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dimanche 5 décembre 2021

Découvrir la Bible par la musique – n°2 : la guérison miraculeuse d'Ézéchias et le temps qui recule


ezechias_horloge.jpg
Destruction par Ézéchias des idoles assyriennes adoptées par son père.
(Gravure servant à illustrer une traduction & paraphrase biblique, L'histoire du Vieux et du Nouveau Testament, représentée avec des figures et des explications, la fameuse  « Bible de Sacy », « Bible de Port-Royal », « Bible de Royaumont ». Ici, édition de 1770, soit 99 ans après la première publication. Gravure probablement de Matthäus Merian.)


Retrouvez les précédents épisodes (pour l'instant, deux notules sur la figure de Caïn jusqu'au XIXe siècle) dans le chapitre de la série.

Je rappelle tout d'abord le principe de cette série, débutée avec cette année 2021.




The Bible Project

Nouvelle année, nouveau projet.

Bien que les séries «  une décennie, un disque » (1580-1830 jusqu'ici, et on inclura jusqu'à la décennie 2020 !), « les plus beaux débuts de symphonie » (déjà fait Gilse 2, Sibelius 5, Nielsen 1…) et « au secours, je n'ai pas d'aigus » ne soient pas tout à fait achevées… je conserve l'envie de débuter ce nouveau défi au (très) long cours.

L'idée de départ : proposer une découverte de la Bible à travers ses mises en musique. Le but ultime (possiblement inaccessible) serait de couvrir l'ensemble des épisodes ou poèmes bibliques jamais mis en musique. Il ne serait évidemment pas envisageable d'inclure l'ensemble des œuvres écrites pour un épisode donné, mais plutôt de proposer un parcours varié stylistiquement qui permette d'approcher ce corpus par le biais musical – et éventuellement de s'interroger sur ce que cela altère du rapport à l'original.

Quelques avantages :
    ♦ incarner certains textes ou poèmes un peu arides en les ancrant dans la musique (ce qui devrait satisfaire le lobby chrétien) ;
♦ observer différentes approches possibles de cette matière-première (pour les musiqueux).

Sur ce second point, beaucoup peut être appris :

D'une part le nécessaire équilibre entre
♦ le langage musical du temps,
♦  les formes liturgiques décidées par les autorités religieuses,
♦  la nature même de l'épisode narré.
Sur certains épisodes qui ont traversé les périodes (« Tristis est anima mea » !), il y aurait tant à dire sur l'évolution des usages formels…

D'autre part le positionnement plus ou moins distant du culte religieux :
niveau 1 → utilisé pour toutes les célébrations (l'Ordinaire des catholiques),
niveau 2 → pour certaines fêtes ou moments spécifiques de l'année liturgique (le Propre),
niveau 3 → en complément de la messe proprement dite (comme les cantates),
niveau 4 → en forme de concert sacré mais distinct du culte (les oratorios),
niveau 5 → sous forme œuvres destinées à édifier le public mais représentées dans les théâtres (oratorios hors églises ou opéras un peu révérencieux),
niveau 6 → de libres adaptations (typiquement à l'opéra, lorsque Adam, Joseph ou Moïse deviennent des héros un peu plus complexes)
niveau 7 → ou même de relectures critiques (détournements d'Abraham ou de Caïn au XXe siècle…).

À cette fin, j'ai commencé un tableau qui devrait, à terme, viser l'exhaustivité – non pas, encore une fois, des mises en musique, mais des épisodes bibliques. Il s'avère déjà que, même pour les tubes de la Genèse, certains épisodes sont très peu représentés – l'Ivresse de Noé, pourtant abondamment iconographiée, est particulièrement peu répandue dans les adaptations musicales.

Mais en plus du tableau, de petits épisodes détachés avec un peu de glose ne peuvent pas faire de mal. (Comme ils seront dans le désordre, ils pourront ensuite être recensés dans le tableau ou une notule adéquate.) Nous verrons combien je réussis à produire, et si cela revêt quelque pertinence.





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Ézéchias sur son lit de douleurs.
Gravure de Christoffel van Sichem II, première moitié du XVIIe s.





La guérison miraculeuse d'Ézéchias


La source

1. En ces jours-là, Ezéchias fut atteint d'une maladie mortelle. Esaïe, fils d'Amots, le prophète, vint lui dire : Ainsi parle le SEIGNEUR : Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir ; tu ne vivras plus.
2. Ezéchias tourna son visage vers le mur et pria le SEIGNEUR.
3. Il disait : S'il te plaît, SEIGNEUR, souviens-toi, je t'en prie, que j'ai marché devant toi avec loyauté et d'un cœur entier, et que j'ai fait ce qui te plaît ! Et Ezéchias se mit à pleurer abondamment.

4. Alors la parole du SEIGNEUR parvint à Esaïe :
5. Va dire à Ezéchias : Ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu de David, ton père : J'ai entendu ta prière, j'ai vu tes larmes. J'ajoute quinze années à ta vie.
6. Je te délivrerai, ainsi que cette ville, de la main du roi d'Assyrie ; je protégerai cette ville.
7. Voici quel sera pour toi, de la part du SEIGNEUR, le signe que le SEIGNEUR fera ce qu'il a dit :
8. Je fais revenir de dix degrés en arrière, avec le soleil, l'ombre des degrés qui est descendue sur les degrés d'Achaz. Et le soleil revint de dix degrés sur les degrés où il était descendu.

(Prière d'Ézéchias après sa guérison : )

9. Ecrit d'Ezéchias, roi de Juda, lorsqu'il fut malade et survécut à sa maladie.

10. Je me disais : quand mes jours sont en repos, je dois m'en aller aux portes du séjour des morts. Je suis privé du reste de mes années !
11. Je disais : Je ne verrai plus le SEIGNEUR (Yah), le SEIGNEUR (Yah), sur la terre des vivants ; je ne contemplerai plus aucun être humain parmi les habitants du monde !
12. Ma demeure est enlevée et exilée loin de moi, comme une tente de berger ; comme un tisserand j'enroule ma vie. Il m'arrache du métier. Du jour à la nuit tu m'auras achevé !
13. Je me suis contenu jusqu'au matin ; comme un lion, il brisait tous mes os, du jour à la nuit tu m'auras achevé !
14. Je poussais des petits cris comme une hirondelle en voltigeant, je gémissais comme la colombe ; misérable, je levais les yeux en haut : Seigneur, je suis oppressé, sois mon garant !
15. Que dirai-je ? Il m'a répondu, et c'est lui-même qui a agi. Je marcherai humblement pendant toutes mes années, à cause de mon amertume.
16. Seigneur, c'est par tes bontés que l'on vit, c'est par elles que je respire encore ; tu me rétablis, tu me rends à la vie.
17. Mon amertume s'est changée en paix. Toi, tu t'es épris de moi au point de me retirer de la fosse du néant, car tu as rejeté derrière ton dos tous mes péchés.
18. Car ce n'est pas le séjour des morts qui te célébrera, ce n'est pas la mort qui te louera ; ceux qui descendent dans le gouffre n'espèrent plus rien de ta loyauté.
19. Le vivant, le vivant, c'est celui-là qui te célèbre, comme moi aujourd'hui ; le père fait connaître aux fils ta loyauté.
20. Le SEIGNEUR m'a sauvé ! Nous ferons résonner mes instruments, tous les jours de notre vie, à la maison du SEIGNEUR.
21. Esaïe avait dit : Qu'on apporte un gâteau de figues sèches et qu'on l'applique sur l'ulcère ; et Ezéchias vivra.
22. Ezéchias avait dit : Quel est le signe que je monterai à la maison du SEIGNEUR ?

Ésaïe 38:14-17, traduction de la Nouvelle Bible Segond.




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« Ézéchias montre ses trésors aux ambassadeurs du roi de Babylone. »
Gravure pour La Bible Populaire (Hachette 1864).





Ézéchias mis en musique

Bien qu'étant rapportée en trois endroits (la fin de Rois 2, troisième partie de Proto-Ésaïe, deuxième livre des Chroniques), la geste d'Ézéchias est très peu représentée dans le monde musical – et, me semble-t-il du point de vue de ma culture tout à fait lacunaire, très marginale également dans les autres arts et dans la culture partagée de l'honnête homme.

Il existe cependant une astuce : selon l'exégèse d'Ernest Renan (qui vaut ce qu'elle vaut, à savoir une exégèse de 1890 publiée dans la Revue des Deux Mondes, que je suis allé lire au bénéfice de cette notule– « Études d'histoire israélite : Le règne d'Ézéchias, deuxième partie », Troisième Période, Vol.100, n°1 du 1er juillet 1890, pp. 32-57), le Psaume II – pourtant traditionnellement attribué à David – assez pourrait constituer une description politique du temps d'Ézéchias.

Imaginez alors la quantité de musiques que l'on pourrait lui associer !  De Tallis (dans les 9 Psalm Tunes for Archbishop Parker's Psalter) et « Why Do the Nations » du Messiah de Händel jusqu'aux Chichester Psalms de Bernstein, en passant par les nombreuses versions latines (« Quare fremuerunt gentes ») du Psaume, très en vogue en France à l'époque baroque avec les grands motets de  LULLY, (Pierre) Robert et Charpentier, puis chez les romantiques avec Franck et Saint-Saëns (dans l'Oratorio de Noël)… Un texte animé, qui produit de très belles mises en musique (en particulier chez les baroques), aux contrastes saisissants.
C'est l'essentiel, à part quelques versions XX-XXIe de compositeurs peu célèbres (inclus dans Odi et amo d'Uģis Prauliņš, par exemple), de ce que j'ai rencontré au disque. Il doit en exister des tombereaux d'autres en réalité, puisque ce psaume figure au programme de l'office de Prime du lundi, dans la règle de saint Benoît !  Il peut aussi bien être dit que chanté dans ce contexte, si bien que beaucoup de versions musicales, pas forcément toutes de grande ambition, doivent en exister !

Cependant, pour un épisode qui soit directement reliable à Ézéchias, sans interprétation exégétique marginale, je n'en connais qu'un seul, je crois, dans la portion (très limitée) de la musique que j'ai pu fréquenter au fil des années. Quelle coïncidence incroyable, il s'agit d'un chef-d'œuvre absolu dont je voulais vous entretenir depuis longtemps.



Histoire d'Ézéchias

Ézéchias, roi de Juda (il existe alors aussi un royaume distinct d'Isräel, au Nord, avec pour capitale Samarie), à la fin du VIIIe siècle avant nous, fait partie des rois exemplaires bibliques. Ami de l'agriculture, améliorant l'approvisionnement en eau potable de Jérusalem… l'économie est florissante et le temple de Salomon reçoit de nouveaux ornements, devenant le lieu central du culte (destruction de Haut-lieux décentralisés sur le reste du territoire).

Ce portrait laudatif est à concevoir en opposition avec son père Achaz, qui refuse l'alliance des royaumes voisins contre la menaçante Assyrie, pour finalement devoir, en désespoir de cause, donner tout l'or du Temple aux Assyriens pour ne pas être lui-même pris d'assaut par ses voisins. Le royaume voisin d'Israël tombe, une partie de sa population est remplacée et déportée, les réfugiés affluent dans le royaume de Juda.
Pour couronner le tout, Achaz embrasse les idoles assyriennes – dans 2 Rois 16:3, il est même raconté qu'il immole l'un de ses fils à Moloch. Et dans 2 Chroniques 28:3, fils est au pluriel.

Ézéchias fait tout l'inverse : il revient à la religion de ses pères et brave l'Assyrie. Le siège de Jérusalem n'est pas véritablement un succès (Ézéchias s'en tire en livrant un tribut à nouveau tiré du Temple), mais les Assyriens lèvent le camp sans prendre la ville. Les textes parlent du carnage de 185000 hommes commis en une nuit par « l'ange de Yahvé » – les exégètes supposent l'apparition d'une épidémie.

Alors qu'il est frappé, nous dit le livre d'Ésaïe, d'une maladie mortelle, Dieu intercède à sa prière et le sauve. Le texte qui va nous occuper est tiré de la louange d'Ézéchias après sa guérison.




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Fin de la Deuxième Méditation pour le Carême de Charpentier, tirée de l'édition de Vincent Carpentier.




Méditations pour le Carême, n°2 (H.381)


Le mystère

Un mot en guise d'introduction à ce massif, l'un des sommets de toute l'œuvre de Charpentier – et, partant, de la musique européenne du XVIIe siècle. Il a la particularité d'être assez mal documenté : on dispose de disques, mais de très peu d'éléments sur son origine. On sait que la partition nous est seulement parvenue par la bibliothèque de Sébastien de Brossard, autre représentant majeur du style ultramontain de la même génération.

Il est probable qu'ainsi que la majorité de sa production sacrée, cet ensemble cohérent de 10 pièces provienne de sa période chez les Jésuites, au collège Louis-Le-Grand ou à Saint-Louis-des-Jésuites (actuelle Saint-Paul-Saint-Louis) – mais aucun document ne permet de l'affirmer.

L'œuvre est tellement peu identifiée, et si atypique, qu'elle occupe, dans le catalogue thématique Hitchcock (organisé par genre), la toute fin de la liste des motets – faute de date ou de repère générique.

Elle n'est cependant pas énigmatique : son format correspond en tout point à l'esprit rhétorique des motets de la liturgie Contre-Réforme, où Carême et Semaine Sainte étaient l'occasion de fournir des sujets musicaux assez riches, jusqu'à la célèbre mondanisation de l'office des Ténèbres. Le détail de sa forme, assez original – dans le répertoire courant, on n'en a guère d'exemple – se situe à la jointure du court petit-motet (1 à 3 voix solos) contemplatif tiré des Psaumes et du petit oratorio (ou « histoire sacrée ») représentant en un quart d'heure une action biblique beaucoup plus dramatique (tel qu'il en fit autour de Judith, Esther ou du Reniement de Pierre).
Selon qu'on considère ses parties isolées – dix motets détachables, cohérents en eux-mêmes, avec leurs récitatifs, leurs tirades solos, leurs « chœurs » homorythmiques ou contrapuntiques – ou son ensemble – une histoire de la Passion, remise dans son contexte large de l'état du monde (!) et de la filiation abrahamique –, ces Méditations peuvent ressortir plutôt à l'un ou l'autre genre.

Ce ne sont d'ailleurs, autre bizarrerie, pas tant des méditations, pour la plupart, que des narrations, dans un format très resserré, d'épisodes-clefs de la Passion (la Cène, le Mont des Oliviers, l'Arrestation, le Reniement, le Procès…) – mais elles contiennent des réflexions qui n'appartiennent pas aux originaux, et invitent, par le seul exemple montré ou par des versets écrits dans ce but, le fidèle à s'interroger sur sa place dans ce monde où Jésus a vécu sa Passion. En filigrane, les modèles de votre vie sont-ils Abraham, Jésus, Pierre, Judas ?



Architecture générale

D'où proviennent les textes ?

Ce sont 10 fragments tirés et arrangés de la Bible pour nourrir le cheminement sur le Carême.

Étrangement, les livres savants que j'ai consultés parlent fort peu de cette œuvre, dont on ne sait, il est vrai, à peu près rien. Mais aussi bien dans les monographies charpentiéristiques que dans les notices des disques concernés, et jusque dans les catalogues de référence du type BNF, CMBV, VIAF, la provenance des textes n'est pas incluse – pis, il est parfois suggéré qu'il s'agit de textes ad hoc, préparés pour les besoins des gloses, des offices, des motets (alors que tout, à l'exception de quelques détails ajustés, procède en réalité d'un copié-collé des Écritures !).

