'archiluth est un luth qui adopte la disposition à deux chevillers du théorbe. C'est donc un théorbe, mais qui conserve la morphologie du luth.
Autrement dit un petit théorbe, ou plus exactement un luth avec deux chevillers.
On attribue son invention à Alessandro Piccini, en 1694, un compositeur important pour ces instruments.
Quel est son intérêt ?
Le théorbe est grand et peu maniable. Lorsqu'arrive la fin du XVIIe siècle, les parties de basse continue sont systématiquement renforcées par violoncelle et viole de gambe, plus sonores que les cordes grattées. Le caractère sonore du théorbe n'est alors plus un atout indispensable, et il peut être remplacé par les archiluths, qui ont à peu près la taille du luth et la tessiture du théorbe, mais sonnent moins que ce dernier. Leur grande tessiture et leur maniabilité les rendait plus
Surtout, ils n'utilisaient pas l'accord rentrant qui rendait difficile l'usage en instrument soliste. L'archiluth, lui, disposait à la fois de bonnes basses à vide, comparables au théorbe (certes moins puissantes) et du registre aigu propre au luth.
On présente parfois les choses à l'inverse, le théorbe étant un type d'archiluth, mais ce qui est juste du point de vue du facteur est trompeur historiquement : le théorbe n'est pas né de l'extension de l'archiluth, c'est plutôt l'archiluth qui s'impose en miniaturisant le théorbe. De toute façon, l'archiluth n'est pas tout à fait un théorbe puisque son accord n'est pas rentrant.
Maurizio Manzon joue une composition de 2008 (Cipolloni) à l'archiluth. On aperçoit très bien la taille de l'instrument et ses cordes à vide.
L'archiluth finit par être totalement supplanté par le clavecin, comme les autres instruments à cordes grattées, au cours du XVIIIe siècle (on en trouve de dernières survivances dans les années vingt chez Haendel qui note par exemple teorba et arciliuto dans la nomenclature de quelques opéras, dont le fameux Giulio Cesare).
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6. La guitare baroque
Puisqu'il existait un équivalent à la guitare actuelle en la personne du luth (en termes de diffusion et d'usage soliste, pas en termes de lutherie bien entendu), il faut peut-être aller chercher les ancêtres de la guitare. Ceux-ci sont fort anciens [1], mais n'avaient pas son prestige - prestige reste somme toute modeste, l'un des instruments les plus populaires et les plus accessibles.
En tout cas, la guitare baroque n'était pas l'équivalent, en termes de répertoire, de l'omniprésente guitare. En revanche, elles sont bien d'une famille parallèle à celle des luths (le fond de leur caisse est plat, par exemple). C'est un petit instrument, qui a exactement la même forme, mais bien plus réduite, que la 'guitare classique' (qui date en réalité de 1874), et qui pouvait être joué en solo ou en accompagnement.
Comme le luth, elle est accordée en choeurs, c'est-à-dire par groupe de deux cordes à l'unisson (ou à l'octave). On dispose de cinq choeurs sur une guitare baroque, soit dix cordes (mais la chanterelle, la corde la plus haute, n'était pas toujours doublée, ce qui produisait alors un total de neuf cordes).

