Carnets sur sol

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mercredi 30 septembre 2015

[Carnet d'écoutes n°84] – nouveau Don Quichotte, Pezzi de Doráti, Manoury choral, Brahms par Niquet, Zaïs, récitals Borghi, Nikitin et Fuchs…





Suite de la notule.

dimanche 27 septembre 2015

Edmund MEISEL : Berlin, Die Sinfonie der Großstadt — emblème mécaniste et décadent


Voilà des années qu'une notule était prévue ; je croyais même l'avoir écrite. Apparemment, il n'en est rien. La voici.


Le premier acte, version pour grand orchestre tirée du disque Capriccio.


1. Meisel, pierre angulaire

Très peu connu des mélomanes (et encore moins des autres), Edmund Meisel (1894-1930) fut pourtant une institution en son temps, sorte de Korngold, Herrmann ou Williams des années 20, admiré par ses contemporains, écrivant des articles de référence sur la composition de musiques de film… Né à Vienne, écrivant très tôt des musiques de scène (notamment pour des pièces de Brecht), c'est avec sa musique (écrite en 12 jours, à ce qu'il paraît) que Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein fit sa percée triomphale en Europe.

Pour le film de Walter Ruttmann Berlin, La Symphonie de la Métropole (1927), Meisel avait collaboré très étroitement avec le réalisateur, de façon à synchroniser au maximum les plans (à cadence très soutenue) et les motifs musicaux. De fait, toute l'œuvre fonctionne sur ce principe.

Meisel Berlin heure Wagner
La dernière image de l'acte III.


Il s'agissait d'un projet ambitieux, écrit pour 75 musiciens (donc beaucoup de lignes différentes) – l'instrumentation n'était néanmoins pas de son fait, mais déléguée, comme cela se fait encore dans le domaine de la musique de film –, sur un tempo très allant (donc plus de notes) et abordant des styles très différents.

2. Berlin

Le film montre la ville en cinq actes, comme autant de portions d'une journée active.

  • Acte I : Berlin est silencieuse. Réveil progressif : les chemins de fer, les usines.
  • Acte II : La ville active, dans les bureaux, les magasins, etc.
  • Acte III : Le trafic dans les rues.
  • Acte IV : Les pauses : repas, jeux d'enfants, loisirs…
  • Acte V : Berlin nocturne (les clubs).


La partiton de Meisel est très peu mélodique, tout entière fondée sur des motifs, voire des fragments, qui imitent, voire réutilisent les bruits de la ville. Le langage est particulièrement audacieux, fondé sur des frottements, des accords chargés et tendus, mais dont les pôles sont très audibles, et qui fonctionnent souvent en binôme (tension-petite détente) ou par paliers (marches harmoniques fréquentes). On demeure dans de la musique tonale, et il y a bel et bien une progression, mais on peut avoir l'impression que cette musique qui ne s'arrête jamais obéit déjà à une autre logique, celle de la masse, de la cinétique plus que du langage à proprement parler. On y rencontre même des harmonies étonnantes, comme cet arpège sur Berlin déserte (acte I) qui évoque très exactement Takemitsu.

Dans ce cadre qui pourrait être déstabilisant, Meisel joue de motifs simples qui courent de pupitre en pupitre, et sont même développés de façon contrapuntique (plusieurs fugatos) ; et utilise surtout un langage extrêmement pulsé (que des mesures binaires, très souvent à deux temps), qui recourt très fréquemment aux marches – trains, machines, foules… –, parfois obstinées, parfois progressant de façon régulière (marche harmonique) ou plus cabossée et incertaine…

À cela s'ajoutent des effets impressionnants : bruits bruts (véritables sifflets de train), percussions seules, piano en quarts de ton (était-ce dans l'original, ou simplement dans la reconstruction de Bernd Thewes ? – puisque seule la version pour piano seul nous est parvenue directement), nombreux imports de jazz…
L'aspect motorique et l'explosion des motifs, leur écho successivement à travers les scènes ou simultanément en contrepoint, ont quelque chose de particulièrement jubilatoire ; tandis que l'accumulation des marches effrénées et des sons concrets deviennent tout à fait menaçants, en particulier les courses folles de trains dévorateurs.

En somme, un bijou très intense qu'il faut absolument découvrir, même sans les images – le disque, chez Capriccio, de Frank Strobel avec la Radio de Berlin (Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, ex-Radio-Est) en rend remarquablement compte.
Attention, la plupart des copies du film utilisent au contraire un pot-pourri très paisible de musiques classiques (dont, ironie suprême, la Symphonie Pastorale de Beethoven !), qui n'a non seulement pas le même intérêt musical, mais dénature assez le projet sans concession d'un documentaire brut sur la vie des gens, qui ne fait pas dans l'aimable ou le gracieux.

Meisel Berlin CD Strobel


Son aspect mécaniste (et ses procédés) sont vraiment à la pointe de ce qui s'écrit dans les années 20 ; j'ai mentionné le « décadentisme » dans le titre surtout à cause du langage harmonique qui devient complexe et retors, déforme le langage hérité du post-wagnérisme, mais il n'y a vraiment aucune tendance au romantisme vénéneux chez Meisel. C'est un « décadent » au sens de la famille musicale innovatrice, pas au sens propre de l'esthétique (qui est tout sauf la sienne).

3. La partition de Meisel en action

La Cité de la Musique proposait ce samedi – et j'avais déjà annoncé dans ces pages (ailleurs aussi) que ce serait pour ainsi dire l'événement de la saison – cette musique dans le cadre d'un ciné-concert…


Évidemment, la salle était très vide : le parterre et le balcon de face n'étaient pas pleins, mais alors sur les grands balcons latéraux : 9 spectateurs côté cour, 6 spectateurs côté jardin… une ouvreuse n'a même pas réussi à recevoir un spectateur – et la mienne n'a dû son salut qu'à mon replacement (en encorbellement plutôt qu'au parterre, l'orchestre n'étant pas surélevé).
Une conclusion s'impose : pas assez de monde ne lit Carnets sur sol. Et ceux qui le font pourtant – sont indignes de pardon.

C'était à nouveau Frank Strobel (spécialiste du genre) qui officiait, mais pas dans la même partition : il s'agissait d'un arrangement pour ensemble de Mark-Andreas Schlingensiepen – au lieu de l'orchestre complet (avec cordes), une version pour vents essentiellement : deux flûtes (avec deux piccolos), deux hautbois (avec un cor anglais), deux clarinettes, un basson, deux cors, une trompette, un trombone basse, deux percussionnistes (xylo- et métallophones, timbales, caisse claire, grosse caisse, cymbales, tam-tam chinois…), un piano et une contrebasse.

Le résultat est extrêmement réussi (et encore plus moderne), mais il faut admettre que la puissance univoque des vents finit par créer une petite lassitude (physique, pas musicale) pendant l'heure entière que dure le film : il n'y a pas de nuances douces dans la partition, et avec des vents, ce peut rapidement devenir violent. Néanmoins, un plaisir de redécouvrir la partition dans ce nouvel état, remarquablement agencé.

