Carnets sur sol

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samedi 29 juin 2024

Alphonse DUVERNOY – La Tempête – Compagnie de L'Oiseleur


Une nouvelle recréation triomphale de la Compagnie de L'Oiseleur : La Tempête d'Alphonse Duvernoy, d'après Shakespeare – les personnages sont les mêmes, mais l'intrigue a été totalement asséchée et ratiboisée par Armand Silvestre et son compère Pierre Berton !
L'oeuvre, pourtant du format d'un opéra, a été présentée sous la dénomination de « poème symphonique » (entendez par là non pas 'symphonie figuraliste', mais plutôt 'opéra à prétention évocatrice'), a remporté le Grand Prix de la Ville de Paris et a été représentée en 1880 au Théâtre du Châtelet.

Sa musique est caractéristique des courants conservateurs de ces années, on y sent audiblement la trace de Verdi, plutôt que de Wagner, dans la conception des mélodies et la nature très traditionnelle des récitatifs et des accompagnements. On entend aussi la filiation de Gounod et en particulier du final de Faust en quelques occurrences. De beaux et amples duos amoureux que je trouve un peu conventionnels, mais aussi des ensembles très impressionnants (notamment un grand trio qui evoque ceux du Vaisseau fantôme). Tout le personnage de Prospero, tout le personnage de Caliban sont fascinants, écrits avec beaucoup de verve et de couleur.

Encore une oeuvre, donc, qui aurait mérité les honneurs de grandes productions, et que sans aucune subvention la Compagnie de L'Oiseleur continue de soutenir, héroïquement, seule.

Par ailleurs le plateau était admirable, quelques-unes des meilleures voix du moment étaient réunis autour d'un Oiseleur en grande forme vocale, comme rajeuni ! – Erminie Blondel, Enguerrand de Hys (sa facilité d'émission, mais aussi sa rigueur musicale, m'impressionnent beaucoup), Olivier Dejean, et mention toute spécialie à Aurélie Ligerot (Ariel) qui déploie à la fois les suraigus ronds et souples de la jeune Damrau, les médiums pulpeux de Rebeka et les poitrinés telluriques de Podleś... le tout sans rupture de registre audible et dans une diction impeccable. Comme c'est une actrice charismatique par ailleurs, il est incroyable que les plus grandes salles ne se jettent pas à ses pieds. Ces recréations sont régulièrement l'occasion de mettre à l'honneur, par la Compagnie, des voix de qualité exceptionnelle qu'on n'entend pas ailleurs (ou qui n'ont pas encore pleinement éclos dans l'écosystème des grandes maisons).

Un autre héros veillait sur la soirée : Romain Vaille, pianiste spécialiste de l'accompagnement des chanteurs... et en effet l'urgence, le lyrisme qu'il imprime à la réduction pour piano seul, combinés avec une très grande rigueur musicale, produisent un résultat particulièrement persuasif !

A cela s'ajoutait le luxe d'un chœur – Fiat Cantus, préparé et dirigé par l'excellent et toujours aventureux Thomas Tacquet-Fabre.

Prochaine étape dans les découvertes de la Compagnie : le 9 octobre, La Conjuration des Fleurs du Prix de Rome Bourgault-Ducoudray, étonnante cantate d'une heure qui représente la campagne électorale des Fleurs qui veulent agir contre le bouleversement climatique ! Chaque végétal y est personnifié avec beaucoup de personnalité et de saveur. Entrée toujours à prix libre pour les petites bourses.

dimanche 9 juin 2024

Massenet – Don Quichotte – Michieletto, Fournillier (Bastille)


Livret étonnant d'Henri Cain, avec rimes d'homophones (sans rime pour l'œil, du genre « coup » et « cou ») ; pas toujours joli, mais du caractère et des idées.

L'action repose, par plusieurs fois (harangue aux brigands, leçon donnée par Sancho aux courtisans), sur la fiction que lorsqu'on parle, on est écouté (et même obéi).

Récitatifs dans la veine de Cendrillon, en moins abouti. J'aime beaucoup l'ambiance des premiers actes (couleurs, mélodies, les soupirants sont particulièrement réussis, bien sûr l'invocation aux moulins et l'étrange nudité de la harangue aux brigands). Pour autant, une prosodie pas très naturelle, un manque de mélodie, et les deux derniers actes souffrent, ainsi, d'un manque de saillance.

La mise en scène fait le choix de la transposition (par nature jamais parfaitement congruente ), de la folie. J'ai un peu soupiré en songeant que le biais du metteur en scène passait, une fois de plus, par la psychiatrisation – même si, pour Don Quichotte, ce n'est pas tout à fait absurde. Cependant l'idée de le réduire à un malade d'intérieur avec alcool et pilules réduit grandement la singularité de l'histoire racontée par Cervantes, qui se déroule au contraire dans le monde, dans un monde mal compris, surinterprété, déformé.
La mise en scène de Michieletto est sauvée par ses trouvailles visuelles (l'appartement en forme de pales de moulin, les spectres qui sourdent du sol ou déchirent les murs) et surtout une direction d'acteurs très fouillée, qui donne du sens et du poids aux choix de transposition qui paraissent d'abord arbitraires. Particulièrement marqué par ce moment où, aidant Don Quichotte à ranger la bibliothèque qu'il a dévastée dans un moment de folie (les Moulins), Sancho refuse de prendre le livre que lui tend son « maître ». Moment qui résume très bien l'atmosphère de tension entre les deux hommes : Sancho reste présent, mais fermé et fâché par les imprudences qui ont précédé. C'est visuellement ce qu'un metteur en scène peut faire de mieux, résumer toute une interaction psychologique en quelques gestes anodins et totalement intégrés à l'intrigue.

Côté voix, tout le monde chante très bien (Gaëlle Arquez, Étienne Dupuis, Gabor Bretz), particulièrement Nicholas Jones en Juan, rondeur, beauté de timbre, projection, clarté de diction, je le croyais francophone. Mais les autres soupirants (Emy Gazeilles, Marine Chagnon, Samy Camps) étaient excellents aussi.

Et l'arrivée surprise de Patrick Fournillier, le spécialiste intersidéral de Massenet, a été une bénédiction : en cette fin de série, orchestre engagé, coloré, généreux, comme on l'aimerait entendre tout le temps – c'est en plus une partition orchestrée étrangement, en doublures pas toujours commodes à faire sonner.

samedi 8 juin 2024

[podcast] Recréations de Kapralová et Manziarly à Cortot



Petit récit baladodiffusable du Concert sur sol n°134.

Disponible ici et sur la plupart des plateformes (Google, Amazon, Spotify, Deezer, Podcast Addict, etc.).

Au programme : les Boulanger, les élèves de Nadia, et les jeunes artistes de l'École Normale.

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Nadia Boulanger
Vers une vie nouvelle pour piano (1918)

Vítězslava Kaprálová
Partita pour piano et cordes Op. 20 (1938-1939)
Création française.

Marcelle de Manziarly
Andante pour orchestre à cordes « Pour Nadia Boulanger »
Partition retrouvée à la BNF – Création mondiale

Lili Boulanger
Pie Jesu pour voix, orchestre à cordes, harpe et orgue

Nadia Boulanger
Lux Aeterna pour voix, orchestre à cordes, harpe et orgue

Bartu Elci-Ozsoy
Harmonisation / orchestration d'une mélodie turque relevée par Saygun & Bartók.

Aaron Copland
Concerto pour clarinette (1947-1948) pour orchestre à cordes, harpe et piano

Nadia Boulanger
Soleil couchant
Orchestration pour voix, harpe et cordes d’Anthony Girard

Orchestre de chambre de l’ENMP / Ensemble Les Apaches !
Direction artistique : Julien Masmondet

Solistes du programme « Elite » :
Fabrice Vestad, piano
Akiho Nishimura, clarinette
Héloïse Poulet, soprano

Étudiants en perfectionnement de la classe de direction d’orchestre :
Mariana Garciagodoy (Copland)
Bianca Maretti (Kaprálová)
Bartu Elci-Ozsoy (le reste)

mercredi 5 juin 2024

96 heures de la vie d'un mélomane – ossia La part des amateurs



Du mardi au vendredi, la semaine dernière fut répartie entre des concerts de nature opposée, et assez riches d'enseignement.

D'une part, deux concerts très institutionnels à la Philharmonie : une intégrale des Symphonies de Beethoven par l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique ; un Fidelio pour la venue du Los Ángeles Philharmonic.
Tout à l'inverse, deux concerts de Conservatoires d'arrondissement, destinées avant tout à la famille et aux amis : La Sorcière du Placard aux balais de Landowski au Conservatoire du XVIIe, chantée par des enfants d'un peu moins de dix ans ; Barbe-Bleue d'Offenbach par l'atelier d'opérette du Conservatoire du XIe.

De façon contre-intuitive, mais sans réelle surprise en réalité, j'ai été beaucoup plus intéressé et ému par les seconds que par les premiers.

Pourtant les concerts de la Philharmonie étaient loin d'être médiocres : la conception de Dinis Sousa reproduisait assez exactement celle de l'orchestre dans les enregistrements du début des années 90 avec John Cassius Gardiner – or, il s'agit peut-être de l'intégrale à laquelle j'ai le plus aimé revenir –, mais même des meilleures places de la Philharmonie, l'impact ses instruments anciens se perd (et de près, le son monte et s'échappe quand même !). Pour Los Ángeles, mon placement pourtant très correct a d'abord probablement brouillé le son ; en seconde partie, malgré la netteté de trait (transparent et métallique à la fois, vraiment une ambiance Disney de ce point de vue !), la conception très lisse, homogène, rectiligne et sotto voce de Dudamel ne m'a pas ébloui, malgré les excellents chanteurs (Tamara Wilson, Gabriella Reyes, James Rutherford, David Portillo...) et signeurs (Hector Reynoso, amplitude et rondeur de geste de ballettiste, il volait la scène à lui tout seul !).

Mais plusieurs paramètres font la différence.

1) D'abord la proximité dans l'espace : tout de suite, le geste musical paraît plus légitime, même lorsqu'il est moins parfait, dès qu'on se trouve en contact avec ceux qui l'exécutent. C'est vraiment le conseil à donner pour la musique contemporaine la plus difficile : au disque ou à la radio on trouverait leur écriture en dépit du bon sens, mais en observant l'investissement individuel des musiciens, elle prend tout de suite une légitimité plus intense, plus difficile à discuter – ressenti très instinctif, sans doute le même ressort qui fait qu'on se sent volontiers davantage concerné par la mort d'un inconnu dans le village d'à côté que par cent mille sur un autre continent.

2) L'originalité des propositions entre également en jeu : pour les curieux dans mon genre, deux opéras peu souvent entendus, quel qu'en soit le résultat artistique, procurent toujours plus de satisfaction que la réexécution d'œuvres déjà abondamment pratiquées. Même dans le cas où ce serait très mauvais, on ressent toujours la satisfaction intense d'avoir découvert.

3) Par rapport aux ensembles professionnels, les amateurs (du moins lorsqu'ils sont d'assez bon niveau pour se le permettre) sont en général d'une générosité et d'un abandon qui emportent, là aussi, l'adhésion au delà de la qualité technique et/ou artistique. Or, l'usure de la carrière ne produit pas toujours cela, en particulier pour les grandes machines où l'enjeu n'est plus le même que pour des musiciens qui se lancent, ont tout à prouver et découvrent avec ivresse les chefs-d'œuvre du répertoire. (Les quatuors les plus célèbres, en fin de carrière, m'ont souvent paru tellement plus ternes que leurs cadets, y compris techniquement d'ailleurs.)

4) Pour finir, je suis convaincu qu'un jeu psychologique particulier s'installe à notre insu : lorsqu'un ensemble est professionnel, on se demande ce qu'il apporte de neuf, on le compare, on évalue si notre émotion a été proportionnelle au prix payé... C'est le redoutable Danger mortel des écoutes comparées, sous une forme moins visible, plus instinctive, plus légitime aussi – aller à un concert, surtout lorsque l'offre est pléthorique comme à Paris, c'est renoncer à une autre activité, c'est aussi un investissement financier à l'échelle d'une saison.
En ce sens, un spectacle d'étudiants ou d'amateurs baisse les attentes, donne la satisfaction d'avoir soutenu un projet artisanal, et supprime, lorsqu'il est gratuit, le sentiment d'avoir investi (et quelquefois surinvesti).
Typiquement, la justesse fluctuante des galopins interprètes du Landowski, de même que les coupures opérées dans la partition de Barbe-Bleue (dont le formidable orage qui clôt le duo des caveaux !) auraient sans nul doute impatienté pour un spectacle professionnel, alors que le péché m'a paru ici absolument véniel, sans doute parce qu'il était prévisible dans le contrat implicite lorsqu'on va assister à un spectacle de conservatoire d'arrondissement – où le niveau est loin d'être ridicule, mais où la professionnalisation n'est pas à l'ordre du jour pour la plupart des artistes.

Les deux expériences marquantes de la semaine furent donc plutôt – de façon paradoxale mais en réalité prévisible – les deux représentations dans les conservatoires.

Mercredi, au Conservatoire du XVIIe arrondissement (Claude Debussy), c'était un concert express de 25 minutes avec La Sorcière du Placard aux balais de Marcel Landowski, d'après les fameux contes de Gripari, un opéra pour les enfants et par les enfants. L'harmonie, quoique riche et changeante (consonante mais avec des notes étrangères), y est simplifiée par rapport aux autres opéras du compositeur ; et la structure générale est en réalité plutôt celle d'un récit. En effet, l'histoire est déclamée par un narrateur (deux enfants à parité, ici) et le chant assuré par le chœur (à l'unisson), qui reprend simplement des éléments du texte, aussi bien du narrateur que des dialogues (du protagoniste ou de ses rencontres). Dispositif très simple structurellement, mais efficace et poétique – le fait que le chœur produise simplement des échos permet de ne pas avoir à comprendre qui parle, ni même ce qui se dit lorsque la diction est plus relâchée, puisque le narrateur a déjà prononcé la phrase.
Techniquement, avec des interprètes aussi jeunes (7-9 ans, à vue de nez ; il s'agit du deuxième niveau de la chorale du Conservatoire), la machine se dérègle vite et quelques interventions du chœur se changent en brouillard atonal, mais pour l'essentiel, le drame est là, avec expression de surcroît !

Jeudi, au Conservatoire du XIe arrondissement (Charles Munch), c'était Barbe-Bleue d'Offenbach – par l'atelier d'opérette organisé au sein du Conservatoire.
J'ai déjà parlé de l'œuvre sur CSS à l'occasion d'une précédente production, l'un des meilleurs Offenbach de grand format, assez peu souvent donné, avec beaucoup de beaux thèmes, de trouvailles musicales, sur une intrigue bien bâtie, dont les loufoqueries sont plus reliées qu'à l'accoutumée à la (terrible) progression dramatique. Le rôle-titre est particulièrement bien servi, avec les superbes récitatifs du duo de l'orage (qui n'a pas survécu aux coupures de cette production), une cavatine funèbre tendre qui se change en valse de carnaval, une marche militaire sautillante et menaçante...
Ici accompagné au piano, avec des chanteurs de tous âges et des capacités techniques les plus diverses ; en particulier impressionné par les médiums riches et colorés de Nicolas Grienenberger en Barbe-Bleue (et sa diction parfaite) ou par la voix parlée très présente et savoureuse du Popolani du jeudi soir (j'ai égaré mon programme, je vais retrouver ça !). Le plaisir de réentendre cette œuvre, chantée et jouée avec chaleur, avec un soin tout particulier pour le rendu scénique (au moyen de quelques costumes et quasiment pas de décors).

Et, en fin de compte, un plaisir plus intense et plus insolite pour ces deux productions amateurs que pour les grand'messes, pourtant de très bonne tenue, autour de tubes très souvent entendus.

dimanche 2 juin 2024

Art total – Festival Inventio #2 (Marillier & Bass, Bray-sur-Seine)


bray nef

Inventio, festival de musique de chambre qui couvre un grand nombre de localités (la plupart des samedis de juin et quelques-uns de septembre) de Seine-et-Marne dans la zone entre Montereau et Provins (Bassée, Montois, Provinois) me séduit décidément par la complétude de l'expérience.

czerny quatuor

L'initiatio commence d'abord par la découverte du territoire où s'inscrit de le concert – territoire particulièrement nimbé de mystère, car inaccessible en transports (ici, à 25 km de la gare la plus proche), et rendu exceptionnellement à portée de train grâce aux navettes affrétées par les bénévoles du festival !  La ville de Bray-sur-Seine est sise sur la rivière avant son confluent avec le fleuve Yonne, à Montereau, dans l'axe Est de la ville, au cœur d'une zone humide très étendue.

Ce samedi, découvertes en patrimoine naturel aussi bien qu'architectural : visite guidée de 2h30 dans la réserve naturelle de la Bassée, menée par un ornithologue érudit et très accessible.

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Et après le concert, visite – pour ma part du moins, car en lieu et place du goûter (vivre, c'est choisir) – de l'église de Bray-sur-Seine, une perle absolue : église romane du Xe siècle (il en reste sa structure en plein cintre, ses piliers massifs tous ornés de motifs stylisés différents), voûtée d'une charpente (du XVIe siècle) en berceau brisé ornée de sablières historiées comme en Léon, recueillant de nombreuses statues en bois des XVe et XVIe siècles, des bâtons de procession (dont un bateau votif du XVIIe siècle) une splendide clôture de chœur en fer forgé du XVIIIe siècle, des stalles aux pilastres ioniques de la même époque, des vitraux du XXe siècle très réussis (légère stylisation cubiste) représentant les instruments de la Passion (nous sommes à Sainte-Croix !), et même un orgue de 1599 – j'ignorais qu'il en restât en Francilie –, récemment restauré. Par-dessus tout, le déambulatoire épousant la courbure large de la vaste abside, et couvert d'une charpente plate, est d'une mignonnerie à peu près indicible, quelque part entre l'authenticité intouchée, le palimpseste des époques et un entretien soigné.

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Pour ne rien gâcher, l'acoustique y est très claire et harmonieuse (en tout cas en jouant devant la clôture de chœur, comme pour ce concert), offrant une rondeur bienvenue au son des chambristes, sans rien leur ôter de leur définition – qualité rarissime dans une église romane, on peut sans doute remercier les charpentiers du XVIe siècle pour ce cadeau providentiel !

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Possiblement la plus belle église que j'aie vue en Île-de-France… (Pour les lecteurs motorisés ou pédestrement aguerris, j'ai recueilli les informations : ouverte les jours de marché, c'est-à-dire le vendredi, et pour les offices, en principe tous les dimanches). À défaut, surveillez l'agenda de CSS pour le possible concert du festival de la saison prochaine !

Une fois qu'on a la conscience du lieu dans lequel on s'assoit, environné de ce chapelet de villages le long de la rivière, tous dotés de leur chapelle, de cette zone de nidification, dans des étendues semi-aquatiques domestiquées de longue date par l'homme mais suffisamment reculées pour que les ajustements au patrimoine architectural aient été minimes depuis la prime édification des églises… le concert prend une saveur incomparable à ce qu'il aurait été dans une salle de concert urbaine.

czerny quatuor

Et cependant, quel concert !  L'idée est de proposer, en filigrane, un hommage à l'occasion du centième anniversaire du Manifeste du surréalisme. Tout le programme est construit autour de l'idée de cadavre exquis, de palimpseste, de patchwork, voire d'écriture automatique et d'OuLiPo.

marillier bass
Léo Marillier, violon
Orlando Bass, piano
(également éditeurs du Schumann, arrangeurs de toutes les pièces, et co-compositeurs de la création)


La Fantaisie Brillante sur les thèmes de Faust de Gounod, d'Henri Wieniawski, un pot-pourri typique du XIXe siècle (où, certes, comme toujours chez Wieniawski, la virtuosité seconde l'expression), est ainsi adaptée au goût des interprètes, mêlée d'emprunts (À la manière d'Emmanuel Chabrier de Ravel, arrangé pour violon & piano), et s'achevant par leur propre paraphrase sur la Marche de Rákóczi – qu'ils tirent ici de sa citation dans la Quinzième Rhapsodie hongroise de Liszt, mais qui clôt aussi la première partie de La Damnation de Faust de Berlioz !  Arrangements tous inspirés, réjouissants et bien combinés ; c'est finalement Ravel, qui a beaucoup déformé l'original, qui paraît le plus étranger à l'ensemble.