J'ai donc dû vérifier manuellement chaque segment de ces motets pour vérifier exactement :
a) la provenance (qui conditionne l'implicite de ces textes) ;
b) leur degré de réécriture (l'écart par rapport au texte canonique n'est pas, là non plus, anodin).

Je ne suis pas grand clerc et ne promets pas de ne pas avoir laissé passé de détails, mais vous disposerez au moins d'un grossier canevas – que je n'ai pas pu trouver, ni dans les sites spécialisés, ni dans les catalogues officiels, ni en bibliothèque (je me doute bien que ça existe, mais ça veut dire que ce n'est pas à disposition de n'importe quel mélomane qui veut juste écouter son disque avec un minimum de contexte).

On néglige peut-être aussi que les traductions modernes se réfèrent au grec des Évangiles et à l'hébreu des textes vétéro-testamentaires… on s'aperçoit, en lisant la vulgate utilisée par Charpentier, que les nuances en sont assez différentes par endroit – je suis notamment frappé du caractère plus consolateur des choix de traduction, peut-être autant l'effet de l'esprit de notre temps que le retour aux textes originaux. En somme, le texte mis en musique par Charpentier n'a pas toujours la même couleur que les traductions qu'on peut en lire habituellement.


Structure musicale interne

Le résultat, comme dit précédemment, tient aussi bien – chaque pièce prise à part – du petit motet, que – considérant l'ensemble du parcours – d'une sorte d'oratorio de la Passion.

Les remaniements textuels m'évoquent évidemment les cantates luthériennes d'Augustin PFLEGER pour la cour de Gottorf.

Ici, ce sont trois voix, alternant homorythmie (pour les commentaires méditatifs), canons, polyphonies diverses, dialogues récitatifs ou quasi-ariosos, d'une façon qui n'est pas rigide mais soumise à l'évolution du texte… De petits bijoux d'interaction texte-musique.



L'œuvre


[[]]
par Les Surprises (chez Musiques à Ambronay)
Stéphen Collardelle, haute-contre
Martin Candela, taille
Étienne Bazola, basse-taille
Juliette Guignard, viole de gambe
Etienne Galletier, théorbe
Louis-Noël Bestion de Camboulas, orgue, clavecin et direction


Vulgate retouchée pour le motet
Traduction DLM
Sicut pullus hirundinis sic clamabo.
Meditabor ut columba.
Attenuati sunt oculi mei
suscipientes in excelsum.
Recogitabo tibi omnes annos meos
in amaritudine animae meae.
Domine si sic vivitur et in talibus vita spiritus mei,
corripies me et vivificabis me.
Ecce in pace amaritudo mea amarissima.
Comme le petit de l'hirondelle, ainsi je proclamerai.
Je serai calme comme la colombe.
Mes yeux ont été affaiblis
à force de se lever vers le Ciel.
Je te rappellerai toutes ces miennes années
que j'ai passées dans l'amertume.
Seigneur, si c'est ainsi que tu m'insuffles la vie,
tu t'empareras de moi et me rendras à la vie.
Et voici ma plus amère amertume changée en paix.


Sicut pullus hirundinis : Ésaïe 38:14-17

Il s'agit donc de l'action de grâce d'Ézéchias après sa guérison miraculeuse… mais au sein d'un cycle consacré à la Passion, quoi de plus naturel pour parler du destin de Jésus que de convoquer Ésaïe ?

Avec des coupures dans le texte d'origine, mais dans les mots exacts de la vulgate, c'est une promesse de consolation après l'affliction ; prochaine ou lointaine, par l'Éternel. Ésaïe annonçant le Messie tel que décrit dans les Évangiles (ou plus exactement, les Évangiles tissant minutieusement des parallèles avec les prophéties et métaphores d'Ésaïe), ces versets sont aussi un choix naturel pour méditer sur le sens de la souffrance et leurs résolution, en préparation de la Semaine Sainte.

Petit fait amusant qui m'a occupé quelques heures à comparer les traductions, lire les articles spécialisés et interroger les quelques clercs de ma connaissance : les traductions depuis la vulgate traduisent l'épisode en mettant en avant que l'amertume trouble la paix, tandis que les traductions plus récentes d'après l'hébreu disent au contraire qu'à la souffrance succèdera un jour la paix. Je ne parviens pas à déterminer s'il s'agit d'une divergence entre saint Jérôme et l'hébreu, ou d'un changement de tradition. En tout cas il est notable que pour les traductions de l'époque de Charpentier, le sens de ces versets étaient plus sombres que dans les traductions couramment disponibles aujourd'hui de type Jérusalem ou Segond, et cela s'entend dans la mise en musique.

Pourtant, en lisant le latin du texte pour le motet de Charpentier, la transposition au futur des deux premiers verbes (c'est aussi le cas pour la fin) suppose plutôt que les cris et la prostration évoqués au début de l'épisode seront la preuve de la joie profonde et de la rédemption – alors que dans le texte d'origine dont j'ai placé une bonne traduction plus haut, le consensus des traducteurs suggère qu'Ézéchias était souffrant et fragile comme un petit oiseau.

Je serai bien sûr heureux de toute lumière sur ce sujet qui m'a occupé quelque temps, sans qu'aucun des spécialistes que j'ai pu approcher n'aient osé émettre une hypothèse.


Sicut pullus hirundinis : Charpentier H.381

(Œuvre de niveau 3.)

Quelques petits repères musicaux pour vous.

a) Début en fugato (les entrées ont des divergences, contrairement à un canon-type) autour de la simple exposition « ainsi que le petit de l'hirondelle, je crierai ».

b) Chaque voix a son verset solo (la taille et la basse-taille sur le même patron), avant que la haute-contre et la taille ne chantent ensemble à la tierce (c'est-à-dire la même mélodie à deux notes d'écart) : la période aboutit enfin sur la clef de voûte de l'ensemble, le mot « amertume », où le temps s'alentit, où les figuralismes évoquent la plainte.

c) L'appel au Seigneur se fait à nouveau sur un très court moment en fugato de 3 mesures, avant de déboucher, pour évoquer la « vivification » de l'âme, sur un soudain mouvement à trois temps très élancé, avec aigus exaltants de la haute-contre.

d) Retour au mouvement regulier à quatre temps, à nouveau en entrées tuilées fuguées, pour évoquer ce fameux dernier verset sujet à interprétation : ici, Charpentier le perçoit clairement comme un moment où le sentiment d'affliction domine, et les frottements harmoniques sont nombreux ; l'avancée très progressive par glissements chromatiques (on passe d'une tonalité à une autre, on emprunte, ça frotte, c'est instable) finit sur un unisson sans choisir entre la permanence du mineur sombre ou l'espérance finale du mode majeur.

Composition très sophistiquée, techniquement très avancée, dont l'italianisme éhonté (ce grand chromatisme final !) a dû fortement impressionner – il est le seul, me semble-t-il, à pousser aussi loin l'exercice d'un contrepoint aussi libre et d'une harmonie aussi subversive, en cette fin du XVIIe français.



Discographie

Il existe quatre versions de cette pièce – je vous ai naturellement proposé la plus belle.

ita → Les Arts Florissants (Christie), quelquefois à un par partie, quelquefois à plusieurs (deux ?). Les voix sont un peu pionnières (Honeyman, Laplénie, Cantor… pas le fondu qui prévaut aujourd'hui, moi j'aime), l'exécution aussi, mais le caractère dramatique des tableaux est tout à fait réussi !
Le Concert Spirituel (Niquet), seulement la moitié des Méditations, à deux par partie (Lenaerts & Auvity, Évreux & Honeyman, Buet & Nédélec), très allant comme il se doit, mais le fait de chanter à deux bride l'expressivité individuelle et rend plus saillantes les micro-divergences d'intonation. Nettement moins probant qu'à un par partie, à mon sens.
Ensemble Pierre Robert (Desenclos). À un par partie (Beekman, Getchell, Muuse), très doux et vivant, grande réussite.
Les Surprises (Bestion de Camboulas). Celui que j'ai sélectionné, à un par partie (P. García, Candela, Bazola), particulièrement vivant et animé, chanté avec insolence, un régal de bout en bout.




ezechias_horloge.jpg
Isaïe annonce à Ézékias le signe donné par Dieu des quinze années de vie accordées : l'ombre doit-elle avancer ou reculer de dix marches ?  Ézékias choisit le prodige le plus incontestable : l'ombre reculera. (Et Yahvé s'exécute.)
[Oui, je varie les graphies pour que vous puissiez, dans un futur lointain, retrouver la notule !]





La mémoire d'Ézéchias

En fin de compte, je n'ai rencontré aucune œuvre qui raconte l'histoire d'Ézéchias : le Psaume II n'est pas traditionnellement relié à son règne (et en tout cas rien d'explicite ne permet de l'assurer avec certitude), et la seule mise en musique qui lui soit ouvertement reliée, cet extrait d'Ésaïe mis en musique par Charpentier… est en réalité anonymisée et remaniée, pour en faire une méditation autour du pécheur qui espère en la miséricorde et la vie éternelle, à l'occasion de la Semaine Sainte.

Je me figure qu'il existe forcément, dans la quantité vertigineuse d'oratorios à sujets vétéro-testamentaires produits aux XVIIe et XVIIIe siècle en italien, en allemand ou même en latin, un petit recueil d'airs à da capo qui prenne ce règne-là en exemple. Mais je ne l'ai pas trouvé – vu l'ampleur des bases de données consultées, il est vraisemblable que cela n'ait jamais été officiellement enregistré sur disque.

Pourquoi l'avoir choisi ?

Le cas est intéressant à plusieurs titres :

a) il pose la question de la raison pour laquelle certains épisodes nous parviennent plutôt que d'autres – alors qu'il y a ici tous les éléments utiles pour exalter la piété avec le profil de ce roi préoccupé de questions religieuses, construire l'épopée avec la guerre contre les Assyriens, assurer le spectaculaire avec le siège de Jérusalem fatal aux assaillants, pourquoi a-t-on à ce point davantage de versions musicales de Booz ou Saül ?

b) se posera aussi, en d'autres instances (l'Ivresse de Noé !) la question pour laquelle des épisodes très commentés et iconographiés ne sont jamais mis en musique (c'est moins le cas ici, Ézéchias n'est pas une figure emblématique) ;

c) il est possible d'utiliser un épisode pour autre chose que pour lui-même ; ici, cet extrait d'un livre sacré est employé à d'autres fins, pour expliquer un autre moment (on passe du Tanakh au Évangiles, du récit « historique » au conseil donné aux fidèles).  (La chose avait atteint, vous vous en souvenez, des dimensions particulièrement impressionnantes chez Pfleger, des patchworks où des citations changent de personnages, une grande foire aux collages plus ou moins en accord avec le sens premier des textes.)




J'avais reçu beaucoup de demandes pour poursuivre cette série. Les deux derniers épisodes de Caïn sont longs à construire, je poursuis donc ailleurs.

À bientôt, que ce soit pour une notule-édito, un bilan des nouveautés discographiques ou la suite des anniversaires attendus en 2022 !




Apostille

La rédaction de cette notule s'étant étendue sur deux semaines, voici j'ai fini par trouver, au moment où je la prépare pour pixellisation, trace d'autres mises en musique du règne d'Ézéchias !  Exactement ce que j'avais pu supposer : oratorio italien (probablement en latin, chez Carissimi) & références exotiques chez des compositeurs vivants.

→ Le n°22 des Hymnes [sic] and Songs for the Church d'Orlando Gibbons (l'une des figures majeures de la polyphonie anglaise du début du XVIIe siècle). « The Prayer of Hezekiah : O Lord of Hosts, and God of Israel » (Tonus Peregrinus, Naxos 2006).
→ Une cantate de Carissimi évidemment !  (Corboz, Erato 1973 ; Erik van Nevel, Accent 1990).
→ Une cantate de Rossi en italien (Pfammatter, Divox 2000, capté depuis le fond d'une cathédrale).
→ Le troisième mouvement de la Symphonie n°19 « Hallelujahs » d'Andreas Willschner, « Hallelujah of Hezekiah » – chacun des cinq mouvements évocant un chant de louange (Carson Cooman, Divine Art 2017).

    Il faut que je me trouve le Corboz, qui m'avait échappé car jamais réédité, ni en CD ni en dématérialisé, mais pour les deux autres, on constate qu'il s'agit du même épisode de maladie miraculeusement résolue – c'est elle aussi qui domine dans l'iconographie, pour ce que j'ai pu en juger en parcourant les gravures pour en décorer cette notule.
    [… et voilà que je trouve la version d'Erik van Nevel !  C'est en effet en latin.]
    Voilà qui méritera peut-être une autre notule pour compléter, une fois que j'aurai pu étudier un peu les textes…

À présent que je me suis simultanément contredit et donné raison (ce qui n'a que l'apparence d'un paradoxe, si vous m'avez bien lu, estimés lecteurs), et que j'ai tâché d'affiner publiquement le tableau jusqu'ici dressé, je puis vous laisser vaquer à votre lecture. Puisse-t-elle vous édifier ou vous divertir un tant soit peu.

mardi 23 mars 2021

Découvrir la Bible par la musique – n°1b : Rolle, Kreutzer, l'assassin dépressif, « mais faites danser Caïn ! »


La première partie, qui couvre les mises en musique de l'épisode depuis le grégorien jusqu'à l'oratorio baroque du milieu du XVIIIe siècle, se trouve ici.

Je reproduis, pour plus de commodité, l'introduction – avec, notamment, les degrés d'éloignement de la liturgie (niveaux 1 à 7) et le texte-source.




The Bible Project

Nouvelle année, nouveau projet.

Bien que les séries «  une décennie, un disque » (1580-1830 jusqu'ici, et on inclura jusqu'à la décennie 2020 !), « les plus beaux débuts de symphonie » (déjà fait Gilse 2, Sibelius 5, Nielsen 1…) et « au secours, je n'ai pas d'aigus » ne soient pas tout à fait achevées… je conserve l'envie de débuter ce nouveau défi au (très) long cours.

L'idée de départ : proposer une découverte de la Bible à travers ses mises en musique. Le but ultime (possiblement inaccessible) serait de couvrir l'ensemble des épisodes ou poèmes bibliques jamais mis en musique. Il ne serait évidemment pas envisageable d'inclure l'ensemble des œuvres écrites pour un épisode donné, mais plutôt de proposer un parcours varié stylistiquement qui permette d'approcher ce corpus par le biais musical – et éventuellement de s'interroger sur ce que cela altère du rapport à l'original.

Quelques avantages :
    ♦ incarner certains textes ou poèmes un peu arides en les ancrant dans la musique (ce qui devrait satisfaire le lobby chrétien) ;
♦ observer différentes approches possibles de cette matière-première (pour les musiqueux).