Les musiciens sont issus de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg et se baladent avec une assurance (et un incontournable investissement) qui forcent l'admiration.

¶ Détail : Frank Strobel dirige en permanence sur le temps, ce qui est bien sûr plus lisible pour le spectateur, mais laisse moins de possibilités de réaction aux musiciens (même s'il fait bien sûr l'effort d'amplifier sa gestique de façon anticipée pour les grandes articulations). C'est assez rare – mais pas inédit non plus, cela dépend des gens, des orchestres, et bien sûr du niveau des musiciens (pour les ensembles amateurs, le chef bat en général la mesure sans anticipation). En général il existe un délai notable (quasiment un temps entier, quelquefois) entre le geste du chef et celui des musiciens ; je suppose que la simultanéité de l'image rend ce procédé plus périlleux (il faudrait que le chef anticipe non seulement la musique mais aussi l'image), et que la synchronicité rend tout plus lisible pour tout le monde.

Coproduction du Festival Musical-Strasbourg, ce sera donc redonné là-bas (si ce n'est fait). Achetez le disque !

mardi 22 septembre 2015

Guillaume Tell – l'opéra politique, familial et grivois de Grétry


1. La face cachée de Grétry

La postérité a ses sélectivités. Grétry, musicien à mainte facette, excellait aussi bien dans la tragédie pionnière à l'instrumentation originale et aux effets inédits, ou bien dans le grand ballet héroïque avec airs de bravoure (et aux récitatifs à l'atmosphère ciselée) que dans dans l'opéra comique, où son écriture dense et originale peut au besoin annoncer Beethoven.

En parcourant son répertoire (largement plus de 60 opéras, sans compter les refontes), les comédies en musique (de forme opéra comique en l'occurrence : avec des dialogues parlés) sont certes nettement majoritaires, mais pas exclusives (on rencontre aussi des œuvres sérieuses) ; en outre, leur ambition peut varier du tout au tout.
Beaucoup (les plus légères, en tout cas musicalement, comme Le Huron, Le Tableau parlant, Le Magnifique, La Fausse Magie, Richard Cœur-de-Lion, Raoul Barbe-Bleue, Pierre le Grand, Guillaume Tell) étaient créées à la Comédie-Italienne (avant et après qu'on l'appelle Opéra-Comique, une fois les représentations en italien interdites en 1779), mais un nombre assez considérable d'autres furent créées dans des lieux liés au pouvoir (Zémire et Azor, La Rosière de Salency et La Caravane du Caire à Fontainebleau, L'Amant Jaloux à Versailles) ou à l'Opéra de Paris (Panurge dans l'île des Lanternes, son ultime ouvrage Delphis et Mopsa, comédie lyrique – donc entièrement chantée).

Évidemment, les œuvres sérieuses étaient commandées pour Versailles (Céphale et Procris, Amphitryon) ou par l'Opéra (Andromaque, Aspasie, Anacréon chez Polycrate, l'opéra-ballet Le Casque et les Colombes) ; plusieurs ont néanmoins été composées mais jamais représentées (Électre, Les Colonnes d'Alcide avec le même librettiste que son Andromaque, le premier acte d'un Œdipe à Colone).

Grétry est donc l'un des grands compositeurs lyriques de son temps, l'un des plus novateurs en réalité (même s'il n'a jamais systématisé, mais plutôt disséminé ses audaces, contrairement à Gossec par exemple), et performant aussi bien dans la tragédie en musique hiératique (simultanément avec Gluck) que dans l'opéra comique aux ariettes naïves (Richard Cœur-de-Lion, le premier acte de Guillaume Tell) ou aux ensembles virtuoses (L'Amant Jaloux, Panurge dans l'île des Lanternes).

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L'air d'entrée de Guesler à l'acte II : Jean-Sébastien Bou et Les Nouveaux Caractères dirigés par Sébastien d'Hérin, dans un concert versaillais (consacré à Gluck-Salieri-Sacchini-Grétry !). Assez irrésistible au naturel, mais joué comme cela… aucune finesse d'écriture ne passe inaperçue.

Pourtant, la postérité n'a retenu de lui que l'amuseur des familles, aux petits airs niais sur des paroles moralisatrices… Lorsqu'on parle de Grétry, on mentionne en général Richard Cœur-de-Lion pour son grand tube « Ô Richard, ô mon Roi » (devenu le cri de ralliement des royalistes pendant la Révolution), ou pour l'ariette de Laurette « Je crains de lui parler la nuit » (les filles, attention aux séducteurs titrés !), célèbre chez tous les mélomanes pour sa réutilisation malicieuse par Tchaïkovski – la vieille Comtesse-titre de La Dame de Pique, évoquant sa jeunesse en chantant cet air, transposé très bas et distendu rythmiquement, presque démembré, terne réminiscence de son brillant passé. On interprétait quelquefois en concert la Sérénade avec mandoline obligée et pizzicati « Tandis que tout sommeille », tirée de l'acte II de L'Amant jaloux (composée près de dix ans avant celle de Don Giovanni, au passage…). Les amateurs de traditions militaires sont sans doute plus familiers de l'air de La Caravane du Caire « La Victoire est à nous », populaire dans les armées napoléoniennes.
Ou bien l'on parle vaguement de la masse des ses opéras comiques. C'est réducteur, injuste, et avant de me moquer un peu de son librettiste, je tenais à le souligner.

Le phénomène remonte hélas à la source, puisque, dès son temps, les littérateurs ont beaucoup plus célébré le compositeur de bluettes que le maître de la grande forme ou le novateur hardi (qui leur est manifestement resté particulièrement inaperçu) – mais il est vrai que Diderot était nul en musique, tandis que Grimm et Rousseau avaient des goûts bien pourris.

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2. Guillaume Tell, opéra de la Révolution

Grétry, l'un des musiciens chouchous de Marie-Antoinette (et il est vrai que l'on associe volontiers le style de l'une à l'autre !), aux côtés de Gluck, Salieri ou Sacchini (pour la musique scénique du moins), et parmi les plus populaires de son temps, perd sa rente royale à la Révolution. Je n'ai pas creusé la question de sa sincérité monarchique, mais comme tous les autres musiciens, il doit de toute façon gagner sa vie, et en tant que compositeur d'opéra emblématique, il accepte donc des commandes de drames politiques. Rien d'aussi spectaculaire que Le Chêne patriotique, ou la Matinée du 14 juillet 1790 (où les tyrans d'Europe s'enfuient terrorisés par les fausses ombres de Cagliostro), qui échut à Dalayrac, mais tout de même Guillaume Tell, L'Inquisition de Madrid (réutilisant en parodie ses musiques antérieures), Joseph Barra, Denys le tyran, maître d'école à Corinthe, La Rosière républicaine ou la Fête de la Vertu (en écho à sa précédente Rosière, je suppose), Callias ou Nature et Patrie ou Diogène et Alexandre. À quoi il faut ajouter sa contribution pour Le Congrès des Rois, ouvrage collectif à douze compositeurs (dont Cherubini, Dalayrac, Devienne, L. E. Jadin, R. Kreutzer et Méhul).