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Deuxième groupe, des danses de la fin du catalogue de Liszt : Méphisto-Polka (1882) étrangement claudicante, Csárdás obstinée (1884) qui finit par se figer dans une sorte de blocage pétaradant, épure de barcarolle à peine sensible pour la fameuse Lugubre Gondole (1885). Arrangements de ces pièces pour piano par les interprètes, pour violon et piano, là encore un processus de réécriture d'œuvres dont Léo Marillier apparente (dans ses notes de programme) le langage à la fois égal et étrange à une forme d' « écriture automatique ».

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La création Double Fil (Marillier & Bass) était, elle, à la fois un cadavre exquis et un exercice à contrainte de type OuLiPo : alors que les interprètes du concert étaient en tournée, chacun de leur côté, ils se lancent le défi de co-composer une pièce, en livrant quotidiennement un feuillet selon des dispositions précises – composer un nombre de secondes équivalent, pour chaque fragment, à la décimale de pi qui correspond, avec des mots-clefs pour s'inspirer et des contraintes pratiques (jouer sans bouger le bras, se limiter à certaines notes, souffler, chanter, gratter l'intérieur du piano, etc.). Le résultat est une sorte de grand divertissement d'une dizaine de minutes (sur les premières dizaines de décimales de pi), culminant dans l'apparition du zéro, où les artistes échangent leurs instruments jusqu'à la prochaine occurrence d'un zéro, assez loin après si vous vous souvenez (14159265358979323846264338327950288419716939937510) !
L'équilibre m'a paru assez réussi entre la pochade amusante et la réalisation extrêmement soignée, de la part de musiciens rompus à tous les modes de jeu dans la musique contemporaine qu'ils pratiquent assidûment : c'est la juste distance pour ne pas prendre le public à la légère sans se prendre au sérieux. Et la pièce a été bien reçue par le public du festival – dont la majorité est surtout constituée de résidents de la région, qui ne vont pour un certain nombre voir que les concerts donnés dans leur contrée, c'est-à-dire les concerts annuels d'Inventio, donc pas exactement le même public que celui de l'IRCAM ou de l'Intercontemporain.

Pour ma part, j'ai trouvé particulièrement réjouissante la réalisation du fantasme de tout spectateur : ça donne quoi s'il échangent leurs instruments ?  En l'occurrence, on serait entré à cet instant dans la salle, on n'aurait pas cru à l'échange (Léo Marillier a un toucher incroyable sur piano, et Orlando Bass sait manifestement vraiment jouer du violon…), c'était très impressionnant – et plutôt amusant, surtout pour les parties un peu chorégraphiées où l'on échange ses places. Et contre toute attente, la création hirsute fonctionnait comme une sorte d'intermède qui rendait le formalisme d'une sonate romantique particulièrement accessible et évident.

bray clocher

Pour clore, donc, la Sonate violon-piano n°2 de Schumann, enrichie de trouvailles présentes dans le manuscrit – où figurent beaucoup d'alternatives inachevées, à nouveau l'idée de fragments et de mains multiples, les interprètes participant à l'élaboration de l'œuvre finale.

J'avoue avoir été particulièrement saisi : le parti pris est celui de valoriser le geste dramatique, l'élan, la transparence également (alors que l'écriture en est plutôt serrée, assez opaque)… la musicalité du résultat est telle que j'ai cru n'en avoir entendu jusqu'alors que des déchiffrages !  Beaucoup de phrases violonistiques assez sinueuses, peu mélodiques d'emblée, chantent avec autant d'évidence que si elles étaient du Mozart ou du Bellini (au sein d'une ambiance bien plus marschnerisante, évidemment), tandis qu'au piano Orlando Bass ménage beaucoup de reliefs, de plans, de changements de textures – en plusieurs occurrences dans la soirée il parvient (début de Wieniawski, cœur de la Gondole) à obtenir des sons comme brouillés et saturés, je ne sais comment il fait ; et la plupart du temps, des accents très nets viennent sculpter le discours de façon très intelligibles.
Très impressionné, donc, par la qualité du travail musical sur une œuvre qui ménage déjà son lot de difficultés purement techniques – et qu'ils jouaient pour la première fois en concert, du moins ensemble, si j'ai bien suivi.

bray clocher

Une sorte de parcours d'émerveillement total, donc, empilant des expériences sensibles qui convergent autour du moment du concert. Par ailleurs, l'accueil par la communauté des spectateurs et bénévoles rend le contact très facile, et le principe même de la journée à multiples facettes enrichit la perception de chaque moment, une sorte de chambre d'échos émotionnelle à l'échelle d'une journée.

bray clocher

Détail qui n'en est pas un pour tout le monde, le Festival est imbattable sur le plan économique : 15€ en catégorie unique, incluant en plus du concert la visite guidée pré-concert, la navette gratuite depuis la gare la plus proche et le goûter…

Il reste des places pour les prochaines dates de juin et juillet :
https://www.inventio-music.com/le-festival/calendrier-et-programmation/ .

(J'avais déjà présenté le concept du festival ici.)

czerny quatuor


dimanche 19 mai 2024

Le Quatuor Kandinsky à l'Abbaye de Preuilly – concept du Festival Inventio




Moins un compte-rendu de concert qu'une présentation de ce festival francilien étonnant et réjouissant, auquel je me rendais pour la première fois.

Me voici donc revenu du concert d'ouverture du Festival Inventio, pour sa neuvième saison. Ce jour-là, concert à l'abbaye cistercienne ruinée de Preuilly : quatrième – ou à peine plus, la date est incertaine (1116 ou 1118) – fille de Cîteaux, dans le Montois, au Nord de la zone humide qui s'étend à l'Est de Montereau.



En l'occurrence, concert dans la ferme qui survit au dépeçage de l'abbaye de Preuilly après sa vente comme bien national : le cloître a disparu, la nef de l'abbatiale et la salle capitulaire demeurent, mais sans toit… en revanche les corps de ferme subsistent et ont été aménagés depuis le rachat progressif du lieu dès la fin des années 1820 – par la famille Husson, toujours résidente. Le concert se tient donc dans une grange vénérable (et aménagée, avec chauffage !) aux conditions acoustiques idéales pour la musique de chambre.



Le principe du festival fondé par le violoniste Léo Marillier (aux multiples casquettes, actuellement violon II du Quatuor Diotima) est quadruple, et ce concert s'y conforme.

1) Mettre à l'honneur de jeunes chambristes. Ici le Quatuor Kandinsky, basé à Vienne, fondé pendant les confinements de 2020 par des musiciens de tous horizons (autrichienne, chilien, italien, espagnol). Je suis particulièrement impressionné, en l'occurrence, par leur Haydn Op.77 n°2 (le dernier du catalogue), un monument très peu joué en concert en France – ils parviennent à conserver une finesse de trait dans l'accompagnement qui évite l'effet d'évidence pataude et de lourdeur qu'on ressent souvent avec les musiciens non spécialistes. Typiquement, très souvent, le violoncelle sonne gras et ses notes répétées paraissent l'effet d'une écriture pauvre ; ici au contraire, la touche est toujours légère et équilibrée, et les notes répétées ou les formules de remplissage sont réellement phrasées, comme s'il s'agissait d'une ligne mélodique. La différence de résultat est proprement magique. (Après avoir brièvement causé avec Hannah Kandinsky, qui donne malicieusement son nom à l'ensemble, ils sont en effet tout particulièrement engagés dans la défense de Haydn et Mozart, et j'imagine qu'ils disposent à Vienne de conseils avisés sur leur juste exécution. En tout cas cela se percevait à l'oreille, bien au delà du préjugé favorable à l'annonce d'un « jeune quatuor viennois » !)
L'Élégie de leur Chostakovitch (ses Deux Pièces isolées pour quatuor sont, là aussi, pas si fréquemment données) portait par ailleurs cette même marque d'élégance, un Chostakovitch très inhabituel, tout aussi dégingandé et souffrant que chez ses meilleurs interprètes, mais élégant et sensible – comme passé par le filtre esthétique de la musique pour quatuor de Wellesz ou du jeune Webern. J'avoue avoir adoré cette rencontre stylistique entre deux univers aussi dissemblables que possible, en théorie, et parfaitement congruents en pratique.


Après le Ravel en seconde partie, la soirée se clôt par un bis qui n'est pas un quatuor… mais un quintette ! Fantaisie de Purcell sur une seule note, où Léo Marillier vient tenir la seconde partie d'alto !


2) Explorer des répertoires rares et des formations insolites – par exemple, cette saison, une soirée en trio pour violon, alto et contrebasse, ou un duo alto et percussions ! Et des compositeurs qui ne sont pas les plus courus en musique de chambre : Dittersdorf, Wieniawski, Pierné, Martinů, Penderecki, Ligeti, Aperghis…



3) Mettre en valeur le patrimoine du Provinois, du Montois et de la Bassée – globalement, la région qui s'étend le long de la Seine entre Montereau et Provins, rive gauche pour la Bassée, rive droite pour le Montois. Au programme, châteaux, églises et chapelles jamais ouvertes au public – par exemple, cette saison, la chapelle de Lourps et le château Renaissance (privé) de Flambouin.



4) Proposer une découverte complète, qui adjoint d'autres expériences à la musique : chaque concert débute par une visite guidée de lieux habituellement fermés ou une randonnée aux alentours, des découvertes de zones naturelles avec des guides spécialisés... et la journée s'achève par un copieux goûter de produits locaux – je sais que ce point est important pour un certain nombre de mes lecteurs (et spectateurs potentiels), aussi je précise : pour ce premier concert, yaourts fermiers, Brie particulièrement savoureux, grandes chouquettes, kougelhopf fondant…


Le Brie de Meaux de Rotschild servi et resservi avec générosité au goûter d'après-concert.


J'ajoute que l'atmosphère y est très singulière, vraiment un festival de proximité : si l'écoute est de qualité impeccable, le profil est surtout, plutôt que de mélomanes itinérants (il y en a bien sûr, et pas des moindres, comme mes délicieux voisins de covoiturage), celui de résidents de la région. Il faut dire que la contrée est très rurale par rapport au reste de l'Île-de-France, quasiment pas de transports en commun, peu de lieux touristiques majeurs et pas de grandes villes sur toute cette zone entre Montereau et Provins, pourtant dotée d'un beau patrimoine et de paysages variés. Aussi, l'abord est très facile, tout le monde se parle avec spontanéité et simplicité – d'emblée tutoyé par le maire, j'ai appris sans effort tout ce que je désirais savoir sur l'organisation d'une saison culturelle dans des villages aussi éloignés qu'il est possible de la situation (infrastructures, finances…) de l'essentiel de la Francilie.



Le festival se poursuit en juin (puis avec des dates en septembre et octobre), avec d'autres combinaisons assez excitantes d'interprètes de qualité dans des œuvres rares précédées de découvertes patrimoniales insolites. Les prix sont très bas : 15€ tarif unique, incluant navette, visite, concert, buffet. Sur simple demande, du covoiturage est organisé (à nouveau à titre gracieux). Tout figure, à votre gré, sur une seule page sur le site du festival ou date par date sur l'agenda de Carnets sur sol.



samedi 16 mars 2024

Bernstein – Wonderful Town – Orchestre Elektra


Non seulement Wonderful Town se révèle, à mon sens, le meilleur opéra de Bernstein – très généreux, belle complexité du tissu musical, des relances harmoniques très réussies, quantités de tubes… –, d'une inspiration encore plus régulière que ses chefs-d'œuvre les plus célèbres ; non seulement le livret de la comédie musicale n'est pas sans originalité – une mise en valeur inattendue de profils alternatifs aux jeunes premières habituelles – ; mais pour couronner le tout l'Orchestre Elektra se montre remarquablement à la hauteur d'une partition exigeante, où leur enthousiasme adjoint un surcroît de tension, d'élan, d'abandon !

Les solistes (Margaux Poguet, Axelle Saint-Cirel, Lysandre Châlon) ne sont pas en reste – les effets belt et saturation que va chercher Mlle Saint-Cirel causent un vif émoi (très mérité) dans le public ! –, et plus encore les solistes du Jeune Chœur de Paris, émission claire et adaptée du style du musical, anglais impeccable, expression au cordeau (tendresse toute particulière pour le naturel du Guide Touristique, non explicitement crédité).

(Enfin, j'ai dit le meilleur opéra de Bernstein, mais je ne connais pas encore 1600 Pennsylvania Avenue, le seul qui me reste !)

Roy HARRIS – Symphonie n°3


Je n'aurai pas le temps d'en parler, mais j'ai été ravi de l'intelligence de cette symphonie enfin entendue en salle grâce au LSO et Rattle !

La façon dont l'œuvre semble écrite (maladroitement, pourrait-on penser) par blocs instrumentaux (cordes, bois, cuivres) mais progresse en réalité d'une façon remarquablement organique, claire, logique même, me stupéfie à chaque fois. Au sein de cette atmosphère pourtant plutôt pastorale, la tension et l'avancée ne se démentent jamais, et toujours avec une grande beauté – et une certaine simplicité apparente.

Je n'aurai pas le temps non plus d'évoquer les solistes incroyables, le trompettiste solo bien sûr (brillant dans le Concerto en fa de Gershwin) mais surtout le flûtiste solo, Gareth Davies – j'ignorais qu'il était possible pour un même flûtiste de disposer d'autant de timbres différents, et de les disposer au sein d'un même phrasé (sans épate, tout ça au service de la musique) ! Son qui naît voilé, qui devient coloré, qui vibre par endroit puis se resserre… incroyable, je ne savais pas qu'une flûte pouvait faire ça.

Je me suis en conséquence prévu un cycle Harris après mon cycle Coleridge-Taylor et la fin de l'écoute intégrale du catalogue Château de Versailles Spectacles (enfin disponible en flux, j'ai quasiment tout écouté en deux semaines !), les neuf symphonies ont été enregistrées, mais seule la n°3 dispose d'une petite réputation propre à l'inclure dans des disques hors des monographies Harris.

[Favart] Pulcinella & L'Heure espagnole – Gallienne, OCÉ, Langrée


Astucieux décor simple en escalier (adéquat pour L'Heure espagnole) aux lignes de fuites et teintes alla Chirico, très beau. Plaisir de voir un ballet nouveau au répertoire – ainsi couplée à une animation scénique, la partition de Pulcinella paraît bien plus légitime et intéressante – il faut la jouer comme il est prévu. Et une très belle Heure espagnole, sur instruments d'époque (Orchestre des Champs-Élysées) où la gestique fait astucieusement affleurer les allusions lestes du livret, et où d'Oustrac s'en donne à cœur joie, totalement pénétrée de son rôle de sympathique épouse nymphomane environnée d'hommes peu capables, débordant d'intentions dans tous les silences.

Contrairement aux représentations vues jusqu'ici (en concert à Pleyel, en scène à Bastille, notamment), le public repère vraiment les innuendos et rit de bon cœur tout du long.

Était-ce l'interprétation, j'en suis sorti avec l'impression que la richesse de la partition (peut-être ce que je préfère de tout Ravel) tient davantage aux modes de jeu (et à l'harmonie bien sûr, mais elle ne produit pas de façon aussi nette cette impression) qu'à la polyphonie, qui m'a paru rare. Pour vérifier tout cela, curieux de réentendre ça par Roth dans quelques semaines au TCE, lui qui exalte remarquablement les parties intermédiaires même dans du Delibes ou du Saint-Saëns romantique !

Je n'avais jamais remarqué que les petites fanfares discrètes qui accompagnent les entrées du Muletier ont quelque chose du motif de Hunding à l'acte I de Die Walküre !
Et je n'avais pas repéré, non plus, la musique suggestive de balancier au moment de sortir Gómez de l'horloge… (à part les glissandi descendants de trombones amollis, la musique de cette pochade reste d'une dignité assez parfaite)

La Maestra 2024 : quarts de finale


Pour cause de saturation – le mauvais temps permanent, ainsi que l'offre vertigineuse de cet hiver, m'ont conduit à aller voir 50 concerts de début janvier à mi-mars ! –, il est probable que je doive m'abstenir d'aller écouter davantage de ce concours, malgré le très beau choix d'œuvres de la demi-finale (Parto de La Clemenza di Tito, Sérénade pour ténor et cor de Britten, concertos de Tomasi & Tailleferre) et de la finale (final de Brahms 4, Fêtes des Nocturnes de Debussy, ouverture du Freischütz… !).

Donc un mot simplement sur certaines candidates des quarts de finale.

J'ai été amusé d'entendre Olha Dondyk (Ukraine, 19 ans !) demander à l'orchestre d'allonger ses croches (et donc de les faire mordre sur les silences !) dans le début de la 38e Symphonie de Mozart – c'est tellement typique de la manière slave dans Mozart, assez réussie dans le genre « grandiose », mais vite épaisse et monochrome. Pour autant, un véritable charisme qui ne pourra que produire de belles choses avec davantage de technique au fil des ans. Elle est sortie de scène avec un grand sourire, alors même que le manque de clarté sur les endroits où l'orchestre devait reprendre, les changements d'avis sur les mesures de départ ont été fréquents – et j'imagine que ce doit être assez rédhibitoire en répétition, même si c'est, à la vérité, le plus facile à apprendre ! Elle était manifestement grisée de l'expérience, pouvoir travailler avec un bon orchestre et essayer des choses ! Ce faisait plaisir à voir – d'autant plus en songeant ce dont la carrière lui permet de s'éloigner…

Tatiana Pérez-Hernández (Colombie, 33 ans) était assez intéressante dans son genre aussi : son premier filage intégral ne m'a pas paru très efficace dans l'Ouverture de l'Italienne à Alger (même si un certain nombre d'orchestres aiment bien, à ce que j'ai compris, cette méthode, le chef laisse jouer et reprend ensuite des détails représentatifs) ; sceptique aussi sur sa façon de leur expliquer le solfège, ou de leur faire remarquer qu'ils sont décalés (n'est-ce pas avant tout sa responsabilité ?). À ce moment, j'ai perçu le souvenir fugace de la Radio de Francfort pour le concours Solti, dont le premier violon avait pris à part Aziz Shokhakimov pour lui expliquer que l'orchestre savait très bien jouer, merci, que s'ils n'étaient pas ensemble c'était peut-être à lui de se réformer. Les musiciens d'orchestre n'acceptent plus trop les approches dures, surtout de la part de chefs qui ne sont pas déjà précédés de leur notoriété et aimés par la phalange en question.
Pour autant, son énergie a réellement produit des effets au bout des trente minutes, moins par la qualité du travail de détail que par les intuitions qu'elle transmet par la gestique… avec de l'expérience, ce pourrait être un profil de cheffe invitée très intéressant !

Celle qui m'a vraiment impression, c'est Zofia Kiniorska (Pologne, 27 ans) : son travail très minutieux sur les équilibres et l'articulation lui permettent de changer totalement les couleurs (parties intermédiaires et bois en gloire, ce n'est pas pour me déplaire !) de la première interprétation de l'orchestre pour les deux derniers mouvements de la Symphonie n°1 de Prokofiev. Ses remarques sont toujours très précises, et suivies d'un effet immédiat dans le spectre orchestral. Je suis déçu qu'elle n'ait pas été retenue pour la finale, mais les autres candidates sont peut-être encore meilleures.

Et puis – rappelez-vous – comment peut-on juger d'un chef, au fait ?

mardi 12 mars 2024

Rhapsodisme à la suédoise – et le plus bel orchestre du monde ? (Alfvén / Radio Suédoise)


Ce lundi, concert d'Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise, pour une rare tournée passant par la France. L'occasion de dire un mot sur Alfvén et sur l'orchestre, à même d'intéresser au delà du public de la soirée et des amateurs de concerts.