Sur ce second point, beaucoup peut être appris :

D'une part le nécessaire équilibre entre
♦ le langage musical du temps,
♦  les formes liturgiques décidées par les autorités religieuses,
♦  la nature même de l'épisode narré.
Sur certains épisodes qui ont traversé les périodes (« Tristis est anima mea » !), il y aurait tant à dire sur l'évolution des usages formels…

D'autre part le positionnement plus ou moins distant du culte religieux :
niveau 1 → utilisé pour toutes les célébrations (l'Ordinaire des catholiques),
niveau 2 → pour certaines fêtes ou moments spécifiques de l'année liturgique (le Propre),
niveau 3 → en complément de la messe proprement dite (comme les cantates),
niveau 4 → en forme de concert sacré mais distinct du culte (les oratorios),
niveau 5 → sous forme œuvres destinées à édifier le public mais représentées dans les théâtres (oratorios hors églises ou opéras un peu révérencieux),
niveau 6 → de libres adaptations (typiquement à l'opéra, lorsque Adam, Joseph ou Moïse deviennent des héros un peu plus complexes)
niveau 7 → ou même de relectures critiques (détournements d'Abraham ou de Caïn au XXe siècle…).

À cette fin, j'ai commencé un tableau qui devrait, à terme, viser l'exhaustivité – non pas, encore une fois, des mises en musique, mais des épisodes bibliques. Il s'avère déjà que, même pour les tubes de la Genèse, certains épisodes sont très peu représentés – l'Ivresse de Noé, pourtant abondamment iconographiée, est particulièrement peu répandue dans les adaptations musicales.

Mais en plus du tableau, de petits épisodes détachés avec un peu de glose ne peuvent pas faire de mal. (Comme ils seront dans le désordre, ils pourront ensuite être recensés dans le tableau ou une notule adéquate.) Nous verrons combien je réussis à produire, et si cela revêt quelque pertinence.




Abel & Caïn
(Épisode 2)


Rappel : la source


1.     Or Adam connut Eve sa femme, laquelle conçut, et enfanta Caïn; et elle dit : J'ai acquis un homme de par l'Eternel.
2.     Elle enfanta encore Abel son frère; et Abel fut berger, et Caïn laboureur.
3.     Or il arriva, au bout de quelque temps, que Caïn offrit à l'Eternel une oblation des fruits de la terre ;
4.     Et qu'Abel aussi offrit des premiers-nés de son troupeau, et de leur graisse ; et l'Eternel eut égard à Abel, et à son oblation.
5.     Mais il n'eut point d'égard à Caïn, ni à son oblation ; et Caïn fut fort irrité, et son visage fut abattu.
6.     Et l'Eternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité ? et pourquoi ton visage est-il abattu ?
7.     Si tu fais bien, ne sera-t-il pas reçu ? mais si tu ne fais pas bien, le péché est à la porte ; or ses désirs se [rapportent] à toi, et tu as Seigneurie sur lui.
8.     Or Caïn parla avec Abel son frère, et comme ils étaient aux champs, Caïn s'éleva contre Abel son frère, et le tua.
9.     Et l'Eternel dit à Caïn : Où est Abel ton frère ? Et il lui répondit : Je ne sais, suis-je le gardien de mon frère, moi ?
10.     Et Dieu dit : Qu'as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre à moi.
11.     Maintenant donc tu [seras] maudit, [même] de la part de la terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
12.     Quand tu laboureras la terre, elle ne te rendra plus son fruit, et tu seras vagabond et fugitif sur la terre.
13.     Et Caïn dit à l'Eternel : Ma peine est plus grande que je ne puis porter.
14.     Voici, tu m'as chassé aujourd'hui de cette terre-ci, et je serai caché de devant ta face, et serai vagabond et fugitif sur la terre, et il arrivera que quiconque me trouvera, me tuera.
15.     Et l'Eternel lui dit : C'est pourquoi quiconque tuera Caïn sera puni sept fois davantage. Ainsi l'Eternel mit une marque sur Caïn, afin que quiconque le trouverait, ne le tuât point.
16.     Alors Caïn sortit de devant la face de l'Eternel, et habita au pays de Nod, vers l'Orient d'Héden.
17.     Puis Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Hénoc ; et il bâtit une ville, et appela la ville Hénoc, du nom de son fils.

Genèse 4:1-17, traduction de Martin (1744).




Les adaptations musicales

Après avoir évoqué la mise en musique grégorienne, Resinarius, Kropstein, Lemlin, Hollander, Lassus, Carissimi, Pasquini, A. Scarlatti et Caldara, voici le moment d'aborder les transformations du mythe chez les Classiques et au delà…



1771

Johann Heinrich ROLLEDer Tod Abels


[[]]
Le sacrifice rejeté.

Musique

¶ À nouveau un oratorio qui interprète la scène suggérée par les Écritures, tout à fait dans la lignée stylistique de ce qui précède. Le langage musical, malgré la date tardive, demeure largement baroque, mais le drame prévaut, les numéros épousent volontiers l'action et les airs n'atteignent pas les longueurs extravagantes du baroque tardif de Caldara, Graun ou Jommelli. Les récitatifs restent plutôt nus mais leurs lignes mélodiques sont tournées vers l'expression, avec des intervalles assez variés, comme dans les Passions.
    Ce style conservateur explique probablement que Rolle n'ait pas atteint grande célébrité pour la postérité, mais sa vie également, échouant à se faire embaucher à Hambourg face à Telemann – qui n'a déjà pas bonne presse pour le grand public (pour d'absurdes ressentiments de nature salérienne, comme rival d'un compositeur devenu intouchable dans les siècles suivants). Sa vie musicale se déroule essentiellement à Magdebourg, où il a grandi.

Livret

¶ Le livret, comme les précédents, a ses originalités : il faut bien habiter ces très courtes et très factuelles mentions de la Genèse. Ici, Abel est le préféré de la famille. Le « Chœur des enfants d'Adam » (petits-enfants inclus ?  autres fils non nommés ?) décrit son offrande, puis l'orage qui suit celle de Caïn, dans une scène pas nécessairement très dramatique dans son traitement musical, mais qui a la force d'incarner dans un jeu en-scène / hors-scène le moment de bascule de l'épisode, au lieu de le suggérer seulement par des récits et des résumés.
    La découverte du corps d'Abel se fait hors scène, sans transition avec l'air de l'épouse de Caïn, Meala, qui dispose d'une large place dans cette version et commente le désespoir de son mari, redoutant l'accomplissement de ce qui a été annoncé – Caïn lui a confié, tout à sa frustration, « Voici le jour qui doit remplir mon vœu ». Ce sont Ève et Adam qui révèlent le crime par leur affliction, dans un simple récitatif. S'ensuit la confrontation avec Caïn et sa fuite, perclus de remords : le traitement du personnage n'est pas à charge, le librettiste présente très clairement les causes de son mal-être et l'horreur de lui-même que lui inspire son geste. Malgré son refus, femme et enfants le suivent.
    Le chœur final est un choral, invitant roses et cyprès à pousser sur la tombe d'Abel, afin de pouvoir pleurer la première victime. Il est assez intéressant, car ce ne sont manifestement plus les enfants d'Adam qui parlent ; probablement, comme c'est l'usage, le choral incarne-t-il l'assemblée des fidèles chrétiens d'aujourd'hui, mais il semble assez tard pour espérer la floraison de la tombe issue du premier meurtre… Le contour de ces locuteurs choraux reste assez flou, de même que le message, pas du tout moralisant, qui assume seulement l'affliction (ainsi qu'une pointe de tendresse ?).

Conclusions

¶ J'avais noté niveau 5, mais je ne retrouve plus les textes attestant d'une interprétation hors des temples. Possiblement niveau 4, donc. (La documentation est rare sur Rolle et je ne puis matériellement opérer une recherche complète sur chaque œuvre illustrant la série, navré.)

¶ Ce n'est clairement pas le chef-d'œuvre musical de son siècle, mais reste joliment écrit. J'avoue avoir été assez intéressé par cette approche assez compréhensive, incluant au récit la détresse de Caïn, qui ne constitue plus un repoussoir, symbole absolu du mal (comme une continuation du Serpent d'Éden), mais plutôt le témoignage d'un autre aspect de ce qu'est la souffrance humaine. Je ne dis pas que Caïn y devienne sympathique, mais il n'y est en rien un avatar de Satan, ni même le jouet de Lucifer. Autant la forme musicale reste celle de l'oratorio baroque, autant le propos du livret semble davantage placer l'homme comme mesure du drame – l'ambiance du XVIIe italien semble bien lointaine.


Une belle version en existe par Hermann Max chez Capriccio (avec notamment Mammel et van der Kamp).




1810
Rodolphe K
REUTZERLa mort d'Abel

a) Une nouvelle approche : la fiction biblique

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Adam à l'aurore du drame (Pierre-Yves Pruvot).

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¶ L'une des raisons du choix de Caïn comme premier épisode de cette série tenait dans l'étendue des propositions – non seulement dans le temps, avec des premières mises en musique dès le XVIe siècle – mais aussi dans la variété de leur nature, depuis la mise en musique littérale de la Genèse, encastrée dans la cérémonie cultuelle même (les répons de Lassus et ses contemporains) jusqu'à l'opéra profane, irrévérencieux et critique (on y viendra, avec Rudi Stephan). Avec cette Mort d'Abel, nous rencontrons un premier exemple d'œuvre de niveau 6, soit une libre adaptation fictionnelle de la matière biblique.
    Ce n'est même plus une question d'exécution à l'église ou au théâtre, c'est la conception même du rôle de l'épisode qui fait toute la différence. Ici, l'œuvre, commandée à François-Benoît Hoffmann, librettiste de renom, emprunte à la Bible comme matière thématique, mais n'entend en rien édifier ni prolonger le culte. Le mythe connu sert avant tout de support à une libre invention dramatique, conçue pour un divertissement scénique, au même titre que les matières antiques ou orientales qui avaient alors la faveur de la scène française…



b) Un peu de contexte : l'oratorio français

¶ Ce choix n'a rien d'anodin : il est le fruit d'une longue histoire et a suscité beaucoup de débats en son temps, au plus haut niveau. [Ce qui va suivre ne concerne que la France, l'évolution des genres musicaux y est spécifique.]

L'oratorio français avant 1800

    L'oratorio (action sur sujet sacré, généralement de format plus ample que la cantate – laquelle n'a pas trop cours en France dans son format sacré) s'épanouit très fort et très tôt en Italie, au cours du XVIIe siècle – notamment, on en a parlé à propos de Pasquini, comme un contournement décent de l'interdiction des spectacles lors du Carême dans les États Pontificaux.

    En France, il demeure rare (Charpentier, très influencé par l'Italie, en a laissé quelques-uns, comme sa Judith). On lui préfère la cantate à sujet sacré (en France de même format que les cantates profanes, abordant simplement un sujet biblique sous forme d'une paraphrase galante des textes sacrés, destinées au divertissement) ou le grand apparat du culte en latin.

    À partir de 1758, cependant, l'association musicale du Concert Spirituel commande une cinquantaine de courts oratorios (vers 1759, ce sont Les Fureurs de Saül de Mondonville, autre exaltation des souffrances d'un méchant) à des figures considérables de la scène lyrique du temps comme Gossec (sa jolie Nativité, dont vient justement de paraître une version discographique il y a deux semaines, fut un immense succès public), F.A.D. Philidor, Sacchini, Salieri, mais aussi Giroust (compositeur de la messe du Sacre de Louis XVI), Rigel (que nous connaissons mieux pour ses oratorios, justement, ainsi que ses symphonies) et même Cambini (dont les quatuors à cordes classiques de style « international » méritent grandement le détour). Beaucoup de ces petits oratorios sont tirés de l'Ancien Testament. Tout cela concourait à l'exploitation de la matière biblique dans une démarche de divertissement largement musical.

Le nouvel âge de l'oratorio français

    La marche suivante se franchit sous l'impulsion de la création de la… Création de Haydn à l'Opéra, le 24 décembre 1800, dans une (belle) traduction française. Le choc est incommensurable sur les contemporains, et ouvre la voie à la représentation d'actions bibliques conçues pour la scène de l'Opéra, avec pompe et décors… ainsi qu'une liberté grandissante quant au respect du texte d'origine. [Je suppose que le passage par la période révolutionnaire a pu altérer aussi les sentiments d'interdit qui auraient préalablement prévalu ?] 

    L'engouement suscite ainsi d'abord des pastiches (Saül en 1803 et la Prise de Jéricho en 1805, des pots-pourris où Kalkbrenner et Lachnith – l'arrangeur des Mystères d'Isis d'après la Flûte enchantée – empruntent beaucoup à Mozart), puis diverses expérimentations : Joseph du grand compositeur d'élans révolutionnaires Méhul (un opéra comique tout à fait sérieux, respectueux et édifiant) au Théâtre Feydeau (le futur Opéra-Comique) en 1807, puis deux évocations des premiers hommes.
    D'abord La mort d'Adam de Le Sueur, réformateur de la musique sacrée sous Napoléon, et son protégé (également grand pourvoyeur de la matière d'Ossian) – en 1809, mais en réalité composé en 1802, les cabales dans les institutions musicales faisant alterner grâces et disgrâces. De même, l'opéra de Kreutzer qui le suit en 1810, Abel (renommé La mort d'Abel à sa reprise en 1825), était dès longtemps écrit.



c) Le débat et les controverses autour d'Abel

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Espoirs d'Adam, la suite (Pruvot).

¶ Toutefois le développement des oratorios prévus pour la scène profane de l'Académie Impériale de Musique – ou, suivant comment on veut l'appeler, de la matière biblique au sein des opéras – ne se fait pas sans protestations. Elles sont intéressantes car elles ne recouvrent pas exactement ce que le citoyen du XXIe siècle pourrait imaginer.

1) Il y a bien sûr la désapprobation – inévitable, logique, légitime – des autorités ecclésiastiques et d'une partie de l'opinion conservatrice : est-il bienséant de représenter des épisodes sacrés dans un but de divertissement ?  Non pas que ça n'ait pas déjà été le cas par le passé dans les mises en musique (il n'est que de penser à l'événement mondain qu'étaient devenues les offices de Ténèbres de la Semaine Sainte sous Louis XIV, conduisant au déplacement du culte la veille au soir, afin de permettre à la bonne société de s'y rendre plus confortablement !), mais le fait de le produire à l'Opéra empêche toute excuse hypocrite, et affiche sans ambiguïté la primauté du plaisir dans la démarche.

    À cela s'ajoute bien sûr la mauvaise réputation du lieu, peuplé de ces acteurs dont la mauvaise vie n'est pas seulement une légende urbaine. Même sous l'Ancien Régime, amourettes, rapts (Sophie Arnould !), prostitution animent la gazette des théâtres.

    Surtout, le sujet, qui est pourtant la matière même de la Foi (à une époque où les libres penseurs et les fidèles non chrétiens sont en quantité assez négligeable en France), est traité comme une matière fictionnelle. Avec deux implications graves : d'abord on enjolive, ajoute, déforme, contredit le texte sacré. Ensuite on le traite avec une certaine légèreté, on l'habille de stéréotypes – en somme, on le désacralise.

    Cette opposition du clergé à l'intrusion des acteurs dans le périmètre du sacré va culminer dans les années 1840 avec la déprogrammation de plusieurs Requiem (Cherubini et même Mozart…) et l'interdiction des femmes profanes dans la musique des cérémonies à Paris, jusqu'à ce que finisse par s'imposer, sorte de compromis accepté par tous, l'oratorio d'église de la seconde moitié du XIXe siècle. (Œuvre extérieure au culte, où l'épisode biblique est enjolivé pour le rendre plus vivant ; cependant conçue pour être jouée dans un lieu de culte et en respectant globalement l'interprétation admise par l'Église. Par exemple les oratorios de Saint-Saëns et Massenet.)