Antonello Lixi à la guitare baroque. Le décor de l'instrument est toujours très caractéristique.
La guitare baroque utilise l'accord rentrant, mais dans le sens inverse du théorbe : ce sont les deux choeurs censés être les plus graves qui sont accordés plus aigus. Cela permet de jouer facilement des notes conjointes (qui se suivent) sans actionner la touche, c'est ce que l'on appelle le jeu en campanella (en clochette), qui facilite beaucoup le jeu des mélodies.
Bref : c'est un instrument qui est conçu pour pouvoir tenir aisément une mélodie.
Cependant, on pouvait aussi actionner la guitare baroque en la grattant d'une traite, en accords, lorsqu'on voulait obtenir un son d'accompagnement clair et brillant dans un continuo.
Son son est très agréable et reconnaissable : assez aigu, incisif et lumineux, mais toujours chaleureux. Quelque part entre le théorbe et la clavecin (mais dans un registre aigu évidemment).
Regina Albanez joue une pièce de Gaspar Sanz. Elle utilise aussi bien l'aspect mélodique ou polyphonique que les accords, ce qui permet d'observer la palette technique de l'instrument.
L'instrument a été stable pendant plusieurs siècles, depuis la Renaissance jusqu'au XIXe siècle ; son accord et sa décoration ont très peu varié contrairement à ses cousins de la famille du luth auxquels il a survécu, avant de se changer en autre chose.
En termes de répertoire solo, il existe pour le théorbe quelques compositeurs tutélaires :
- Francesco Corbetta (France)
- Robert de Visée (France)
- Gaspar Sanz (Espagne)
L'instrument se pratiquait surtout en Espagne, Italie et France.
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7. La vihuela de mano
(La vihuela de arco, elle, est un instrument à rapprocher des violes, comme l'indique d'ailleurs son nom.)
La forme est très proche de la guitare, mais elle n'en est pas un exemplaire ; sa caisse et très proche et son accord reprend celui du luth. Elle naît en Espagne et y est surtout pratiquée au XVIe siècle, ainsi qu'au Sud de l'Italie en raison des liens commerciaux d'alors. Il n'existe pas réellement de répertoire international pour l'instrument, mais il faut signaler son existence, elle est très appréciée des guitaristes d'aujourd'hui.
Son son est extrêmement doux, mat et étouffé.
En effet cette sorte de petite guitare est l'un des instruments incontournables de l'accompagnement de la musique mariachi, puisque l'époque de sa diffusion en Espagne correspond à celle de la colonisation - et son usage s'est maintnu au Mexique.
De la même façon, la jarana est une survivance mexicaine (Etat de la Veracruz) de la guitare baroque.

Vihuela (ou viuelle) moderne. On voit son dos encore légèrement bombé, qui la distingue nettement de la famille des guitares.
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8. Variantes miniatures du luth
Ici, il en existe quantité, et si vous rencontrerez quelques noms connus, nous n'allons pas détailler trop en profondeur, sinon nous y passerions plus que notre jeunesse.
Les noms et les états sont surtout une affaire de chronologie.
(Il n'est que de constater la similitude troublante entre les noms portés, de toute façon.)
8.1. La mandore
Aussi appelée gallichon (gallizona), elle est la forme médiévale du luth, et la forme de sa caisse préfigure la mandoline. Par ailleurs, la mandole peut aussi bien désigner la mandore qu'un type de mandoline (voir 8.4.).
Contrairement au luth, elle était semble-t-il accordée en quintes.

Sur la vidéo que j'ai sélectionnée, on voit une mandore de type renaissant, contrairement au type médiéval de l'illustration. Vous remarquerez son timbre aigrelet, presque métallique, comme un petit luth aigu - bien que faute de tradition, on en soit réduit à des suppositions.
8.2. Le colachon (colascione)
Il s'agit d'un petit luth parfois présenté à manche long (mais les représentations divergent). Il a surtout été rendu célèbre par son utilisation dans le théâtre de la commedia dell'arte. Il n'existe pas réellement de répertoire écrit spécifiquement pour lui.
En réalité, si la forme est celle du luth, les cordes (métalliques) ne sont pas toujours organisées en choeurs. Par ailleurs, le colachon ne comporte que trois cordes ou trois choeurs, il est donc très limité. C'est bel et bien un instrument pratique, d'usage populaire.

A manche long...


... ou à manche court !
(Instrument de Brigitte & Philippe Rik.)
On peut proposer une vidéo pour chaque type de manche, court ou long.
8.3. Le lutino
Ce petit luth très peu puissant du début du XVIIe ne dispose pas non plus de répertoire spécifique. Ce serait simplement la variante plus aiguë de la famille du luth, comme l'est le tiorbino, si sa caisse plus étroite et son cheviller légèrement courbe ne rappelaient la mandoline...


Instrument de Brigitte & Philippe Rik.)
8.4. La mandoline
Attestée dès le XVe siècle, c'est une sorte de petit luth soprano, mais dont la caisse de résonance est en forme d'amande plus que de poire et dont le cheviller légèrement courbe rappelle la guitare.
Elle est le creuset de tout ce qui peut exister de confusions dans ce domaine. Par exemple, la mandurina (pas si loin de 'mandore', n'est-ce pas ?) désigne le type milanais de mandoline, tandis que mandole désigne en français aussi bien la mandore que la mandoline ténor (et mandola la mandoline alto en anglais...).
Mais, pour faire simple, il existe deux types de mandoline :
- La mandoline milanaise (ou mandurina) comporte six choeurs et se joue avec les doigts, son ouïe est circulaire. Il en existe des exemplaires en métal qui se jouent avec plectre. A l'origine, l'accord se fait en tierce et quarte, mais il arrive désormais qu'on l'accorde comme la guitare.
- La mandoline napolitaine (ou mandolina) comporte quatre choeurs. Son ouïe est ovale et elle se joue essentiellement avec plectre, souvent en tremolo dans la musique traditionnelle (la corde est actionnée plusieurs fois par le plectre) - d'où un revêtement d'écaille pour éviter les marques accidentelles de plectre. Elle est accordée en quintes, ce qui la distingue du luth.