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Symphonique de la Radio Suédoise

Bien que le cadet (1927) du Philharmonique de Stockholm (1902) et de l'Orchestre Royal Académique (cité dès 1627 dans des sources, mais aujourd'hui bien moins prestigieux), j'ai l'impression qu'il s'agit de l'orchestre vitrine, sinon de la Suède – Malmö et Göteborg pourraient tout aussi bien y prétendre, considérant leur legs discographique gigantesque et leur réputation ! –, de la capitale. (Pour autant, le Philharmonique a le son le plus typé des deux et peut s'enorgueillir de collaborations particulièrement marquantes au disque avec Stig Westerberg ou Sakari Oramo, et ce serait probablement mon chouchou au disque.)

Je dois dire que je suis totalement ébahi par ce que j'entends – au disque et en retransmission, j'avais l'image d'un orchestre mordant et très capable, mais pas particulièrement chaleureux – il faut dire qu'au disque, on dispose largement de témoignages d'Esa-Pekka Salonen (directeur musical de 1984 à 1995), déjà pas le prince du coloris, dans des prises de son Sony qui sont de surcroît, pour tous les chefs de la période, assez grises.

En tout cas, après 17 ans de collaboration avec Harding, où je ne l'ai entendu qu'épisodiquement (et c'était, il est vrai, plus coloré), je suis frappé par la typicité et la beauté de ce que j'entends : son très brillant, clair, mais avec un creusé exceptionnel des cordes, et une densité, une profondeur des vents qui lui procurent une clarté parfaite dans la polyphonique, mais aussi une réserve de textures infinie, une projection sonore très prégnante alors même que le volume n'est pas aussi puissant que chez les orchestres internationaux les plus célèbres. Je crois n'avoir jamais – orchestres sur instruments anciens exceptés, peut-être – entendu un son d'orchestre aussi beau, à la fois franc et profond, moiré et uni.

Et les solistes, même deux jours après avoir entendu le London Symphony Orchestra, sont à couper le souffle : deux hautbois solos très typés (Emmanuelle Laville, Bengt Rosengren), clarinettes flûtées à la transparence typique des orchestres suédois (Niklas Andersson, Andreas Taube Sundén), trompette solo insolente au son très scandinave (Alexandre Baty s'est bien acclimaté !), violon solo (Malin Broman), alto solo (Albin Uusijärvi) et violoncelle solo (Ulrika Edström) qui pourraient prétendre à jouer tous les concertos du répertoire mieux que quiconque (ou à former le plus beau quatuor à cordes de tous les temps), contrebasse solo d'un engagement furieux (Rick Stotijn n'a pas eu de solo contrairement aux autres, mais je n'ai jamais vu un contrebassiste se ruer de la sorte sur son instrument, à chaque attaque !).

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Répertoire

L'attraction principale était En Skärgårdssägen (« Une Légende de l'archipel ») de Hugo Alfvén, une rare occasion d'entendre deux œuvres symphoniques d'Alfvén avec la Première Rhapsodie (« Nuit de la Saint-Jean ») donnée par le Rainbow Symphony Orchestra samedi et dimanche (toujours surveiller l'agenda de Carnets sur sol).

Une œuvre que je n'avais jamais vraiment comprise au disque (beaucoup moins élancée et généreuse que la Rhapsodie), et qui en réalité doit s'écouter comme un projet totalement figuraliste : il s'agit d'une évocation de la mer et de son ressac, avec différentes atmosphères possibles de la berceuse à la tempête, des séquences assez courtes (sur une durée totale de près de 20 minutes, pourtant !) qui se fondent sur un motif simple décliné au fil de l'œuvre, mais dont la logique reste surtout rhapsodique : malgré cette unité thématique, les atmosphères se juxtaposent davantage qu'elles n'évoluent. C'est inhabituel dans les grands poèmes symphoniques du répertoire régulièrement joués par les orchestre, mais une fois que l'on a saisi le principe, on ne peut que se laisser séduire admirativement par cette déclinaison suédoise de la mer, cousine très différente de Debussy – avec pour point commun fondamental l'effort évocatoire très réussi.

On y entend très concrètement les mouvements de l'eau, de façon très suggestive, avec une orchestration personnelle et très intelligente. La particularité d'Alfvén demeure son atmosphère élancée, souriante, mais en rien naïve, toujours intense émotionnellement – et bien sûr son lyrisme grisant qui ne peut manquer de sourdre au détour de n'importe quelle phrase.

Par un orchestre aux couleurs adéquates, c'est un rare bonheur. (On attend toujours les symphonies à Paris, des compositions d'un niveau d'inspiration encore nettement supérieur et qui raviraient le public si on prenait la peine d'aller le chercher.)

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Interprètes

Daniel Harding a toujours été un très bon chef, mais ce qu'il fait désormais dans sa maturité, en particulier avec l'orchestre qu'il mène depuis plus d'une quinzaine d'années, force l'admiration : un Zarathustra où la tension, les couleurs, le narratif, la poussée constantes tirent vraiment le meilleur de la partition.

Remplacement très stimulant, Christian Gerhaher dans les Rückert-Lieder de Mahler (au lieu de Maria-João Pires dans le 21e Concerto de Mozart !), une des voix qui passent le mieux à la Philharmonie – et toujours cette infinité de textures, la variété des techniques utilisées, la clarté de la diction (consonnes parfaitement audibles jusque dans le grandiose choral final d' « Um Mitternacht »), jusqu'à la couverture des voyelles, flexibles à volonté au service de l'expression textuelle. Je suis frappé par son refus du legato-réflexe (par défaut, les sons sont détachés, même si la ligne de souffle est maintenue), qui produit un résultat un peu saccadé, idéal pour mettre en valeur les poèmes, plutôt que de tout chanter d'une belle ligne belcantiste comme c'est – absurdement – la mode dans tous les répertoires lyriques, baroque français et lied inclus. Et la voix est densément projetée, on l'entend très bien.

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Anecdotes

Énorme succès pour Alexandre Baty aux saluts (alors même que la salle n'était globalement pas en délire), on sentait le fan-club / les potes dans la salle, content de les retrouver. Accueil très chaleureux aussi à l'arrivée de Daniel Harding en début de concert, planait comme le frisson du souvenir d'une ère dorée.

Le chef est très vivement applaudi par la violon solo, rare à ce point de chaleur – j'ai frémi en pensant qu'elle allait finir par briser nette la touche de son instrument en le secouant si énergiquement. Orchestre content.

Comme les Allemands, les Suédois se congratulent avant la fin des applaudissements – geste que j'ai toujours trouvé un peu grossier, et qui arrive parfois très vite au moment des saluts (cette fois, le public commençait en partie à se lever, c'était moins choquant), mais qui fait manifestement partie de la culture locale.

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Je vais maintenant aller fouiller dans leurs disques et leurs bandes radio (sans Salonen) pour voir si le miracle peut se prolonger. Très bon souvenir du cycle de lieder orchestraux suédois des Häxorna (« Sorcières ») de Ture Rangström (direction Hannu Koivula) chez Musica Sveciæ (2011), œuvre tout à fait digne d'intérêt, où l'orchestre avait effectivement un aspect similaire à ce que j'ai entendu hier soir.

Pour d'autres découvertes concertantes ou discographiques racontées plus laconiquement, vous pouvez suivre la version courte de CSS, Diaire sur sol.

jeudi 25 janvier 2024

La Esméralda de Louise Bertin – Ce que l'on croit aller voir


Notre-Dame-de-Paris par Louise Bertin… ou Jeanne Desoubeaux.

Chose fascinante, dans l'objet hybride proposé aux Bouffes du Nord (transcrit pour quintette piano-violon-violoncelle-clarinette-basson, coupé au tiers, mêlé de fragments du roman de Hugo…), la réception a été parfaitement prévisible : les critiques musicaux ont détesté (même le très-obséquieux Ôlyrix !), parce que ça ne respecte pas l'œuvre (et la musique amplifiée de la Fête des Fous, certes désagréable, leur a manifestement fait très peur), et les critiques théâtraux ont adoré, parce que c'est un format original. Voilà qui donne de quoi réfléchir sur les jugements définitifs.

Diapason
Opera Online
Ôlyrix
Concert Classic
Sceneweb
Cult.news
Théâtre du Blog

Pour ma part j'ai trouvé dommage / peu honnête de vendre « l'opéra de Louise Bertin » lorsqu'il s'agissait en réalité d'un spectacle qui en reprend de vastes fragments pour proposer autre chose. Autrement, l'arrangement sur instruments anciens et les chanteurs (Christophe Crapez, et surtout Jeanne Mendoche, à qui je dois consacrer une notule) étaient merveilleux, l'œuvre révélait de belles qualités (de belles mélodies dans les ensembles, des dispositifs surprenants comme la scène du voyeurisme du viol bel et bien reproduite dans l'opéra…) qui m'avaient parfois échappé dans le disque chanté en volapük au festival de Montpellier. Et les extraits du roman fonctionnaient plutôt bien – j'aurais simplement été davantage séduit si j'avais pu me couler à l'avance dans le format que j'allais voir – et je croyais initialement que c'était l'opéra intégral.

L'histoire de cette œuvre est par ailleurs savoureuse : Hugo tempêtait toujours contre les adaptations (sans droits d'auteur, il est vrai) de ses œuvres à l'opéra, considérant que la musique de ses vers était suffisante et n'avait pas à être contredite par l'imagination plus ou moins féconde des adaptateurs… mais pour la fille du directeur du puissant Journal des Débats, là, il fait tellement une exception qu'il va jusqu'à écrire lui-même le livret – pas bon d'ailleurs, on y découvre que Hugo peut écrire des vers de mirliton vraiment pas soignés… Berlioz a aidé à l'orchestration (il va de soi que les femmes ), ce qui a valu beaucoup de rumeurs comme quoi il aurait été l'auteur de l'œuvre – je n'ai pas vérifié les fondements de ces allégations, mais à l'oreille, ça ne s'entend vraiment pas, c'est nettement moins intéressant que du bon Berlioz, sensiblement plus intéressant que du mauvais Berlioz, et en tout état de cause ressemblant ni à l'un, ni à l'autre.

mardi 12 décembre 2023

Deux jours d'offre (vertigineuse) à Paris


Photographie du site du Château, je n'ai pas eu le temps d'aller fouiller dans les miennes qui sont sensiblement similaires.

Vendredi (V) et samedi (S), les concertivores Franciliens sont soumis à une épreuve peut-être plus violente encore que la disette : l'impossible choix. La quantité de choses passionnantes à voir devient insoutenable, et une sélection paisible des concerts se révèle quasiment impossible, obligeant à des sacrifices d'une cruauté impossible à représenter.

On aura ainsi :
→ des Zelenka sacrés rares : le Magnificat en ré ZWV.108 par l'ensemble Balthasar-Neumann (incroyables couleurs sombres et mordantes) dans la chapelle et la salle de bal (formidable acoustiquement) de Fontainebleau (V,S,D) et la Missa Corporis Domini par le Collegium 1704 (là aussi, un des meilleurs ensembles au monde) à la Seine Musicale (S) ;
→ des Mendelssohn choraux extraordinaires, Elias par Pygmalion à la Philharmonie (V) et le Psaume 42 (« Comme une biche se tourne
vers les cours d’eau ») par le très bon ensemble amateur Oya Kephalê (V,S), certes des tubes, mais au sein de leur niche propre et donc pas si souvent audibles en concert par rapport aux grands quatuors ou grandes symphonies du répertoire ;
→ un programme symphonique (V,S) très original par l'orchestre (amateur de haut niveau) Elektra, incluant la première exécution européenne de la scène vocale (très bien écrite, pour ce que j'ai pu en juger en survolant la partition) Jephthah's Daughter d'Amy Beach, un extrait de Penthesilea de Wolf, l'Ouverture de Gwendoline de Chabrier, Le Songe de Cléopâtre de Mel Bonis et quelques tubes (Thaïs, Salomé…).

Déjà, cela fait cinq concerts immanquables en deux jours, mais l'offre ne s'arrête pas là, des séries particulièrement attirantes qui se poursuivent sur cette période, le Sondheim donné au Lido (V,S), l'opéra post-cavalliste pré-vivaldien restitué de Sartorio à l'Athénée dont les critiques sont dithyrambiques (V,S), Les Contes d'Hoffmann à Bastille avec Bernheim et Van Horn (V) et les dernières dates d'Achevons la métamorphose (V,S), le spectacle lyrico-genderfluid de Grégoire Ichou & Vincent Buffin !

Vous trouverez par ailleurs sur l'agenda de CSS quelques autres concerts peut-être un peu moins exceptionnels, mais très attirants, comme les Symphonies 1 & 9 de Schubert par l'Orchestre des Lauréats du Conservatoire (des anciens du CNSM qui sont constitués en orchestre pour une année scolaire ou deux, afin de servir de support aux étudiants en direction d'orchestre) (V), un concert Mendelssohn-Webern par le Philharmonique de Radio-France, des œuvres pour quintette à vent par les membres de l'Orchestre de Chambre de Paris (Grieg, Bizet, Bartók, Farkas, Ligeti…), une création de Beffa couplée avec la Symphonie n°6 de Beethoven au Ground Control, les trios n°5 de Beethoven et n°2 de Chostakovitch à l'Hôtel de Soubise, le Messie de Haendel par les Arts Florissants, ou encore un concert Poulenc Pépin Ferran Ginastera Ibert Mompou Prokofiev Ligeti au studio Legato (S)… …

Comment choisir à moins d'avoir des goûts très spécifiques plutôt tournés opéra, baroque, symphonique, romantique… D'autant que vous trouverez toujours d'autres concerts plus touristiques sur l'Offi, du jazz au Sunside et au Duc des Lombards, des concerts de fin de session dans les conservatoires et pour les ensembles amateurs…

La fin de chaque semestre (décembre, mai-juin) est toujours un moment particulièrement intense en concerts, même en province, parce que les ensembles amateurs et les conservatoires donnent leurs concerts terminaux, ce qui s'ajoute à l'offre officielle préexistante ; et comme ce sont parfois des ensembles de haute qualité et des programmes peu ordinaires, cela charge considérablement la barque lorsqu'on dispose déjà d'une offre très dense comme à Paris.
Pleurez, pleurez sur les pauvres mélomanes franciliens qui, pour un concert exceptionnel vu, doivent faire le deuil de deux autres qui étaient pourtant à portée de main !

(Et bon courage à tous les copains un peu obsessionnels qui vont passer leur semaine à essayer de faire entrer le maximum de choses ou à peser minutieusement par anticipation les mérites des 2 concerts les plus exceptionnels des 5 immanquables !)


vendredi 1 décembre 2023

Les périmètres de l'improvisation – « pochette-surprise » Zygel & pupils 2023


Concert annuel de la classe d'improvisation de Jean-François Zygel au CNSM (24 novembre). Cette fois avec pour thématique principale Bach (ce qui contraint quand même beaucoup harmoniquement l'improvisation, hélas), et même plus précisément des inspirations d'œuvres spécifiques : Premier Prélude du Clavier bien tempéré, Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, mouvement lent du Concerto Italien, Allemande de la Quatrième des Suites Françaises, un choral de la Passion selon saint Matthieu

L'occasion de méditations sur la pratique de l'improvisation.

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Les artistes

Énormément d'univers, de science et de talents combinés, comme d'habitude. On a pu entendre, par ordre de passage :

Mehdi Telhaoui, pour une belle Toccata qui reprenait habilement tous les codes, puis une improvisation libre très réussie (là aussi, on coche toutes les cases, beaucoup de belles harmonies, d'évolutions intéressantes, de contrastes, et un thème principal que j'ai trouvé très intéressant, un peu disjoint mais paradoxalement très mélodique) ;

Abel Saint-Bris, improvisation sur l'Allemande en mi bémol de la quatrième des Suites Françaises, puis improvisation libre. Esthétique dans les deux cas très claire, évoquant l'univers harmonique du musical theatre (la comédie musicale anglophone) ;

Adrien Avezard, dans une adaptation du Premier Prélude du Clavier bien tempéré qui m'a paru suivre de près le modèle (de façon peu intéressante), avec des clins d'œil un peu lourdement affirmatifs comme la reprise littérale des arpèges la Première Étude Op.10 de Chopin – qu'il a dû bosser, et faire la références aurait pu être amusant, mais pas aussi littéralement et aussi longuement. Improvisation libre en revanche très réussie, avec son thème qui semble issu du même univers, mais traité d'une façon plus dégingandée et méphistophélique ;

Kolia Chabanier, qui frappe par son assurance (improvisation manifestement bien préparée), programme libre ouvert par des accords soudains, avant des motifs qui reviennent d'une façon joliment travaillée (j'ai pensé aussi bien à Star Wars qu'aux films muets). Moins intéressé là aussi par l'improvisation Bach en duo deux pianos avec Kellian Camus (dont la propre improvisation libre tire un peu plus vers le jazz), fondée sur la Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, belle réalisation qui reste encore très proche de Bach – et qui a dû être très préparée, pour pouvoir gérer ce genre de progression harmonique et contrapuntique sans la moindre sortie de route.

→ C'est d'une manière générale toute la question, l'improvisation occupe tout le continuum depuis tirer un thème dans un chapeau – ce que sont capables de faire ces étudiants – jusqu'à une forme de composition totalement préparée mais ouverte, non écrite, sujette à des amendements sentis dans l'instant.

¶ À cause d'une tendinite, Thomas Ficheux n'a joué que de la main gauche, et après un début un peu andalou (sans doute pour habiller une matériau contraint par le peu de doigts disponibles), le voyage m'a paru vraiment complet et très réussi, il parvient à combiner un thème et un accompagnement avec sa main unique, sans expédients purement pianistiques. Belle qualité d'inspiration.

Sinan Asiyan propose son improvisation sur un choral de la Passion selon saint Matthieu, assez proche de l'original, la main droite opère une animation douce (à l'aide d'une formule assez stable) et la main gauche joue la mélodie dans le grave ou l'aigu. J'ai davantage aimé son improvisation libre, très dynamique, un côté Semaine grasse de Petrouchka dans les harmonies et les climats.

¶ Dans l'improvisation libre de Lucien Legrand, j'entends davantage l'influence des romantiques décadents et de l'atonalité, avec un beau travail sur la résonance. Le résultat sonore m'a assez évoqué les deux premiers Clairs de lune d'Abel Decaux. En duo avec Demian Martin, c'est ensuite une improvisation en mode octotonique, manifestement très concertée, pas d'hésitation dans les chemins harmoniques, très cohérente – mais là aussi moins touchante.

¶ L'improvisation de Denian Martin m'a laissé assez perplexe : elle commence assez traditionnellement par des bouts de Debussy, puis cite à plusieurs reprises une phrase entière du cinquième mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler (la grande phrase lyrique de l'alto dans Bim, bam), littéralement, et en fait même son plat de résistance. Je n'ai pas bien compris l'intérêt : qu'on ait des réminiscences en improvisant, c'est entendu, mais citer une œuvre préexistante sans l'intégrer ni la retravailler, quel est l'intérêt, à part étaler sa mémoire ? J'ai même ressenti une certaine gêne en imaginant pouvoir être mystifié, sans doute pas avec une symphonie de Mahler, mais d'autres choses moins célèbres qui seraient réutilisées sans vergogne par des improvisateurs peu scrupuleux, s'attirant les bravi en puisant les meilleurs thèmes d'une Sonate d'Alfano ou d'une Symphonie de Klenau… J'aurais été très curieux de converser avec lui et d'entendre aussi le debriefing de J.-F. Zygel avec lui : s'est-il laissé emporté par un souvenir sans arriver à se rappeler de sa provenance ? a-t-il cru au contraire étoffer à bon compte son improvisation ? était-ce un clin d'œil un peu trop affirmatif ?

→ La question de la citation est donc revenue plusieurs fois ; à mon sens, pour qu'elle soit intéressante, il faut certes qu'elle soit identifiable, mais aussi qu'elle soit le moins platement explicite possible ; éviter de citer toute la phrase (juste un fragment, pour laisser à l'auditeur le plaisir de restituer mentalement le reste), et bien sûr la déformer, l'intégrer au langage et au propos de la pièce. Sans quoi on se retrouve avec une simple exécution d'une œuvre déjà connue.