2) Napoléon lui-même, averti trop tard de la mise au théâtre du sujet, laisse les répétitions aller à leur terme (mobilisant l'étonnant argument économique, à savoir que beaucoup d'argent avait déjà été investi dans la production) mais regrette explicitement, dans une instruction préfet du Palais, le choix du sujet :
« Puisque l’opéra de la Mort d’Abel est monté, je consens qu’on le joue. Désormais, j’entends qu’aucun opéra ne soit donné sans mon ordre. Si l’ancienne administration a laissé à la nouvelle mon approbation écrite, on est en règle, sinon non. Elle soumettait à mon approbation, non seulement la réception des ouvrages, mais encore le choix. En général, je n’approuve pas qu’on donne aucun ouvrage tiré de l’Écriture sainte; il faut laisser ces sujets pour l’Église. Le chambellan chargé des spectacles fera immédiatement connaître cela aux auteurs, pour qu’ils se livrent à d’autres sujets. Le ballet de Vertumne et Pomone est une froide allégorie sans goût. Le ballet de l’Enlèvement des Sabines est historique; il est plus convenable. Il ne faut donner que des ballets mythologiques et historiques, jamais d’allégorie. Je désire qu’on monte quatre ballets cette année. Si le sieur Gardel est hors d’état de le faire, cherchez d’autres personnes pour les présenter. Outre la Mort d’Abel, je désirerais un autre ballet historique plus analogue aux circonstances que l’Enlèvement des Sabines. »
Son premier objet relève clairement de la maîtrise des sujets par une censure a priori, mais y transparaît aussi son goût personnel qu'il entend imposer – pour l'« historique » et l'épique plutôt que pour le galant et le philosophique, sans grande surprise.
Son opposition à la représentation de sujets religieux n'est pas très claire : s'agit-il d'un respect religieux de principe (ça ne se fait pas) ou au contraire du désir de maintenir le clergé dans son pré carré et de ne pas le laisser se mêler de la société hors des églises ?  Peut-être est-ce même simplement le prétexte au rappel de son autorité : monter une pièce sans son aval fait courir le risque de lui déplaire.

Pour autant, les censeurs n'avaient pas laissé passé ces sujets à la légère, et pouvaient penser que l'analogie entre la noble figure d'Adam et la réalité de l'Empereur était désormais acquise. Ainsi pour La mort d'Adam de Le Sueur, l'année précédente, le rapport préalable de censure note avec satisfaction l'analogie entre l'apothéose d'Adam montant au ciel joint par Abel… et « l'âme de l'Empereur telle qu'il la suppose exister depuis six mille ans ». Il est vrai que le livret de Guillard s'en donne à cœur joie, parsemant d'accipitridés ses superlatifs astraux, qui ne laissent que peu de doute à ce sujet :
CHŒUR GÉNÉRAL
Un homme, un Dieu consolateur,
Doit rendre à l'homme un jour sa dignité première,
La foule des méchans fuira son œil vengeur,
Ils rentreront dans la poussière.
Ivres d'un vain ogueil, peuples ambitieux
Pensez-vous l'arrêter dans sa vaste carrière ?
Devant son astre radieux, que deviendra votre pâle lumière ?
Autant que l'aigle impérieux,
Plane au-dessus du séjour du tonnerre,
Autant, dans son vol glorieux,
Il domine en vainqueur sur votre tête altière.
[Ce fut le dernier livret de Guillard, au terme d'une carrière riche en œuvres qui marquèrent leur temps : Iphigénie en Tauride (Gluck), Électre (Lemoyne), Chimène (Sacchini), Les Horaces (Salieri), Proserpine (refonte de Quinault pour Paisiello.]


On rencontre cependant considérations plus inattendues que la foi, la bienséance ou la censure politique.


3) Étrangement, la critique a beaucoup réagi au sujet un peu triste : l'aspect religieux rend l'ensemble moins divertissant. De surcroît, il s'agit d'un épisode très sombre. On y regrette par exemple l'épopée plus lumineuse de Fernand Cortez de Spontini, à une époque où le goût pour l'exotisme s'incarne notamment dans le succès, la même année, des Bayadères de Catel. Peut-être faut-il y voir aussi une révérence pour le sujet sacré : contrairement à Robert le Diable, qui n'avait guère choqué (peut-être parce qu'il était davantage perçu comme un conte, ou une œuvre fantastique de pure fantaisie ?), cette Mort d'Abel a pu être prise plus au sérieux.


4) Mais le plus amusant (et le plus récurrent), qu'on trouve dans presque tous les papiers : le manque de ballets. « Oui Kreutzer a écrit une partition marquante et magnifique, mais quand même ça manque de jarret, il aurait pu mettre un peu moins d'Enfers et un peu plus de gargouillades », lit-on en substance un peu partout. (Et cela me divertit fort, tant notre goût majoritaire actuel, qui mise tout sur l'action, se situe aux antipodes de ces reproches : « drame trop fluide, on veut des temps morts qui servent à rien juste pour faire joli ».)  Le début du XIXe siècle est encore tellement XVIIIe, n'est-ce pas… foin des beaux vers, on veut des galanteries visuelles. [En réalité, Hoffmann a aussi été vertement tancé pour sa langue et sa versification, jugées trop relâchées. Mais le manque de détail sur ce point chez les critiques laisse penser que, de même qu'aujourd'hui, ils ne savaient pas forcément trop ce qu'ils racontaient…]


5) Plus anecdotique sur le fond comme dans la quantité de remarques dans la presse, la gêne visuelle (qui rejoint la réticence n°1) : le déguisement de nos ancêtres selon les textes sacrés, habillés à la mode des stéréotypes d'opéra, a plutôt provoqué scepticisme – et même, semble-t-il, sonore hilarité. Louis Nourrit, qui devient dès l'année suivante Premier Ténor de l'Opéra, y apparaît en Abel affublé d'une perruque blonde à bouclettes, ce qui paraît un cliché scénique peu adapté au contexte du sujet, et même assez incongru, assimilant cette première figure – tragique – de la victime expiatoire (et donc du Christ) à un petit Amour d'opéra-ballet.
    Ainsi, dans le Journal de l'Empire :
La frisure d'Abel qui paraît à la seconde scène a mis tout le monde en belle humeur ; de grands éclats de rire ont accueilli cette perruque blonde qui faisait un chérubin du fils d'Adam, et le rendait encore plus féminin, quoiqu'il ne soit pas de lui-même très mâle. […]
Je ne répéterai point ici ce que j'ai déjà dit sur la mauvaise figure que font nos premiers parents déguisés en héros d'opéra.
[Louis Nourrit, ancien quincailler formé à Montpellier, devient en 1811 premier ténor de l'Opéra. Ses fils, Adolphe et Auguste, firent aussi carrire de ténors. Tous les glottophiles connaissent le nom de Nourrit (surtout pour Adolphe), le grand ténor du temps (créateur de Robert, Raoul, Éléazar chez Meyerbeer et Halévy… suppléé puis remplacé par Duprez, qui apporte de Naples la technique nouvelle de l'ut de poitrine), à la fin tragique marquée par sa démission à l'arrivée de Duprez, la perte de sa voix lors de ses tournées en province, sa paranoïa (véritablement, au sens clinique), son suicide par défenestration en Italie où il connaissait à nouveau le succès.]


6) Enfin, un certain nombre d'autres polémiques (notamment l'accusation de plagiat de La mort d'Adam par Le Sueur) ont animé la réception d'Abel en 1810, puis de sa reprise en 1825 sous le titre La mort d'Abel. Elles concernent moins directement notre sujet autour de l'adaptation vétérotestamentaire et je les laisse de côté – les accusations de Le Sueur en particulier paraissent peu compatible avec la genèse séparée (et très antérieure aux représentations) des deux ouvrages. Mais quantité de papier a été noirci et d'inimitiés affirmées pendant ces débats.



d) Les choix du livret d'Abel

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Rejet des offrandes (Jean-Sébastien Bou).

Le livret de F.-B. Hoffmann présente plusieurs particularités dans le traitement de l'épisode.

L'épouse
    L'importance du rôle de son épouse Méala, qu'on avait déjà perçue comme angulaire chez Rolle, dans une esthétique toute autre, où elle avait cependant le même rôle : communiquer le point de vue de Caïn, assurer un pont compatissant entre le spectateur et l'assassin.

Les démons
    Le rôle des forces démoniaques dans ce premier crime est développé, on l'a vu dans l'épisode précédent, dès le XVIIe siècle, mais il prend ici une ampleur supplémentaire.
   
    On pourrait croire, à lecture du livret de 1823 – qui a fait l'objet d'une (splendide) version discographique – qu'en supprimant Satan / Lucifer, et le remplaçant par le démoneau Anamalec, le librettiste s'autorise une plus grande liberté de mouvement, et peut gloser dans les grandes largeurs le plan infernal de convaincre Caïn de tuer son frère.
    En réalité Anamalec – son nom, plutôt sous la forme Anamélech, est issu d'une divinité assyrienne mentionnée en 2 Rois 17:31 comme récipiendaire de sacrifices humains – n'est que l'envoyé sur terre des démons qui, au grand complet, se réunissent à l'acte II – supprimé à la reprise de 1823 car jugé trop uniforme. Hoffmann et Kreutzer font ainsi chanter Satan, Moloch, Bélial, Béelzébuth [sic] et « tous les démons ». On ne lésine pas. Et le public, comme pour Robert (cf. encadré infra), n'en fut pas très indigné – il a surtout protesté de l'uniformité musicale de cet acte « barbare » et du manque général de ballets.

    L'idée est la suivante : l'acte I voit les frères (brouillés avant le début de l'acte) se réconcilier, mais Anamalec trouble le sacrifice de Caïn (en renversant l'autel), qui se croit rejeté de Dieu. À l'acte II, le démoneau métèque vient raconter sa mésaventure à ses compagnons, qui lui mettent une ambiance d'Enfer. À l'acte III, Anamalec souffle à Caïn, déjà troublé, de mauvaises pensées, qui aboutissent au crime.

    On se trouve donc plus proche de l'esprit des Sorcières de Dido and Æneas, où les mortels vertueux sont induits en erreur par des sortilèges mesquins, que dans la grande explication du mystère de l'injustice divine et de la révolte humaine.

Caïn ou le tourment romantique
    La nouveauté la plus marquante ici est l'apparition d'un Caïn parfaitement romantique. Brouillé dès avant le rideau avec son frère, il exprime dès son entrée (après le tableau tendre entre Adam et Abel) un mal-être profond, une véritable haine de vivre, se plaint « de toute la Nature », reproche à ses parents leur préférence pour Abel ; sa femme rapporte ses nuits agitées, ses levers blessés par le soleil naissant… C'est une souffrance personnelle, liée à sa propre identité qui s'exprime, un sentiment de ne pas être bienvenu en ce monde, ni adapté aux sociétés qui l'accueillent.

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    Le drame infernal se greffe sur ce point de départ d'un détail psychologique impressionnant, se répandant en explicitations subjectives d'une souffrance dont la cause semble évanescente – chacune des dénégations tendres de sa mère, de son frère sont vécues comme de nouvelles affirmations de leur distance, de leur mépris.

    Je trouve ce point de vue assez marquant (et convaincant), une explication par l'identité de Caïn qui, cependant, ne le présente pas comme un être mauvais, mais souffrant – et attachant.

Une fin contredisant l'Écriture
    Le crime s'exécute à la massue, nous disent les didascalies, et pour la première fois, ce me semble, en scène, à la vue du public. La massue, le fragment d'arbre, est un motif couramment représenté comme moyen du crime – rien ne l'indique pourtant dans le texte d'origine, et le caillou, l'étranglement auraient pu paraître plus naturels, surtout dans un champ. (Évidemment, il existe d'autres traditions encore plus bizarres, comme la bêche ou la mâchoire de chameau, mais dans les mises en musique, quand l'instrument est précisé, j'ai surtout croisé la massue.)

    Face à sa famille, Caïn s'enfuit, défendant à quiconque de le suivre. Sa femme part cependant le retrouver, accompagnée de ses fils. Déploration générale sur Abel – et sur le sort qui attend tous les hommes, mortels.

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    Au lieu de la malédiction de Dieu sur Caïn (Genèse 4:11-12), Adam, implorant de ne pas punir davantage le coupable que son terrible remords, obtient d'un Ange la promesse de la montée bienheureuse au ciel d'Abel (pour qui l'on inaugure le Paradis) ainsi que le pardon de Caïn – les soins de son épouse et son repentir propre lui obtiendront le pardon céleste. Ce choix est cohérent avec le ton général du texte. Et très éloigné de la souffrance sans fin suggérée par la Bible hébraïque.

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    On atteint donc le sommet du processus de fictionnalisation qui, de même que pour les fins multiples qu'on essaie pour des opéras à succès, utilise la matière biblique comme une trame supposée assurer l'accueil favorable du public – le respect des Textes, et encore moins de leur message supposé, semble totalement facultatif.

    On est frappé, dans ce cadre, du débat très limité sur la question (les autorités religieuses n'étaient pas ravies, mais les journaux n'ont pas paru très outrés, tout au plus amusés de quelques incongruités dans l'apparence ou le verbe de ces Premiers Hommes).

    Ceci rejoint l'accueil uniment enthousiaste de Robert le Diable au début des années 1830, qui me laisse tellement perplexe – dans un cloître, le héros, fils d'un démon, culbute une nonne damnée sur un autel tout en dérobant la relique d'une sainte… !  Et tout ce que la presse retient, c'est la beauté des voix, le mystère de la musique, l'accomplissement de la danse, la force générale du tableau…  Je suppose que l'opéra était vraiment mis à distance comme une boîte à mythes, pour qu'il suscite aussi peu d'indignation sur des sujets par ailleurs aussi sensibles – on est alors à l'exacte époque où les femmes furent bannies des cérémonies funèbres parisiennes !  Malgré mes lectures, je n'ai jamais trouvé de réponse formelle à cette question.
    Si quelqu'un d'entre vous a un conseil de lecture pour trouver des réponses à cette perplexité, je lui en rends grâces avec transport !

Traitement personnel du sujet, donc, et le début d'une période où les adaptations feront passer au second plan la part édifiante et le lien à la cérémonie, voire à la foi !



e) La musique

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Strette du final de l'acte I (Jean-Sébastien Bou).

L'acte infernal est coupé à la reprise de 1823 (qui, seule, a fait l'objet d'une parution discographique). On lui reprochait son uniformité de caractère (vindicatif). Il faut dire qu'en y réunissant Anamélech, Satan, Moloch, Bélial, Bélzébuth et « tous les démons », le choix d'une musique dramatique pugnace s'imposait probablement.

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¶ Pour le reste, on est frappé au contraire par la grâce du début de l'œuvre, ce lever de soleil où Adam rêve à la réconciliation de ses fils, puis ménage un duo tendre avec Abel. Le personnage de Caïn, au contraire, tourmenté d'emblée, est forgé à la trempe gluckiste, s'ébrouant en récitatifs rageurs – mais tire aussi sur le romantisme naissant lorsque, seul face à la foule des premiers représentants de l'espèce, il éclate en imprécations beaucoup plus lyriques et élancées, qui contrastent avec la solennité du moment (les offrandes sacrées) et la terreur de l'assemblée.
    Cet ensemble final de l'acte I constitue peut-être le sommet de virtuosité musicale et émotionnelle de la partition. C'est aussi, dramatiquement, le terrible moment où se cristallise le futur, connu de tous les spectateurs. Dans ce grand concertato, la grammaire demeure très postgluckiste, tandis que l'usage des masses (orchestrale, chorale) et des contrastes avec les solistes, tandis que les émotions aussi, tendent clairement vers Fidelio. Saisissant.

