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Haÿdée de D.F.E. Auber : somnambulisme et polytonalité


Un cas très étonnant de polytonalité (pas forcément littéralement, mais bien ressentie comme telle par l'auditeur), en 1847, dans un opéra comique sérieux qui s'apparente beaucoup à un Grand Opéra à la française (avec dialogues remplaçant les récitatifs, donc).

Illustré par un inédit, seul enregistrement jamais réalisé de cette oeuvre (Compiègne 2004).

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1. Contexte

Daniel-François-Esprit AUBER

Haÿdée ou Le Secret - (1847, à l'Opéra-Comique)

Livret d'Eugène Scribe d'après la traduction par Mérimée d'une nouvelle russe, Six et quatre, dont la matière a de toute évidence inspiré la célèbre Partie de tric-trac (où le coup gagnant du tricheur est également un six-et-quatre).

Nous sommes à la fin de l'acte I : Lorédan, valeureux amiral vénitien, est épié par son capitaine Malipieri, jaloux de ses succès. Après un air de menace, celui-ci aperçoit Lorédan en crise de somnambulisme, en train de revivre un souvenir douloureux...


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2. Polytonalité

Dans l'extrait, à partir de 8'20'', l'orchestre ne joue pas faux. En réalité, tandis que la mélodie orchestrale reprend en ut majeur (comme lors de la deuxième exécution du thème), l'accompagnement contient un la bémol qui donne l'impression d'entendre simultanément un fa mineur (donné juste auparavant).
La ligne mélodique n'est d'ailleurs plus chantée par Lorédan, les flûtes figurent le souvenir du chant de ses soldats, lui-même se contentant de répéter ce la bémol dissonant.

On obtient ainsi une superposition très étrange, surtout dans le style, qui figure remarquablement la superposition des strates du rêve de Lorédan (la chanson initial et la culpabilité), ainsi que son trouble intense dû à sa conscience tourmentée.

Cet espèce de nuage qui entoure le retour de la chanson initiale est aussi étonnant qu'admirable, surtout dans le cadre du langage assez sobre harmoniquement qui est celui d'Auber.

Un moment assez hors du commun dans l'écriture musicale de l'époque, du moins avant la Sonate en si et Tristan - qui changent complètement les normes de la dissonance et de la liberté harmonique dans la musique du XIXe siècle.

On peut également le rapprocher du phénomène de la musique subjective, puisque nous entendons les sons tels que déformés par les souvenirs malades de Lorédan.

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3. Scribe & Auber

On remarque la vogue désormais des "grands sujets" à l'Opéra-Comique, qui s'amorce depuis Hérold (Zampa ou La Fiancée de Marbre, immense succès en 1831 et jusqu'au début du XXe siècle, était également de tonalité assez grave, et Le Pré aux clercs comportait aussi des traits sérieux, comme le rang des personnages ou le réalisme et l'issue du duel final). Haÿdée a les dimensions dramatiques d'une tragédie, à ceci près que le ressort en est le secret, voire le quiproquo (Lorédan se confiant dans son sommeil à son ennemi), davantage attaché à l'imaginaire comique.

Cette oeuvre est la plus audacieuse d'Auber, du moins à ce jour dans tout ce que j'ai pu entendre ou lire de ses partitions. On trouve quelquefois des trouvailles assez saisissantes, telle la « Ballade des Enfants de la Nuit » dans Les Diamants de la Couronne (livret co-écrit par Scribe), mais jamais des hésitations harmoniques comparables à cette Haÿdée - jusque dans les chants de victoire du début de l'acte II, on entend des bizarreries, en tout cas une harmonie qui n'est pas fondée, comme c'est d'ordinaire l'usage dans ce type de pièces, sur une gamme à peu près sans altérations accidentelles...

L'écriture de Scribe est ici totalement représentative de ses fulgurances et de ses fragilités : vers brefs aux rimes très chiches (on n'échappe pas à quelques rimes "impures" pour l'oeil, ni même à "amours / toujours"), mirlitonisantes, mais puissance motrice assez incroyable de l'intrigue, avec une concentration des enjeux toujours très efficace. Voilà un maître de la tension scénique, et de la tension riante de surcroît, jamais dépourvu de recul sur ses personnages : même lorsque Lorédan s'apprête à réaliser sa forfaiture, on le voit bien dire d'un air faussement surpris "ah, six et quatre !", ce qui ne peut pas être pris tout à fait au sérieux. Alors même que le situation croquée reste sombre et réellement émouvante.

