#ConcertSurSol n°21
(Théâtre des Bouffes du Nord)
Tiago Rodrigues – Catarina ou la beauté de tuer des
fascistes
(en portugais)
Oubliez les petits viols en famille
de Salomé à bastille, Catarina
c’est la pièce du véritable scandale. Un
ami (grâce à qui j'ai pu trouver une place, merci C.) m'avait averti de
la bronca assez violente à la fin de la pièce. En arrivant sur place,
la sécurité me demande de jeter ma bouteille d'eau (que je venais
d'acheter, le spectacle fait 2h30, et il fait chaud dans les théâtres
avec la douceur), parce que « hier, on a jeté une bouteille sur
l'acteur ». Le public que je connais a été très stimulé, tandis que la
presse dit plutôt du mal d'un spectacle vain.
Ce qui me motivait, c'était d'abord
la possibilité d'entendre une pièce en portugais – le plaisir
d'entendre du théâtre en langue étrangère est sans doute la cause
originelle de ma fascination pour l'opéra… –, langue que je lis assez
aisément, mais que je ne parviens à comprendre à l'oral qu'avec
l'accent brésilien.
L'occasion
de m'immerger ! (Grâce à la gigantesque offre parisienne, j'ai pu
entendre des spectacles dans une grande diversité de langues, du letton
au coréen en passant par le vieux mandarin ou le peul…)
Par ailleurs, le propos me tentait
assez : une famille a pour tradition d'assassiner des fascistes. Mais
l'une des jeunes filles refuse. Ce n'est donc, en principe, pas un
simple apologue unidimensionnel, et le sujet garantit un peu d'action
concrète qui évite les délires abstraits.
Je n'avais jamais vu de pièce de
Tiago Rodrigues, mais sa présence dans le monde théâtral français, ses
sujets et surtout son habitude de faire jouer ses pièces dans leur VO
portugaise m'intriguaient depuis longtemps. Je vous raconte ce que je
perçois de cette expérience hors normes.
1. Le respect du
public
Je commence par les conditions de la représentation. Je sais que la
pratique et courante, et manifestement acceptée par une large partie du
public de théâtre, mais je ne trouve pas très respectueux de faire
jouer des pièces longues sans entracte (2h30 ici). Je me doute bien que
les artistes ont peur que le public soit déconcentré, ne revienne pas,
etc., mais lorsqu'on a un peu trop pu en hiver, lorsqu'on a des
problèmes de dos, lorsqu'on a envie de parler avec ceux qui nous
accompagnent ou qu'on croise, ou simplement pour la concentration, une
pause permet d'assurer le confort du public. J'ai vraiment un problème
avec les artistes qui décident que le public est leur chose et qui vont
insulter les spectateurs qui toussent ou laissent sonner leur téléphone
(ce qui est
mal, mais avant
tout vis-à-vis des autres spectateurs).
Quelquefois, cela se justifie, mais ici, on aurait tout à fait pu
ménager un entracte. Ou, pour conserver la continuité de la pièce,
faire 30 minutes plus court.
Je comprends très bien que l'entracte fait terminer plus tard et n'est
pas toujours utile, mais 2h30, on est déjà un peu au delà de la
frontière du confort, à mon sens – ça ne m'a pas gêné, j'ai l'habitude
de ces codes, je ne travaillais pas, donc j'ai géré mon hydratation,
mon dos, ma concentration et tout le reste en amont, mais j'imagine un
spectateur ingénu qui s'imagine qu'il aura des pauses ou que ce sera
court… surtout que le spectacle commence à 21h pour permettre de jouer
une autre pièce à 18h – on pouvait légitimement penser qu'il ne
durerait pas très longtemps.
Ce n'est pas le sujet le plus important ni le plus intéressant, mais il
fait partie de ceux qui me paraissent légitimes à soulever : le public
n'est pas qu'une utilité destinée à recevoir une révélation. (Le pire
étant les metteurs en scène qui font jouer leurs acteurs dans des coins
impossibles, invisibles des deux tiers de la salle.) Souvenir aussi,
c'était certes voulu mais très questionnable, des
Démons de Creuzevault où une
spectatrice était amenée sur scène pour une exécution factice, et elle
n'était pas très contente d'être là. L'acteur la rassurait et la
menaçait tour à tour, c'était clairement sur la frontière de
l'acceptable.