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    Remarquables aussi, le mélodique sommeil de Caïn (bientôt troublé par les démons, à la façon d'Oreste chez Gluck), puis le duo discordant de l'acte III où Abel proclame son amour fraternel alors que Caïn l'implore de s'éloigner, tandis qu'il se sent en proie à une fureur croissante – les deux lignes s'entrelaçant simultanément.

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¶ Une très belle œuvre pour sa musique, pas toujours au même degré d'inspiration : je ne suis pas très impressionné par les interventions infernales du I et du III, qui n'atteignent pas les meilleurs modèles du genre, et refusent de se mélanger à l'action et au style musical des autres personnages. En revanche, tout le personnage de Caïn est servi par une musique électrisante, tandis que d'Adam émane une constante poésie. Réellement un jalon à découvrir.

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La version raccourcie de 1823 peut être entendue grâce à cette luxueuse parution du Palazzetto Bru Zane, riche appareil critique, et interprétation hors du commun sur instruments d'époque (Les Agrémens / van Waas), avec une équipe de chanteurs-déclamateurs exceptionnelle (Bou, Pruvot, Droy, Buet, Velletaz…).



Un peu au delà de mon sujet, je partage avec vous un peu de contexte sur les deux auteurs, figures importantes de leur temps dont la notoriété n'est peut-être pas telle qu'elle ne mérite un petit détour en ces pages.

f) Hoffmann

François-Benoît Hoffmann tire son nom (parfois graphié Hoffman) de son grand-père qui avait voulu, alors au service du duc de Lorraine, germaniser son patronyme Ébrard. Ni ascendances germaniques, ni nom d'auteur.

Renonçant à des études de droits à cause de son bégaiement, il marque un quart de siècle (1786-1810) par ses drames de natures assez variées.

Révélé par son adaptation de Phèdre pour Lemoyne (1786), ce sont en effet surtout ses grands drames à l'antique, brillant moins par un verbe particulièrement acéré que par violence crue de ses situations (Adrien puis Ariodant de Méhul, Médée de Cherubini), qui sont restés dans les esprits.
    Beaucoup de collaborations avec Méhul, dans tous les genres : la tragédie postgluckiste avec Adrien, l'opéra-comique très sérieux avec Stratonice et Ariodant, la comédie ambitieuse avec Euphronise ou le Tyran corrigé, la comédie plus légère avec Le jeune sage et le vieux fou, Bion, Lisistrata ou les Athéniennes, Le Trésor supposé ou le danger d'écouter aux portes…
    Pour Dalayrac, il adapte Radcliffe avec Léon ou le Château de Monténéro (drame lyrique) et La Boucle de cheveux (comédie en un acte mêlée d'ariettes).
    Pour Kreutzer, il écrit Le Brigand (opéra-comique en trois actes, 1795) et Grimaldi (comédie en trois actes, 1810), en plus de cet Abel dont le poème fut jugé peu gracieux par la critique.

Le garçon était réputé pour son indépendance, refusant de modifier Adrien (très favorable à la monarchie, en 1792), se retirant de la vie publique pour ne pas être influencé en écrivant ses critiques de livres à partir de 1807 (pour le Journal de l'Empire, futur Journal des Débats), et refusant de briguer l'Académie française.



g) Les accomplissements de Kreutzer

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Duo fratricide, l'avertissement (Sébastien Droy, Jean-Sébastien Bou).
Entendez la prémonition des basses agitées lorsque Caïn cherche à s'exprimer.


    Rodolphe Kreutzer (1766-1831), à ne pas confondre avec Conradin Kreutzer (compositeur d'opéras allemands, un peu plus jeune), est le fils d'un musicien (Fétis dit d'un violoniste de la chapelle royale, David Charlton – qui a sans doute raison – d'un souffleur des Gardes Suisses du duc de Choiseul, certes professeur de violon à Versailles mais pas employé à la chapelle). Violoniste prodige formé par Stamitz, il se produit au Concert Spirituel dès l'âge de treize ans, où il fait sensation. Il devient premier violon de la chapelle royale, puis en 1789 violon solo pour le Théâtre Italien.

    Sa carrière de compositeur en découle logiquement : on lui commande d'abord un concerto pour violon pour le Concert Spirituel en 1784, puis des opéras. Fétis le décrit comme un autodidacte de la composition très inspiré – et progressivement affadi, à l'époque d'Abel donc, par la science qu'il acquiert tardivement.

    Il compose ainsi sur des sujets très divers :

♦ 1790 ♦ Jeanne d'Arc à Orléans (drame historique mêlé d'ariettes, Comédie-Italienne), étonnant sujet à la fois sacré et patriotique, en 1790 (quel temps plein de surprises) ;

♦ 1791 ♦ Paul & Virginie (comédie en prose mêlée d'ariettes, Comédie-Italienne), son premier succès (avant Lesueur sur le même sujet au Théâtre Feydeau en 1794) ;

♦ 1792 ♦ Charlotte & Werther (comédie en un acte, Comédie-Italienne), un Werther assez précoce donc (pas autant que Pugnani), et manifestement comique (?), que je serais bien curieux de lire ou d'entendre ;

♦ 1792 ♦ Lodoïska ou les Tartares (comédie en prose mêlée d'ariettes, Comédie-Italienne), sujet (tiré du Chevalier Faublas) où s'est également illustré Cherubini l'année précédente ;

♦ 1792 ♦ Le Siège de Lille (comédie en prose mêlée de chants, Théâtre Feydeau), sur un sujet d'actualité tout frais ;
→ en effet quelques jours après Valmy, à la toute fin de septembre 1792, les troupes du Saint-Empire (à qui l'Assemblée législative, sur proposition de Louis XVI, avait déclaré guerre, en avril) mettent le siège devant Lille – qui s'achève le 5 octobre. L'opéra de Kreutzer est créé le 14 novembre !  Je n'ai pas eu accès à la partition et j'ignore si, comme dans l'opérette ultérieure de Francosi (1858), le Barbier Maes – resté célèbre pour son flegme, continuant à raser ses clients dans la rue avec l'éclat d'obus qui venait de ruiner sa maison – y joue déjà un rôle.

♦ 1792 ♦ Le franc Breton (comédie en un acte, Comédie-Italienne) ;

♦ 1792 ♦ La journée de Marathon (musique de scène) ;

♦ 1793 ♦ Le déserteur de la montagne de Ham (« fait historique », Comédie-Italienne) ;

♦ date ? ♦ La Prise de Toulon par les Français (opéra, jamais représenté) ;

♦ 1794 ♦ Encore une victoire ou Les Déserteurs liégois (impromptu en un acte, Opéra-Comique), encore une œuvre de circonstance ;

♦ 1794 ♦ Le congrès des rois (Comédie-Italienne), grande collaboration collective de 12 compositeurs, à composer en 2 jours, commandée et ordonnée par le Comité de Salut Public. Y contribuent Grétry, Devienne, Méhul, Dalayrac, Cherubini, Berton, L.-E. Jadin, Trial, mais aussi les moins illustres Blasius, Deshayes et Solié. L'argument raconte une rencontre imaginaire des rois d'Europe pour se partager la France, mais Cagliostro, envoyé du Pape, prend secrètement le parti de la France et terrorise les tyrans grâce à des jeux d'ombres (oui…) ;

♦ 1794 ♦ Le Lendemain de la bataille de Fleurus (impromptu, Théâtre Égalité) ;

♦ 1795 ♦ Le Brigand (drame en prose mêlé de musique, Opéra-Comique), une première collaboration avec F.-B. Hoffmann ;

♦ 1795 ♦ La Journée du 10 août 1792 ou La Chute du dernier tyran (opéra en quatre actes, Opéra), première commande, là encore de circonstance, pour l'Opéra ; on remarque la proximité temporelle extrême des commandes, même si un certain nombre contenaient peu de musique ;

♦ 1795 ♦ On respire (comédie mêlée d'ariettes, Comédie-Italienne) ;

♦ 1796 ♦ Imogène, ou La gageure inscriète (comédie mêlée d'ariettes, Comédie-Italienne) ;

Ici s'inscrit une césure (j'ignore s'il existe ici des ouvrages recensés que je n'ai pas aperçus, ou bien une raison dans sa carrière pour laquelle, par volonté personnelle ou faute de commande, rien n'a été proposée aux scènes parisiennes ni européennes).

♦ 1800 ♦ Le Petit Page ou La Prison d'État (comédie mêlée d'ariettes, Théâtre Feydeau), musique écrite en collaboration avec son ami Isouard – sur un livret de Pixerécourt, le grand maître du mélodrame (et plus tard directeur de l'Opéra-Comique dans les années 1820) ;

♦ 1801 ♦ Astianax (opéra en trois actes, Opéra), première œuvre du plus haut genre, issu de la tragédie gluckiste à l'antique ;

♦ 1801 ♦ Flaminius à Corinthe (opéra en un acte, Opéra), à nouveau partagé avec Isouard. Abel a été écrit juste après Flaminius, mais comme pour La mort d'Adam de Le Sueur, les intrigues courtisanes d'Empire ont longtemps suspendu l'exécution de ces œuvres ;

♦ 1803 ♦ Le baiser et la quittance ou Une aventure de garnison (opéra comique, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1804 ♦ Harmodius et Aristogiton (tragédie lyrique, jamais représentée), dont la partition est perdue ;

♦ 1806 ♦ Les Surprises ou L'Étourdi en voyage (Théâtre Feydeau) ;

♦ 1807 ♦ François Ier ou La fête mystérieuse (comédie mêlée d'ariettes, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1808 ♦ Jadis et aujourd'hui (opéra-bouffon, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1808 ♦ Aristippe (comédie lyrique, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1810 ♦ Abel (tragédie lyrique en trois actes, Opéra) ;

♦ 1810 ♦ Grimaldi (comédie en trois actes), à nouveau un livret dû à Hoffmann ;

♦ 1811 ♦ Le Triomphe du mois de mars (opéra-ballet en un acte, Opéra) ;

♦ 1812 ♦ L'Homme sans façon ou Les Contrariétés (comédie mêlée d'ariettes, Opéra-Comique)

♦ 1813 ♦ Le camp de Sobieski, ou Le triomphe des femmes (comédie mêlée de chants, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1813 ♦ Constance et Théodore, ou La prisonnière (opéra comique, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1815 ♦ La perruque et la redingote (opéra comique, Théâtre Feydeau), sur un livret de Scribe ;

♦ 1815 ♦ La Princesse de Babylone (opéra, Opéra) ;

♦ 1814 ♦ Le camp de Sobieski, ou Le triomphe des femmes (comédie mêlée de chants, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1814 ♦ Les Béarnais, ou Henri IV en voyage (comédie mêlée de chants, Théâtre Feydeau) ;

♦ 1814 ♦ L'Oriflamme (opéra en un acte, pour l'Opéra), dont la musique est co-écrite avec Méhul, Paër et Berton ;

♦ 1816 ♦ Les dieux rivaux (opéra-ballet, Opéra), en collaboration avec Berton, Spontini et Persuis ;

♦ 1816 ♦ Le Maître et le Valet (opéra comique, Théâtre Feydeay) ;

♦ 1821 ♦ Blanche de Provence, ou La Cour des Fées (opéra en un acte, Palais des Tuileries) en collaboration avec Cherubini, Paër, Berton et Boïeldieu ;

♦ 1822 ♦ Le Paradis de Mahomet (opéra comique, Théâtre Feydeau), en collaboration avec Kreubé. Sur un livre co-écrit par Scribe et Mélesville (le librettiste de Zampa !), voilà qui rend très curieux ;

♦ 1823 ♦ La mort d'Abel, refonte d'Abel en 1823, toujours à l'Opéra, où l'acte II (entièrement infernal, ce qui fut très critiqué en son temps pour sa monotonie, quoique spectaculaire) est supprimé.

♦ 1824 ♦ Ipsiboé (opéra, Opéra) ;

♦ 1824 ♦ Pharamond (opéra, Opéra) avec Berton et Boïeldieu ;

♦ 1827 ♦ Matilde (jamais représenté).

Également plusieurs ballets-pantomimes : Paul et Virginie (1806, Théâtre Impérial de Saint-Cloud – réutilise des fragments de son opéra, et le succès est tel que l'œuvre reste 15 ans à l'affiche), Les Amours d'Antoine et Cléopâtre (1808, à l'Opéra), L'heureux retour (1815, à l'Opéra) ; La Servante justifiée ou La Fête de Mathurine (« ballet villageois » de 1818, à l'Opéra), Le Carnaval de Venise ou la Constance à l'épreuve (1816, à l'Opéra ; refonte en 1817), Clari ou la Promesse de mariage (1820, à l'Opéra).

Pièces très légères, œuvres de circonstance, productions collectives, tragédies à l'antique, comédies d'Histoire, adaptations de succès littéraires (Bernardin, Goethe…), son spectre couvre un très large éventail de sujets. Pourquoi ce tour d'horizon ?  On voit qu'il n'était en tout cas pas spécialisé dans la musique sacrée, et que son approche du livret, fût-il tiré de l'Écriture, était nécessairement marquée par son expérience de la scène la plus quotidienne et profane qui soit. Changement d'approche considérable par rapport aux compositeurs des siècles précédents, qui avaient beaucoup fourni pour l'église, et pour lesquels l'oratorio entrait dans la démarche de compléter le culte, de remplir une fonction de représentation plus vivante d'épisodes sacrés, ou dans le cas le plus osé, de divertissement édifiant. Ce n'était pas pour eux une matière autonome et indifférenciée au même titre que les événements historiques de la Grèce et du Moyen-Âge, les romans, les événements de l'actualité…



h) La notoriété de Kreutzer

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Duo fratricide, le dénouement (Droy, Bou).

    Sa postérité fut faite, étrangement, non par ses œuvres, mais par ses relations. Bien que violoniste admiré de tous, co-auteur de la Méthode de violon du Conservatoire (avec Baillot et Rode), professeur de violon au Conservatoire de Paris sous l'Empire, Maître de la chapelle du Roi sous la Restauration, directeur de la musique à l'Opéra (1824-1826), auteur d'une quarantaine d'études pour son instrument, de concertos, fournisseur prolifique de drames musicaux pour les opéras parisiens (je lis qu'on atteindrait la quarantaine de titres)… ce n'est pas ainsi que son nom est demeuré dans l'histoire, mais plutôt grâce à son bon caractère.

    Ainsi Spohr écrit-il que les frères Kreutzer sont les plus cultivés de tous les violonistes parisiens… Mais surtout, Kreutzer a la bonne idée de se rendre à Vienne dans les bagages de Bernadotte en 1798. Il y est chargé de récupérer des manuscrits de musique italienne pour les ramener à Paris.