¶ Je me suis un peu posé la même question pour Arnaud Dedeycker dont l'improvisation d'après le mouvement lent du Concerto italien se démarquait peu du modèle, créait en tout cas peu de surprises, mais dont l'improvisation libre, surtout, multipliait là aussi les emprunts. Notamment les traits de la fin de l'étude Op.25 n°11 (« Vent d'hiver ») de Chopin, vraiment réutilisés tels quels. Certes, ce n'est qu'un trait et ça vaut bien une gamme, mais là aussi, l'emprunt m'a paru posé là sans réelle intégration, comme un expédient pour dire quelque chose d'efficace, mais qui ne répond pas nécessairement à la logique de la pièce. (Et là encore, la question de la paternité me trouble un peu.)

¶ Enfin Hijune Han, qui semble un peu chercher sa voie dans l'improvisation d'après les Partitas pour clavecin, j'ai l'impression d'y percevoir quelques hésitations, j'y entends surnager du matériau issu de Chopin et, plus étrangement… d'Iphigénie en Tauride de Gluck ! Là aussi, j'aurais aimé pouvoir en parler avec elle, savoir si c'était délibéré, si c'était bien son modèle, quelque chose qu'elle avait lu récemment, etc. Son improvisation libre en revanche, bondissante, imaginative et figurative, était particulièrement réussie.

Final en tournante, avec les 11 élèves qui se relaient pour des improvisations à deux, chacun laissant sa place une fois qu'il a rapidement développé une idée qui se concaténait à l'improvisateur précédent – je veux dire par là qu'ils ne s'arrêtaient jamais de jouer, qu'un pianiste venait rejoindre le premier sur le second piano, que les deux se superposaient jusqu'à ce que le premier laisse sa place à un troisième qui se superposait alors au deuxième, etc.
Ce n'est évidemment pas la proposition la plus cohérente ou persuasive de la soirée, mais l'évolution de la matière au gré des rencontres de personnalité et le savoir-faire harmonique de ces jeunes gens, leur réactivité, forcent l'admiration.

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Les questions

Si je vous raconte cela, c'est que l'expérience permettait d'explorer quelques aspects de l'exercice d'improvisation.

Le degré de préparation peut être très variable : des improvisations à deux où le canevas harmonique était clairement convenu entre les musiciens, des sujets donnés plus ou moins à l'avance (il me semble que Zygel propose souvent des sujets la veille seulement) et donc une part de préparation / composition invérifiable (si c'est donné une semaine à l'avance, ce peut tout à fait être une composition apprise par cœur, à peu de choses près), ou un véritable élan du moment. J'ai été très marqué par le concept des improvisations de Xavier Busatto (1,2,3,4,5,6,7), ancien élève de la classe, capable d'improviser des tableaux très cohérents avec des contraintes fortes choisies dans l'instant (« God Save the King un jour de pluie dans le style d'une fugue de Bach », « la Marche funèbre du Crépuscule des Dieux chez les Schtroumpfs dans le style de Messiaen »…), dont le dispositif ne permet pas la préparation. Mais Jean-François Zygel le soulignait lui-même, l'improvisation couvre un large spectre de préparations plus ou moins assidues – typiquement, on ne va pas accompagner un film la fleur au fusil, sans l'avoir vu ni préparé quelques thèmes, anticipé quelques effets.

♦ Ma propre pratique de l'improvisation, depuis quelques mois – j'ai été inspiré par le dialogue entre un maître et son élève sur la nécessité de « lâcher prise », de ne pas chercher à contrôler la logique harmonique de tous les enchaînements –, m'a fait comprendre l'importance d'un catalogue mental de références. Et en effet, je n'improvise jamais mieux que lorsque dans ma tête je prends un modèle mélodique, harmonique ou rythmique d'une œuvre existante, quitte à le déformer tellement que personne ne pourrait en deviner la provenance. Mais disposer de ce répertoire formules donne un très bon point de départ pour savoir comment on peut faire sonner telle ou telle intention. En général, mes improvisations (exercice tout frais pour moi) consistent à chromatiser et enrichir des motifs, à les faire dériver, dissoner, et souvent à en superposer deux ou trois ; le fait que la matière en soit empruntée ou inspirée importe peu, puisque le parcours va mener très loin du style original – ne serait-ce que parce que ma maîtrise est insuffisante pour réaliser exactement ce que je voudrais dans le style de départ !
La question se pose avec plus d'acuité quand on réutilise vraiment littéralement des formules appartenant à d'autres compositeurs. J'ai été parfois perplexe, presque mal à l'aise, lorsque ces improvisations libres débouchaient sur des citations, drolatiques mais très littérales, ou vraiment intégrée comme s'il s'agissait d'une composition de l'improvisation. (Le décalque exact de Mahler 3 m'a vraiment plongé dans des abîmes de perplexité.) Il y a là tout un jeu sur l'authenticité du geste, la paternité, l'importance ou non du caractère original / imputable, du mérite individuel, qui est en fin de compte assez subtil à débrouiller.

♦ Si j'ai moins aimé cette séance d'improvisation que les précédentes pochettes surprises (ou que les improvisations sur films muets des élèves de la classe, toutes les semaines à la Fondation Pathé), c'est sans doute en raison de quelques paramètres défavorables.
D'abord l'utilisation de pièces préexistantes, qu'il faut bien citer et qui conditionnent le langage, le cadre, l'imagination ; ce n'étaient pas seulement des improvisations sur Bach (ça pourrait être « les enfants de Bach », « la prière de Bach », « l'échauffement de Bach », « Bach sous la douche », « Bach fait du ski » ou que sais-je…), mais des improvisations sur des mouvements précis d'œuvres de Bach, avec des références d'autant plus littérales et étroites à sa musique.
Ensuite le langage lui-même de Bach, tout de même très spécifique (et un peu archaïsant pour des improvisations utilisant tout le patrimoine jusqu'au XXIe siècle), qui rendait souvent les débuts un peu formels, et semblaient souvent empêcher l'envol.
Mais je pense aussi et surtout qu'il manquait la dimension humoristique (les petites histoires de voisins, de clef oubliée, de pluie pendant une nuit de veille, parfois convoquées pour ces séances) et narrative, ou en tout cas quelque chose qui fasse entrer l'imagination en relation avec la musique, au lieu de simples improvisations libres « pures » (et qui se sont parfois avérées moins pures qu'inspirées de corpus préexistants). De même qu'à l'opéra, le texte et la musique se joignent pour augmenter l'émotion, en improvisation un programme un peu vague et évocateur, voire loufoque, permet souvent de rendre l'exercice plus fécond chez les interprètes-compositeurs, et plus stimulant et roboratif pour les auditeurs !

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Ayant lancé ces profondes méditations sur le sens de l'improvisation (et de la vie), je vous laisse en proie à votre intense perplexité tandis que je m'en vais préparer quelques autres pensées issues de concerts… et bien sûr les prochaines notules de fond. (Je devrais parler prochainement d'œuvres collectives !)

dimanche 26 novembre 2023

Oskar POSA – maître oublié de l'harmonie viennoise


À l'occasion du récent concert (que j'ai raté, abandonné sur les falaises de la Seine par le TÀD meulanais qui n'a pas honoré son engagement…) et à l'annonce du prochain disque, je place ici un petit mot sur Oskar Posa, compositeur viennois au cœur du meilleur milieu musical d'alors, programmé dans les concerts auprès de Mahler et Schönberg, et vanté par ses contemporains pour sa science harmonique.

De fait, sans du tout moduler de façon histrionique ni utiliser d'accords très chargés, il renouvelle sans cesse ses couleurs, et dès qu'une idée a été exploitée, il la fait évoluer et la relance. Pas de surplace, de remplissage, d'expédients… de la musique pure qui coule à débit très élevé.

Les lieder Op.6 sont très beaux, mais la Sonate violon-piano est vraiment une splendeur vertigineuse, d'un lyrisme à la fois direct et sophistiqué, reposant sur le réemploi ininterrompu de son motif-matrice et se relançant sans cesse sans jamais interrompre son flux de mélodies et d'idées. Le premier mouvement est d'une griserie incroyable : je n'ai pu jouer que la partie piano, faute de violoniste volontaire à proximité, mais je la tiens tout de même pour une des meilleures sonates (pour piano !) du répertoire. (Son final, où la basse travaille toujours le motif principiel sans jamais se limiter à un simple accompagnement, avait rendu Julius Röntgen complètement hystérique d'admiration !) C'est devenu une œuvre que je me rejoue régulièrement – en tout cas le premier mouvement, les autres ont davantage besoin du violon et sont beaucoup plus exigeants en travail pour sonner convenablement.

Les lieder, la sonate (et davantage encore, je crois) seront de toute façon au programme du disque qui inaugurera le label voilà records.

Ma gratitude d'auditeur à Olivier Lalane qui a mis ces dernières années tout son temps libre, sa curiosité, ses finances au service de la remise en circulation de ce corpus extraordinaire au sens le plus strict. La musique a besoin de missionnaires de son calibre.

Mahler 8 – Faut-il entendre en salle les grands formats ?


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Défis et paradoxes acoustiques des grands formats

Longtemps attendue, plusieurs fois reportée (départ de Harding, année sabbatique, covid…), la voici, cette Huitième, ultime maillon de l'intégrale Harding !

Johanni van Oostrum, soprano
Sarah Wegener, soprano
Johanna Wallroth, soprano
Jamie Barton, mezzo-soprano
Marie-Andrée Bouchard Lesieur, mezzo-soprano
Andrew Staples, ténor
Christopher Maltman, baryton
Tareq Nazmi, basse
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Chœur d'enfants de l'Orchestre de Paris
La Maîtrise de Paris du CRR de Paris
Le Jeune Chœur de Paris du CRR de Paris
Chœur de l'Orchestre de Paris
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Orchestre du Conservatoire de Paris
Orchestre de Paris
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Richard Wilberforce, chef de choeur
Edwige Parat, cheffe de choeur
Rémi Aguirre Zubiri, chef de choeur associé
Edwin Baudo, chef de choeur associé
Désirée Pannetier, cheffe de choeur associée
Béatrice Warcollier, cheffe de choeur associée
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Daniel Harding , direction

Je n'avais jamais vu, depuis les débuts de la Philharmonie, un concert qui reste affiché complet pendant des mois. Au sein d'un remplissage globalement plus difficile, cette saison les concerts se sont vraiment polarisés, avec Boston vide au tiers mais Stockhausen et Mahler 8 pleins dès le premier jour d'ouverture des réservations, et sans aucun retour de place pendant des mois, quasiment jusqu'à la date du concert !  

On profite à plein (si l'on est bien placé) des qualités de la salle Pierre Boulez : l'ampleur douce qui saisit d'emblée, grâce aux balcons-nuages qui laissent le son remonter par devant et par derrière, c'est une expérience physique assez exceptionnelle.

Pour autant, je me fais la même réflexion à chaque fois pour les très grandes œuvres de ce type : on a besoin du concert pour en ressentir l'impact physique, mais on a aussi grand besoin du disque pour entendre précisément ce qui s'y passe – avec toutes ces informations sonores et ce volume, le détail finit par se brouiller, si bien que l'on entend surtout la mélodie et quelques motifs épars, très loin de la richesse réelle de l'écriture. Au disque, on se rend compte qu'il manque la sensation d'ampleur titanesque, les différences d'échelle entre pianissimi d'un fragment d'orchestre et fortissimi des tutti, mais en salle, il faut bien admettre qu'on n'entend pas très bien le détail de ce qui se passe ; et vu la densité en motifs, assez complexe, de cette Huitième, on ne peut vraiment pas comprendre sa construction sans un passage par l'étude ou par le disque. Paradoxe difficile à intégrer émotionnellement.

Très belle interprétation lumineuse, en particulier du Prélude de la seconde partie, parfaitement étagé, très intensément habité. Le choix de chœurs amateurs permet d'éviter d'écraser l'orchestre sous des harmoniques de solistes, et de proposer un fondu doux que je trouve toujours très convaincant. On perçoit toutefois la différence entre le Chœur de l'Orchestre de Paris (aux couleurs limpides) et la fusion de cette formation avec le Jeune Chœur de Paris, formé d'étudiants au CRR de Paris, dont les voix ne sont pas pleinement développés – les timbres sont plus ternes et opaques (on entend que ça pousse un peu chez les ténors) et la diction moins nette qu'à l'accoutumée. Pour autant, vu l'ampleur de l'œuvre, le choix de voix pas totalement charpentées est un excellent choix d'équilibre.

Impressionné par ailleurs par Jamie Barton (alto 1 & Samaritaine) et Christopher Maltman (Pater Ecstaticus) qui se font aisément entendre dans cette salle défavorable, et environnés de ces masses orchestrales et chorales.


Rêveries – Passions

Un spectateur qui venait pour la première fois (mené par une amie très informée sur l'œuvre et la production) se met, tout joyeux, à entonner un chant de stade pendant les saluts. Et je me prends à rêver : j'aimerais beaucoup entendre, sur le modèle des ländler mahlériens, un compositeur construire une grande symphonie épique à partir de motifs tirés de Gloria Gaynor, de Nous sommes les Bordelais ou de Les Marseillais, on va les ***… Ce serait à coup sûr très réjouissant – et la matière simple et reconnaissable permettrait de produire quelque chose de très personnel et ambitieux.
Je n'ai pas les moyens compositionnels pour composer une symphonie de Mahler, mais si un jour cela advient, je suis assez motivé par la démarche !

(Sinon, plus prévisiblement, je me suis pris à rêver, pendant le concert, d'une version à un par partie, où l'on pourrait bien mieux entendre les différentes composantes de chaque ensemble, tout en conservant un effet de masse non négligeable !  Mais je suppose qu'il ne faut y voir qu'une des nombreuses marques de la perversion de mon esprit malade.)

mercredi 15 novembre 2023

Philippe d'Orléans, le compositeur le plus hardi de son temps – Penthée (1705)


dusapin macbeth

L'exécution de Penthée de Philippe d'Orléans par les Conservatoires d'Île-de-France (CMBV, CNSM, Pôle Sup' Boulogne-Billancourt, les CRR de Paris, Rueil-Malmaison et Versailles Grand Parc, CRD de Clamart) me donne d'occasion d'écrire la notule que je n'avais pas commise en 2018, lorsque j'avais assisté à de larges extraits de l'œuvre (actes III, IV, V !) jouée par les Chantres du CMBV à l'occasion d'un jeudi musical.


L'œuvre pré-Régence

Avant qu'il ne devienne régent du royaume, Philippe d'Orléans a reçu l'enseignement de Charpentier, peut-être Campra, puis Gervais et enfin Bernier, c'est-à-dire la fine fleur des compositeurs français novateurs / influencés par l'Italie. (Car le style italien tel qu'il est perçu par les Français et importé dans leur musique suppose plutôt la complexité du contrepoint et de l'harmonie que la superficialité virtuose qu'on lui attribue rétrospectivement.)
Il écrit ainsi trois opéras : Philomèle dans les années 1690, qui est perdu, puis vers 1704 Penthée et La suite d'Armide (pour lequel il existe déjà une notule).

Il existe toujours des spéculations sur la part de son professeur Gervais dans la partition – Gervais en a réutilisé deux tambourins, qui ont par ailleurs connu un grand succès, jusque dans les parodies grivoises – la parenté des styles est patente, mais l'un étant élève de l'autre, difficile de trancher sans meilleures sources. L'audace de la partition peut aussi bien faire douter qu'elle soit l'œuvre d'un amateur… que laisser penser que seul un amateur pouvait s'autoriser à bousculer aussi fort le cadre attendu par le public !

Je racontais cette anecdote dans la notule précédente :

Philippe d'Orléans n'a pas hésité, on le sait, à passer commande de motets (ou de parties intermédiaires de motets ?) à Gervais pour les signer de son nom. Un jour, un courtisan lui fait (respectueusement ou malicieusement, je ne sais plus) remarquer que son motet comporte des fautes. Philippe d'Orléans ne dit rien, descend voir Gervais, le giffle devant ses gens et lui dit en substance : « Lorsque je vous charge d'écrire un motet pour moi, j'attends que vous le fassiez en personne, et non que vous le laissiez à vos apprentis ! ». Ce témoignage rend donc d'autant plus vraisemblable la collaboration de Gervais, voire sa participation à l'essentiel de l'œuvre.

Le livret, que je trouve très bon, est dû à… son capitaine des gardes (et mauvais sujet !), le marquis de La Fare. Il culmine – et l'inspiration musicale aussi – dans la fête bachique de l'acte V – où le roi est massacré par sa propre mère.

Vous ne trouverez pas la partition en ligne dans vos crèmeries habituelles (IMSLP, Gallica, etc.) : Philippe d'Orléans avait refusé que l'œuvre soit donnée publiquement ou imprimée, si bien que le matériel a dû être refabriqué à l'occasion de ces représentations modernes.


La force de Penthée

J'ai été, lors des deux soirées, impressionné par le cinquième acte paroxystique, qui enchaîne les scènes emportées et les trouvailles musicales. Son ambiance festive crépusculaire manie le paradoxe émotionnel d'une façon rare avant des époques beaucoup plus tardives.
(Voyez sur cette captation de 2018 manifestement réalisée par les musiciens.)

Pour situer l'action : Penthée, petit-fils de Cadmus, est amoureux d'Érigone (invention du librettiste), ancienne amante de Bacchus mais qui le croit mort. Les fiançailles sont prévues (malgré une jalouse), mais Bacchus revient. Penthée le fait enfermer, ne croyant pas à sa naissance divine ou du moins à ses droits sur sa fiancée. Bacchus sort miraculeusement de prison, et frappe change la mère du roi, Agave, Agave, en ménade. Celle-ci tue son fils en croyant avoir vaincu un lion, et vient l'annoncer sur une musique de triomphe (et en chantant un arioso par-dessus, comme un air concertant à l'italienne, très rare avec trompettes et timbales !) ; son crime lui est révélé par son propre père, Cadmus (sur le modèle de la fin de Tancrède de Danchet & Campra), mais la musique et le livret demeurent complètement joyeux jusque là, subjectivité totale très troublante – le public partage le délire de la ménade.
S'ensuit une série de tirades désespérées des femmes coupables, très belles (celle d'Autonoé en particulier), qui se conclut abruptement, comme c'est l'usage (Didon de Desmarest, Callirhoé de Destouches, Pyrrhus de Royer… quand c'est fini c'est fini), sur les dernières paroles d'Agave qui se tue.

Dans le mythe d'origine, Penthée refuse simplement de rendre les hommages religieux à Bacchus, et Penthée est massacré par toutes les ménades ensemble, dont les femmes les plus proches de lui.

Comme il se doit, on rencontre dans la musique débauche d'effets étonnants – pas nécessairement frappants quand on pratique peu de le genre, mais nuances remarquables lorsqu'on est habitué au modèle LULLYste –, témoins de l'influence ultramontaine du duc d'Orléans.
Par exemple :
√ à l'acte II, tuilage contre-intuitif dans le duo d'amour, plus complexe que les duos habituels ;
√ notes de basse répétées, au moment de la révélation ;
√ fantaisie harmonique (chromatismes osés à la basse, mais aussi, plus étrange encore, à la mélodie, comme du madrigal du début du siècle précédent !) ;
√ accompagnement en trémolos à la fin du III, lorsque Agave appelle à la fête de Bacchus (rare, hors tempêtes, avant Rameau et surtout la génération gluckiste ; s'entend dans Atys par Christie, mais je n'ai pas vérifié dans les parties orchestrales complètes si c'était écrit ; j'en doute) ;
√ de même, beaucoup de batteries de cordes, typiquement italianisantes (cf. fureur de Corésus au II de Callirhoé de Destouches) ;
√  le merveilleux chœur des prisonniers, (Bacchus est en effet jeté en prison !), presque religieux, avec beaucoup de contrepoint expressif, écriture très inhabituelle à l'Opéra ;
√ autre moment particulièrement rare, un trio de vengeance, avec trois parties vraiment simultanées. Il ressemble au duo de Campra composé un peu plus tard (1712) pour Idoménée – mais précisément, ce n'est pas un trio.
√ à la fin de l'acte III, pour la célébration de Bacchus, c'est même un trio de femmes (bientôt rejointes par une quatrième !) avec des lignes individualisées (jamais vu ça dans ce répertoire, personnellement).
√ le basson est apparemment explicitement requis (comme chez son maître Charpentier) pour renforcer certains récitatifs ; et il est assurément très virtuose ! 