2. Le portugais
La grande attente, l'immersion dans le portugais européen, fut
pleinement remplie : on en a plein les oreilles, tantôt amplifié
(lorsqu'il y a de la musique, parce qu'on est dans la tête du
personnage qui écoute de la musique), tantôt à sec, et des acteurs aux
beaux timbres, d'une belle verve, on entend vraiment sonner la langue
populaire, avec un surtitrage en trois endroits qui permet à chacun de
suivre avec un angle confortable… un véritable plaisir, qui permet de
mieux entendre les équilibres phonatoires de la langue, et à commencer
à passer oute l'accent pour retrouver les mots qu'on aurait compris à
l'écrit.
Bonheur complet que cette grande musique pendant 2h30 – je gage qu'en
français, j'aurais davantage senti le temps passer.
3. Le réel et la
poésie
La pièce se déroule en 2028 (« la pandémie d'il y a 8 ans »), mais dans
un contexte qui évoque plutôt le passé (il est beaucoup question de
l'ère Salazar) – avec l'obsession des fascistes, évidemment. Le lieu
est aussi un peu hors du temps, une maison de campagne ouverte sur un
terrain planté de chênes-lièges.
Tout ce contexte concret assez bien enrichi par des détails absolument
inutiles pour l'intrigue (et qui ont dérouté une partie des
critiques…), mais qui donnent vie aux personnages : la fille cadette
végane (qui se fait charrier par toute sa famille), l'un des frères
obsédé par ses idées commerciales bancales, la maladie en phase
terminale d'un autre frère (posée dans une scène et jamais utilisée
ailleurs), la mère vaguement alcoolique, le cousin autiste qui ne
répond que « Musique. » (apparemment suite à l'initiation de
l'assassinat)…
Mais surtout, la véritable qualité poétique du texte est assurée par
quelques motifs récurrents assez réussis et attendrissants : la
référence permanente à la cuisine de la mère commune (les pieds de porc
notamment), les hirondelles anormalement nombreuses (à cause des
altérations climatiques) et leur langage, les chênes-lièges plantés sur
chaque fasciste, les interruptions musicales lorsque le
cousin-narrateur se replonge dans sa musique…
J'aime énormément l'idée, qu'on peine à comprendre initialement, que
tous s'appellent Catarina : depuis le début, on entend « Catarina ma
sœur », « Catarina ma mère » et même « Catarina mon oncle ».
L'explication est que, dans cette réunion rituelle, tous deviennent des
Catarina (qui n'a pas été sauvée par leur ancêtre fasciste, et en
l'honneur de laquelle ils tuent chaque année un fasciste), tous ont le
même prénom – c'est aussi l'explication, je suppose, aux jupes portées
par tous les personnages.
La scène la plus réussie est peut-être celle où le frère rêveur offre
la liberté au
ghostwriter du
premier ministre, promis à la mort, s'il devient son associé pour
ouvrir un gîte dans la maison de famille, moment assez loufoque qui se
termine sur une terrible vérité de l'humanité – la victime accepte de
donner le nom d'autre fasciste, et son geôlier lui révèle avec dégoût
que son nom aussi a été livré par le précédent assassiné, auquel la
même proposition avait été faite. Moment mi-loufoque mi-tragique dont
le fil est remarquablement tenu – alors même que la scène ne sert à
rien dans l'avancée dramatique.
4. Morale
indécidable
D'une manière générale, ce que j'aime beaucoup dans cette pièce est
justement cette façon de prendre le temps, de nourrir ses personnages
et ses situations plutôt que de chercher à faire rebondir l'intrigue :
toute l'histoire est contenue dans le
pitch,
et la pièce observe les remous causés par ce refus inexplicable de
l'assassinat par la jeune initiée, plutôt qu'elle ne ménage des coups
de théâtre. Le moment le plus intense est le dialogue de l'héroïne avec
sa mère, où elles exposent toutes deux leurs raisons, culminant dans
l'irrationnelle hésitation à laisser l'enfant emporter un pull jadis
donné.
Ce que réussit Rodrigues est de ne jamais donner de réponse : le rituel
de l'assassinat est remis en question par l'héroïne, qui n'a pas
vraiment de réponse à apporter sur la raison de son refus, et son
obstination n'aboutit à aucune solution, puisque, en fin de compte [
spoiler]
sa famille est
détruite, le fasciste est libéré et peut haranguer les foules [/
spoiler]. L'auteur présente cette
famille comme étrange, on peut supposer qu'il ne cautionne pas le
meurtre politique (contrairement à ce que semblent avoir compris
d'autres spectateurs, je ne sais pas comment on
peut retirer cela de la pièce), mais on voit bien qu'il ne considère
pas non plus la victoire des principes de l'État de droit comme un
rempart à la fin des libertés et de la démocratie. Il s'abstient de
nous faire la leçon et nous laisse contempler l'aporie qu'il perçoit.