    Parmi ses rencontres à cette occasion : Beethoven. Celui-ci écrit à son éditeur Simrock « Ce Kreutzer, est un bon cher homme ; il m'a causé beaucoup de plaisir pendant son séjour ici. Sa simplicité et son naturel me sont plus chers que tout l'extérieur sans intérêt de la plupart des virtuoses. »
    Il l'a aussi entendu jouer, et lui dédie à sa publication en 1805 sa sonate violon-piano n°9, devenue l'une de ses plus célèbres, et commercialisée ensuite sous le nom de Sonate à Kreutzer. Il est amusant de noter que ce fut manifestement fait sans le mentionner au dédicataire, qui ne joua probablement jamais l'œuvre en question – il est de retour à Paris dès 1798, et les deux hommes n'ont pas correspondu.

    À partir de là, la gloire appelle la gloire. Tolstoï fait jouer cette sonate à l'un des personnages d'un de ses romans, qui en prend le titre. À son tour, Janáček, écrivant un quatuor inspiré de Tolstoï, sous-titre son premier quatuor à cordes « Sonate à Kreutzer ».

    Quarante opéras pour être finalement célébré à travers le nom d'une sonate qu'on n'a jamais seulement lue… ainsi va la notoriété.




Je n'ai guère trouvé mon compte avec Caïn par la suite du XIXe siècle, mais il nous faudra au moins un épisode pour évoquer sa réapparition (beaucoup plus prolifique) au vingtième siècle, davantage comme symbole, on s'en doute, qu'en tant que sujet liturgique ou même édifiant.

À très bientôt, donc ! 

samedi 6 février 2021

Découvrir la Bible par la musique – n°1 – Caïn ou le meurtre d'Abel, XVIe-XVIIIe s.


Nouvelle année, nouveau projet.

Bien que les séries «  une décennie, un disque » (1580-1830 jusqu'ici, et on inclura jusqu'à la décennie 2020 !), « les plus beaux débuts de symphonie » (déjà fait Gilse 2, Sibelius 5, Nielsen 1…) et « au secours, je n'ai pas d'aigus » ne soient pas tout à fait achevées… je conserve l'envie de débuter ce nouveau défi au (très) long cours.

L'idée de départ : proposer une découverte de la Bible à travers ses mises en musique. Le but ultime (possiblement inaccessible) serait de couvrir l'ensemble des épisodes ou poèmes bibliques jamais mis en musique. Il ne serait évidemment pas envisageable d'inclure l'ensemble des œuvres écrites pour un épisode donné, mais plutôt de proposer un parcours varié stylistiquement qui permette d'approcher ce corpus par le biais musical – et éventuellement de s'interroger sur ce que cela altère du rapport à l'original.

Quelques avantages :
incarner certains textes ou poèmes un peu arides en les ancrant dans la musique (ce qui devrait satisfaire le lobby chrétien) ;
♦ observer différentes approches possibles de cette matière-première (pour les musiqueux).

Sur ce second point, beaucoup peut être appris :

D'une part le nécessaire équilibre entre
♦ le langage musical du temps,
♦  les formes liturgiques décidées par les autorités religieuses,
♦  la nature même de l'épisode narré.
Sur certains épisodes qui ont traversé les périodes (« Tristis est anima mea » !), il y aurait tant à dire sur l'évolution des usages formels…

D'autre part le positionnement plus ou moins distant du culte religieux :
niveau 1 → utilisé pour toutes les célébrations (l'Ordinaire des catholiques),
niveau 2 → pour certaines fêtes ou moments spécifiques de l'année liturgique (le Propre),
niveau 3 → en complément de la messe proprement dite (comme les cantates),
niveau 4 → en forme de concert sacré mais distinct du culte (les oratorios),
niveau 5 → sous forme œuvres destinées à édifier le public mais représentées dans les théâtres (oratorios hors églises ou opéras un peu révérencieux),
niveau 6 → de libres adaptations (typiquement à l'opéra, lorsque Adam, Joseph ou Moïse deviennent des héros un peu plus complexes)
niveau 7 → ou même de relectures critiques (détournements d'Abraham ou de Caïn au XXe siècle…).

À cette fin, j'ai commencé un tableau qui devrait, à terme, viser l'exhaustivité – non pas, encore une fois, des mises en musique, mais des épisodes bibliques. Il s'avère déjà que, même pour les tubes de la Genèse, certains épisodes sont très peu représentés – l'ivresse de Noé, pourtant abondamment iconographiée, est particulièrement peu répandue dans les adaptations musicales, y compris au XXe siècle où les questions de bienséance se posent avec une moindre acuité.

Mais en plus du tableau, de petits épisodes détachés avec un peu de glose ne peuvent pas faire de mal. (Comme ils seront dans le désordre, ils pourront ensuite être recensés dans le tableau ou une notule adéquate.) Nous verrons combien je réussis à produire, et si cela revêt quelque pertinence.




Abel & Caïn

Étrangement, le premier homicide connaît peu de versions populaires… mais c'est aussi l'un des épisodes qui a été traité avec le plus de diversité dans les approches. Commençons par cette copieuse entrée en matière.

Texte énigmatique, qui montre Dieu se détourner sans cause explicite du laboureur pour favoriser le berger, faisant naître la première rivalité fraternelle au taux de létalité de 1.


La source


1.     Or Adam connut Eve sa femme, laquelle conçut, et enfanta Caïn; et elle dit : J'ai acquis un homme de par l'Eternel.
2.     Elle enfanta encore Abel son frère; et Abel fut berger, et Caïn laboureur.
3.     Or il arriva, au bout de quelque temps, que Caïn offrit à l'Eternel une oblation des fruits de la terre ;
4.     Et qu'Abel aussi offrit des premiers-nés de son troupeau, et de leur graisse ; et l'Eternel eut égard à Abel, et à son oblation.
5.     Mais il n'eut point d'égard à Caïn, ni à son oblation ; et Caïn fut fort irrité, et son visage fut abattu.
6.     Et l'Eternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité ? et pourquoi ton visage est-il abattu ?
7.     Si tu fais bien, ne sera-t-il pas reçu ? mais si tu ne fais pas bien, le péché est à la porte ; or ses désirs se [rapportent] à toi, et tu as Seigneurie sur lui.
8.     Or Caïn parla avec Abel son frère, et comme ils étaient aux champs, Caïn s'éleva contre Abel son frère, et le tua.
9.     Et l'Eternel dit à Caïn : Où est Abel ton frère ? Et il lui répondit : Je ne sais, suis-je le gardien de mon frère, moi ?
10.     Et Dieu dit : Qu'as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre à moi.
11.     Maintenant donc tu [seras] maudit, [même] de la part de la terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
12.     Quand tu laboureras la terre, elle ne te rendra plus son fruit, et tu seras vagabond et fugitif sur la terre.
13.     Et Caïn dit à l'Eternel : Ma peine est plus grande que je ne puis porter.
14.     Voici, tu m'as chassé aujourd'hui de cette terre-ci, et je serai caché de devant ta face, et serai vagabond et fugitif sur la terre, et il arrivera que quiconque me trouvera, me tuera.
15.     Et l'Eternel lui dit : C'est pourquoi quiconque tuera Caïn sera puni sept fois davantage. Ainsi l'Eternel mit une marque sur Caïn, afin que quiconque le trouverait, ne le tuât point.
16.     Alors Caïn sortit de devant la face de l'Eternel, et habita au pays de Nod, vers l'Orient d'Héden.
17.     Puis Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Hénoc ; et il bâtit une ville, et appela la ville Hénoc, du nom de son fils.

Genèse 4:1-17, traduction de Martin (1744).


Les adaptations musicales

1567
Roland DE LASSUSUbi est Abel
Réutilisation littérale des versets 9 et 10 sous forme d'une polyphonie à cinq parties. C'est-à-dire le dialogue avec Dieu, sommet du potentiel dramatique de l'épisode, autour de la fameuse réplique « Suis-je le gardien de mon frère ? ».
¶ Seule petite divergence : le verbe, « ait » dans ma vulgate sixto-clémentine de de 1592, « dixit » chez Lassus, probablement une question de version de la vulgate. Le verbe est en outre placé à la fin, peut-être une intervention de la tradition pour placer dès le début de la pièce musicale les mots importants.
¶ En effet, cet texte était utilisé depuis l'ère grégorienne comme répons – chanté pendant un office à la suite d'une lecture de la Bible, avec des effets de reprise en écho (vis-à-vis du verset du soliste).
¶ En l'occurrence, celui-ci est prévu pour le dimanche de la Septuagésime – c'est-à-dire le neuvième dimanche avant Pâques, période entre le temps liturgique de Noël et celui de Carême, caractérisé chez les catholiques par l'usage du violet. Vatican II a supprimé cette période (devenu le temps ordinaire qui suit l'Épiphanie), il est donc plus délicat de l'appréhender en personne aujourd'hui, mais c'était une réalité tangible au moment de la composition.
¶ Œuvre appartenant donc au Niveau 2 : interprété pendant la célébration de certains jours spécifiques.
¶ Très belle œuvre pleine de fluidité et d'éloquence, comme toujours chez Lassus.

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Un seul enregistrement à ma connaissance (Singer Pur, Ars Musici 2009). Existe aussi une transcription pour consort de viole chez Delphian (par The Rose Consort of Viols).

Ubi est Abel : un répons musical au temps de la Réforme
Bien qu'à ma connaissance, la version de Lassus (prévue pour le culte catholique), soit la seule qui ait été gravée sur disque, nous sommes en possession d'au moins 4 autres mises en musique, toutes de la part de de compositeurs luthériens : en 1543 Balthazar Resinarius (un proche de Luther), en 1547 Nickolaus Kropstein (un pasteur, proche de Luther également), en 1550 Lorenz Lemlin, en 1556 Hollander…

Il faut dire qu'au cœur de la Réforme, la figure de Caïn a été un emblème très utilisé dans la propagande.
§ Sur le plan de l'exégèse, d'abord, Luther, dans ses Commentaires sur la Genèse, développe l'idée que la question posée « Où est Abel ? » n'est pas réellement de Dieu (Caïn aurait su qu'il était inutile de mentir) mais d'Adam inspiré par Dieu. Il est possible, selon les commentateurs, que Luther ait pensé, en écrivant cela, à un parallèle avec les procès expéditifs contre les protestants, tandis que Dieu, lui, laisse toujours une voie ouverte pour se défendre et se repentir.
§ Plus concrètement (et suivant une interprétation inverse), dans les chansons politiques qui circulaient, on trouve souvent Abel comme représentant le protestant de bonne volonté victime des moqueries des sophistes catholiques ou de la persécution – assimilant les catholiques oppresseurs à Caïn.


Dans le culte luthérien, Ubi est Cain était utilisé à des moments distincts du culte catholique, aussi bien à l'extérieur des célébrations proprement dites qu'au cœur même du culte ordinaire.


milieu XVIIe
Giacomo CARISSIMIOfferebat Cain (milieu XVIIe)
¶ Extraits (coupés, simplifiés et réagencés avec quelques « connecteurs logiques » simples) du texte de la Genèse (débutant au troisième verset, les offrandes du cultivateur Caïn). Narrateur en ténor solo ou par deux sopranos – ces narrateurs à deux voix sont une caractéristique du milieu du XVIIe, et se retrouvent à l'autre bout de l'Europe chez  Pfleger à la cour du Schlewig, par exemple –, incluant les répliques Dieu (basse profonde avec contre-notes graves assez spectaculaires.
¶ Mélange de récits sobres et de virevoltantes volutes vocales (les deux sopranos), avec un soupçon de stile concitato (figuralismes de violences façon Combattimento de Monteverdi) pour épouser la colère de Caïn («  iratusque est Cain vehementer »), une version extrêmement condensée de l'épisode, en ce qu'elle ne fait que six minutes, mais qui reprend l'essentiel du texte biblique, y compris les instructions de Dieu pour épargner Caïn. Très beau et prégnant en tout cas, un des meilleurs Carissimi.
¶ Niveau 4 ?  (une sorte de catéchisme ?)

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L'enregistrement des Paladins est remarquable. L'autre existant, de l'ensemble Seicentonovecento, reste problématique (justesse des solistes).


1671
Bernardo PASQUINICaino e Abele (oratorio)
¶ La seconde moitié du XVIIe siècle voit se développer le genre de l'oratorio. En 1671 à Rome, Pasquini (une grande figure d'alors) conçoit, pour la chapelle du Palazzo Borghese, ce Caïn & Abel. Dans les États pontificaux, l'oratorio était un genre très couru pendant la période de Carême où les événements musicaux et théâtraux étaient interdits. Pour évêques et aristocrates, commander une scène sacrée de ce genre permettait de contourner l'interdit. Ils étaient exécutés aussi bien dans les églises que dans les palais.
¶ L'oratorio de Pasquini demeure très proche de la prosodie, essentiellement sous forme de récitatifs un peu mélodiques, ménageant en sus quelques ensembles polyphoniques (chœur à 5) qui réunissent les différents chanteurs : narrateur, Adam, Abel, Caïn, Ève, Satan, Dieu. En une heure, le livret se contente de développer sous forme de dialogues (plus quelques récits, pas tout à fait des traductions littérales, mais souvent proches de l'original) le contenu des versets de la Genèse.
¶ Caïn y est présenté comme un libre penseur, ne reconnaissant que sa propre volonté, et comme tel ressentant les conseils de vertu d'Abel comme de la malveillance et de l'hypocrisie, le tout culminant dans un duo en stichomythie où l'on assiste directement à la mort d'Abel (qui n'est pas aussi précisément évoquée dans la Bible).
¶ Parmi les bizarreries, l'intervention de Satan (tout à fait absente des sources) pour motiver Caïn, et plus encore l'évocation de toute une mythologie païenne : le narrateur parle de l'Averne et de Pluton, Satan du Cocyte, et Eve elle-même met Dieu (la paix) en balance avec Pluton (la guerre) !  Sacré mélange, témoin de la pensée d'alors – on le retrouve dans la peinture, où l'excuse donnée à la représentation abondante de scènes mythologiques tient dans l'équivalence mystique donnée pour chaque élément avec les Écritures.
¶ La conclusion est elle aussi d'un fort parti pris, advenant après les reproches de Dieu et la déréliction de Caïn : le chœur final insiste sur la dimension du destin (le Ciel décide de notre mort), s'achevant sur la miséricorde de Dieu… tempérée par la justice – « chacun meurt comme il a vécu ».
¶ Niveau 5. (Et même par certains aspects fantaisistes Niveau 6.)
¶ Trois extraits : stichomythie et mort d'Abel, questions de Dieu, chœur polyphonique qui célèbre la crainte de Dieu par les cœurs coupables.

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Enregistrement intégral par De Marchi chez Pan Classics, avec un soprano d'allure très enfantine pour Caïn, assez déroutant. Continuo un peu raide et parcimonieux, mais l'ensemble fonctionne tout à fait bien. Le monologue du désespoir de Caïn peut aussi s'entendre, avec lirone, par Headley chez Nimbus Alliance.