Les Révolutionnaires n'ont pas eu le temps de développer de grandes théories esthétiques (encore moins de les enseigner !) – et la musique est de toute façon l'art où l'évolution est, par nature, la plus lente. À cela s'ajoute leur goût pour le pamphlet et la dérision. Aussi, ils se sont largement contentés d'attribuer des thèmes patriotiques à des formes existantes, comme l'opéra comique, qui doit toujours être naïf et divertissant, voire éducatif, mais exalter les nouvelles valeurs politiques à travers des figures un peu plus militantes que les meuniers et les puisatières. La musique sacrée disparaît et peut être remplacée par des sortes d'oratorios-ballets mélangeant allègrement figures allégoriques solennelles et silhouettes de militaires ou de gens du peuple au milieu d'hymnes au soleil levant et de danses villageoises, mais le langage musical et les genres canoniques ne sont finalement pas très profondément infléchis par le nouveau régime.
La rupture musicale que l'on observe au début du XIXe siècle est peut-être facilitée par l'atmosphère philosophiquement radicale qui entoure les musiciens, mais ses éléments préexistent en réalité largement : depuis la tragédie lyrique réformée de la génération Gluck, tous les grands compositeurs ont essayé des nouveautés (récitatifs accompagnés par les seuls vents pour le personnage d'Andromaque chez Grétry, chœurs polyphoniques complexes à l'acte I de Thésée de Gossec, quasi-récitatif continu pour Tarare de Salieri, etc.), et la rupture qui intervient dans les premières années du XIXe siècle a probablement plus à voir avec l'influence de la littérature (elle se produit d'ailleurs dans toute l'Europe, et d'abord en Germanie) qu'avec le régime politique spécifiquement français. Un sujet abordé un peu plus en détail dans cette notule de l'an dernier.

Les opéras comiques de la Révolution imitent donc la matière dramatique et la musique de la période d'Ancien Régime, et visent le même large public. Il s'agit de présenter de petites histoires plaisantes (farcies de caractères et/ou de quiproquos, comme dans L'Amant jaloux), et au besoin d'édifier (comme Richard ou Tell : aussi bien le dévouement exalté par l'intrigue que les petites moralités exprimées par les ariettes).

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3. La structure de Guillaume Tell

L'intrigue du Guillaume Tell proposée par Michel-Jean Sedaine (fameux librettiste ayant déjà collaboré avec Monsigny et Grétry pour plusieurs de leurs œuvres les plus populaires) reste très conforme à la légende – et organise assez largement le même matériau que celui, plus fameux (et ambitieux), de Rossini.

  • À l'acte I, divertissements villageois tandis que la noce du jeune Melktal s'apprête avec Marie, fille de Guillaume Tell. On vient apporter la nouvelle de la cruauté du Gouverneur Guesler qui pressure les pauvres gens d'impôts ; comme Melktal père, chef du canton, revenait de la perception avec quelques remarques respectueuses, Guesler se fâche et impose la salutation du chapeau qui symbolise le représentant de l'Empereur. Le vieux Melktal a exprimé son désir de ne jamais voir une telle humiliation, et Guesler a en conséquence ordonné de lui faire brûler les yeux au fer chaud. Guillaume Tell révolté, part pour la ville.
  • Acte II : Guillaume Tell est passé sans saluer le chapeau et a été arrêté. Lamentations du jeune couple. Guesler arrive furieux, et devant les plaintes de la foule et la suggestion de ses officiers de leur laisser voir l'adresse de Tell, propose l'épreuve infâme pour lui faire grâce à la condition de la pomme. Après l'exploit, Guesler veut le faire soldat et Tell refuse ; la flèche (ce n'est pas un carreau, Tell est archer dans cette version) sous sa chemise, destinée au Gouverneur en cas d'échec, tombe, et il est à nouveau arrêté.
  • Acte III : organisation de la révolte, réunion des cantons voisins, exhortations au courage par le vieux Melktal, bataille au cours de laquelle Tell doit percer Guesler pour sauver la vie de son gendre, hymnes à la Liberté. Sedaine avait même, en homme adroit, suggéré un addendum pour présenter ouvertement le pont vers le temps présent ; des Sans-culottes arriveraient sur scène pour dire aux Suisses, sur l'air des Marseillais :

Ô vous qui donnâtes l'exemple
Pour conquérir la Liberté !
Ne renversez jamais le temple
Que votre sang a cimenté.
Ne protégez jamais l'empire
Des rois, et de leurs attentats ;
Qu'ils ne dirigent point vos pas,
Et ne nous forcez point à dire :
Aux armes ! Citoyens, &c.

Je n'ai pas vérifié si cela avait réellement été représenté (dans une orchestration de Grétry ?) sous cette forme. La seule version récente (Claudio Scimone à Liège, il y a un an) n'adopte pas cet état de la partition en tout cas.

(Il n'empêche, ce serait sympa à proposer, pouvoir faire chanter tout le public à la fin d'un opéra…)

Guillaume Tell est ainsi le pendant fidèle de Richard Cœur-de-Lion (déjà un livret de Sedaine, la commande n'est vraisemblablement pas un hasard) : dans l'opéra monarchiste, le dévouement est individuel en direction d'un souverain admirable et injustement mis en danger ; chez les Révolutionnaires, le héros n'est guère que l'aiguillon d'une œuvre collective, l'émanation d'un peuple entier qui protège les plus faibles. On remarque au passage que, si les sentiments peuvent nous paraître meilleurs, les moyens ne sont vraiment pas les mêmes : Blondel retrouve Richard en l'écoutant jouer du violon (du violon du XIIe siècle, évidemment) et le sauve dans une bataille où Richard combat sans armes et où ils se contentent d'abattre une muraille et de mettre en fuite les soldats, alors que Tell vient braver l'autorité dans son fief et triomphe en tuant le Gouverneur. La violence quasiment insoutenable du récit de la mutilation de Melktal (contrairement aux opéras comiques ordinaires, on a ici un événement particulièrement pesant et tout à fait irréversible, jusque dans la réjouissance finale) contraste avec la naïveté assez grotesque des ariettes de l'acte I et la fadeur de l'expression tout au long de l'œuvre. On sent bien l'impact de la guerre civile sur la façon de présenter des intrigues et d'exalter des valeurs.

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4. Sedaine anthologique : les rimes

Mais ce qui motive cette notule, ce n'est pas la musique ni même la qualité de l'œuvre (à part l'air de Guesler, jubilatoire, et quelques ensembles à l'acte II, rien de bien passionnant) : ce livret constitue un monument d'automatismes maladroits, de niaiserie consciente et éhontée. À tel point qu'on crève de rire devant – et je ne voulais pas vous laisser passer à côté de cette petite bénédiction zygomatique.