La démarche est respectueuse du spectateur – il n'est rien de pire que
les fictions à thème, qui empêchent ceux qui ne pensent pas de la même
façon d'adhérer, et qui cherchent à diffuser, à l'aide de la fiction,
des opinions appuyées en général sur des opinions mi-cuites (un auteur
de théâtre n'est pas un historien des institutions, un
constitutionnaliste, un sociologue…). Elle lui laisse la place de
s'interroger par lui-même, en contemplant les éléments qui lui sont
donnés, sans chercher à l'orienter.
5. La platitude
Pour autant, si j'ai été vraiment séduit par (le portugais et) la veine
poétique, l'absence de prêchi-prêcha, je n'ai pas été complètement
convaincu par l'aspect réflexif de la pièce : les arguments qui sont
mis en mots et en scène y sont particulièrement attendus et connus…
Rodrigues reprend les rhétoriques politiques les plus habituelles. « La
démocratie ne peut se pas se défendre, il faut agir » vs. « la
vengeance n'est pas la justice » (un des arguments récurrents mais
parmi les plus faibles des associations anti-peine de mort). On n'est
pas emmené très loin dans les enjeux et les paradoxes du meurtre
altruiste vs. les principes de droit qui empêchent l'action. La partie
poétique de la chose, avec la contemplation de la petite forêt de
chênes-lièges (qui signalent chaque tombe), est beaucoup plus réussie.
Les émotions sont là, la pensée moins.
Le sommet du procédé, qui m'a franchement impatienté, c'est le quart
d'heure consacré au dilemme du tramway… Si on ne connaît pas
l'expérience de pensée, c'est puissant. Mais pour l'avoir déjà expliqué
à des enfants, la trouvaille géniale de Catarina « je me mets au milieu
et je sauve tout le monde », elle a été lente à la trouver (et elle est
assez peu satisfaisante d'un point de vue réaliste ou logique)… Par
ailleurs Rodrigues n'y essaie pas réellement de variation, il reproduit
simplement l'expérience de pensée qu'il emprunte et pose là : j'y ai vu
une facilité, une absence de réflexion, là encore l'occasion manquée de
faire réfléchir (pourquoi pas en partant de ce dilemme).
6. Ite missa est
Mais c'est la fin qui laisse le plus perplexe.
Une fois le fasciste – l'auteur des discours du nouveau premier
ministre – échappé, la pièce n'est pas finie. Il entame un monologue de
trente minutes, qui est un discours national-populiste standard,
abordant tous les thèmes politiques sous l'angle propre à ces partis
européens (immigration, médias corrompus, christianisme, avortement,
ordre, virilité…), avec en sus le concernant un côté libre-échangiste
moins évident.
C'est assez long – et là aussi, si bien imité de ce qui existe déjà,
sans même la touche de provocation ou de scandale supplémentaire qu'on
a souvent chez ce type de prétendant, qu'on n'est pas très stimulé. Il
suffit d'allumer Fox ou C, et on entend ces opinions défendues avec
bien plus de verve et de pittoresque.
Le public se met alors à huer progressivement, couvrant parfois
l'acteur (tout mon respect à Romeu Costa, qui reste très audible,
quoique non amplifié, tout au long de son immense texte !), accompagné
des remarques de plus en plus virulentes « ça suffit ! », « non à
Bolsonaro ! ». Beaucoup de spectateurs quittent aussi la salle pendant
ces dernières minutes. Parce qu'ils ont compris que c'était la fin et
qu'ils n'ont pas la patience d'écouter ça aussi longtemps ? Parce
que ce discours leur est insupportable ? Parce qu'ils
veulent manifester leur réprobation ?
Certains soirs, il y a eu des jets de programme, de baskets, même une
bouteille d'eau qui a manqué de blesser l'acteurs.
J'ai d'abord un peu jugé ces réactions : c'est du théâtre, les gens. Ce
n'est pas un véritable homme politique, mais un acteur qui vous raconte
une histoire. Tout ce qui a précédé aurait dû vous faire comprendre que
Tiago Rodrigues n'est pas en train de vous tenir un discours
apologétique de l'extrême-droite européenne. Vous dérangez les
spectateurs qui veulent écouter.