Mandoline napolitaine.
C'est évidemment l'exemplaire napolitain qui s'est largement imposé, en particulier au XVIIIe siècle. Il en existe cependant assez peu d'occurrences dans la musique sérieuse. On peut citer le fameux concerto de Vivaldi, la romance Pendant que tout sommeille de l'Amant Jaloux de Grétry, la nomenclature de certaines oeuvres de Boulez (Eclat, Pli selon pli), mais son introduction, à part chez Vivaldi où elle est traitée comme un luth aigu et très mélodique, est toujours de l'ordre du clin d'oeil folklorique.
Par ailleurs, son nombre très réduit de choeurs ne permet pas d'exécuter du répertoire polyphonique, c'est très souvent un instrument qui se joue pour de petites mélodies, ou bien en trémolo seule ou en groupe pour accompagner (ou remplacer le cas échéant) le chant.
Pour les vidéos, on peut voir le jeu monodique (concerto en ré de Vivaldi, avec quelques notes répétées) ou le jeu d'accompagnement en trémolo (Alagna hors style - mais en progrès - dans L'Amant jaloux). Jeu au plectre pour une mandoline napolitaine - bien entendu.
Il faut noter que l'instrument a connu un certain renouveau au vingtième siècle, sous de multiples avatars plus ou moins inattendus, notamment sous sa forme bluegrass asymétrique.
8.5. La citole et le cistre
Attention, ce sont de petits instruments à cordes grattées de l'époque, mais pas de la famille du luth.
(Cittern en allemand, parfois traduit cetra en italien - c'est-à-dire 'cithare', qui peut être un synonyme de 'lyre'.)

Citole.
La citole s'utilise au Moyen-Age, c'est un instrument à cordes pincées (quatre choeurs) dont la forme se rapproche du violon. Le cistre lui succède, dans un usage plutôt populaire du XVIe au milieu du XVIIe siècle. C'est à partir de 1770, après une période d'oubli, qu'il devient à la mode dans la bonne société, mais la mode est aussi violente (un facteur voulait permettre d'actionner un cistre au clavier pour les plus frustrés) que fugace, puisqu'elle cesse dès 1800.
La caisse du cistre est assez arrondie, mais à fond plat. Il comporte très tôt des barrettes, à la façon de la guitare moderne classique, pour marquer les demi-tons. Son répertoire écrit se limite donc à une trentaine d'années, et on n'en joue plus aujourd'hui que sous une forme modernisée, pour le répertoire 'celtique'. Il s'exécutait largement avec plectre, au moins jusqu'à la Renaissance.