1707
Alessandro S
CARLATTIIl primo omicidio, overo Cain (« Le premier meurtre, ou Caïn », oratorio)
¶ Oratorio créé à Venise en 1707 (à l'occasion de son séjour parrainé par les Grimaldi), le Scarlatti correspond déjà aux formats de l'opéra seria avec ses alternances très identifiables d'airs et de récitatifs. Néanmoins on y rencontre quelques récitatifs plus travaillés (comme la plainte liminaire d'Adam sur ses fils condamnés à la dure vie hors d'Éden) et même quelques récitatifs accompagnés par l'orchestre, comme dans l'extrait ici retenu (les questions de Dieu en recitativo secco sont suivies de ses imprécations en recitativo accompagnato).
¶ Cette temporalité lente favorise l'expression de sentiments plus tendres et édifiants : les conseils d'Adam, la dévotion des frères…
¶ Mêmes personnages que chez Pasquini, à l'exclusion du narrateur, absent – chez Scarlatti les airs émotifs remplacent la glose du Testo qui complétait l'action des personnages, chez Pasquini. Autre détail amusant et troublant, Satan est ici nommé Lucifero – ce qui constitue un mélange assez déroutant ; en effet Lucifer est issu d'interprétations des livres d'Ésaïe, Ézéchiel ou encore Hénoch (ce dernier uniquement retenu dans le corpus de la Bible éthiopienne), et donc absolument anachronique pour désigner le démon hébraïque nommé Satan… qui n'apparaît déjà pas du tout dans l'épisode d'Abel et Caïn !  Exemple aussi bien du caractère syncrétique des références (chez Pasquini, nous avions carrément Pluton !) que de la superposition quasiment parfaite de Lucifer avec les autres figures démoniaques hébraïques plus anciennes.
¶ Contrairement à Pasquini, le dénouement ne s'arrête pas au châtiment de Caïn mais fait revenir Adam pour lui promettre une nouvelle descendance, et de nouveaux espoirs. Ainsi l'épisode ne représente pas nécessairement l'humanité d'aujourd'hui, qui procède plutôt de l'expérience positive retirée de cette catastrophe.
¶ Niveau 5.

[[]] [[]]
La version Alessandrini-Biondi de 1992 n'étant plus disponible, reste la version Jacobs, très léchée.


1732
Antonio C
ALDARALa morte d'Abel figura di quella del nostro Redentore (« La mort d'Abel, symbole de celle de notre Rédempteur », oratorio)
¶ À la fin de sa vie, alors que le Vénitien Caldara exerce comme Vize-Kapellmeister pour la Cour impériale à Vienne, il écrit cet oratorio dont le projet est explicité jusque dans le titre : Abel, c'est ici la figure de l'innocence, et même davantage, celle de l'innocence qui expie les péchés de tiers, le bouc émissaire, l'agneau pascal. L'une des multiples interprétations qui ont eu cours, annoncée d'emblée, et qui se retrouve dans l'unique air qui en a été gravé à ce jour : « Quel buon pastor son io » – « Je suis ce bon berger ».
¶ Le format en est très caractéristique du seria des années 1730, dont les airs s'allongent considérablement, atteignant régulièrement les dix minutes – ce qui accroît encore, d'un point de vue dramaturgique, la suspension de l'action au profit de la voix, de la musique, des méditations et affects proposés dans les airs.
¶ Sa Sinfonia d'ouverture a, avec beaucoup d'autres écrites par Caldara, été regroupée en recueil et réutilisée comme musique instrumentale autonome avec ou sans remaniements, ce qui lui a permis d'être très souvent enregistrée. Vous en trouverez beaucoup de (bonnes) versions, mais cela ne vous avancera beaucoup sur le sujet biblique, l'écriture instrumentale des ouvertures étant assez interchangeable entre les sujets.
¶ Niveau 5.

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Bartoli et Il Giardino Armonico, 2009.




On est bien sûr loin d'avoir épuisé le sujet, mais vous disposez ainsi de quelques exemples d'approches de la figure de Caïn du XVIe au XVIIIe siècle : du texte littéral de la Genèse traité en polyphonie, à peine dramatisé (XVIe-début XVIIe), à des intrigues dramatiques totalement recréées, ajoutant quantité de détails (et mêmes des personnages mythologiques…) pour en faire un opéra déguisé. Bon moyen de suivre l'évolution de l'intérêt pour les voix et pour le rapport au texte au fil des décennies.

Le plus étonnant demeure cependant, à mon sens, la diversité d'interprétations du mythe que l'on couvre ainsi : énigmatique épisode brut d'origine, Caïn comme rappel en creux de toutes victimes qui n'ont pas eu un procès aussi équitable, Abel comme victime d'un camp ennemi, Caïn comme rappel de notre propre aveuglement et de la rigueur de la justice de Dieu, Abel comme premier présage de la figure du Christ… !

Au XIXe siècle, la figure pourtant hautement contrastée et compatible de Caïn me paraît avoir moins rencontré la faveur des compositeurs – je n'ai d'ailleurs trouvé aucune œuvre enregistrée à ce sujet. C'est pourquoi je reparlerai de ses avatars en abordant directement le XXe siècle, où se débusqueront un certain nombre de compositions aux contours assez étonnants – musique de chambre, suites d'orchestre à plusieurs mains autour de la Genèse, opéra en hébreu, et même un opéra psychanalysant des années 1910, assez critique sur les personnages bibliques (et peut-être même Dieu)…

mardi 14 avril 2020

Autour de Pelléas & Mélisande – XXI – Absalon ! Absalon !


1. Un petit pan de ma vie

« Au moment de mon voyage à Naples, un critique ayant écrit que dans Le Festin d'Absalon de Preti (accroché en permanence dans la collection Farnèse), tableau que j'adorais et croyais connaître très bien, la main d'Amnon (que je ne me rappelais pas) était si bien peinte, qu'elle était, si on la regardait seule, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, je mangeai quelques crocchè di patate, sortis et entrai dans le musée. Dès les premières marches que j'eus à gravir, je fus pris d'étourdissements. Je passai devant plusieurs tableaux de la collection Farnèse et eus l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Palerme, ou d'une simple maison au bord de la mer à Sorrente. Enfin je fus devant le Preti, que je me rappelais plus éclatant, plus différent de tout ce que je connaissats, mais où, grâce à l'article du critique, je remarquai pour la première fois de petits gâteaux orangés, que le ciel était brun, et enfin la précieuse matière du tout petit vase bleu. Mes étourdissements augmentaient ; j'attachais mon regard, comme un enfant à une mouche bleue qu'il veut saisir, au précieux petit vase bleu. Dans une céleste balance m'apparaissait, chargeant l'un des plateaux, ma propre vie, tandis que l'autre contenait le vase si bien peint en bleu.
Cependant je m'abattis sur une banquette droite ; aussi brusquement je cessai de penser que ma vie était en jeu et, me demandai les conclusions à en tirer au sujet de Pelléas. »

Car, oui, c'est en me promenant dans les collections du Palais de Capodimonte, au sommet de Naples, au-dessus de son Observatoire, que j'eus enfin de la révélation de toute une vie.



absalom_de_mattia_preti.jpg
Mattia Preti, La Festa di Assalone
(fin des années 1650)


En réalité, je crois l'avoir vu au Petit-Palais pour l'exposition Luca Giordano, car c'est une acquisition du Musée des Beaux-Arts du Canada ; mais avouez que l'histoire serait moins jolie.



2. Une parole obscure

À la scène 2 de l'acte IV, lorsque les soupçons de Golaud le submergent et qu'il violente Mélisande, pourquoi ces cris qui invoquent Absalon ?

GOLAUD
Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu?
Va-t'en !  Je ne te parle pas.
Où est mon épée ?
Je venais chercher mon épée…

MÉLISANDE
Ici, sur le prie-Dieu.

GOLAUD
Apporte-la.
(à Arkel)
On vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer.
On dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux.
(à Mélisande)
Eh bien, mon épée ?
Pourquoi tremblez-vous ainsi ?
Je ne vais pas vous tuer.
Je voulais simplement examiner la lame.
Je n'emploie pas l'épée à ces usages.

[…]

GOLAUD
Une grande innocence !
Plus que de l'innocence !
On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême.
Je les connais ces yeux !
Je les ai vus à l'oeuvre !
Fermez-les !  fermez-les !  Ou je vais les fermer pour longtemps!
Ne mettez pas ainsi votre main à la gorge ;
je dis une chose très simple…
J'ai pas d'arrière-pensée
Si j'avais une arrière-pensée pourquoi ne la dirais-je pas ?
Ah! ah! ne tâchez pas de fuir !
Ici !
Donnez-moi cette main !
Ah !  vos mains sont trop chaudes
Allez-vous-en !  Votre chair me dégoûte !
Allez-vous-en !
Il ne s'agit plus de fuir à présent !
(Il la saisit par les cheveux.)
Vous allez me suivre à genoux !
A genoux devant moi !
Ah !  ah !  vos longs cheveux servent en fin à quelque chose.
A droite et puis à gauche !
A gauche et puis à droite !
Absalon !  Absalon !
En avant ! en arrière !
Jusqu'à terre ! jusqu'à terre
Vous voyez,
vous voyez ; je ris déjà comme un vieillard
Ah ! ah ! ah !

Ce moment d'outrage (quoique pas dépourvu de fondement) glace le sang… et Debussy écrit sur « Absalon ! » des aigus terrifiants (un saut de quarte vers un mi 3, agité d'un triolet, puis un long saut de quinte diminuée vers un fa 3), qui ne laissent pas de doute sur la fureur de Golaud.

absalon golaud
absalon golaud absalon golaud

Mais pourquoi cette invocation au juste ?

Telle que la présente la situation, et surtout telle qu'elle est mise en musique par Debussy, on pourrait croire à une insulte, traîtresse comme une Dalila, luxurieuse comme une Jézabel aux abois…

Mais ce n'est pas ce que révèlent les Écritures.




Dessin préparatoire du Guerchin pour L'assassinat d'Amnon à la fête d'Absalon.




3. Hypothèse n°1 : Absalon le vengeur

Absalon, dans le second livre de Samuel, est ce fils de David qui, pour venger le viol de sa sœur Tamar par leur demi-frère Amnon, fils aîné du roi, fait assassiner le coupable par ses serviteurs lors d'un banquet où l'a convié, en présence de tous les fils du monarque.

(Oui, il est fascinant que Tamar soit resté un prénom féminin en vogue !)

Dans la traduction de Martin (1744), voici ce qu'il advient :

     2 Samuel 13
1.     Or il arriva après cela qu'Absalom, fils de David, ayant une sœur qui était belle, et qui se nommait Tamar, Amnon fils de David, l'aima.
2.     Et il fut si tourmenté de cette passion, qu'il tomba malade pour l'amour de Tamar sa sœur, car elle était vierge ; et parce qu'il semblait trop difficile à Amnon de rien obtenir d'elle.
6.     Amnon donc se coucha, et fit le malade; et quand le Roi le vint voir, il lui dit : Je te prie que ma sœur Tamar vienne et fasse deux beignets devant moi, et que je les mange de sa main.
8.     Et Tamar s'en alla en la maison de son frère Amnon, qui était couché; et elle prit de la pâte, et la pétrit, et en fit devant lui des beignets, et les cuisit.
9.     Puis elle prit la poêle, et les versa devant lui, mais Amnon refusa d'en manger; et dit : Faites retirer tous ceux qui sont auprès de moi : et chacun se retira.
10.     Alors Amnon dit à Tamar : Apporte-moi cette viande dans le cabinet, et que j'en mange de ta main. Et Tamar prit les beignets qu'elle avait faits, et les apporta à Amnon son frère dans le cabinet.
11.     Et elle les lui présenta, afin qu'il en mangeât ; mais il se saisit d'elle et lui dit : Viens, couche avec moi, ma sœur.
12.     Et elle lui répondit : Non, mon frère, ne me viole point; car cela ne se fait point en Israël ; ne fais point cette infamie.
13.     Et moi, que deviendrais-je avec mon opprobre ?  et toi, tu passerais pour un insensé en Israël. Maintenant donc parles-en, je te prie, au Roi, et il n'empêchera point que tu ne m'aies pour femme.
14.     Mais il ne voulut point l'écouter ; et il fut plus fort qu'elle, et la viola, et coucha avec elle.
15.     Après cela, Amnon la haït d'une grande haine, en sorte que la haine qu'il lui portait, était plus grande que l'amour qu'il avait eu pour elle ; ainsi Amnon lui dit : Lève-toi, va-t'en.
16.     Et elle lui répondit : Tu n'as aucun sujet de me faire ce mal, que de me chasser ; ce mal est plus grand que l'autre que tu m'as fait; mais il ne voulut point l'écouter.
17.     Il appela donc le garçon qui le servait, et lui dit : Qu'on chasse maintenant celle-ci d'auprès de moi, qu'on la mette dehors, et qu'on ferme la porte après elle.
19.     Alors Tamar prit de la cendre sur sa tête, et déchira la robe bigarrée qu'elle avait sur elle, et mit la main sur sa tête, et s'en allait en criant.
20.     Et son frère Absalom lui dit : Ton frère Amnon n'a-t-il pas été avec toi ?  Mais maintenant, ma sœur, tais-toi, il est ton frère ; ne prends point ceci à cœur. Ainsi Tamar demeura toute désolée dans la maison d'Absalom son frère.
21.     Quand le Roi David eut appris toutes ces choses, il fut fort irrité.
22.     Or Absalom ne parlait ni en bien ni en mal à Amnon, parce qu'Absalom haïssait Amnon, à cause qu'il avait violé Tamar sa sœur.
23.     Et il arriva au bout de deux ans entiers, qu'Absalom ayant les tondeurs à Bahal-hatsor, qui était près d'Ephraïm, il invita tous les fils du Roi.
27.     Et Absalom le pressa tant, qu'il laissa aller Amnon, et tous les fils du Roi avec lui.
28.     Or Absalom avait commandé à ses serviteurs, en disant : Prenez bien garde, je vous prie, quand le cœur d'Amnon sera gai de vin, et que je vous dirai : Frappez Amnon, tuez-le ; ne craignez point; n'est-ce pas moi qui vous l'aurai commandé ?  Fortifiez-vous, et portez-vous en vaillants hommes.
29.     Et les serviteurs d'Absalom firent à Amnon comme Absalom avait commandé, puis tous les fils du Roi se levèrent, et montèrent chacun sur sa mule, et s'enfuirent.
37.     Mais Absalom s'enfuit, et se retira vers Talmaï, fils de Hammihud Roi de Guesur : et David pleurait tous les jours sur son fils.
38.     Quand Absalom se fut enfui, et qu'il fut venu à Guesur, il demeura là trois ans.
39.     Puis il prit envie au Roi David d'aller vers Absalom, parce qu'il était consolé de la mort d'Amnon.

Dans ce cas, Golaud se désignerait lui-même par « Absalon ! » : il annonce à Mélisande qu'il est prêt à tuer son demi-frère pour avoir touché à une femme de la famille, ou bien il s'avertit lui-même du fratricide qu'il risque de commettre.

Debussy ferait alors une mise en musique à contresens : on pourrait s'attendre à ce que Golaud se murmure à lui-même, comme un garde-fou, ses « Absalon ! », tout sauf cette rage extravertie.

Cet épisode n'est cela dit pas le seul emblématique parmi les récits des Nevi'im autour de ce fils de David.



absalom_niccolo_de_simone.png
Niccolò de Simone, Le Banquet d'Absalom
(vers 1650, collection particulière)




4. Hypothèse n°2 : Absalon le révolté

Absalon a ses manières. Voyant que le roi l'avait autorisé à retourner à Jérusalem, mais non admis en sa présence, il trouve un utile moyen de se faire remarquer de Joab, neveu de David et chef de son armée.