La saveur spécifique de Sedaine réside dans la langue même : syntaxe sommaire, vocabulaire le plus réduit possible, le tout au service d'un imaginaire typique de l'opéra comique, celui des gens simples des campagnes reculées, un peu frustes mais d'une innocence et d'une bonté parfaites. La parcimonie (voire la gaucherie) de l'expression de ces braves gens est en quelque sorte mise en parallèle avec leur pureté (des origines ?).
Aussi, et c'est volontaire – en tête de l'édition du livret en 1792, l'éloge funèbre initial à Laumière, auteur de la tragédie Guillaume Tell, en témoigne, composé en alexandrins dans une langue formelle qui n'a aucun rapport avec celle qu'il sollicite pour son livret –, Sedaine ménage très souvent des répétitions censées évoquer l'idiome simple et sans façon de ces héros campagnards. Grétry en tire d'ailleurs le meilleur parti, avec le langage musical qu'il utilise dans ses opéras comiques, sous forme d'ariettes très « Marie-Antoinette », adoptant la simplicité des chansons (avec quelques effets d'écriture ou d'orchestration de temps à autre).
Le tandem avait déjà adopté cette veine naïve pour Richard Cœur-de-Lion, mais ce n'est pas le style systématique de Sedaine, auteur par exemple du très dur livret du Déserteur de Monsigny – la candeur de l'expression demeure très conforme aux traditions de l'opéra comique, mais le sérieux du sujet et ses scènes déchirantes (les adieux d'Alexis dans le cachot de l'acte III) ne se prêtent pas du tout aux mêmes effets de babillage rustique que Richard ou Guillaume. De même pour ses nombreux travaux avec Grétry (Le Magnifique, Aucassin et Nicolette, Thalie au nouveau théâtre, Amphitryon, Le Comte d'Albert, Raoul Barbe-Bleue, puis dans leur période révolutionnaire Basile, ou À trompeur, trompeur et demi), qui s'inscrivent dans des genres très différents, auxquels Sedaine, sans se départir d'une certaine simplicité liée au goût du temps et au genre, s'adapte de façon assez souple.

En somme, si je vais me moquer, le choix de Sedaine (à défaut d'être heureux) est parfaitement conscient.

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Extrait de l'acte II contenant les exemples ci-après. Version (la seule intégrale jamais captée, me semble-t-il) dirigée par Claudio Scimone à l'Opéra Royal de Liège en 2013 : Liesbeth Devos (Marie Tell), Anne-Catherine Gillet (Mme Tell), Natacha Kowalski (Guillaume Tell fils), Stefan Cifolelli (Melktal fils), Marc Laho (Guillaume Tell, le vrai), Lionel Lhote (Guesler), Patrick Delcour (Melktal père), Roger Joakim (le voyageur). Orchestre et Chœurs de l'Opéra Royal de Wallonie.

Observez la façon dont se bâtissent les systèmes rimiques :


Dans le chant des enfants de Tell, « s'intéresse » rime deux fois avec lui-même, pour des membres de phrases très peu développés – ce qui est traditionnel pour les ensembles à l'opéra, mais de là à constituer une rime à lui tout seul !


Là aussi, on voit bien que ces aimables helvètes ne sont pas allés au gymnase pour faire des humanités : faire rimer « fasse » et « satisfasse », c'est-à-dire le même radical (pas seulement en latin, en français aussi…), quelle erreur de profane !

(Je me demande – étant sudiste – si « grâce » et « fasse » sont bien le même [a], d'ailleurs. Un superligérien pour m'éclairer ?)


Je ne commenterai pas la cascade de réactions drolatiques – dans les Noces de Figaro, au moins, c'est assumé ; mais après tout Fidelio n'y échappe pas non plus. On pourrait aussi contester la rime à « comme », un peu trop Rostand pour du même-pas-XIXe, mais j'aime assez l'attente qu'elle suggère, très bien calibrée pour la situation.

En revanche on retrouve à nouveau Guesler en solo, où ses répétitions sont totalement exposées (cette fois dans une réplique solo, totalement exposé. Mais on se situe davantage dans le bégaiement (la rime du double « barbare » se fait plus loin avec « prépare », séparé par une répétition semblable de « qui »), mais ai-je la berlue ou « qui » rime avec « ici » et « merci » ? Ces braves gens ne sont pas pauvres qu'en deniers, à ce qu'il semble. « Tous » et « nous », « prix » et « précis » sont des facilités à la fin du XVIIIe siècle, où la finale n'était plus prononcée depuis longtemps, mais là, même pas de justification historique ou étymologique possible…


Suite du musée des horreurs. « Cours » et « secours », comme précédemment avec « fasse » et satisfasse ». « Effroi » qui rime avec lui-même. Et le comble est dans l'ensemble qui suit : Guillaume junior qui bidouille plein d'octosyllabes se terminant par le même mot, Marie (la fille) qui fait rimer « mère » avec « frère » (à côté, « amour » avec « jour » tiendrait de l'oulipo), et le peuple qui n'utilise que « mère »…


Ce ne sont pas que de méchants détails, tous les ensembles du II (et beaucoup d'ariettes du I), pourtant le seul moment vraiment dramatique, sont modelés par cette étrange paresse – alors que Sedaine produisait par ailleurs des alexandrins tout à fait réguliers. « Adresse » et « justesse » (deux noms avec la même suffixation) n'est déjà pas un chef-d'œuvre, mais entre « revois » qui tourne en boucle et « fort bien » qui rime avec « très-bien » (!), on est servi.


Fin de l'acte II. Ici, c'est la balourdise du lexique (syntaxe minimale, mais mots de la scène tragique qui s'amoncellent tout d'un coup) qui est très amusante.


Alors que Sedaine a suffisamment de mots pour sa rime, il trouve encore le moyen, pour sa conclusion, de faire évoluer ses vers en d'étranges répétitions.

Très bizarre, on a un peu l'impression d'entendre un opéra parodique qui placerait l'action dans un village de retardés…
(façon Ninnies de ''Yonderland'')


Cette accumulation (manifestement volontaire, en plus) crée un vague malaise amusé en contemplant le propre sabotage de son œuvre par l'auteur. S'il n'y avait le précédent de la niaiserie interstellaire de Richard Cœur-de-Lion, on aurait pu croire que, malgré ses dédicaces versifiées et enflammées, Sedaine n'aimait pas beaucoup la Révolution.

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4. Sedaine gaulois

Revenons à l'acte I. Tandis que la noce se prépare, un voyageur se présente à qui l'on offre l'hospitalité. Avant de partir, il entonne le chant suivant.