Cistre de type renaissance.
Vous pouvez profiter du son médiéval de la citole reconstitué sur cette vidéo (je ne garantis pas l'intérêt féroce de l'oeuvre exécutée) ou du cistre renaissant.
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9. Un premier bilan
En cherchant les vidéos les plus parlantes (et non sujettes à violation de droits des interprètes), j'ai découvert cette très bonne introduction :
On y entend très bien les sons naturels de chaque instrument. Et aussi l'accord rentrant du théorbe.
Toutefois, il faut apporter une précision et corriger une véritable erreur.
- L'erreur, vous l'aurez notée, c'est que les notes de basse du "luth", tendues sur un second cheviller, nous démontrent qu'il s'agit en réalité d'un... archiluth. On voit très bien sa taille de luth et ses cordes tendues à part à la manière du théorbe.
- La précision qu'il faut apporter, c'est que le luth et surtout l'archiluth peuvent tout à fait être utilisés pour la basse continue, même si, effectivement, la mode est plutôt au théorbe aujourd'hui.
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10. Histoire et précisions
10.1. Usage de la tablature
L'ensemble de ces instruments a utilisé, pour être joué, un système de tablatures. Le principe est que l'on représente l'emplacement des doigts sur une portée (dont les lignes représentent les cordes), et non les notes jouées. La notation sur tablature a considérablement évolué et variait à la même date selon les nations (ainsi les allemands plaçaient-ils les aigus en bas et les français en haut, sans parler de la notation italienne qui était elle aussi particulière), et supposait bien sûr que l'on dispose d'un instrument doté du même nombre de choeurs et du même accord (même si ce dernier point peut se modifier, bien entendu)...
La tablature permet, comme les portées transpositrices pour les instruments à vents, de changer d'instrument sans avoir à réapprendre les doigtés pour une note donnée : il suffit de continuer à exécuter les doigtés écrits, même si l'on n'a aucune idée de ce que l'on joue...
Le fonctionnement est inverse de la partition, où l'on a la musique, et où l'on doit se débrouiller pour la réaliser ; ici, on a la réalisation, et on en déduira ensuite la musique que l'on joue...
On voit un exemple de tablature baroque française pour luth, avec ses signes propres, sur cette notule que nous avions consacrée à Charles Mouton.
10.2. Usage du plectre
Le plectre, qui a lui aussi porté des noms très nombreux selon les époques, les régions et les styles, est un petit onglet qui sert à activer les cordes de façon très dynamique. Il permet bien le tremolo (le même choeur est activé plusieurs fois rapidement à la suite), mais rend impossible, puisque toute la main droite est alors occupée à le tenir, le jeu polyphonique.
Il était déjà en vigueur au Moyen-Age, mais son usage disparaît avec le goût polyphonique renaissant, qui persiste dans la musique baroque. On le revoit paraître pour la mandoline napolitaine, qui utilise beaucoup le trémolo presque toujours le plectre.
La guitare moderne peut se jouer avec plectre également.
10.3. Le jeu en accords
De la même façon, l'utilisation de l'accord qui actionne d'un coup de main toutes les cordes varie selon les instruments, les genres, etc. Le nombre de cordes du luth ou du théorbe le rend presque impossible sur l'ensemble de l'étendue de l'instrument, ou alors pour un nombre très réduit d'accords (puisqu'on peut modifier au maximum quatre choeurs d'un coup, tout le reste restant à sa hauteur d'accord par défaut).
On l'utilise en revanche fréquemment à la guitare baroque (cinq cordes seulement, et un côté brillant et clair, presque percussif, donné à un accompagnement), et bien sûr pour la guitare moderne, lorsqu'on accompagne d'une manière un peu sommaire une chanson populaire.
10.4. Une évolution
Pour se concentrer sur la période qui nous occupait principalement (XVIe-XVIIIe siècles), si l'on résume :
- Développement du jeu avec les doigts au XVIe siècle pour permettre la polyphonie, de jouer des pièces complètes.
- Essor du luth.
- A partir du début du XVIIe siècle en Italie, du milieu du siècle en France, le luth est concurrencé par le théorbe, plus grave, plus sonore, et accordé de façon plus conforme à l'accompagnement.
- Vers la fin du XVIIe siècle, le théorbe est en partie remplacé par l'archiluth, plus maniable, plus propre au répertoire solo, mais avec une extension grave comparable. Sa puissance moindre est compensée par l'usage d'instruments à cordes frottées pour la basse continue dans les parties d'accompagnement orchestral.
- Les possibilités techniques bien plus étendues du clavecin, son meilleur rendement sonore aussi, finissent par prendre de plus en plus la place des instruments à cordes grattées, jusqu'à les éclipser totalement au XVIIIe siècle pour l'usage comme instrument d'accompagnement, et même comme instrument soliste pour lequel il n'est presque plus rien de produit de 'sérieux'. En tout état de cause, le continuo disparaît définitivement avec l'ère classique (où l'orchestre est monobloc et où l'improvisation à la basse disparaît).
- Développement de la mandoline napolitaine à la fin du XVIIIe siècle.