Et puis ça a pas mal duré, je me suis impatienté aussi, et j'ai
remarqué que les lumières avaient été rallumées. De surcroît, alors que
ça aurait été tout à fait crédible vu la situation suggérée du meeting,
l'acteur n'était pas amplifié. Je me suis dit que c'était donc
volontaire. Qu'il était délibéré de faire réagir le public, et que
l'acteur (imperturbable) soit potentiel couvert par les lazzi. Et en
voyant la salle réagir toujours plus, que le spectacle était aussi là,
qu'il y avait comme un jeu collectif – le public ne semblait pas
réellement fâché, il huait plutôt comme les enfants huent le méchant
qui a bien joué sont rôle. J'ai été tenté de participer : vais-je
lancer une réplique spirituelle sur le contenu du texte ? sur
l'intention de l'auteur ? ou juste entonner le Chant du Départ
pour ajouter au charivari ?
Le respect des spectateurs qui voulaient entendre, la peur de
déstabiliser le pauvre acteur qui avait déjà beaucoup vécu dans cette
série m'ont retenu, mais j'ai peut-être saisi quelque chose du projet à
cet instant.
Le public a en tout cas réellement applaudi, sans huées, ce qui laisse
penser que ce samedi soir, tout le monde a su se rappeler à un moment
qu'il s'agissait de fiction et non de discours de conviction.
7. Pourquoi
Je me suis demandé ce qu'avait réellement voulu Tiago Rodrigues. Le
titre est déjà un appel à connivence avec un public de gauche (et en le
jouant aux Bouffes du Nord, on s'assure en effet d'un public « gauche
intellectuelle »), qui devrait se sentir rassuré mais qui ne parvient
pas à accepter la fiction (peut-être parce qu'il attendait, vu le
titre, d'être caressé dans le sens du poil ?).
Voulait-il simplement montrer le résultat de l'action de Catarina :
elle a refusé de tuer, mais ça n'a pas empêché la catastrophe de la
victoire du « fascisme » ? Fin cruelle qui réduit à néant tous
les efforts (manifestement inutiles aussi, c'est souligné dans les
échanges qui précèdent) de cette famille d'arrêter le cours de
l'histoire. L'auteur se permet de nous montrer le résultat de notre
impuissance : le triomphe de ces idées déplaisantes / dangereuses.
Voulait-il mettre mal à l'aise son public et observer ses réactions ?
Avait-il prévu la bronca ? Voulait-il vraiment brouiller la
frontière entre le fait de huer les opinions d'un personnages
déplaisant et la violence exercée contre une personne ?
Et donc, son but était-il de mettre en lumière l'intolérance de ceux
qui se voyaient comme des tolérants antifascistes ? Ou est-ce que
son propos était mal conçu, et alors qu'il croyait flatter les
certitudes de son public (car le discours du député était à opinion
égale moins incisif, globalement, que les éditos de CNews, qui ont leur
public), il les a scandalisés en reproduisant des discours qui lui sont
insupportables ?
Je ne mesure pas du tout si cette réaction était prévisible –
honnêtement, elle m'a surpris… j'ai trouvé ça long et pas très
intéressant, même si le geste théâtral de laisser la parole, au lieu
d'une morale de l'auteur, au méchant qui, factuellement, a triomphé
lorsque les héros ont été défaits. Mais je ne me suis pas senti agressé
par cette reproduction de propos connus, je savais qu'elle ne cherchait
pas à convaincre le public de la salle.
La dernière surprise a été de constater que les critiques reprochaient
à la pièce soit son apologie du meurtre politique (
Isabelle Barbéris pour
Marianne, considérant que
puisqu'ils sont –partiellement – sympathiques, leurs idées sont
endossées par l'auteur), soit (ce qui est encore plus étrange) sa
déroutante absence de propos moral clair (
Lucile Commeaux pour
France Culture), alors que la pièce
me paraît très clairement bâtie sur l'absence de prise de parti, assez
délibérément. (Enfin, si, clairement la pièce ne s'adresse pas à la
droite Z, mais elle ne prend pas de position lisible par ailleurs, et
on voit bien, en particulier à la fin, que cette posture en retrait de
l'auteur est choisie.)
Je vous partage donc ces impressions dans l'espoir de recueillir les
vôtres. Je n'ai pas pu trouver d'article qui raconte et explique la
bronca, qui ait fait son enquête, ni d'entretien suffisamment explicite
de Rodrigues. Je suis curieux si vous avez cela.
En tout cas, c'est l'occasion de vivre une véritable expérience
théâtrale, de sentir le frisson des querelles du XIXe siècle… et de
mesurer que, si, les acteurs peuvent se faire entendre dans une salle
qui parle et qui gronde !