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Les étranges dialogues emphatiques et distanciés de la mise en scène de Stefano Mazzonis Di Pralafera (qui utilise le texte de Sedaine, simplement raccourci) ; on pourrait croire que le ridicule achèverait de tuer la pièce, mais au contraire, cela contribue à une forme de bonne humeur : personne ne se ment sur l'ambition de ce qu'on entend.
Ensuite, c'est Roger Joakim (le voyageur) qui chante notre petit air avec une voix d'une rondeur et d'une saveur gourmande dignes de Jean-Philippe Courtis. Orchestre et Chœurs de l'Opéra Royal de Wallonie, Claudio Scimone (un peu épais et pas très sensible au détail, mais là aussi, ce côté rétro un peu maladroit ne nuit pas au plaisir, bien au contraire).



Je laisse de côté la désinvolture de la versification — « voisin / pain », sauf à imiter l'accent des campagnes, était déjà une rime pauvre à la fin du XVIIIe siècle ; passe encore pour la facilité « j'ai d'la farine » (mal retranscrit dans ce livret), mais « voilà d'bon pain » était-il vraiment usité, même chez les simples ? On remarquera aussi le caractère très court des vers, là aussi pour favoriser une comptine aux segments verbaux et musicaux très courts (la mesure de Grétry est écrite à deux temps, en bonne logique).

Mais suis-je le seul à être troublé par l'étrange accumulation (dans un drame d'édification familiale, spécialité locale de l'Opéra Comique, à laquelle Guillaume Tell semble pourtant se rattacher) d'expressions particulièrement équivoques des deuxième et troisième couplets ? Avoir hâte que la voisine mette la main à la pâte (qui lève ensuite dans son four chaud), je veux bien ne pas être très dégourdi, mais il se me semble que je perçois comme une métaphore un peu trop évidente pour ne pas être volontaire.

Qu'à cela ne tienne, je me dis que je suis peut-être trop marqué par une époque où la parole est devenue désinvolte et la luxure ordinaire, où la décadence des mœurs déjà observée par les grands Romains atteint son point de non-retour, allant jusqu'à corrompre l'ingénuité de l'intuition du plus pur des êtres – moi, autrement dit.

Allons, sérieusement, comme les immortels auteurs de « Je crains de lui parler la nuit » pourraient-il commettre, sur la même scène et dans le même format, une vilenie de cette nature ?

Et puis j'arrive à l'ariette suivante.

Le jeu fils de Tell chante à son père la chanson des filles du village voisin, qui sont en train de s'approcher pour participer à la noce du jeune Melktal.

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La sicilienne de « Noisette », avec Natacha Kowalski en Guillaume, le fils de (Guillaume) Tell — car ils sont semblables, Tell père et Tell fils.
Toujours la soirée liégeoise de 2013.



Avec « Bonjour ma voisine », on crève de rire avec un peu de mauvaise conscience, en se disant qu'on exagère ; mais franchement, enchaîner avec cette leçon pas très délicatement métaphorique, ça jette tout de bon le trouble.

Certes, cette fois-ci, l'intention éducative est évidente (ce qu'on peut plus difficilement attribuer à l'ariette précédente), mais la proximité immédiate des deux numéros finit par rendre assez réceptif à l'hypothèse d'un Grétry grivois, surtout considérant la hardiesse inattendue de l'image des jeunes filles qui ne doivent pas cueillir trop tôt la noisette (qui pendouille sous la coudrette).

Je ne m'en suis pas remis (en plus « Bonjour ma voisine » reste merveilleusement dans la tête).

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5. Grétry orchestrateur

Sous son apparente simplicité (basse sur une seule note répétée ou en pédale continue, doublure de la ligne vocale par le hautbois, mesures alternant les 4 croches et la blanche), Grétry soigne les détails dans sa chanson du pain : opposition entre le « récit » au début de chaque strophe (4 croches - 1 blanche, doublure du hautbois) les apostrophes au voisin (cordes seules, tempo plus lent) et le refrain moralisateur (en croches et quelques doubles précipitées, accompagnement des hautbois, doublure du chant au piccolo – tenu à Liège par une grande flûte).

Voyez par exemple les respirations haletantes dansantes prévues pour les violons et altos (au lieu de croches continues), tout au long de la première partie de chaque strophe :


On trouve ce genre de délicatesse dans l'air de Guesler également, où les frottements de seconde font appel à un renfort de vents… on ne l'entend pas bien chez Scimone, mais pour d'Hérin (fourni en début de notule), le procédé est parfaitement mis en valeur (ritournelles conclusives).

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6. Discordances de Sedaine

En dehors l'amusement de ces ariettes, de l'ivresse de l'air de rage de Guesler et des assez beaux ensembles de l'acte II, l'œuvre ne mérite pas une attention majeure. Néanmoins, je ne peux pas vous laisser quitter ce lieu sans attirer votre attention sur les paradoxes une fois de plus troublant du bon père Sedaine.

Dans son Avertissement liminaire, il prend une position doublement à contrepied de son art qui ne laisse pas d'étonner.


D'abord, le réquisitoire contre les motifs et moralités de l'ancien temps quand, justement, il écrit une œuvre sur le modèle des opéras comiques qui ont fait la gloire du régime précédent, recommandant la discrétion aux filles, la générosité aux hommes, la piété aux enfants. Le sujet est certes différent politiquement, mais toute la philosophie du genre demeure la même (pour les raisons évoquées précédemment), autour de l'exaltation de la terre vraie et du conformisme sociétal qui n'était pourtant pas l'attitude la moins ci-devant qui soit.

Ensuite et surtout, on ricane gentiment en lisant l'exaltation des œuvres de « notre âge viril », de la part de quelqu'un qui vient de commettre « Noisette ».

Avec ça, vous pouvez courir trouver la bande vidéo de Liège (très réussie), ou vous estimer repu – il n'y a pas grand'chose d'autre à découvrir là-dedans. Vous pouvez aussi suivre les liens de la notule, autour des œuvres de Grétry ou de l'esthétique révolutionnaire en musique.

(En attendant de nous retrouver très vite pour d'autres émerveillements sublimes.)

jeudi 17 septembre 2015

[Carnet d'écoutes n°83] – Takemitsu pop, élections d'orchestres, 3e Scène, Invalides, Kaufmann & Puccini, Gerhaher & Mozart, Tino Rossi & Schubert…


Les travaux projetés se révélant plus gourmands que prévu (et le temps moins extensible aussi, malgré quelques reventes de places de concert), on se repaie la facilité d'un petit carnet d'écoutes.

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1. CHAMBRISMES

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Lekeu – intégrale pour quatuor à cordes (Timpani) / intégrale générale (Ricercar)

Il en existe deux, l'une par le Quatuor Camerata, l'autre par le Quatuor Debussy (légèrement plus complète sur le CD concerné). La seconde est particulièrement phénoménale, comme souvent – l'une des rares formations à faire autorité aussi bien dans les transcriptions improbables, comme la plus belle version de tous les temps du Requiem de Mozart (sans voix !), que dans le répertoire le plus rebattu, témoin leur Quatorzième de Schubert.