Interprétations d'étudiants

Malgré les voix peu puissantes, j'avais beaucoup aimé la version du CMBV dans la Galerie des Batailles, un véritable effort de phrasé (et une bonne élocution) chez les jeunes chantres, même si leur technique est davantage celle de choristes que de solistes pour apporter un impact sonore réel.


En dehors des Chantres du CMBV, très bien préparés (par le chef, Fabien Armengaud) et étagés dans les belles sections chorales qui évoquent la musique sacrée (dont ils sont spécialistes), j'ai été un peu plus mitigé sur la réalisation de la semaine dernière présentée au CRR de Paris. D'ordinaire les représentations de tragédie en musique (avec un orchestre formé de musiciens du CRR de Paris, Versailles, Cergy et du Pôle Sup' de Boulogne) sont, concernant l'orchestre, de niveau professionnel. Cette fois-ci, sans doute du fait de la diversité de recrutement, les décalages étaient nombreux, et la prudence / concentration n'était pas sans impact sur l'urgence dramatique.
De même pour les voix, je ne vais pas refaire mon couplet, mais lorsqu'un chanteur français interprète de la tragédie en musique sans que du deuxième rang on comprenne ce qu'il dit, ou utilise une émission lyrique et que sa voix est couverte par un orchestre sur instruments naturels… clairement il faut repenser quelque chose dans la technique. Mais ce sont encore des voix en formation, en l'occurrence ; ce qui m'alarme est qu'on entend aussi cela, et très souvent, chez des professionnels de ce répertoire.

On entend cependant quelques voix très bien faites, comme Gaël Lefèvre (Thirésie) et Martin Barigault (Cadmus), et je saluele soin du texte d'Alice Marzuola (Érigone), dont je n'aime pas beaucoup l'émission très ronde / en bouche mais qui sert impeccablement les vers (et c'est le plus important), Manon Sekfali (Agave), une véritable personnalité vocale lorsqu'elle fend l'armure passé les premières scènes. Kyungna Ko (Ino), malgré l'obstacle de la langue, se livre avec énergie, avec un instrument mieux projeté que les autres. Marcos Vinicius Almeida Costa (Arbas) a de très belles intentions verbales, la voix peut encore mûrir mais a beaucoup d'atouts.
J'ai moins aimé Antoine Ageorges en Bacchus, jolie voix équilibrée et diction limpide, mais tempérament dramatique à construire, il ne se passe rien, et dans un rôle qui est lui-même assez peu intéressant, tout paraît immobile. Quant à Sébastien Tonnel, son timbre et son expression sont très séduisants, mais il semble vraiment embarrassé dans ses graves et projette très peu, n'y aurait-il pas un baryton clair voire un ténor à tirer de cela pour pouvoir l'épanouir ?
En somme, j'ai apprécié l'investissement individuel dans les rôles ; c'est davantage le type de profil vocal commun à toutes ces voix qui me préoccupe pour leur carrière, l'avenir du chant et le répertoire de la tragédie en musique.

Cependant l'essentiel reste la contribution de ces représentations à la formation de ces jeunes d'une part, et d'autre part la mise au théâtre de l'œuvre entière peu ou prou pour la première fois ! Merci de laisser le public profiter de ces moments – gratuitement, qui plus est.


Envoi

Je termine en vous égayant par la citation de la note du musicotéléologue Olivier Schneebeli dans le programme de 2018 :

« Le sang suinte dans Penthée, jusque dans ses bacchanales, au sein même de ses danses aux rythmes disloqués, aux chorégraphies boiteuses, comme si, déjà, dans la folie des fêtes du Palais-Royal, dans leur démesure orgueilleuse et ricanante, se devinait l'issue d'un siècle à peine commencé. »

La phrase est jolie, mais il fallait oser la prophétie rétrospective – le rapport entre les deux échappe, surtout. Il est vrai en revanche que les danses de Penthée, pourtant écrit de façon plus traditionnelle, à cinq parties (à la française) et non à quatre (à l'italienne) comme La suite d'Armide, sont souvent assez dégingandées et surprenantes dans leurs appuis.
(J'admire beaucoup au demeurant le travail accompli par Schneebeli au CMBV !)

mardi 14 novembre 2023

La foudre Maeterlinck – L'Intruse, Les Sept Princesses, Intérieur… à l'ESAD


maeterlinck esad

Une proposition

L'ESAD Paris (École Supérieure d'Art Dramatique, sise dans la Cour Carrée des Halles) proposait la semaine dernière une expérience hors du commun : 1h30 de Maeterlinck, regroupant trois de ses meilleures pièces (peu célèbres) quasiment en entier et entrecoupées d'extraits de ses célèbres (et plus longues) La Princesse Maleine et Pelléas & Mélisande.

1. L'Intruse
2. extrait de La Princesse Maleine (recontre dans la forêt)
3. Les Sept Princesses
4. extrait de La Princesse Maleine (la scène dans la tour avec Maleine et la Nourrice)
5. extrait de Pelléas & Mélisande (fin de l'acte III, Golaud et Yniold au pied de la tour)
6. Intérieur

Comme il s'agissait d'un atelier interne des deuxième année (et dans une toute petite salle), la représentation n'était pas annoncée au public – je l'ai su par Clément Mariage (que vous lisez peut-être ici ou là sous le pseudonyme transparent d'Adalbéron Palatnįk), qui y étudie en troisième année et qui a eu la délicatesse de me tenir informé, ainsi que par une amie chère qui m'a rappelé à temps l'échéance (j'avais manqué le courriel l'annonçant !). C'est lui aussi qui a reconstitué la distribution ! – qui n'est annoncée nulle part.
Je présente toute mes excuses aux camarades qui se reposaient sur ma veille ou sur l'agenda : j'ai réellement été rappelé à l'existence de cet atelier la veille de la représentation, et heureusement qu'on avait réservé pour moi !

L'idée de Jean Massé (mise en scène) et Pierre Lesquelen (dramaturgie) était de donner à entendre un Maeterlinck sans apprêt, revenant au texte nu (pas de décor ni réellement de costumes), et essayant des modes d'élocution totalement différents d'une pièce à l'autre.

Je le dis d'emblée, une des meilleures expériences théâtrales de ma vie. Et une des expériences les plus frappantes de ce qu'est un choix théâtral en matière d'interprétation.

(Tout en haut, il y a La mort de Tintagiles de Maeterlinck dans la version Podalydès-Knox-Coin, le meilleur spectacle que j'aie jamais vu, tout genres confondus ; et puis pas mal d'Ibsen ensuite, comme Rosmerholm par Braunschweig ou Brand par le même. Et un peu plus loin – jugez-moi – Edmond de Michalik. Sans doute aussi beaucoup d'autres choses que j'oublie – Come tu mi vuoi de Pirandello par Braunschweig, par exemple.)


Lignes de force

Dans cette proposition, on retrouve donc le meilleur Maeterlinck, avec ses formules suspendues et étranges très parentes : les silences, les expressions imagées un peu insolites – comme désuètes d'un temps lointain que nous avons pas connu.

On rencontre aussi régulièrement, au sein de cette atmosphère vaporeuse qui pourrait presque se passer à n'importe quelle date dans n'importe quelle civilisation – il n'y a sans doute pas assez de représentations de Maeterlinck pour oser des versions transposées dans l'Amérique précolombienne ou l'Inde du XXIIIe siècle, mais ce serait sans doute totalement possible sans grande déperdition de sens et d'atmosphère –, de petits détails très concrets qui viennent nous ramener à une vie quotidienne et une temporalité très précise. Le paysan mort de faim ou le prie-Dieu dans Pelléas (tiens, il y a un mobilier catholique spécifique), le roi « de très pauvres gens » dans Les Sept Princesses, dans L'Intruse la Sœur de Charité qui se tient auprès de la malade… Ce qui pose aussi la question, déjà abordée en ces pages, de Dieu en Allemonde – royaume qui paraît purement imaginaire, mais où l'on retrouve par touche la même religion que celle des spectateurs de la création.

Chacune des scènes sélectionnées (à l'exception du premier extrait de Maleine) comporte aussi la vue par procuration comme pivot central : le spectateur se retrouve comme les personnages, à chercher à comprendre ce qui est mal expliqué par le seul qui voie. Un dispositif puissant pour l'identification à la situation, mais aussi pour la tension dramatique : nous cherchons à appréhender ce qui vient, mais nous n'y parvenons pas, bien que tous les indices d'un grand malheur soient sensibles.


Pelléas

La scène de Pelléas retenue était la fin de l'acte III (la scène 4 chez Debussy), celle de l'entretien entre Golaud et son fils Yniold, qui se termine par une scène de violence domestique et psychologique difficilement supportable. J'en ai parlé mainte fois : la scène, son décalque chez Samain, notre empathie dérangeante avec le père, la réplique du lit

C'est la seule scène qui ne m'ait pas pleinement convaincu – mais elle a beaucoup marqué mes co-spectateurs ! –, le choix était de confier les deux rôles à Jules Pellissard, qui jouait Golaud et se donnait la réplique en Yniold en actionnant une marionnette (de souris bipède, de mémoire ?), et en altérant minimalement sa voix. L'idée était intéressante, mais elle se heurte pour moi à la caractéristique principale de ce moment : c'est bien la présence d'un enfant, d'un enfant qui ne comprend pas l'importance des questions – ou feint de ne pas les comprendre en pressentant le drame –, qui irrite le père, nous irrite nous, et crée ce halo de violence dont le spectateur se sent diffusément coupable. En le remplaçant par une marionnette, on perd ce ressort (moral), qui donne pour moi la force à cette scène. Ça reste remarquablement écrit – même si les belles répliques ajoutées par Debussy me manquent ! – mais manque d'enjeu pour moi.

Au demeurant, on restait pris par la force de la scène et sa belle réalisation – il faut dire aussi que l'empilement de chefs-d'œuvre – dont deux que je n'avais jamais vus en scène – (me) rendait la concentration plus difficile à ce moment assez avancé du spectacle.

Maleine


Également en interlude, deux extraits de La Princesse Maleine.

D'abord la scène de badinage dans la forêt entre Hjalmar le jeune et Maleine. Choix audacieux de traiter la langue de Maeterlinck de façon drolatique, en mettant en avant ses images cabossées (la chasse aux hiboux !), ses répétitions, ses invraisemblances… sans abîmer le texte, les acteurs parviennent à donner une couleur plaisante, à mettre à distance les personnages avec tendresse. Ce n'est pas la pente la plus naturelle, et ce serait difficile à tenir sur une pièce en entier sans nous priver d'une partie du charme évocateur – et terrifiant – du théâtre de Maeterlinck, mais je trouve l'expérimentation particulièrement intriguante, stimulante et convaincante !

Puis la scène de la Tour, où Maleine enfermée avec sa Nourrice parvient à apercevoir le jour à travers une fente du mur descellé ; après avoir été longtemps aveuglées par la lumière (motif récurrent là aussi, façon Souterrains de Pelléas, mais encore plus évident dans Alladine et Palomides), et s'être réjouies de voir enfin le soleil, elles découvrent la disparition du pays, totalement dévasté par la guerre. Là aussi, le monde concret fait irruption dans les intrigues sentimentales éthérées de ces petites cours symbolistes. Scène absolument déchirante qui parle aussi beaucoup de notre humanité contemporaine, peut-être bien la meilleure de la pièce.
Par ailleurs la Nourrice est un personnage ouvertement savoureux, qui nourrit d'autant mieux le tragique par la rupture de ton lorsqu'elle cherche en vain villes et fermes connues du regard.

La scène est très bien dite et l'évocation totalement réussie, alors qu'il n'y a pas réellement de costumes, pas du tout de décors, et que les deux acteurs sont assis face à nous sur les gradins normalement dévolus au public – nous sommes en bas. Grand coup de chapeau à eux.

Hjalmar le jeune : Joël Dufey
Maleine : Louise Housset et Zdenka Tchamkerten
La Nourrice : Antoine Werne
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Intérieur

Et nous voilà du côté des trois pièces intégrales (avec des coupures significatives pour tenir en 1h20 de spectacle, mais jouées de bout en bout).

Intérieur est l'un des trois petits drames pour marionnettes (avec La mort de Tintagiles et Alladine & Palomides) écrits par Maeterlinck, et, je crois, le plus court des trois.

Le principe est simple : un vieil ami de la famille arrive devant la porte d'une maison, accompagné de l'étranger qui a trouvé le corps de leur fille noyée. Ils ne savent pas encore. Toute la pièce se résume à l'hésitation du vieil homme à venir briser l'insouciance de cette famille qui ne connaît pas encore son malheur. Il invente toutes sortes de prétexte pour ne pas y aller tout de suite, les chants de la procession se rapprochent, il est rejoint par ses petites-filles, ils observent le rituel du soir de la famille… Ici aussi, sur le terreau du désespoir, le texte est parfois à la frontière de l'humour léger, de la petite dérision des personnages qui s'inventent de fausses raisons…

J'avais été traumatisé par la version de Nâzim Boujenah à la Comédie-Française : entre 5 et 20 secondes entre chaque réplique (j'ai compté, ce sont les vrais chiffres), ce qui tuait totalement la possibilité d'immersion, comme si on avait eu la flemme de programmer trois pièces de 20 minutes, ou qu'on s'était rendu compte en cours de production que c'était trop court pour vendre un spectacle. (Et puis les projections à peine animées détournaient l'attention tout en favorisant l'ennui par leur platitude littérale – on voyait les ombres de la famille typiquement, donc aucune place pour l'imagination.)
C'était donc un grand plaisir de l'entendre interprété à un débit décent et avec une belle intensité, sans se départir du petit détachement un peu insolite inscrit dans le texte.

Le Vieillard : Paul Dussauze
Marthe : Zdenka Tchamkerten
Marie : Louise Housset
L'Étranger : Pierre Sutra



Les Sept Princesses

Le Prince Marcellus (oui, les prénoms circulent beaucoup dans le Canon maeterlinckien) revient d'un long exil pour y retrouver ses grands-parents le Vieux Roi et la Vieille Reine, ainsi que les Sept Princesses qui l'attendent pour peut-être l'épouser. Elles sont dans une pièce spécifique, allongées sur des marches, sont malades depuis longtemps, et tout le drame consiste en une description de leur état, depuis les fenêtres qui permettent aux personnages d'observer – mais nous ne voyons rien, et eux sont trop loin pour y voir bien. Toute la tension se crée autour de la prémonition de ce qui peut se passer, d'indices parfois contradictoires laissés au fil du texte.
Je suis très séduit par ce théâtre descriptif – Maeterlinck aimait beaucoup les descriptions, témoin son récit en prose inspiré par la contemplation de Brueghel.

Probablement la pièce la plus difficile à rendre : c'est essentiellement la Vieille Reine qui parle, s'agite autour de la vue des princesses, se répète beaucoup… Ici, le choix est fait d'adopter un débit très rapide, où tout est quasiment énoncé sur le même ton, un peu sans façon, presque niais. Et cela fonctionne superbement : au lieu de distendre le texte par des pauses, qui pourraient rendre les répétitions un peu fastidieuses, le résultat ressemble à une incantation alla Péguy, que je trouve très persuasive et poétique. Jeanne Lebeau s'y livre totalement, d'une façon particulièrement convaincante.

La Vieille Reine : Jeanne Lebeau
Marcellus : Manon Gerbouin
Le Vieux Roi : Pierre-François Orsini


L'Intruse

La plus frappante des pièces (avec la scène de la Tour de Maleine, mais je l'avais déjà vue sur scène !) était probablement L'Intruse : en toute honnêteté, après ces vingt minutes-là, j'étais déjà épuisé émotionnellement et prêt à rentrer chez moi. Tous les tropes maeterlinckiens y sont concentrés : le regard par procuration, les discours incomplets ou inachevés, l'obscurité, les signes faibles que l'on peine à comprendre, les silences et même les questions sur les portes ouvertes et fermées… Le ressort, comme pour Tintagiles, n'est pas si éloigné de l'épouvante : on perçoit des sons, on imagine ce que ce peut être, on ne comprend pas : ici une famille qui semble de haute lignée, réunie dans un château mal éclairé et mal isolé, autour dela chambre d'une malade dont on ne veut pas clairement parler, attend de pouvoir visiter la fille de l'Aïeul. Une présence semble parcourir le parc, des portes grincent, la lampe s'éteint, l'aïeul aveugle demande à la petite Ursule de lui raconter ce qu'elle perçoit – mais elle le fait maladroitement, incomplètement, on ne comprend pas toujours ce qu'elle veut dire –, il compte les membres de la à table en demandant en vain qui s'est levé, la porte sur l'extérieur est restée ouverte, la servante ni s'approcher de celle de la malade… Un univers immédiatement frappant, en peu de mots.

Par ailleurs, c'était la scène jouée la plus traditionnellement, avec toute l'intensité de ces silences gênés et énigmatiques, de ces répliques qui se ne répondent pas, de ce texte qui tombe en aphorismes dégingandés… Et la distribution était aussi à très haut niveau, je n'avais pas entendu à ce jour du Maeterlinck théâtral aussi bien joué – même pour Tintagiles, spectacle d'art total, je n'avais pas trouvé le ton aussi juste – au premier rang de ces comédiens, le Père de Matéo Cichacki, voix remarquablement assise, sobriété presque vindicative envers l'Aïeul curieux, tourmenté, grave et immédiatement sympathique de Sara Valeri. De même, la voix claire et précise et le petit accent d'Anastasiia Kholina procurent à Ursule une véritable profondeur, comme un oiseau qui n'est pas d'ici, un enfant qui parle un autre langage que celui des adultes, avec lesquels la communication n'est pas complètement possible – et peut-être une background story de fuite d'un royaume lointain comme pour Maleine ou Mélisande.
(Tenez, au passage, Maleine avec un accent à couper au couteau, je serais très curieux de voir ça, ça rendrait l'exil tellement plus directement palpable.)

L'Aïeul : Sara Valeri
Le Père : Matéo Cichacki
Ursule : Anastasiia Kholina
La Servante : Joël Dufey
… et les autres comédiens dans les rôles de la famille.



Lessivé

La seule réserve que je pourrais énoncer, c'est la densité de ces 80 minutes, qui m'ont paru durer deux soirées entières – non pas d'ennui, surtout pas, mais par la richesse de ces drames empilés, dont chacun m'aurait comblé largement assez pour une soirée. En les jouant sans coupures, on aurait 30 minutes pour une pièce (et peut-être davantage en ralentissant le débit inhabituellement précipité des Sept Princesses), ce serait en toute honnêteté suffisamment puissant pour me combler. C'était un peu ce qu'avait fait Podalydès pour Tintagiles : pour dépasser l'heure de spectacle, il avait fait précéder la pièce d'une lecture (pas passionnante) de Pour un tombeau d'Anatole, poème pour le feu fils de huit ans du poète. On pourrait très bien imaginer, à la scène, jouer une seule de ces pièces avec un petit prélude d'autre chose pour que la soirée ne soit pas trop courte.

Ce n'était évidemment pas l'objet d'un tel atelier : il fallait permettre à chaque élève d'avoir une partie intéressante à jouer, et faire explorer à la classe différentes façons de mettre en action le texte de Maeterlinck – d'où la sélection de scènes parmi les plus marquantes de Maleine et Pelléas. On empilait ainsi chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre : les meilleures portions de deux de ses plus grandes pièces, ainsi que trois miniatures incroyables, où la mort plane et finit par se révéler. J'étais déjà lessivé par les émotions (esthétiques et personnelles) à la fin de L'Intruse, heureusement que le ton variait entre les pièces et que je connaissais déjà sur scène Maleine, Pelléas et Intérieur, ce qui me permettait de relâcher un peu la tension pour tenir sur la durée, qui m'a paru immense, tant chaque instant était lourd de sens et de possibles.

Petit plaisir et grande rêverie au passage : contrairement à l'opéra, où l'on est obligé de choisir une œuvre en fonction des tessitures disponibles (on ne peut pas vraiment donner Méphistophélès à chanter à une soprano, ni Lakmé à un bayton-basse), au théâtre il est réellement possible de choisir la pièce d'abord et de couper les rôles, de répartir la parole indifféremment des âges et des sexes, sans rien retrancher à la force de la représentation. Ce qui nous a permis, en l'occurrence, de voir sous nos yeux une compilation du tout meilleur de Maeterlinck, au lieu d'être contraint par l'offre des tessitures présentes.