- 1875 : Invention de la 'guitare classique' par le luthier espagnol, qui ouvre la voie à toute la littérature et les transcriptions du vingtième siècle.
Bien entendu, les choses sont très loin, on en a eu un petit aperçu, d'être aussi linéaires que cela, mais cela permet d'y voir un peu plus clair après ces nombreuses considérations...
10.5. Patrimoine discographique
Dans le répertoire soliste baroque et renaissance, c'est de loin le luth qui dispose de la plus vaste littérature, et le théorbe, à cause des propriété qu'on a vues, est moins présent dans les oeuvres qui nous sont parvenues, même si tout était susceptible d'être arrangé et transposé (beaucoup d'oeuvres pour luth proviennent ainsi... de l'orgue !).
Par ailleurs, le luth se capte extrêmement bien grâce à son son légèrement incisif.
Le théorbe, lui, pose des problèmes de captation : il n'est pas très sonore, comme tous les instruments de cette famille, mais ses harmoniques graves, s'il est capté de trop près, saturent quasiment les micros et créent un halo désagréable. Si peu qu'on y ajoute de façon naturelle ou artificielle un peu de réverbération, le résultat est souvent très inférieur à ce qu'il vaut réellement dans de bonnes conditions.
L'archiluth n'est que très rarement distingué de ces deux représentants sur les disques.
Enfin, on ne peut que regretter très vivement le très petit nombre de disques consacrés à la guitare baroque, mais il est vrai que du fait de son accord rentrant et de ses cinq choeurs, l'instrument dispose d'une toute petite tessiture qui ne permet pas forcément de jouer aisément le grand répertoire avec ses chants et contrechants.
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11. En guise de conclusion
Tout d'abord, un grand merci aux amateurs (et certains professionnels) qui partagent ainsi leurs bijoux, souvent à haut niveau, et permettent de rendre ce support plus pertinent que les livres - en ce qui concerne la musique. C'est la destination originelle de YouTube, et une sacrée bonne idée.
On espère que le parcours aura été suffisamment clair pour que vous puissiez à présent vous repérer sans faille dans cet univers peuplé de bizarreries et d'exceptions, mais aussi de très beaux timbres à découvrir.
Il est dommage, au demeurant, que la qualité ou l'originalité de la littérature, du moins avant le vingtième siècle, n'ait pas toujours été au rendez-vous (on a toujours l'impression d'entendre les mêmes oeuvres gracieuses et peu audacieuses...).
A présent, il nous restera juste à faire la même chose pour la famille du clavecin (ce sera plus court et plus facile), et nous pourrons dire un mot de ce concert à L'Archipel. D'autant qu'il n'y a pas tant à dire, mais on s'est dit que ce prolégomène serait peut-être un tout petit long pour une chronique de spectacle.
Dieu merci, le format internet permet l'extension miraculeuse des papiers. Unto us, a ribbon is given.
Notes
[1] Les ancêtres de la guitare et du luth, à l'instar de la harpe, de la flûte et du hautbois, sont aussi anciens que les fouilles archéologiques nous permettent de le montrer, jusqu'à plusieurs millénaires avant notre ère.
Commentaires
1. Le mardi 29 décembre 2009 à , par Morloch
2. Le mardi 29 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec
3. Le mardi 29 décembre 2009 à , par lou :: site
4. Le mardi 29 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec
5. Le mercredi 30 décembre 2009 à , par lou :: site
6. Le mercredi 30 décembre 2009 à , par lou
7. Le mercredi 30 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec :: site
8. Le jeudi 31 décembre 2009 à , par Morloch
9. Le jeudi 31 décembre 2009 à , par lou :: site
10. Le jeudi 31 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec
11. Le jeudi 31 décembre 2009 à , par DavidLeMarrec
12. Le vendredi 1 janvier 2010 à , par tudel
13. Le vendredi 1 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
14. Le dimanche 3 janvier 2010 à , par Morloch
15. Le dimanche 3 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
16. Le lundi 4 janvier 2010 à , par Morloch
17. Le lundi 4 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
18. Le mardi 5 janvier 2010 à , par Morloch
19. Le mercredi 6 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec :: site
20. Le mercredi 5 mai 2010 à , par leDamien
21. Le mercredi 5 mai 2010 à , par DavidLeMarrec
22. Le jeudi 6 mai 2010 à , par leDamien
23. Le jeudi 6 mai 2010 à , par DavidLeMarrec
24. Le jeudi 6 mai 2010 à , par leDamien
25. Le jeudi 6 mai 2010 à , par DavidLeMarrec
26. Le mardi 8 février 2011 à , par laura
27. Le mercredi 9 février 2011 à , par DavidLeMarrec
28. Le vendredi 11 février 2011 à , par Morloch
29. Le dimanche 13 février 2011 à , par DavidLeMarrec
30. Le lundi 14 février 2011 à , par Morloch
31. Le lundi 14 février 2011 à , par DavidLeMarrec
32. Le mardi 24 avril 2012 à , par Christian Vasseur
33. Le mardi 24 avril 2012 à , par DavidLMarrec
34. Le vendredi 14 mars 2014 à , par Sébastien
35. Le samedi 15 mars 2014 à , par DavidLeMarrec
36. Le vendredi 21 mars 2014 à , par Sébastien
37. Le samedi 22 mars 2014 à , par DavidLeMarrec
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