Je reviens inlassablement à cet album, paru chez Timpani. Il faut au moins écouter l'Adagio molto sempre cantate doloroso, une plainte d'une beauté insoutenable qui s'étend sur une dizaine de minute – encore plus impressionnant que son fameux Adagio pour quatuor d'orchestre.

À noter, Ricercar vient de publier en coffret l'intégrale Lekeu éditée au fil des ans (œuvres orchestrales par Bartholomée et le Philharmonique de Liège), dans d'excellentes interprétations en ce qui concerne la musique de chambre, et incluant jusqu'à Andromède, sa cantate saisissante (en réalité un opéra miniature dans le goût de d'Indy).

(La plupart de ces disques peuvent s'écouter sur Deezer, en principe.)

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Takemitsu : Gita no tame no juni no uta, douze chansons pour guitare

L'Internationale, Summertime, Somewhere Over the Rainbow, Secret Love, Yesterday, Michelle… Des tubes arrangés pour guitare solo avec un soin polyphonique (et des tensions harmoniques) tout particulier, assez enivrant.

Très exigeant à la guitare, mais en revanche facile à jouer pour des pianistes modestes ! Laissez-vous tenter, c'est autre chose que les réductions indigentes habituelles.

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2. GLOTTOLOGIES

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Récital Puccini de Jonas Kaufmann (Sony)… et quelques propositions alternatives

J'avais adoré le récital vériste de Kaufmann-Pappano, farci de raretés, et portant à leur plus haut degré d'incandescence les grands tubes. La voix a beau être à l'opposé de mes canons, ce qu'il en fait, aussi bien plastiquement que musicalement et expressivement, est toujours à couper le souffle.

Et ici, pour la première fois depuis longtemps, je reste un peu sur ma faim. Pourtant, il ne réenregistre pas les grands airs déjà faits par ailleurs (et republiés par Universal, son ancienne maison, dans un récital synthétisé exprès pour attraper les amateurs), et laisse donc la place à des titres moins courus que « Che gelida manina » ou « E lucevan le stelle ». On y trouve même Edgar et la grande scène des Villi que j'ai moi-même mainte fois appelée de mes vœux pour les récitals et concerts !

Pourtant, je trouve l'essentiel du disque un rien terne, même Le Villi. Le premier air de Tosca (« E lucevan le stelle » a déjà dû être gravé) et La Fanciulla del West fonctionnent très bien en revanche, peut-être parce qu'on n'y attend pas la même italianité, la même lumière que dans La Bohème, Manon Lescaut ou La Rondine – qui paraissent plus monochromes, plus étouffés ; en vrai, on sentirait l'élan et l'intensité indéniables du chanteur, mais au disque, je finis par me laisser bercer de façon plus passive.
Le « Nessun dorma » final est électrisant, tout de même ; pas uniformément vocal comme souvent, une véritable progression où chaque note est pesée – où l'on n'attend pas gentiment les aigus, en somme. (comme remarqué dans de précédentes notules, il bidouille la partition comme les copains)

Néanmoins, je crois surtout que la grande raison tient dans mon amour modéré de Puccini, et plus encore que ses airs me cassent vite les pieds. Ce sont des fragments (encore plus sirupeux que le reste, même s'ils sont musicalement souverainement écrits), qui n'ont même pas de vie propre comme de vrais airs de récital, des bouts de machin qui ne sont déjà pas les meilleurs moments de l'opéra, mais qui ne prennent pas sens non plus tout seuls.

D'ailleurs, c'est nul les airs, il faudrait vraiment se décider à publier des récitals de récitatifs ! Un récital Verdi de soprano avec les parties d'Annina, Ines, Tebaldo, Emilia et Meg, ça aurait une sacrée allure. Un peu plus ambitieux, un récital Wagner avec « Wie ? Welchen Handel », « Friedmund darf ich nicht heißen » et « Ich hab' eine Mutter »… Oh, un récital Loge-Mime-David, voilà qui serait grand !

Et puis, bien sûr, des récitals de baryton avec des bouts de Hamlet (comme celui, magnifique, de Shovhus) et du Vampyr (« Meinst du ? », le grand récit de son sort). Les (rares) récitals de baroque français sont bien obligés de s'y plier, considérant le caractère très court des airs (du moins avant Rameau).

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Christian Gerhaher, disque « Mozart Arias »

Accompagné (par le Freiburger Barockorchester) sur petit ensemble d'instruments anciens, dans un format chambriste inhabituel : ça crincrinne mais finement, j'aime beaucoup. Ça assume la dimension de récital en bonne compagnie, d'une certaine façon, plutôt que de jouer l'illusion du grand opéra.

Première chose qui frappe, ce n'est vraiment pas très italien (voix ronde plus que frontale, accent étrange, [r] roulés serrés très bavarois…) ; par ailleurs la voix est placée plus en arrière, couverte différemment par rapport au style italien. Néanmoins le résultat est totalement jubilatoire ; outre le petit orchestre, on bénéficie du style inimitable de Gerhaher, combinant sans cesse les rapports ouvert/couvert, voix pleine/voix mixte, résonance métallique/résonance « naturelle »… J'ai promis une notule à ce sujet, pour étudier les procédés en détail ; ce n'est pas pour tout de suite, mais cela viendra. Ce n'est pas seulement fascinant glottologiquement, c'est surtout d'une variété infinie, parcourue de détails très touchants.

Considérant sa bizarrerie, tout n'est certes pas une référence, mais son Figaro et son Guglielmo sont d'une saveur toute particulière. Recommandé !

Pour goûter Gerhaher à l'opéra dans toute sa gloire, vous pouvez écouter le Tannhäuser de Janowski ou son récital d'airs romantiques allemands avec Harding (où il grave Froila et Lysiart pour l'éternité). En voilà un qui aurait pu faire le grand récitatif du Vampyr avec brio !

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Christian Franz aujourd'hui

Je viens de me rendre compte (merci J.) qu'il avait chanté cette année (à Budapest) à la fois Loge et Siegfried !

Et pourtant, il enchaîne ses Siegfried depuis au moins quinze ans ; je l'ai entendu pour la première fois dans une retransmission de Bayreuth, en 2000… probablement pas une prise de rôle, donc ; il l'a même enregistré deux fois (avec Paternostro, puis Young), et la voix ne semble pas bouger. À part Windgassen, on n'a pas eu beaucoup de cas de ce genre depuis 1950 (avant, c'est plus difficile à documenter).

Il est vrai qu'en retransmission, la voix paraît grêle, pas toujours juste, l'élan incontestable mais un brin fruste. En salle, pourtant, la voix (sans être volumineuse) est très bien projetée et très audible, mais surtout le timbre se révèle très beau (doucement coloré), et perce une poésie des nuances qu'on ne soupçonne pas aussi bien perçu de près : vraiment un chant conçu pour s'épanouir dans l'espace.