Un grand coup de chapeau aux comédiens, remarquablement talentueux – je n'ai pas entendu imposer, comme souvent au théâtre, un style d'acteur préexistant aux textes – et à leurs encadrants, qui ont touché juste et rendu le meilleur hommage imaginable au théâtre de Maeterlinck.

dimanche 12 novembre 2023

Don Quichotte, l'opéra napolitain, l'effeuillage et GROUÏK GROUÏK


dusapin macbeth
(à droite, mes pensées pendant l'acte II)

L'Orchestre du San Carlo (l'Opéra de Naples) était de passage à Paris à l'Auditorium du Louvre, où il proposait une véritable rareté, le Don Chisciotte della Mancia (« Don Quichotte ») composé (1769) dans la première période de la carrière de Giovanni Paisiello (1740-1816), où il composait essentielle de l'opera buffa , et notamment avec le librettiste Giovanni Battista Lorenzi.





Compositeur

Paisiello, haut représentant du style napolitain, a connu un immense succès européen, surtout avec ses opéras. On conserve surtout la mémoire, aujourd'hui, de son Barbiere di Siviglia, d'un succès tel que celui de Rossini suscita des réprobations pour essayer de remplacer une œuvre si parfaite ; et de sa Nina ossia la pazza per amore, une pastorale conçue comme une immense scène de folie, dont la logique dramatique annonce très clairement le canevas de nombre d'opéras du belcanto romantique. Et c'est bien là la spécificité de Paisiello, à la fois l'aîné de Mozart, d'un classicisme très dépouillé et consonant, mais aussi un promoteur du théâtre des affetti (des sentiments) et d'une forme de réalité psychologique accrue de ses personnages, dont les émotions nous paraissent familières et non stéréotypées ou élevées et les lointaines. Il est bien sûr impossible de tracer un portrait fidèle de sa place en si peu de mots, sur une œuvre aussi vaste (des dizaines d'opéras) et peu aisément disponible (l'immense majorité n'a jamais été enregistrée), mais cela donne une idée des éléments qui ont le plus marqué les contemporains et qui nous sont parvenus aujourd'hui dans le peu que nous pratiquons de sa musique – car Paisiello a également composé beaucoup d'opera seria à succès, mais ce corpus est moins célèbre de nos jours.

Pour ma part, j'aime bien son Barbier, moins motorique et jubilatoire que celui de Rossini, mais très respectueux de la prosodie et des élans de son texte ; tout y tombre très juste. Et je raffole   des airs de basse de Nina : le récitatif et l'air du Comte, d'un naturel incroyables (le récitatif m'évoque le meilleur Mozart et l'air le meilleur Grétry) ; ou l'air de Giorgio très séduisant mélodiquement et rythmiquement. Pour le reste, plutôt que ses opéras, j'ai beaucoup aimé sa musique sacrée, mais elle est beaucoup plus tardive et date en particulier de sa période française.

Car Paisiello était le compositeur préféré de Bonaparte… et à force de pression sur le roi de Naples (qui était encore Ferdinand IV, avant la parenthèse bonapartiste), le Premier Consul obtient l'envoi de Paisiello à Paris, où il devient Maître de Chapelle des Tuileries et compose beaucoup de musique sacrée – et notamment la Messe du Sacre !  L'échec de sa Proserpine en français, néanmoins, décourage le compositeur qui finit par retourner à Naples.



Livret

Il y a eu au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle un assez grand nombre d'opéras autour du Quichotte – chez la Duchesse avec Boismortier (l'opéra le plus génialement concis de tous les temps), dans la Sierra Morena pour l'opéra de Conti avec la Follia di Spagna qui sert de grand final concertato à tous les protagonistes, mais aussi Mercadante et Mendelssohn (les deux pour les noces à Camacho). Avant que la figure ne soit recyclée en modèle de sublime, sorte d'équivalent romanesque à l'Albatros baudelairien, dans la seconde moitié du XIXe siècle (et même, au XXe siècle, chez Massenet), le sujet est clairement traité sous son versant comique : comme dans le roman, Alonso Quijano est un original dont les fantaisies absolument pas conforme aux normes sociales sont censées amuser le spectateur. C'est sensiblement le même ressort que pour Sheldon Cooper, du comique de caractère qui se repose sur l'inaptitude sociale. J'avouerai même m'être senti gêné par moment, en me rendant compte que dans ce livret, Quixada était probablement affecté d'une forme de désordre mental, qui devrait nous inciter à nous inquiéter pour lui plutôt qu'à le tourner en dérision.

Au demeurant, le livret de Giovanni Battista Lorenzi est plein d'idées assez réussies, qui incarnent réellement les personnages au lieu de se limiter à des types (même si les tournures verbales demeurent tout à fait dans la norme du temps) :
¶ don Quichotte espère devenir fou comme Roland, et demande à Sancho de lui lire des extraits de l'Arioste pour disposer d'un mode d'emploi ;
¶ il veut ainsi montrer son dos nu comme son modèle (au grand effroi de Sancho, dans un long duo réjouissant), ou se lamente d'avoir accepté de manger au banquet où il est convié puisque Roland avait jeûné pendant sa folie ;
¶ dans un grand air de bravoure, typique des évocations de chasse, Quichotte, arrivé au climax de sa vocalisation… se met à chanter des grouïk grouïk (« Già l’assalto / Già lo sgozzo,
/ Ed il querulo lamento / Io già sento del guì... guì » / « Je l'assaille, je l'égorge, et j'entends déjà sa plainte querelleuse grouïk grouïk ») ;
¶ l'un des prétendants à la Comtesse (oui, il y a une Comtesse en plus de la Duchesse, sans doute pour avoir droit à deux fois plus d'airs ennuyeux) se fait passer pour une princesse devenue barbue ;
¶ l'un des airs de Sancho est une évocation d'une situation impossible pour complaire à l'imagination de son maître (« Seigneur, elle est étendue sur un lit d'or potable »).

La plupart de ces éléments ne figurent pas dans le roman de Cervantes, autant qu'il m'en souvienne, et c'est donc une fantaisie renouvelée que je salue !

Pour couronner le tout, les personnages populaires (pas Sancho, qui vient d'une autre région !), comme les servantes et l'un des prétendants, s'expriment en dialecte napolitain, ce qui produit un opéra bilingue, parfois de façon juxtaposée, la chose n'est pas fréquente !  (Je comprends mal le napolitain à l'oral, je n'ai donc pas pu goûter toutes les subtilités de la chose, mais à l'écrit, il n'y a évidemment pas d'audaces majeures, l'effet peut se comparer à la Villageoise prise pour Dulcinée par le Quichotte de Favart & Boismortier : « Aga s'tila, que vient-il nous dire ? ».).



Mise en musique

Musicalement, hélas, ce n'est pas du même tonnel. On sent le Paisiello de jeunesse (29 ans) qui ne propose pas nécessairement beaucoup de surprises ou de nouveautés. Les finals sont un peu plus écrits, notamment celui du II, où l'auberge enchantée décrite par Sancho se termine avec l'épisode des moulins d'un ton particulièrement enlevé ! 

En revanche les airs, à part ceux de Sancho (qui évoquent beaucoup Leporello) manquent singulièrement de relief mélodique, de couleur, de caractère, de surprise.

Les récitatifs non plus ne sont guère intéressants ; même les lectures de l'Arioste, qui auraient pu donner lieu à quelques facéties, sont d'une platitude insigne (un seul aplat de cordes) et mal accentués – pour moquer la mauvaise lecture de Sancho, peut-être, mais le résultat est bien plus ennuyeux que drôle… !

On y entend certes les unissons orchestraux régulièrement utilisés par Mozart dans Don Giovanni ou la couleur des noces du début du II de Così fan tutte, mais ce sont davantage des formules toutes faites que des parentés d'inspiration remarquables.

Ce n'est donc pas une merveille, même si cela s'écoute sans déplaisir – et mille fois une découverte un peu terne plutôt qu'une belle interprétation d'une œuvre que je connais par cœur, je ne me plains certainement pas d'avoir pu découvrir ce titre !

Pour les curieux, il en existe un disque par le Philharmonique de Piacenza, que j'ai inclus dans la playlist.



Un orchestre prestigieux qui déchiffre

J'avais un bon souvenir de l'Orchestre du San Carlo (dans leur salle) pour une création (ennuyeuse) de Ronchetti et dans la Quinzième de Chostakovitch : timbres pas du tout spécifiques, assez blanc, mais bon niveau d'ensemble, tout à fait professionnel, pas du tout ce que l'on entend dans les bandes d'opéra italien des années cinquante !

Ce n'est pas du tout à fait ce que j'ai entendu ce 8 novembre à l'Auditorium du Louvre : non seulement le style est assez impossible (évidemment pas musicologique, mais surtout tout égal et mécanique, aucun étagement des plans, vraiment ce que la tradition a fait de pire pour jouer le XVIIIe siècle), mais ils sont assez ostensiblement en déchiffrage – les regards qu'ils jettent, les hésitations lors de leurs entrées, quelques traits (difficiles mais pas du tout inaccessibles si préparés) manqués et même une justesse imparfaite, c'est particulièrement rare d'entendre ça d'un orchestre prestigieux en tournée !  Certes, c'était une production pour l'Académie des jeunes chanteurs, je suppose que le temps de répétition a été limité, mais ça reste surprenant pour des musiciens de ce niveau, surtout lorsqu'ils traversent un bout d'Europe pour le présenter ; on a davantage l'habitude d'entendre des orchestres qui rutilent et choisissent les pièces qu'ils connaissent le mieux pour les exécuter au cordeau.

Au demeurant, je redis ce que j'ai dit : j'aime mieux une interprétation d'une rareté, forcément moins maîtrisée, qu'un Don Giovanni. Mais à ce degré, ça rendait tout de même l'adhésion difficile, alors que certains endroits de l'œuvre, comme le duo du dos nu ou le final du II avaient de quoi être assez jubilatoires.



Ma rengaine sur le chant

Stéphane Lissner, l'érudit qui qui a réussi en l'espace de six mois à saborder l'Opéra de Paris – et l'Athénée, qu'il ne dirigeait pourtant pas ! –, a créé à Naples, sur le modèle ce qui existe dans beaucoup d'autres maisons, une Académie pour jeunes chanteurs. Je ne sais pas pourquoi l'accent est mis partout sur cet aspect de formation, méritoire, mais qui ne doit pas rapporter de recettes, et qui n'est au fond pas la vocation principale d'une salle de spectacle. Je soupçonne que ce soit une façon d'obtenir de plus larges subventions et une meilleure reconnaissance de la part des tutelles politiques – avec un projet plus complet et « ouvert », ce qui plaît en général aux autorités (qui n'y connaissent à peu près rien). On peut reprocher bien des choses à Lissner, mais pas de ne pas savoir tenir compte de ce que la tutelle a envie d'entendre.

On y retrouve donc le même principe : de jeunes chanteurs sont entraînés au sein de l'institution à se produire au sein de spectacles publics de haut niveau, et ici de surcroît avec le concours de l'orchestre maison !

Sun Tianxuefei, Don Chisciotte
Sebastià Serra, Sancio Panza 
Tamar Otanadze, La Contessa
Maria Knihnytska, La Duchessa
Francesco Domenico Doto, Il Conte don Galafrone
Maurizio Bove, Don Platone
Maria Sardaryan, Carmosina
Costanza Cutaia, Cardolella
Orchestra del Teatro di San Carlo
Diego Ceretta, direction

Sans surprise, comme un peu partout, je ne suis pas très séduit par l'idée d'un recrutement très international, qui ne permet pas de profiter de la saveur spécifique des mots, surtout dans une œuvre aux tels liens avec la langue (les langues !) et la littérature, et où les tessitures et l'orchestre ne sont pas si écrasants qu'ils requièrent des voix très couvertes.

Or, ici, on a vraiment le pire des deux mondes : voix très couvertes et anonymes, timbres ternes et/ou laids, diction totalement incompréhensible… et même pas une bonne projection, les voix sont tellement émises en arrières et bloquées dans le larynx et la bouche qu'on ne les entend pas toujours dans cette toute petite salle avec ce tout petit orchestre !  Bref, vraiment le compilation de tout ce qui me déplaît dans les modes actuelles de l'émission lyrique… mais sans les éventuelles contreparties de la versatilité stylistique ou du volume – mais en général, je le dis toujours, la couverture exagérée et les émissions sombrées ou en arrière sont beaucoup moins efficaces en projection que des voix claires.

Ce n'est pas horrible (même si certains aigus sont criés et certaines chanteuses incompréhensibles de bout en bout), mais assez peu intéressant, surtout mis bout à bout avec la musique qui ne décolle pas et l'orchestre qui déchiffre…

Le problème est surtout patent chez les femmes (seule Maria Knihnytska a un timbre plutôt agréable, avec les mêmes problèmes de volapük et de monochromie que les camarades), les hommes sont intelligibles et correctement émis. Ce sont surtout Sun Tianxuefei en Quichotte (pas un grand volume, mais voix bâtie avec beaucoup de cohérence, s'il pense un peu moins au chant parfait, il pourrait mûrir de belle façon) et Sebastià Serra en Pancho qui m'impressionnent – ce dernier avec un remarquable abattage, un sens du texte, le seul non seulement compréhensible mais évocateur, et l'on se rend compte de ce qu'aurait pu être cette soirée si l'on avait choisi d'autres priorités.



Ce n'était donc pas une grande soirée de musique, mais assurément une expérience passionnante – c'est l'avantage, en allant voir du rare, on ne peut être déçu, puisque même si l'on n'aime pas plus que cela, au moins l'on sait. Alors qu'avec un tube qu'on adore dans une proposition qui ne nous soulève pas, on peut avoir le sentiment de perdre son temps.

mardi 7 novembre 2023

Dusapin, Macbeth Underworld – réhabilitation du décor dans l'émotion théâtrale


dusapin macbeth

C'est le moment de la création contemporaine… et Macbeth Underworld est un peu un concentré des traits dominants de notre époque, de ses espoirs et désespoirs.

Production

La grande raison d'y aller, c'est la mise en scène de Thomas Jolly, et plus particulièrement les décors hallucinants de Bruno de Lavenère – j'ai rarement vu quelque chose d'aussi impressionnant et évocateur sur scène. Je pense spontanément à la Rusalka de Carsen (les effets de miroir, de profondeur, de double monde…), aux décors surdimensionnés du Trittico de Ronconi (l'immense Vierge sulpicienne qui sert de praticable pour Suor Angelica, les tentures cramoisies gigantesques de Gianni Schicchi…), ou au contraire à la puissance extraordinaire de suggestion d'Alain Patiès, avec très peu de moyens, pour The Lighthouse.
Ces fragments de forêt magique et de palais hantés se succèdent avec une extraordinaire fluidité sur le plateau tournant, et le rétroéclairage d'Antoine Travert, les costumes particulièrement caractérisés et élégants (ce gilet de roi !) de Sylvette Dequest ne font qu'accroître le trouble et la fascination.
Très bonne direction d'acteurs par ailleurs (Katja Krüger, qui assurait le travail pour la reprise, a bien bossé !), les chanteurs ne sont jamais plantés quelque part, toujours agissants.


Composition

La musique de Pascal Dusapin est conforme à celle de ses autres opéras : des atmosphères globales, pas forcément très contrastées, mais une capacité à construire une tension dramatique sourde malgré l'apparente immobilité de la musique (jamais de ponctuations de type récitatif, on est plutôt sur l'évolution d'un grand flux, presque d'une nappe), en étageant son orchestre avec un savoir-faire particulièrement complet et impressionnant. Ça manque un peu de rebond dramatique pour moi, mais ça fonctionne très bien dans les climaxes, comme la dernière prophétie ou la fin de l'opéra, où la musique (alors qu'il ne se passe pas grand'chose) nous tient totalement en haleine, enflant, chargée de menaces.
Vocalement, c'est exactement la même chose : très bien écrit pour la voix, cohérent, pas aberrant dans la prosodie, sans qu'il y ait non plus des mélodies frappantes ou des tournures qui soient propres à exalter le glottophile qui sommeille peut-être en chacun de nous.
Et, pour de la musique atonale, la logique et la direction restent perceptibles ; plus encore, il y a quelque chose de vaguement sensuel dans cette approche du son… toujours très agréable à entendre, Dusapin.


Texte

La seule réserve viendra donc, comme souvent, du livret conçu par Dusapin avec Frédéric Boyer. L'histoire est en réalité simplement celle de Macbeth, mais discontinue (il est dans les Enfers et revit son existence misérable), aucune surprise à en attendre, avec le double effet que c'est assez ennuyeux pour le spectateur qui connaît déjà la pièce (tant qu'à faire, autant jouer un vrai Macbeth, plutôt que des bouts-de-Macbeth) et sans doute peu compréhensible pour le spectateur qui n'en connaîtrait pas les ressorts – la prophétie initiale reste trouble, l'identité de Banquo aussi ; la marche de la forêt reste inexpliquée, etc. De surcroît, les écarts de langue sont vraiment importants entre les citations littérales de Shakespeare et certains dialogues dans un vocabulaire particulièrement plat, très quotidien, façon échange entre citoyens dans une série télévisuelle – sans que ça semble totalement délibéré et maîtrisé pour opérer une rupture de ton…
La principale différence, c'est la disculpation de Lady Macbeth, d'emblée horrifiée par le crime, très amoureuse de Macbeth, et qui reste pour le soutenir dans l'épreuve tout en se décomposant intérieurement. Pourquoi pas, mais c'est peu pour soutenir l'intérêt, aucune surprise ne vient nous tenir en haleine, et le drame originel n'est proposé qu'à partir des grandes scènes… On sent bien l'amour sincère du texte-source (déjà pas le meilleur de son auteur), mais le résultat est plutôt frustrant.

Je me suis plusieurs fois fait la remarque qu'avec des décors aussi impressionnants (la façade terrifiante du château, sorte de classicisme façon néo-gothique, les immenses tentures noires qui claquent au vent tandis qu'une entité inconnue frappe à la porte), avec cette musique plus atmosphérique que récitative, on aurait eu à gagner à plutôt utiliser un livret d'épouvante, une adaptation de The Haunting de Robert Wise aurait très bien fonctionné par exemple ! 


Distribution

Vocalement, très beau plateau, on retrouve le phénoménal Jarrett Ott déjà adoré dans Breaking the Waves de Missy Mazzoli : un baryton mordant et moelleux à la fois, souple sur toute l'étendue, jamais en force… j'ai rarement entendu quelqu'un chanter aussi bien (et aussi détendu) des musiques aussi difficiles. Très bon diseur et acteur, de surcroît.

Les Weird Sisters (les « Sorcières ») étaient remarquables aussi, aigus limpides de Maria Carla Pino Cury, la douceur de Mélanie Boisvert (dans un type d'emploi médium où je ne l'avais jamais entendue jusqu'à présent), belle assise de Melissa Zgouridi

Une fois de plus, le moelleux et l'aisance des chanteurs d'Accentus (en particulier les pupitres féminins, très sollicités) étaient au-dessus de tous les éloges. --

C'est donc une expérience à faire, au moins pour l'aspect scénique de l'affaire (et la belle musique) (et les beaux chanteurs) !  Avec un autre sujet, ça aurait même sans doute pu être une œuvre importante de son temps.

dimanche 5 novembre 2023

Cendrillon de Massenet, un nouveau modèle pour l'Opéra de Paris ?


cendrillon massenet opéra de paris

Petit tour à l'Opéra de Paris pour profiter de la reprise de Cendrillon, un des tout meilleurs Massenet qui revient à la mode depuis une dizaine d'années, après avoir été totalement laissé de côté sur les scènes ! 