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4. Texte

Pour pouvoir suivre, le livret :

Air de Malipieri

MALIPIERI
Me voici, général, à vos ordres sévères j'approuve.
Il dort.

Ta fortune
Qui m'importune
Longtemps m'humilia ;
Mais patience
Ma vengeance
Quelque jour t'atteindra.

A toi seul la puissance,
La gloire et l'honneur
Moi je n'ai qu'une chance :
Je te hais ! c'est là mon seul bonheur.

Il s'est réveillé ! Non pas.

Scène de somnambulisme

LORÉDAN
Oh, que la nuit est belle
Et quels accents joyeux !
Mon palais étincelle
Ce soir de mille feux.

Loin de nous les profanes,
Amis, versez toujours -
Je bois à vos sultanes,
Je bois à vos amours !
Je bois à vos sultanes,
Je bois à vos amours !

MALIPIERI
Ô délire ! ô prodige ! il dort !

LORÉDAN
Voici des dés ! voici de l'or !
J'ai perdu, par ma foi, que m'importe ;
Faut-il une somme plus forte ?
Jouons amis, jouons encor !

Oh, que la nuit est belle
Et quels accents joyeux !
Mon palais étincelle
Ce soir de mille feux.

Loin de nous les profanes,
Amis, versez toujours -
Je bois à vos sultanes,
Je bois à vos amours !
Je bois à vos sultanes,
Je bois à vos amours !

MALIPIERI
Quel changement, Ciel ! sur son visage :
Ses traits crispés se contractent de rage !

LORÉDAN
Quoi ! perdre encor, perdre toujours,
Eh bien non, mon palais, oui, tout ce qui me reste,
Sur un seul coup, un seul, un seul -
Destin funeste, tu ne m'abattras pas,
Satan, à mon secours -
J'entends rouler des dés, je sens battre mon coeur,
Allons ! Et si je perds, si je perds - le trépas...
Je tremble, hélas. Ah, pour lui, six et trois !
Il me faudrait six et quatre.
Je perds ! Ô Ciel, il ne regarde pas.
Il est à ramasser son or. Ah, six et quatre !

MALIPIERI
Quel mystère !

LORÉDAN
Oui, je gagne, ô honte j'ai gagné,
Et la fortune change, et lui l'infortuné
Perd à son tour, toujours, toujours, toujours.
Quel chants de joie : "Lorédan est vainqueur" disent-ils.
Taisez-vous ! Taisez-vous ! Lorédan est un lâche, est un infâme,
En proie aux tourments - et pourtant, voilà qu'ils chantent tous :

Ah, que Venise est belle
Et quels accents joyeux !
Le palais étincelle
Ce soir de mille feux.

Taisez-vous ! taisez-vous ! Supplice sans pareil !
Pour moi plus de bonheur, pour moi plus de sommeil !
Ces torts du moins, je veux quoi qu'il m'en coûte,
Je veux les réparer, écoute bien, écoute.

À toi Rafaela, la moitié de mes biens,
Et l'autre moitié, jure de la remettre,
Au fils de Donato, s'il existe encore, tiens, tiens,
Tu lui donneras sans l'ouvrir cette lettre,
Entends-tu bien...

Oh, que la nuit est belle
Et quels accents joyeux !
Mon palais étincelle
Ce soir de mille feux.

Loin de nous les profanes,
Amis, versez toujours -
Je bois à vos sultanes,
Je bois à vos amours !
Je bois à vos sultanes,
Je bois à vos a...

(Il retombe dans un sommeil profond. Fin de l'acte I.)

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5. Distribution

Lorédan - Bruno Comparetti
Malipieri - Paul Médioni
Compiègne 2004
Orchestre Français Albéric Magnard
Michel SWIERCZEWSKI

(Participaient également : Isabelle Philippe, Anne-Sophie Schmidt, Stéphane Malbec-Garcia, Mathias Vidal, Choeur Fiat Cantus.)