Il a étrangement peu d'inconditionnels, mais voilà un des très grands chanteurs de notre temps – l'un des plus beaux Tristan jamais entendus, me concernant. Ce n'est pas Suthaus dans ses jeunes années, certes, mais on n'a pas souvent fait mieux que Ch. Franz depuis lors.

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La Belle Meunière par Tino Rossi

Huit lieder ont été adaptés (ce ne sont pas vraiment des traductions) et orchestrés pour le film de Marcel Pagnol. Quasiment la seule trace de l'exécution de Schubert en français (à part le justement fameux « Tilleul » de Thill, et considérant que Germaine Martinelli est vraiment inintelligible dans sa propre Meunière…), malgré l'existence de traductions (plus sérieuses) ; on a vu que c'était un sujet qui tenait à cœur aux lutins de céans.

Les nouveaux poèmes sont vraiment moyens ; plus seulement naïfs comme les originaux, mais très mièvres et assez stéréotypés. On perd la balourdise du meunier qui ne voit pas trop ce qui lui arrive, qui s'enflamme sur des détails, au profit du propos plus général d'un amoureux assez standard.

En revanche, les arrangements orchestraux, dans une veine très kitsch (ça ressemble assez à la version filmique de La Belle de Cadix), sont assez réussis. Ah, ces chœurs féminins extatiques en coulisse pour « Der Müller und der Bach », ce tutti avec trompettes pour « Der Neugierige » !

Et surtout, Tino Rossi plane sur ces textes français avec une grâce infinie : il mixe comme les meilleurs ténors d'opéra, mais se permet de moins couvrir ses sons, ce qui lui procure une clarté (sans danger, vu qu'il n'y a pas d'enjeu de projection) assez unique, assise sur une technique parfaite. Idéal pour le lied, fût-il bizarrement attifé.

Ça se trouve désormais dans certaines anthologies du chanteur (pas les mieux distribuées, certes).

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Stabat Mater de Pergolesi par Vincent Dumestre

Couplé avec des musiques mariales napolitaines, chantées avec des techniques très nasillardes, ouvertes et sonores, comme des musiques traditionnelles de plein air. Étrange.

Même le Stabat Mater surprend, répartissant les lignes soit à un chœur féminin, soit à deux petits braillards. Pas très convaincu, mais la surprise fait passer le temps dans une œuvres qui m'ennuie assez vite (tendant un peu trop sur le seria purement vocal), et qui regarde beaucoup moins du côté de l'opéra et de la virtuosité vocale, en privilégiant les atmosphères, fussent-elles déconcertantes.

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3. PROGRAMMATIONS

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Aux Invalides

Je me suis aperçu que je n'avais pas dépouillé proprement la saison musicale du Musée de l'Armée. Je pleure de dépit… des concerts inratables, conçus rien que pour moi, toujours le vendredi à 12h15 (tout le monde ne travaille pas dans le VIIe arrondissement tout en débauchant à midi pile !).

  • Un concert (avec harmonium et ténor, notamment…) incluant des œuvres de rien de moins que Schmitt, Halphen, Jongen et Casella (en prime, Karg-Elert et Kunc), dans des œuvres évoquant la guerre ! (heureusement, il y a un petit rattrapage avec un concert de Lafont le soir, chantant notamment Halphen, Février et Schreker !)
  • Les sonates pour alto et piano de Koechlin, Schmitt, Vaughan Williams et Hindemith.
  • Le Quatuor Arod dans Nielsen Op.13 et l'opus 76 n°1 de Haydn, deux des plus grands quatuors jamais écrits – parmi mes chouchous en tout cas. Et rarement donnés finalement, surtout Nielsen !
  • Le Quatuor Akilone dans Mozart (divertimento), Boutry (création) et le Sixième de Mendelssohn…
  • Pour couronner le tout, Raquel Camarinha vient me narguer avec La Bonne Chanson (Fauré, version avec quatuor), Les Histoires naturelles (Ravel, sa verve peut en tirer des merveilles !) et les Chantefleurs et Chantefables (Lutosławski).


Sérieusement, les gars, vous faites un programme pour moi et vous le balancez n'importe quand, vous me décevez grandement.

Les autres, précipitez-vous, ces petits vont vous donner du grand.

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3e Scène

L'Opéra de Paris vient d'ouvrir sa plate-forme numérique, considérée comme une troisième salle. Je me demandais si ça montrerait l'envers du décor, ou des œuvres courtes pas présentées dans leurs concerts, une sorte de documentaire d'art ou de piste bonus ; en réalité, ce sont des œuvres nouvelles, plus ou moins précisément reliées à l'Opéra de Paris. Ce peut être un danseur qui danse (sur de la musique électronique) dans les salles de répétition, une chanteuse (Barbara Hannigan !) dont on superpose les exercices d'échauffement… Le tout dans des montages artistiques.

C'est plutôt poétique, et j'ai lu beaucoup de bons retours là-dessus, mais de là à considérer ces jolies évocations comme une nouvelle salle, je suis dubitatif. (En plus, hébergé sur YouTube, ça ne fait pas très chic.)
Mais c'est assez dans la veine branchouille « les snobs parlent aux initiés » qui sera la marque de communication de ce mandat (et de quelques autres). Moi, tant qu'on me donne de bonnes choses à aller voir (et qu'on arrête d'augmenter les prix des places d'entrée de gamme !), je veux bien toute la parlotte qu'on voudra, de quelque nature qu'on voudra. Même si le patron n'a jamais écouté d'opéra.

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Élections d'orchestres

Le webzine Bachtrack, après avoir publié un palmarès (parfaitement arbitraire) établi par des critiques professionnels, propose à ses lecteurs de voter à leur tour pour le meilleur orchestre et le meilleur chef en exercice. Ce qui est amusant, c'est que le choix est étendu, j'ai même trouvé les miens.

En désigner un seul n'a pas grand sens de toute façon, il faudrait pouvoir citer un grand nombre de noms pour atterrir sur des convergences qui ne se limitent pas aux superstars (qui vaincront de toute façon, ne serait-ce que parce que personne n'a tout écouté, mais que chacun a forcément entendu Ozawa – bon candidat, tenez –, Haitink, Gergiev et Rattle).

Je n'ai pas voté, mais je me serais sans doute prononcé pour l'Orchestre Philharmonique de Slovénie (si l'on parle des orchestres entendus en vrai, sinon ce serait le Symphonique de Trondheim) et pour Günter Neuhold (bien sûr), choix partiel et arbitraire à son tour, mais sans doute le plus spontané et honnête que je puisse faire. Si vous voulez vous amuser pour sponsoriser vos chouchous, faites-vous plaisir.