Production

La mise en scène de Mariame Clément est de surcroît l'une des toutes meilleures vues à Bastille – à part Rusalka par Carsen et Il Trittico par Ronconi, je ne vois pas. C'est une transposition, mais minime et cohérente de bout en bout : Madame de La Haltière, la marâtre, n'est pas une aristocratique, mais une inventeuse-entrepreneuse dont la machine change les jeunes femmes en sortes de barbies stéréotypées, prêtes à se rendre au bal. Tout cela est très bien articulé au conte, et permet de montrer le caractère impitoyable de la mégère (le chat envoyé comme cobaye), sert de décor principal (et de lit pour Cendrillon, dans les rouages), souligne le changement de vie à l'acte III (la machine est recouverte de linge étendu pour sécher)… Le bal du II en devient très amusant, puisque toutes les prétendantes semblent avoir souscrit au service et portent la même tenue, la même coiffure stéréotypées.
Mais surtout, la direction d'acteurs de haute qualité me séduit beaucoup – les fantaisies des sœurs (Marine Chagnon, en Dorothée, est absolument à fond dans tout son jeu de scène, et touche juste !), mais surtout une véritable émotion en voyant les petits gestes des sœurs qui sont ici en cachette les amies de Cendrillon. La scène où elles découvrent sa fugue en lui apportant pendant la nuit des chouquettes dérobées au bal m'a autant ému que lors de la première vision de la production. C'est à rebours de la représentation habituelle de ces sœurs, mais en réalité le texte (en tout cas parlé, je n'ai pas contrevérifié toutes les didascalies) ne précise pas du tout quelle est leur attitude, et le choix n'entre jamais en contradiction avec les répliques prononcées – Noémie et Dorothée sont plutôt les victimes d'une mère abusive, dont elles suivent les lubies avec une maladresse involontaire. La nouveauté apportée est rafraîchissante, et la profondeur psychologique des personnages nouvelle – et, pour moi, assez touchante, avec ces personnages dysfonctionnels mais de bonne volonté.


Musiciens

Je ne pourrai y assister en fin de série, je me suis donc résolu à y retourner tout de même (la production a un an et demi !) plutôt en début, en tremblant du niveau habituel de l'Orchestre de l'Opéra qui prend beaucoup de temps à se chauffer… C'était en plus celui avec lequel j'ai eu le plus de mauvaises expériences, les « rouges » (celui dont Frédéric Laroque est premier violon ; il nous gratifie au passage d'un solo particulièrement extraordinaire). Ce fut tout le contraire de mes craintes : Keri-Lynn Wilson non seulement maintient la cohésion tout au long de l'ouvrage, mais l'orchestre ne joue jamais à l'économie, les flûtes se couvrent de gloire, notamment Iris Daverio (en tout cas c'est en principe elle à ce poste !), et les couleurs voilées pendant les plaintes ou les scènes de mystère, l'équilibre entre vivacité pseudo-baroque et rêveries féeriques est particulièrement réussi, et fait frissonner l'orchestre pendant tout le spectacle.


Voix

J'ai été un peu moins enthousiaste côté voix : les Chœurs de l'Opéra souffrent, je crois, de la difficulté structurelle d'avoir autant de nationalités et de locuteurs différents en son sein – difficile d'obtenir une couleur homogène quand on recrute des voix de solistes et qui ne parlent même pas bien, manifestement, le français. Les petits chœurs de femmes sont toujours vraiment difficiles, on a même l'impression que les attaques sont décalées, alors que c'est juste l'effet du timbre et du vibrato qui, sur ces voix larges (et parfois abîmées / vieillissantes) se mettent en route à des moments différents… J'ai eu l'illusion que les petits sylphes (6 femmes) manquaient leur entrée, mais en réalité non, j'ai pu le vérifier par la suite, c'était vraiment la disparité de mise en route du timbre qui était en cause !

Pour les solistes, c'est un peu la même difficulté : il faut des artistes aux instruments hors norme pour être seulement audibles dans Bastille, et du second balcon tout le monde était parfaitement sonore – mention spéciale à Laurent Naouri, dont la projection, l'aisance et la diction surclassent tout le monde. Mais le corollaire est que le recrutement (surtout sous Neef, où l'on privilégie de façon étrange les artistes américains…) ne prend que marginalement en compte la diction, et il faut bien avouer que cette Cendrillon n'était pas tout à fait chantée en français. Caroline Wettergreen planait avec une aisance et une beauté de timbre remarquable, mais émission très pharyngée et clairement petite aisance dans la langue ; de même pour Jeanine De Bique, Cendrillon inhabituellement sombre (de voix, pas de mauvais esprit, je vous vois lire) car la projection est renforcée par le pharynx, ce qui est beaucoup trop en arrière pour articuler du français, de surcroît sous tant de couverture ; les voyelles ne sont pas fausses, mais trop accommodées pour être identifiables sans surtitres. De même pour Paula Murrihy (le Prince), les voyelles restent vraiment floues. Tara Erraught et Anna Stephany, sans être totalement naturelles, étaient beaucoup plus sensibles au texte dans la précédente production. Jusqu'à Daniela Barcellona, au français très honorable lors de la dernière série dans le même rôle, la diction s'est relâchée.
À l'entrée de Jeanine De Bique, plusieurs murmures autour de moi : les gens étaient interloqués car ils ne comprenaient rien. (C'était Naouri qui avait ouvert le bal, donc le contraste fut rude.)

En revanche, sœurs remarquablement chantées, très bien projetées et articulées de façon expressive, aussi bien par Emy Gazeilles (malgré le masque, la pauvre) et Marine Chagnon, toutes deux remarquables. Je ne sais pas si elles pourraient passer dans Bastille dans des premiers rôles davantage concurrencés par l'orchestre, mais pour un rôle-titre comme Cendrillon, je pense qu'elles en auraient tout à fait les moyens (le rôle est chantable aussi bien par une soprano qu'une mezzo), et je serais très enthousiaste à l'idée d'entendre l'une ou l'autre dans une partie de premier plan !

Modèle économique et culturel

À sa création, la production avait été désertée par le public, la salle, où habituellement tout est vendu, était remplie aux trois quarts. Aussi, je craignais un véritable four pour la reprise, sachant que traditionnellement le public parisien se déplace beaucoup moins que pour les nouvelles productions – parce que le public est si étroit qu'on n'a pas assez de monde pour reprendre une production ?  De fait, à l'ouverture de la saison, il restait énormément de places.

Mais l'astuce a été d'une part de positionner les prix très en-dessous des habitudes : avec une place à 25€, on peut être au parterre, ce qui n'est plus le cas depuis 20 ans !  (Il ne faut pas aller au parterre acoustiquement dans cette salle, mais c'est une autre question.)  D'autre part de lancer cette série pendant les vacances scolaires : pour Cendrillon, pas mal de familles ont fait le déplacement, sans l'enjeu de faire lever les petits pour l'école le lendemain. Et l'œuvre comme la mise en scène sont de plus compatibles avec le jeune public ; il ne manquait que des locuteurs francophones.

En fin de compte, la salle était complètement remplie, par ceux qui n'avaient pas pu avoir de places abordables pour d'autres spectacles, qui voulaient faire un essai mais sans se ruiner (j'ai entendu des habituées expliquer que d'ordinaire elles venaient uniquement pour les œuvres qu'elles aiment), et donc par les familles. Et le public semblait très satisfait à la fin, une belle réussite de remplissage et d'élargissement du public, de promotion du répertoire, dont la maison pourrait s'inspirer pour d'autres saisons.

Car lorsque l'orchestre joue vraiment, que la mise en scène est lisible et animée, et que les prix permettent de découvrir sans risquer un mois de salaire, le public se déplace, reviendra, se renouvelle – et tout le monde est ravi au bout du compte.

samedi 28 octobre 2023

L'Antique Conservatoire et le Concours Nadia & Lili Boulanger – I – Résumé et enjeux


neopompeien


Dans la salle néo-pompéienne de l'antique Conservatoire (rue du Conservatoire / rue Bergère) se tient en se moment, tous les après-midis jusqu'à dimanche, le concours Nadia & Lili Boulanger, consacré à la mélodie et au lied.



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1) Le lieu

C'est l'occasion rare de profiter de cette salle historique des Concerts du Conservatoire (1811), où furent données pour la première fois en France la Création de Haydn (en français !), les Symphonies de Beethoven, et bien sûr la Symphonie Fantastique de Berlioz – et qui n'est plus guère employée pour la musique aujourd'hui, accueillant le Conservatoire National d'Art Dramatique (qui devait déménager, mais après l'annulation de la Cité du Théâtre à Berthier et l'interruption de la revente à la découpe, la chose est remise sine die).

Le décor en est tout à fait unique en France, à ma connaissance – et sans doute la seule salle parisienne pré-1850 qui subsiste. [La seule autre salle parisienne pré-Palais Garnier que je connaisse, c'est le fantasque Théâtre Déjazet, de 1851. Dites-moi si j'en ai manqué.] Une « boîte à chaussures » légèrement arrondie aux extrémités, de petite contenance (1000 places à l'époque, mais très tassées, aujourd'hui c'est plutôt la moitié !), et entièrement décorée en style néo-pompéien avec des rinceaux, des couleurs mates dans les verts et rouges qui sont particulièrement caractéristiques, et au bout de ses colonnes qui parcourent deux étages, des chapiteaux fantaisie ornés d'acanthes encadrant des lyres ! Elle était surnommée « Stradivarius des salles de concert », car l'acoustique y est particulièrement précise, on peut encore le mesurer aujourd'hui, grâce à sa forme et son décor tout en bois.

    En médaillons sur la corbeille, les grands auteurs dramatiques : Corneille, Voltaire, Regnard, Marivaux, Molière, Racine, Beaumarchais, Crebillon… et au centre Eschyle ! 
    En médaillons sur le premier balcon, les grands compositeurs d'opéra : Meyerbeer, Halévy, Hérold, Donizetti, Spontini, Grétry, Rossini, Cherubini, Mendelssohn, Weber, Méhul, Boïeldieu, avec pour parrain au centre… Orphée, la figure mythologique mise symboliquement sur le même plan de réalité qu'Eschyle, donc. Je suis assez étonné de voir figurer Mendelssohn (et même Hérold et Donizetti) parmi les noms cités : il est né en 1809, et bien que précoce, le temps d'acquérir la renommée adéquate (que je n'imaginais pas si prompte, surtout pas au milieu de compositeurs spécialistes d'opéra – ce qu'il a été, mais marginalement dans sa production), je me demande quand le décor a pu être peint. Après la création des symphonies de Beethoven et de la Fantastique, manifestement. Je n'ai pas trouvé de réponse après mes très rapides recherches, mais il est certain que tout cela est documenté.
    Accompagnés de cortèges de putti, au-dessus des loges de l'amphithéâtre, les noms de quelques compositeurs germaniques fameux, comme autant de parrains assumés à la musique française (ce qui est pourtant assez discutable historiquement) : Handel (sic), Bach, Gluck, Haydn, Mozart et, là aussi, un cas étonnant, Beethoven – probablement peint bien après la création de ses œuvres in loco, j'imagine !



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2) Le concept

L'idée est de récompenser des duos chant-piano dans cet exercice très spécifique de duo de musiciens au service d'un texte poétique et musical. Avec un palmarès prestigieux et de qualité depuis 2001 : Anne Le Bozec, Christian Immler, Edwin Crossley-Mercer, Damien Pass, Raquel Camarinha, Samuel Hasselhorn, Clémentine Decouture, Nicolas Chevereau, Magali Arnault Stanczak, Qiaochu Li, Célia Oneto-Bensaid, Anne-Lise Polchlopek, Adrien Fournaison, Adriano Spampanato… mais aussi des choix plus étonnants, en particulier dans les éditions récentes, récompensant d'excellentes chanteuses dont la précision verbale n'est clairement pas le point fort – Chiara Skerath, Adèle Charvet, Ambroisine Bré, Marie-Laure Garnier, Axelle Fanyo… (Ce sont par ailleurs de grandes artistes et leurs qualités
d'incarnation ont peut-être compensé les limites intrinsèques de leur instrument dans cet exercice – il est vrai qu'elles m'ont souvent convaincu en dépit de réserves sur le type d'émission et la précision de leur articulation.)

La particularité, en tout cas cette année, est que le jury est constitué de davantage de pianistes (Graham Johnson, Christian Ivaldi, Irène Kudela, Hélène Lucas, Pauliina Tukiainen) que de chanteurs (Patrizia Ciofi, Hedwig Fassbaender, Henk Neven, Michel Piquemal), ce qui donne une indication sur l'importance accordée aux artistes à égalité dans les duos – et explique d'ailleurs certaines victoires, puisque les dames que je mentionnais avaient, en plus de leurs talents propres, le concours d'accompagnateurs exceptionnels (Bré avec Li, Garnier avec Oneto-Bensaid, Fanyo avec Spampanato…).

Initialement, le concours récompensait séparément le chant et le piano. Désormais, ce qui est sans doute plus intéressant et pertinent (et dépend évidemment d'avoir des mécènes pour doter le prix !), toutes les récompenses sont attribuées aux duos. Le Grand Prix (de 18000€, ce qui est beaucoup me semble-t-il pour ce genre de concours, j'ai rarement vu passer ce type de montant), le traditionnel prix pour la commande contemporaine, mais aussi des prix séparés pour la mélodie et le lied. Je trouve la chose intelligente, parce que certains artistes montent très haut dans une langue donnée sans forcément se montrer accomplis partout dans leur programme. Pouvoir les distinguer est très utile et précieux.



concours boulanger



3) Lignes de force

Au terme de ces deux journées d'éliminatoires :

a) Le concours organise les éliminatoires autour de deux œuvres imposées. D'une part Les trois Princesses de Marguerite Canal, une sorte de comptine triste sur un poème très simple de Franz Toussaint, où l'on voit passer le temps et où la musique et le texte, trois fois quasiment à l'identique, donnent l'occasion d'essayer toutes sortes de nuances et d'effets. D'autre part Frühlingsgedränge de Richard Strauss sur un poème de Lenau, typique des liquidités un peu décoratives et des lignes vocales à grande longueur de souffle et vastes intervalles, tels qu'on en trouve souvent dans les lieder du compositeur. Le premier révèle les talents de diseur et de coloriste, le second est davantage d'un test de résistance technique – et quelques-uns parviennent même à en tirer des saveurs insoupçonnées !
S'ajoutent deux (à trois) pièces au choix des interprètes, pour un passage sur scène entre 10 et 13 minutes.

b) Le niveau est globalement haut. Sur les 26 duos présents (5 ont déclaré forfait avant la compétition), 3 chanteuses auraient réellement besoin de revoir de fond en comble leur technique (une en particulier aurait vraiment tout à reprendre de zéro), tous les autres ont des voix exploitables, de diverses esthétiques, plus ou moins belles et aisées, mais tout à fait dignes de professionnels et de la mission de ce concours.
Chez les pianistes aussi, tous de très haut niveau, et une poignée de profils particulièrement marquants.

c) Il faut souligner aussi l'impressionnant effort de répertoire, indépendamment même des imposés : j'avais craint un défilé de Suleika et d'Ariettes oubliées, que tout ce jeune monde a à son répertoire depuis longtemps, mais un effort a réellement été porté sur la variété du répertoire, ce qui est très agréable pour le public. Entendre par tranches de dix minutes des artistes de ce calibre se succéder dans des propositions très diverses et des œuvres renouvelées, c'est un grand plaisir !
Stratégiquement aussi, j'imagine que cela montre au jury une sensibilité à ce répertoire – je veux dire, qu'on n'est pas un chanteur d'opéra qui cherche à gratter les 18000€ du premier prix en chantant la dizaine de lieder qu'il a étudiés au conservatoire.
On croise ainsi du Cyril Scott, du Beach, du Rudi Stephan, du Strohl, du Bridge, du Vaughan Williams, du Skalkottas, de l'Aboulker, des Debussy, Ravel, Schubert, Brahms et Wolf rares…

c) Tous les chanteurs font des efforts impressionnants de diction : j'ai entendu beaucoup de voix un peu épaisses, ou émises trop en arrière, qui étaient soudain sollicitées à l'avant des lèvres pour livrer des interprétations textuelles particulièrement frémissantes. Clairement, l'étiquette de concours spécialisé a influé sur la pratique des interprètes, et le résultat est souvent très convaincant, permettant à des timbres un peu ingrats ou des instruments un peu monolithiques de fendre l'armure !

d) Pour autant, le niveau linguistique, sorti des langues maternelles des chanteurs, n'est pas toujours excellent.  Chez les Français, Benoît Rameau, Clara Barbier Serrano, Margaux Loire, Camille Chopin et Brenda Poupard étaient très à l'aise en allemand, les autres clairement plus à la peine. Ce qui n'est pas forcément une coïncidence, tous ceux-là sortaient du CNSM de Paris, où la formation est très complète et bénéficie d'accompagnement linguistique.
La plupart des étrangers avaient un solide niveau de français, mais eux aussi s'épanouissaient avant tout dans leur langue (et celles qui ressemblaient). Je pense à l'Ukrainienne Daria Mykolenko, bonne voix d'opéra, qui s'illumine soudain, y compris techniquement, trouvant des harmoniques maxillaires insoupçonnées, en chantant… Lysenko !

e) Je remarque aussi que, peut-être du fait du filtre opéré par la localisation parisienne et la spécialisation (mélodie française) du concours, les Français ne sont clairement pas les galli della checca, les phénix des hôtes de ces bois – techniquement, je veux dire. Beaucoup d'émissions un peu molles qui s'effondrent dès qu'elles ne sont pas sollicitées par une tension d'opéra, ou d'instruments opaques, bâtis par le bas, qui manquent vraiment de grâce – et souvent d'efficacité en termes de projection.
Mais il est possible que les étrangers qui se déplacent soient ceux qui sont réellement les plus aptes à passer le concours – et les plus sûrs de leur valeur pour pouvoir risquer les dépenses de voyage qu'il implique).
C'est en tout cas un peu triste pour la fine fleur du chant lyrique français, et repose la question, vu le nombre de candidats du CNSM (décidément les mieux insérés dans le métier, très rompus à la scène, et au fait de toutes les bonnes ficelles pour réussir), de la qualité non pas de l'enseignement, mais de l'esthétique qui y est majoritairement enseignée.
En revanche, je suis ravi d'entendre des techniques assez parfaitement équilibrées et efficaces (et des voix belles !) chez beaucoup d'Américains, chez le Lituanien, chez le Suédois (dont la technique semble tout droit sortie des années soixante-dix !). Chez les participants étrangers, non seulement le niveau de mélodiste est élevé, mais la beauté des voix est aussi assez fabuleuse – ce qui n'est le cas chez quasiment aucun des participants français, je crois.

f) À noter aussi, mais c'est plus commun dans la mélodie et le lied, les techniques des hommes sont toutes très abouties, alors que le niveau est plus disparate chez les femmes. D'abord, la majorité des participants sont des femmes ; ensuite beaucoup d'hommes sont des étrangers ; enfin c'est normal pour des raisons purement physiologiques – le lied et la mélodie mettent en valeur un texte, qui est dans la vie quotidienne énoncé en voix de poitrine, mais que les femmes doivent chanter (en émission lyrique du moins) en voix de tête. Ce rend mécaniquement le travail du texte plus délicat (et la finition du timbre aussi) ; tous les mélomanes vous le confirmeront, dans le lied les hommes sont structurellement avantagés ; et on peut même être plus précis, par rapport aux ténors (qui n'ont pas la même assise) et surtout aux basses (aux couleurs en général moins variées), les barytons sont avantagés.

g) Dans le panel, quelques grands mélodistes et liedersänger, ainsi que des pianistes remarquables. Qui mériteraient largement la place de certains tauliers du genre. Quand on entend Benoît Rameau chanter Fauré, on se demande comment on ose en faire enregistrer à des chanteuses ou chanteurs d'opéra moins spécialistes – comme c'est le plus récent en date, je précise que je ne vise pas Cyrille Dubois, que je trouve trop opératique / vocal / monolithique dans son approche de la mélodie (je n'avais pas été sensible au résultat de la belle entreprise de son intégrale Fauré), mais qui est incontestablement un véritable interprète régulier et curieux de ce répertoire, pas du tout un ténor à contre-ut qui fait un caprice pour montrer qu'il est un intellectuel.
Je vais parler d'eux. Et j'espère les réentendre souvent.



concours boulanger



C'est le moment de parler des candidats à présent… la bonne nouvelle est que le jury a largement suivi mes inclinations et sélectionné à peu près tous mes chouchous (le choix était à mon sens assez évident sur la demi-douzaine de meilleurs).