    2 Samuel 14
30. Alors Absalom dit à ses serviteurs : Vous voyez là le champ de Joab qui est auprès du mien, il y a de l'orge, allez et mettez-y le feu. Et les serviteurs d'Absalom mirent le feu à ce champ.
31.     Alors Joab se leva et vint vers Absalom dans sa maison, et lui dit : Pourquoi tes serviteurs ont-ils mis le feu à mon champ ?
32.     Et Absalom répondit à Joab : Voici, je t'ai envoyé dire : Viens ici, et je t'enverrai vers le Roi, et tu lui diras : Pourquoi suis-je venu de Guesur ?  il vaudrait mieux que j'y fusse encore. Maintenant donc que je voie la face du Roi ; et s'il y a de l'iniquité en moi, qu'il me fasse mourir.

Les causes de cette soif de pouvoir ne sont pas explicitées, mais Absalon se fait proclamer roi et marche sur Jérusalem, obligeant son père à la fuite, et récupérant non seulement son palais et ses conseillers, mais jusqu'à ses concubines.

    2 Samuel 15
4.     Absalom disait encore : Oh! que ne m'établit-on pour juge dans le pays! et tout homme qui aurait des procès, et qui aurait droit, viendrait vers moi, et je lui ferais justice.
10.     Or Absalom avait envoyé dans toutes les Tribus d'Israël des gens apostés, pour dire : Aussitôt que vous aurez entendu le son de la trompette, dites : Absalom est établi Roi à Hébron.
13.     Alors il vint à David un messager, qui lui dit : Tous ceux d'Israël ont leur cœur tourné vers Absalom.
14.     Et David dit à tous ses serviteurs qui étaient avec lui à Jérusalem : Levez-vous, et fuyons; car nous ne saurions échapper devant Absalom. Hâtez-vous d'aller, de peur qu'il ne se hâte, qu'il ne nous atteigne, qu'il ne fasse venir le mal sur nous, et qu'il ne frappe la ville au tranchant de l'épée.
    2 Samuel 16
21.     Et Achithophel dit à Absalom : Va vers les concubines de ton père, qu'il a laissées pour garder la maison, afin que quand tout Israël saura que tu te seras mis en mauvaise odeur auprès de ton père, les mains de tous ceux qui sont avec toi, soient fortifiées.
22.     On dressa donc un pavillon à Absalom sur le toit de la maison : et Absalom vint vers les concubines de son père, à la vue de tout Israël.

C'est alors que commence la chasse contre le roi :

    2 Samuel 17
8.     Cusaï dit encore : Tu connais ton père et ses gens, que se sont des gens forts, et qui ont le cœur outré, comme une ourse des champs à qui on a pris ses petits;
12.     Alors nous viendrons à lui en quelque lieu que nous le trouvions, et nous nous jetterons sur lui, comme la rosée tombe sur la terre, et il ne lui restera aucun de tous les hommes qui sont avec lui.

Des épisodes plus concrets et personnels se mêlent – le roi David est accueilli par des jets de pierres, ou bien caché dans un puits pour échapper aux éclaireurs d'Absalon.

Une fois retiré au désert, les fidèles de David livrent enfin bataille.

    2 Samuel 18
4.     Et le Roi leur dit : Je ferai ce que bon vous semblera. Le Roi donc s'arrêta à la place de la porte, et tout le peuple sortit par centaines, et par milliers.
5.     Et le Roi commanda à Joab, et à Abisaï, et à Ittaï, en disant : Epargnez-moi le jeune homme Absalom; et tout le peuple entendit ce que le Roi commandait à tous les capitaines touchant Absalom.
6.     Ainsi le peuple sortit aux champs pour aller à la rencontre d'Israël; et la bataille fut donnée en la forêt d'Ephraïm.

Le Troisième Psaume fait aussi référence à la révolte de ce fils indigne et débute ainsi « Psaume. De David. Quand il fuyait devant son fils Absalom. / — Yahvé, qu'ils sont nombreux mes oppresseurs […] »

L'invocation d'Absalon dans la bouche de Golaud est plus évidente à partir de cet épisode : Golaud s'en prend à la figure d'un fils de roi révolté. [Étrange silhouette tirée de l'Ancien Testament, alors qu'il n'est que vaguement question de Dieu – « Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes » – ou de « prie-Dieu » ailleurs dans la pièce, allusions par ailleurs concentrées dans cette scène.]

Pour autant, cela signifie qu'ici encore Golaud s'adresse non pas à Mélisande, mais à Pelléas qui est absent — comme un avertissement à son jeune rival, ou comme un cri de rage annonçant ce qu'il va faire – le châtier.

Il reste une troisième hypothèse, plus concrète encore – il n'est pas impossible que, dans la logique symboliste, ces trois épisodes se superposent dans un flou censé nimber la situation de toutes ces connotations possibles.



absalom_guercino.jpg
Je n'ai pas d'illustration picturale de l'usurpation d'Absalom, voici donc une autre esquisse de Guercino, que je trouve très frappante.
L'indifférence horizontale du jeune homme glabre face à la barbe et aux gestes diagonaux des sicaires…



5. Hypothèse n°3 : Absalon le supplicié

À la fin de l'histoire, Absalon, quoique à la tête d'Israël, est défait par les serviteurs de David.

    2 Samuel 18
7.     Là fut battu le peuple d'Israël par les serviteurs de David, et il y eut en ce jour-là dans le même lieu une grande défaite, savoir de vingt mille hommes.
9.     Or Absalom se rencontra devant les serviteurs de David, et Absalom était monté sur un mulet, et son mulet étant entré sous les branches entrelacées d'un grand chêne, sa tête s'embarrassa dans le chêne, où il demeura entre le ciel et la terre, et le mulet qui était sous lui, passa au delà.
10.     Et un homme ayant vu cela, le rapporta à Joab, et lui dit : Voici, j'ai vu Absalom pendu à un chêne.
11.     Et Joab répondit à celui qui lui disait ces nouvelles : Et voici, tu l'as vu, et pourquoi ne l'as-tu pas tué là, le jetant par terre? Et c'eût été à moi de te donner dix pièces d'argent, et une ceinture.
12.     Mais cet homme dit à Joab : Quand je compterais dans ma main mille pièces d'argent, je ne mettrais point ma main sur le fils du Roi, car nous avons entendu ce que le Roi t'a commandé, et à Abisaï, et à Ittaï, en disant : Prenez garde chacun au jeune homme Absalom.
13.     Autrement j'eusse commis une lâcheté au péril de ma vie; car rien ne serait caché au Roi; et même tu m'eusses été contraire.
14.     Et Joab répondit : Je n'attendrai pas tant en ta présence; et ayant pris trois dards en sa main, il en perça le cœur d'Absalom qui était encore vivant au milieu du chêne.
15.     Puis dix jeunes hommes qui portaient les armes de Joab, environnèrent Absalom, et le frappèrent, et le firent mourir.
17.     Et ils prirent Absalom, et le jetèrent en la forêt, dans une grande fosse; et mirent sur lui un fort grand monceau de pierres; mais tout Israël s'enfuit, chacun en sa tente.

Tant qu'à faire, je vous indique le dénouement avec le désespoir du roi David, en dépit des menaces exercées sur lui par son fils usurpateur – mais je ne suis pas persuadé que ce soit pertinent pour notre histoire :

    2 Samuel 18
31.     Alors voici Cusi qui vint, et qui dit : Que le Roi mon Seigneur ait ces bonnes nouvelles, c'est que l'Eternel t'a aujourd'hui garanti de la main de tous ceux qui s'étaient élevés contre toi.
32.     Et le Roi dit à Cusi : Le jeune homme Absalom se porte-t-il bien? Et Cusi lui répondit : Que les ennemis du Roi mon Seigneur, et tous ceux qui se sont élevés contre toi pour [te faire du] mal, deviennent comme ce jeune homme.
33.     Alors le Roi fut fort ému, et monta à la chambre haute de la porte, et se mit à pleurer, et il disait ainsi en marchant : Mon fils Absalom! mon fils! mon fils Absalom! plût à Dieu que je fusse mort moi-même pour toi! Absalom mon fils! mon fils!

    2 Samuel 19
4.     Et le Roi couvrit son visage, et criait à haute voix : Mon fils Absalom! Absalom mon fils! mon fils!
5.     Et Joab entra vers le Roi dans la maison, et lui dit : Tu as aujourd'hui rendu confuses les faces de tous tes serviteurs qui ont aujourd'hui garanti ta vie, et la vie de tes fils et de tes filles, et la vie de tes femmes, et la vie de tes concubines.
6.     De ce que tu aimes ceux qui te haïssent, et que tu hais ceux qui t'aiment; car tu as aujourd'hui montré que tes capitaines et tes serviteurs ne te [sont] rien; et je connais aujourd'hui que si Absalom vivait, et que nous tous fussions morts aujourd'hui, la chose te plairait.
7.     Maintenant donc lève-toi, sors, [et] parle selon le cœur de tes serviteurs; car je te jure par l'Eternel que si tu ne sors, il ne demeurera point cette nuit un seul homme avec toi; et ce mal sera pire que tous ceux qui te sont arrivés depuis ta jeunesse jusqu'à présent.

Il existe également d'autres Absalom, dans les Maccabées (1;11-13, « Jonathan, fils d'Absalom » ; puis 2;17 « Jean et Absalom, vos émissaires »), mais dont le texte ne dit rien… Maeterlinck fait nécessairement référence au fils de David.

La mort d'Absalon constitue donc un épisode extrêmement violent, atypique et graphique – sa « tête » est en général comprise (étymologiquement, symboliquement ?) comme ses cheveux, attributs de jeunesse, de beauté et d'orgueil, qui rendent sa fin encore plus spectaculairement pathétique. Elle est, ce me semble, l'épisode le plus représenté dans l'iconographie, en dehors du XVIIe siècle où le banquet d'assassinat règne en vedette.

Dans la scène d'outrage de Pelléas qui nous occupe, la référence aux cheveux qui servent à être mis à mort paraît la plus transparente : « je ne vais pas vous tuer… vos longs cheveux servent enfin à quelque chose ». Golaud, cette fois-ci, accable bel et bien Mélisande, en punissant sa révolte (?), ou du moins ses péchés, au moyen des attributs de beauté qui font sa fierté. Ce qui suscitait l'admiration, tant de fois mentionné dans le texte (et en particulier par elle-même) devient le moyen de son châtiment. Le cri signifie alors : « vois comment je vais te punir », et s'adresse en propre à la trahison de Mélisande.



absalom_de_mattia_preti.jpg
Tiré du Speculum humanæ Salvationis
(XVe siècle)




7. Trois identités

Même si l'hypothèse d'un Absalon-Mélisande (lié à l'accablement par les cheveux) est la plus évidente – elle ne peut, en tout cas, avoir échappé à Maeterlinck –, la multiplicité des épisodes capitaux dans le second Livre de Samuel permet de laisser planer l'hypothèse d'une pluralité de références, comme celle à un Absalon-Pelléas (le « fils » qui usurpe la place du père, et jusqu'à ses concubines !) – qui a l'originalité de s'adresser à un personnage absent – ou à un Absalon-Golaud (le vengeur de sa « sœur » violée, assassinant son demi-frère coupable) – qui s'avertit ainsi lui-même à voix basse du crime supplémentaire qu'il risque de commettre.

Ces hypothèses peuvent aisément coexister, tant la figure biblique d'Absalom semble se couler avec naturel dans chacun des types des trois personnages principaux – ses conseillers malavisés (le texte hébraïque souligne leurs erreurs d'appréciation) ont d'ailleurs quelque chose d'Arkel, mais ce sera pour une autre fois.



8. Quelques incarnations

Afin de ne pas vous laisser la faim au ventre après quelques considérations purement exégétiques, je vous propose en complément un petit parcours sonore autour des interprétations (vocales) possibles de ce moment, sur le modèle de la notule Traînée de Mélisande, lorsque celle-ci laisse échapper son anneau.


[[]]
Gilles Cachemaille, Orchestre Symphonique de Montréal, Charles Dutoit (Decca)

Ici, Golaud est débordé par sa fureur. On sent la colère qui a débordé l'homme affable… c'est tout entier l'époux blessé qui prend possession de l'homme. Il demeure quelque chose de compréhensible, d'humain, d'encore sympathique dans cet homme qui passe la mesure mais auquel on peut s'identifier. La voix rocailleuse gomme toute aristocratie, le mari outragé parle de ses émotions, sans chercher de contenance, jusqu'au gigantesque cri de dépit « servent enfin à quelque chose ». Au demeurant, dans cette rage ne semble percer nulle haine – on y perçoit même l'amour désespéré pour Mélisande qui lui échappe.


[[]]
Henri Etcheverry, Orchestre Symphonique (non identifié, ad hoc ?), Roger Désormière (EMI / Warner)

Etcheverry conserve sa distinction de classe : pas de cris, la voix tonne sans jamais se déformer. Pas d'effet d'éclat, de changement de texture de la voix, d'aperture des voyelles. L'outrage reste habillé par une forme de mépris de classe, Golaud lui parle de toute sa hauteur d'héritier du trône : sa colère ne lui fait pas oublier sa supériorité sociale. Il exerce son droit et préserve l'empire sur lui-même.


[[]]
Michel Roux, Orchestre National de la RTF, Désiré-Émile Inghelbrecht (Montaigne / Naïve)

Dans la finesse d'articulation de Michel Roux, on entend la volonté de toucher juste et de blesser, de trouver les mots les plus cruels, jusqu'à cette acmé où il semble totalement débordé par l'ivresse de sa propre puissance « à genoux, devant moi ! ».
[D'un point de vue technique, c'est la couverture vocale qui crée cet effet – pour protéger ses aigus, il « arrondit » les voyelles, « à genoux devant mwôôôôôa », ce qui donne l'impression de fluidité, de moindre articulation, d'expression plus animale.]


[[]]
Gérard Souzay, Orchestre de la Suisse Romande, Jean-Marie Auberson (Claves)

Enfin, le plus terrible. D'abord d'un calme glaçant (« Je dis une chose très simple »), la voix laisse percevoir des éclats de moins en moins maîtrisés, et de plus en plus violents, presque physiques, comme s'ils s'accompagnaient de coups. Dans « servent enfin à quelque chose », on entend la précipitation de son visage qui se rapproche de celui de sa victime effondrée. Le tout culminant dans une sorte de jubilation sadique.


(Au passage, bien que j'aie choisi les extraits pour leurs Golaud, ceci constitue une sélection de quatre des meilleures versions discographiques de Pelléas, toutes d'esprit très différent… Le nébuleux Dutoit avec un orchestre superbe, l'oppressant Désormière, les vents capiteux et les dictions superlatives d'Inghelbrecht 62, le grain théâtral exceptionnel d'Auberson.)



absalom_de_mattias_stomer.jpg
Mattias Stomer, La Rissa (« La Rixe »)
Malgré ce nom attribué dans le catalogue de 1961 au Musée Filangeri de Naples (à cause de ses allures caravagesques, je suppose ?), il s'agit bien d'une représentation du « Banquet d'Absalom ».





Je tiens à remercier vivement Christellerie pour sa participation aux réflexions ci-dessus.

J'espère que ce voyage vous aura intrigué comme moi (trois épisodes compatibles !)… je suis curieux de vos opinions à ce sujet, et accepte toutes les hypothèses concurrentes évidemment.

David Le Marrec

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