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6. Déceptions techniques

Pardon, j'ai mis la mauvaise image à la place de l'ut majeur conclusif, un extrait d'une traduction de Schubert que vous pouvez trouver sur cette même chaîne.

Le vide pendant vingt minutes à la fin de la vidéo est quant à lui dû à des distorsions de format entre le mp3, le logiciel de traitement et l'inclusion sur YouTube.

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7. Bilan et prolongements

Quoi qu'il en soit, ce moment me paraît de premier intérêt, au delà même du cadre de l'opéra français de cette période, par sa grande singularité. Tous les amateurs de bizarreries devraient être satisfaits, du moins s'ils ont de l'inclination pour le drame musical.

Personnellement, je trouve en plus beaucoup de climat et de charme à ce final, sans doute d'autant plus que cela provient d'un compositeur "limité" comme Auber...

Vous pourrez retrouver un certain nombre de notules autour d'Auber (Les Diamants de la Couronne et Fra Diavolo en particulier) et Hérold (Zampa essentiellement) dans l'index général de Carnets sur sol, et aussi, puisqu'il n'est pas tout à fait complet, en utilisant la boîte de recherche sur la droite. Il était un peu fastidieux de les reporter toutes manuellement.
Bien sûr, beaucoup d'entrées parentes sont à découvrir dans les catégories opéra comique et Grand Opéra à la française.

Bonne soirée !


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Commentaires

1. Le dimanche 4 décembre 2011 à , par Guillaume

"Inédit", pas tout à fait, un DVD a été publié de cette production, toujours dans la collection de Compiègne, qui se trouve encore, difficilement par contre. En revanche, les Diamants de la Couronne, le Domino Noir, Manon Lescaut du même Auber sont disponibles, toujours à Compiègne. En fait, la collection à pochette jaune comporte pas mal de titres déja (Dino', Noé, H VIII, le Songe d'une nuit d'été, La voix humaine, Haydée...) et une nouvelle collection s'est constituée, avec pochette de couleurs variées (on y trouve ceux cités infra d'Auber, plus du Méhul (Joseph en Egypte), du Grétry (Pierre le Grand), Médée de Cherubini, Pelléas version piano)

C'est juste un point de détail, mais ça peut te servir si tu as à orienter le lecteur sur des choses compiegnoises. Une liste apparemment complète se trouve là : http://www.amazon.fr/s/ref=sr_nr_scat_405322_ln?rh=n%3A405322%2Ck%3Acompiegne&keywords=compiegne&ie=UTF8&qid=1323001408&scn=405322&h=b41435dbc19c3c8c47f660e79442110533e2be43#/ref=sr_pg_1?rh=n%3A405322%2Ck%3Acompiegne&keywords=compiegne&ie=UTF8&qid=1323001417

2. Le dimanche 4 décembre 2011 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Guillaume !

Merci pour la rectification... J'ai eu accès pour la première fois à une bande privée peu de temps après les représentations... et je n'ai jamais vérifié si c'était sorti en DVD. Charles VI aussi est sorti, par exemple, et je ne m'en suis même pas aperçu...

Dans cette collection, les Diamants, Dinorah, Noé, et le Songe sont excellents, Henry VIII tout à fait valable, et Pelléas réellement à éviter. Joseph est sacrément abîmé, mais y entendre Dale reste une expérience très stimulante. Pas vu le Domino et Manon, mais ce sont des oeuvres parmi les plus intéressantes d'Auber, même si on est loin des nouveautés d'Haÿdée (et du charme des Diamants, me concernant).

Cela dit, j'aurais eu à poster tout de même, parce que je trouve que l'extrait est véritablement saisissant, n'est-ce pas...

Merci !

3. Le lundi 5 décembre 2011 à , par Guillaume

Je ne crois pas que Charles VI ait jamais été publié par contre... (?) Je prends note pour tes conseils, le Songe me faisait de l'oeil notamment.

4. Le mercredi 7 décembre 2011 à , par DavidLeMarrec

En effet, je viens de vérifier, ça n'a pas été publié. De toute façon, le plus intéressant se trouve dans la chanson patriotique (qu'il réexploite à l'envie pendant l'ouvrage), le reste étant du Halévy... certes plus inspiré que La Reine de Chypre, plutôt du niveau de La Magicienne, mais loin des meilleurs moments de La Juive (et bien sûr de Noé).


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