Pour ceux qui ne peuvent assister ce samedi et dimanche (les après-midis), demi-finale et finale sont retransmis en direct et en différé, gratuitement sur RecitHall :
https://www.recithall.com/events/543
https://www.recithall.com/events/544

Vous n'aviez pas connaissance de cet événement et de tant d'autres ?  C'est que vous ne lisez pas assez le mirifique agenda de Carnets sur sol

dimanche 8 octobre 2023

Dagmar ŠAŠKOVÁ, meilleure chanteuse du monde




Concert sur sol n°16 :
Duos sacrés et profanes (Livre VII) de Monteverdi par Il Festino


Ce soir, ma chanteuse préférée passait dans la salle de concert la plus proche de chez moi. C'était pourtant l'occasion d'ouïr en salle Le roi David d'Honegger par le Chœur de Paris (ensemble amateur, jamais entendu encore) – mais la chair est faible.

Un disque ne reproduit pas du tout l'impact physique du concert, mais voici toujours une petite sélection, puisqu'elle a gravé pas mal de choses, souvent dans des collaborations :



C'était mon tout premier concert quand je suis arrivé pour vivre à Paris, il y a 14 années désormais. Déjà Manuel de Grange & Dagmar Šašková, dans des chansons à boire de Moulinié en prononciation restituée – et Julien Cigana qui déclamait le Melon de Saint-Amant, autre expérience qui bouleversa mon rapport à l'art.

La voix est toujours là, avec les mêmes qualités : l'école tchèque de chant est certes actuellement la meilleure au monde, et son parcours au Centre de Musique Baroque de Versailles lui assure la meilleure conscience musicologique qui soit, mais sa technique est tout de même particulièrement singulière – et pour tout dire assez parfaite.
Šašková utilise beaucoup la technique du chant « dans le sourire » (on parle aussi de la position « du lapin », avec les commissures qui s'étendent latéralement), ce qui ramène tout le son à l'avant, étroit mais très focalisé et brillant. Et je suis toujours frappé, justement, par cette focalisation extrême; toutes les voyelles passent dans le fameux chas de l'aiguille, même les plus difficiles. Je n'ai jamais entendu ce [oin] aussi pleinement timbré et antérieur, vibrant complètement, tout de lumière, même chez les meilleures chanteuses françaises du passé ; très révélateur de la substance de son timbre je crois. Ces qualités s'étendent jusqu'à son grave, puisqu'elle se présente comme mezzo-soprano, ce qui surprend beaucoup en entendant son timbre particulièrement clair ; mais il est vrai que ses graves sont sonores et très sainement émis !  L'entendre, comme lors de ce concert, faire sonner les secondes parties de duos, est une expérience assez incroyable. Je suis sorti sonné de son Pur ti miro avec Bárbara Kusa.

Avec cela une phraseuse très sensible, déposant les mots avec une précision remarquable, en particulier en français. Elle a hélas laissé davantage de disques en italien, mais on en trouve quelques-uns, avec Il Festino ou bien sur sa Séléné du Ballet Royal de la Nuit par l'ensemble Correspondances (« Moi dont les froideurs sont connues »). Et les ornements sont remarquablement informés dans leur principe et justes dans leur résultat esthétique…

Malgré quinze ans écoulés, la voix reste la même, radieuse, directe, fendant l'espace comme un laser, et non sans profondeur, comme irisée d'un arc-en-ciel doré. Pour moi, c'est vraiment l'idéal absolu, tout le monde devrait chanter comme cela. (D'ailleurs son motet d'alto, Ego flos campi pendant ce concert Monteverdi était merveilleux…)

Je n'ai rien dit du reste du concert, pourtant j'adore Bárbara Kusa, un peu plus opaque et rugueuse en comparaison (ce sont des compliments, rugosité singulière et pleine de caractère !), mais là aussi, une voix d'une franchise, d'une souplesse, prête à tous les répertoires, que j'aime tout particulièrement. Et Manuel de Grange conduit toujours Il Festino avec un sens tout particulier de la déclamation, tous ses concerts et tous ses disques sont pensés pour magnifier à la fois le répertoire et l'élocution. C'est vraiment l'ensemble baroque dont je suis inconditionnel.



L'endroit – le Temple de l'Âme, qui accueille un courant du protestantisme libéral fondé par le pasteur Wagner – est assez insolite en lui-même, très belle épure, avec sa galerie-mezzanine, des vertus inscrites en style Art Nouveau où la CHARITÉ fait pendant au LABEUR, et surtout ses coins garderie, ses lavabos, son frigo pour casse-croûte en plein dans la salle de culte – véritable lieu de vie qui n'a pas du tout le caractère sacré d'une église catholique. J'aime énormément cette ambiance, nimbrée d'un bel enduit jaune et éclairée par sa verrière plate.

À l'issue du concert – salle pleine, accueil remarquablement chaleureux et bruyant pour un concert de fin d'après-midi aux têtes chenues – je sors sur le boulevard, et Paris sent les bonnes odeurs de parfums et de mets… je crois que j'ai vraiment été envoûté !  Šašková still rules them all.

samedi 30 septembre 2023

#ConcertSurSol #14 : Richard Strauss, Josephs Legende


Richard Strauss
La légende de Joseph – Fragment symphonique

Richard Strauss
Concerto pour violon

César Franck
Symphonie en ré mineur

Orchestre de Paris
Paavo Järvi, direction
Renaud Capuçon, violon

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Après l'annulation en début d'année par le Philharmonique de Radio-France, revoici La Légende de Joseph, un ballet de R. Strauss créé à l'Opéra Garnier en 1914, sur un argument de Hofmannsthal et Kessler.

Sujet assez bizarre en soi, entièrement centré sur la concupiscence de la femme de Potiphar (l'officier de Pharaon qui rachète Joseph, vendu initialement par ses frères) : la Sunamite (Sulamith) qui réchauffe David et fait tant fantasmer les compositeurs du temps – Rubinstein, Klenau y ont sacrifié de belle façon (parfois en la combinant avec celle, élusive du Cantique des Cantiques – se retrouve à danser pour la fête liminaire, Joseph rêve sans cesse à son ange gardien, qui finit par le libérer magiquement de ses chaînes lorsqu'il est découvert nu (malgré lui) dans les bras de la femme de Potiphar… Celle-ci finit étouffée avec son collier de perles – là aussi, une obsession pour le lien entre sexe, bijoux et mort est très répandu dans les opéras du temps, c'est le nœud de Der Schatzgräber de Schreker (et l'histoire de son héroïne Else) par exemple, et très présent jusque dans les opéras français (l'anneau de Mélisande, les longs cheveux parés avec lesquels Genièvre se pend…). Mais le détail qui me ravit le plus, c'est l'ouverture de la fête chez l'officier de la Cour de Pharaon, dans eine mächtige Säulenhalle im Stille des Palladio (« un majestueux portique dans le style de Palladio »), bref, dans un palais d'allure grecque dans le style vénitien du XVIe siècle…

Hélas, il ne s'agissait que des « fragments symphoniques », arrangés par Strauss à la fin de sa vie pour permettre des exécutions en concert. 20 minutes au lieu d'1h10, ce qui laisse moins le temps de s'immerger et ne fait qu'accentuer l'impression générale d'une certaine extériorité émotionnelle – c'est déjà une musique assez peu dramatique, très décorative en un sens malgré ses innombrables contrastes –, en sélectionnant une poignée de numéros, et pas forcément les plus différents – il manque aussi tous les « ponts » écrits pour les pas d'action.

Il n'empêche que je reste très admiratif devant le savoir-faire orchestral immense du compositeur, multipliant les trouvailles et lançant sans compter toute la générosité sonore dont il sait faire preuve. L'élan mélodique, les ruptures harmoniques dès que le confort pourrait s'installer, le renouvellement des scintillements orchestraux ne s'arrêtent jamais, c'est d'une richesse assez insensée – il manque simplement le drame et la menace qui, eux, sont bien mieux sensibles dans le ballet intégral (qui pour autant ne se départit jamais complètement d'un certain sourire). Avec une chorégraphie, l'effet incantatoire doit être saisissant !
Voilà qui serait un beau projet, faire renaître un ballet avec un sujet biblique, une musique jamais donnée et d'une qualité extraordinaire, des possibilités chorégraphiques très étendues (entre l'incursion du merveilleux et la variété très dynamique de la musique), on pourrait, en le vendant bien, en faire un événement ! (Mais j'ai quelquefois l'impression que je m'inquiète bien plus pour le rayonnement et l'avenir de la musique que nos amies les salles subventionnées.)

Je profite de cette notule pour tirer mon chapeau à Renaud Capuçon : avec le type de notoriété qu'il a, il pourrait très bien vivre de ne jouer que les concertos de Beethoven et Tchaïkovski (certains bien moins célèbres que lui y parviennent…), et pourtant il continue d'explorer des œuvres très rares et très exigeantes (en un an, à Paris on a pu l'entendre dans Korngold, Goldmark et R. Strauss !).
Je trouve en l'occurrence le concerto de Strauss particulièrement peu intéressant, et je l'avoue, le son, le phrasé très égal et legato de Capuçon me posent souvent des problèmes de compréhension dans les œuvres qu'il aborde (je ne perçois pas les articulations / les phrasés / la forme, joué ainsi), mais même si je ne suis pas inconditionnel du point de vue violonistique, je pense clairement qu'il est l'un des prophètes qui nous montrent la voie. Car il s'appuie sur sa célébrité non pour faire un concours sur qui entrera dans le Diapason de demain comme « le meilleur interprète de Brahms », mais se met au service du répertoire – et non seulement mène un vaste public à entendre autre chose, mais nous permet même à nous, mélomanes concertopathes purulents, d'accéder à des œuvres auxquelles nous n'aurions pas accès sans lui. Gloire à Renaud Capuçon.

Pour le reste, Paavo Järvi bâtit la tension avec énormément de science et de contrôle, construction très étagée, dans Strauss comme dans Franck – dont c'est une version tradi, pas forcément colorée mais très intelligemment articulée.

mercredi 20 septembre 2023

Edelweiss – Panorama de l'intellectualité collaborationniste



J'étais très curieux d' Edelweiss France Fascisme mis en scène par Sylvain Creuzevault : j'avais déjà été séduit par son adaptation des Démons de Dostoïevski, polyphonique, ressassante, sarcastique, fresque simultanée de sourires et de folie… et ce malgré malgré un certain empilement de « trucs » de théâtreux un peu inutiles et assez intrusifs (tabac et fumigènes dans la face, sono à fond (ambiance discothèque pendant 5 minutes), contrastes lumineux délibérément aveuglants (amis épileptiques bonjour), éclairage au stroboscope, acteurs qui marchent *sur* le public, et avec pour point d'orgue l'exécution simulée d'une spectatrice montée sur scène, qui était terrifiée…
Le foisonnement, les ajouts très actuels (pour une intrigue très liée aux groupes nihilistes du XIXe tardif russe), concordaient particulièrement bien avec l'esprit de la narration de Dosto, avec ces voix discordantes qui se superposent (qui parle, bon sang ?), ces palinodies empilées…

J'espérais donc assez haut pour cette proposition inhabituelle de mise à l'honneur des écrivains collaborationnistes. En effet le spectacle, co-écrit par les acteurs (issus du Théâtre National de Strasbourg et de son école), se fonde très largement sur les écrits d'intellectuels et hommes politiques collaborationnistes, à peine remis dans le contexte de petites conversations imaginaires, juxtaposées les unes aux autres. Une mosaïque de propos tenus par Robert Brasillach, Lucien Rebatet (les deux plus présents), Marcel Déat, Philippe Henriot, Pierre Drieu la Rochelle, Céline, Jacques Doriot, Pierre-Antoine Cousteau, Joseph Darnand, Fernand de Brinon…

Structurellement, pas de folie : de petites scènes plutôt chronologiques (on débute par le procès de Brasillach, puis on repart en arrière pour suivre toute la guerre jusqu'aux exécutions des intellectuels), assez didactiques – ils n'hésitent pas à s'appeler par leurs noms complets à plusieurs reprises, portent des panneaux avec leurs prénoms, etc.
D'un point de vue formel, donc, on pourrait dire – je doute que ça fasse plaisir à Creuzevault – que ce n'est pas très différent d'une pièce de Michalik.
Mais ce n'est vraiment pas un blâme de ma part : on échappe aussi à tout ce qu'il pouvait y avoir d'intrusif dans Les Démons. À part quelques sons un peu forts (mais quelques secondes et tout à fait supportables) et de longs effets stroboscopiques – deux scènes constituées de bouts de documentaires concaténés à un fragment par seconde… –, rien d'inconfortable. Si, plusieurs nus : Rebatet (joué par une femme) se fait ausculter par Céline, mais ça entre plutôt bien dans le récit et est traité sur un mode loufoque qui diminue la potentielle gêne ; et une sorte de ballet aryen par trois acteurs et deux actrices intégralement nus (et dont la nudité paraît dispensable), mais on voit ça tellement souvent au théâtre que je ne sais même pas si c'est encore la peine de prévenir…

Globalement, une forme simple, mais très lisible, qui permet de façon de suivre très intuitive le parcours de ces figures, tout en échappant à tout interventionnisme didactique. C'est ce que j'espérais du spectacle, et cela réussit : on peut se plonger dans la pensée fasciste de ces années sans s'infliger mainte monographie, c'est une galerie de portraits qui fait défiler des positionnements très divers, sans que Creuzevault nous prenne la main pour nous rappeler que le racisme c'est mal et qu'assassiner des innocents c'est pas bien. On nous laisse tranquille pour nous balader et observer ces figures, très caractérisées (Rebatet l'exalté fantasque, Drieu le dandy, Déat l'arriviste raté, Brasillach le vilain petit canard trop modéré…), chacune avec son agenda propre : Laval le pacifiste qui fournit l'Allemagne en soldats pour se conserver l'illusion que la France ne fait pas la guerre, ceux qui souhaitent l'aide de l'Allemagne de se débarrasser des Juifs, ceux qui acceptent de se débarrasser des Juifs pour être libérés de l'Allemagne, ceux qui collaborent pour sauver ce qui peut l'être de leur France rêvée, ceux qui collaborent pour que la France ressemble à l'Allemagne, ceux qui souhaitaient la victoire de la France et se résignent à la défaite, ceux qui souhaitent la victoire de l'Allemagne…

Antisémitisme, anticommunisme, nationalisme français, admiration pour le nazisme et quelquefois même admiration pour l'Allemagne plus que de la France, les ressorts des collaborationnistes sont exposés dans toute leur diversité et s'incarnent dans leurs débats véhéments, souvent loufoques. C'est une belle fenêtre sur la complexité du monde, et certains raisonnements, déconnectés de leurs écrits (moins sympathiques) paraissent presque raisonnables ou respectables – tels Brasillach et Drieu qui, dans leurs procès, assument d'avoir misé sur le mauvais cheval et d'avoir espéré atteindre leur agenda personnel via la collaboration.
Je trouve que cela rend compte de façon intéressante de ce que pouvait être la logique interne de leur raisonnement qui nous paraît monstrueux en le regardant avec notre propre morale, mais qu'il est intéressant de comprendre de l'intérieur.

Tout cela est par ailleurs agencé d'une façon assez habile, qui évite l'écueil de la sympathie / fascination / complaisance, mais ne dit pas non plus quoi penser ; beaucoup de distance et de dispositifs amusants qui permettent de rappeler que ces personnages restent des personnages de théâtre, et que ce n'est pas tout à fait le véritable collaborationniste criminel qu'on voit sur scène : ainsi la scène de la formation du nouveau gouvernement de Pierre Laval, où tous sont alignés avec leur téléphone et déclenchent du pied leur propre sonnerie, où les conversations sont précipitées, les téléphones raccrochés au nez, contractant en quelques minutes toutes les fastidieuses complexités des refus, des exigences, des rapports de force. Ou la traduction incongrue des salutations nazies exprimées par l'ambassadeur (« salut Hitler, oui mon guide »), l'interprétation de Rebatet et Brasillach par des femmes, les chansons insérées, la voiture qui est à moitié imaginaire (seul l'avant est figuré, mais tous ouvrent soigneusement les portes invisibles), etc.

Je ne dis pas que tout cela décolle vers le sublime – le sujet est complexe, et tout est parfois exposé de façon un peu trop claire (mais on peut de ce fait très bien suivre sans y connaître grand'chose, je pense !) –, mais c'est du beau théâtre, avec beaucoup d'idées scéniques efficaces, et l'accès à un pôle de la pensée souvent évoqué en globalité, et qui retrouve ici ses innombrables tensions et contradictions. Les débats sanglants entre Rebatet (admirateur sans bornes de l'Allemagne) et sa mère (Action Française anti-allemande) ou l'exclusion de Brasillach de Je suis partout (pour ne pas mentir en cachant la défaite de Mussolini et seulement se concentrer sur les problématiques de Révolution Nationale) sont à ce titre assez stimulantes par ce qu'elles donnent à comprendre et à imaginer, dans une forme qui reste assez poétique – car le cadre est toujours suggéré, jamais totalement représenté.

Dans l'idéal, j'aurais aimé encore moins de didactique – les petits documentaires insérés sur les raffles et les résistants ne me paraissent pas avoir de rapport direct avec le sujet, et semblent là pour bien rappeler que, non, les concepteurs ne sont pas des nazis –, mais en réalité sans cela il ne serait pas toujours facile de suivre les personnages (qu'on connaît mal et qui ne sont pas nécessairement campés de façon ressemblante !) et les procédés de mise à distance procurent une variété bienvenue. Les 2h20 passent de façon très fluide.

La vraie différence, je crois, c'est bien sûr le savoir-faire scénique du metteur en scène, et mais aussi et surtout l'usage de textes d'origine : cela évite tout prêchi-prêcha, toute caricature, tout euphémisme – c'est la pensée crue de ce qui était dit et publié à l'époque, et c'est au public d'en faire ce qu'il voudra. Sylvain Creuzevault le dit très clairement, et il l'a fait.

Question : Comment allez-vous manier ce matériau dangereux, explosif ?
Creuzevault : Au calme. L’intelligence est dans l’œil du spectateur. 

C'était la première des deux avant-premières, et à mon sens une expérience qui devrait satisfaire les curieux.

lundi 31 juillet 2023

[podcast] La musique populaire imprimée, matrice invisible des compositeurs établis


curious bards
The Curious Bards le 30 juillet 2023 au lavoir de Pimelles.

Micro-série de podcasts inspirés par la démarche de l'ensemble The Curious Bards, donnant à réentendre des pièces de musique populaire suédoise, norvégienne, écossaise et irlandaise qui ont été relevées sur papier (manuscrit ou imprimé) par leurs contemporains. Deux de leurs programmes étaient proposés dans le cadre du festival Musicancy à Ancy-le-Franc, qui met à l'honneur la voix à l'occasion de son vingtième anniversaire !

L'occasion de m'interroger sur ce que cette musique retrouvée nous apprend – notamment sur la musique que nous connaissons plus largement, celle des compositeurs établis et passés à la postérité au service de cours princières ou du public des grandes villes.

Épisode I – Musiques scandinaves
Épisode II – Instrumentarium
Épisode III – Musiques des îles britanniques
Épisode IV – Deux défis : instruire et faire danser


Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :

Le flux RSS (lien à copier dans votre application de podcast)
https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss

ou sur :
Spotify (pour voir mes jolies vignettes)
Google
Deezer
Amazon
¶ etc.

Pour ceux qui veulent des extraits sonores, j'ai agencé cette série de podcasts en alternance avec des pistes de disques sur mon profil Spotify.

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Et comme d'habitude, pour ceux qui sont rétifs à l'oral, je laisse ci-après les notes brutes qui ont servi à la confection du podcast.

Suite de la notule.

David Le Marrec

Bienvenue !

Cet aimable bac
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en séries.

Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées. N'hésitez pas à réclamer.



Invitations à lire :

1 => L'italianisme dans la France baroque
2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
4 => Arabelle et Didon
5 => Woyzeck le Chourineur
6 => Nasal ou engorgé ?
7 => Voix de poitrine, de tête & mixte
8 => Les trois vertus cardinales de la mise en scène
9 => Feuilleton sériel




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