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Derniers concerts vus

Il faudra prendre le temps d'en toucher un mot, mais à nouveau un Sibelius ultime par Paavo Järvi et l'Orchestre de Paris (la Cinquième Symphonie – j'ai vraiment hâte de voir l'intégrale publiée !), où les constructions les plus mystérieuses et les transitions les plus étirées font sens avec une générosité étonnante ; et un Freischütz passionnant par Hengelbrock (quelle précision de trait !) et la NDR, dont le grain sonore est étrangement comparable au disque : j'ai toujours cru que c'étaient les filtres appliqués aux bandes qui procuraient cet aspect légèrement élimé au son, pas du tout rond-à-l'allemande, mais non, le grain est aussi spécifique en vrain (pas déplaisant du tout !). Et on ne peut qu'admirer la rigueur absolue des pupitres, dont il n'est pas un cliché de dire qu'elle est distinctivement allemande…

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… Bacewicz et Wagner seront à nouveau pour une autre fois.

mercredi 9 septembre 2015

[Carnet d'écoutes n°82] – Le Ballet de la Nuit, Haendel transcrit par Babell, Sto olé-olé, Chopin sur boyaux, Andreae compositeur, Pikovaya-Jansons…


1. VASTE MONDE & GENTILS

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En ouvrant mon Playboy



Très douée en langues, la pianiste spécialisée Vanessa Benelli Mosell est avide de découvertes.

Sérieusement, il faudra un jour s'interroger sur la corrélation entre l'emballage et le public… Est-ce qu'on peut vendre, comme la chair fraîche d'une jeune première tout juste pomponnée et promue par une major dans Oops I Did It Again Susanna ou Lulu, un récital de mélodies victoriennes tardives de Griffes et Quilter par une chanteuse à l'image aussi convenable que Barbara Bonney ?


Pourquoi pas aussi en couverture de TÊTU les aveux d'une fin de carrière de speedo-model par Krzysztof Penderecki :


(La première capture d'écran est tirée de Resmusica, par ailleurs une très bonne source sur l'actualité musicale, qui n'est pas responsable de l'état du book des artistes entretenus interviewés.)

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En catimini : amphi Bastille

L'Opéra de Paris aura finalement une saison à l'Amphithéâtre (et au Studio), qui ne s'appellera plus Convergences, forcément, mais qui contiendra de même des récitals de mélodie et de lied, de musique de chambre, et une plus grande mise en valeur (bienvenue, même si je n'aime pas du tout les présupposés esthétiques de leur recrutement, et m'abstiendrai donc) de l'Atelier Lyrique.

Il y a de belles choses, j'ai repéré pour moi les Beydts (relativement célèbre pour ses opérettes, mais ses mélodies, jamais enregistrées, sont beaucoup plus hardies et assez passionnantes) de Cyrille Dubois, le récital anglais de Damien Pass, et bien sûr le récital franco-russe d'Elena Tsallagova. Aussi des choses très exaltantes (quatuors de Ries et surtout d'Andreae !) le midi, plus difficilement accessibles pour le commun des mortels.

Je n'avais vu nulle part mention de cette publication, qui n'apparaissait pas avant l'été… et pourtant le premier concert a déjà eu lieu ce soir ! Communication à retravailler.

[Flûte, entre le début de la rédaction de cette notule et sa publication, c'est fait, ils l'ont annoncé – le jour de l'ouverture des réservations !]

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2. MUSIQUE INSTRUMENTALE

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« Vo' far guerra » : Rinaldo pour clavecin solo


Une merveille inattendue trouvée chez Stradivarius : des airs de Rinaldo transcrits (et avec diminutions abondantes comme sur « Lascia ch'io pianga » ou tout de bon de longues séries de variations comme pour le chœur final « Vinto è sol della virtù ») pour clavecin solo. Plus encore que la virtuosité formidable (« Vo' far guerra », qui contient pourtant une célèbre cadence à deux clavecins, parvient à fonctionner à la perfection en solo), c'est la plénitude harmonique et la densité musicale qui surprennent… certainement pas du clavecin mélodique et décoratif, à un doigt par main, comme souvent dans les pièces solos (la richesse de la résonance sympathique le permettant parfaitement), mais un déluge d'accords et d'agréments, assez étourdissant, et plus encore lorsqu'on y retrouve les charmes d'un des plus beaux opéras seria de tout le répertoire !

L'arrangement n'est pas crédité dans ce disque de Claudio Astronio, mais ressemble beaucoup à ceux de William Babell, contemporain de Haendel, qui a écrit plusieurs de ces paraphrases (notamment sur Rinaldo) dans un goût très similaire. De quoi convaincre ceux qui n'aiment pas la fausse raideur poudrée et la monotonie dynamique du clavecin solo – et de quoi enchanter les amateurs.

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Les Quatuors de Volkmar Andreae


Essentiellement passé à la postérité pour ses interprétations très vives et dramatiques, dépourvues d'alanguissements mystiques, des symphonies de Bruckner (et, de fait, il faut absolument découvrir cette lecture alternative, particulièrement si l'on croit ne pas aimer Bruckner – comme l'islam ou le wagnérisme, on y appartient tous en naissant, il faut simplement en accepter la Grâce), Volkmar Andreae était aussi un compositeur.

Comme la plupart des chefs, ce n'est pas un révolutionnaire, mais plutôt un excellent connaisseur des mécaniques d'écriture. Ses Quatuors à cordes révèlent une remarquable maîtrise en la matière, oscillant entre une forme de classicisme et des climats plus décadents, sorte de postromantisme vénéneux. En réalité, on songe beaucoup (en moins audacieux et un peu moins dense) aux quatuors d'Othmar Schoeck ! Un goût pour la consonance qui n'interdit pas les écarts et les flottements étranges, de subtils grincements – baignés dans une lumière globalement beaucoup moins trouble, il est vrai.

De très belles choses qui se trouvent en deux volumes par The Locrian Ensemble of London chez Guild. Si vous aimez les quatuors de Larsson ou de Schoeck, ce prolongement qui vous ravira.

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Jacques Ibert, Ballade de la Geôle de Reading


L'œuvre existait déjà au disque (Latham-Koenig & Philharmonique de Strasbourg), mais elle vient de paraître dans une nouvelle interprétation de grande qualité (Adriano & Radio Slovaque, chez Naxos) et des couplages très intéressants (dont une Suite élisabethaine illustrant le goût pour l'archaïsme extrême, comme la Suite du Temps de Don Quichotte de Raoul Laparra, même si ce n'est pas complètement du niveau de l'Henry VIII de Saint-Saëns ou des Danses de cour de Pierné).

Elle surprend par sa densité et sa noirceur, inhabituelles dans l'univers d'Ibert. C'est pourtant sa première œuvre symphonique (créée par Pierné et l'Orchestre Colonne), un triptyque inspiré par trois extraits de la Reading Gaol d'Oscar Wilde, mais elle se situe dans des contrées assez lointaine de l'Ibert primesautier et limpide dont on a l'habitude. De la très belle ouvrage symphonique (qui n'est pas sans convergences avec l'art de Casella…), à découvrir.

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Cinquième Symphonie de Bruckner, Radio de Frankfurt-am-Main, Paavo Järvi


Les 4 et 6 viennent de paraître, et je m'aperçois que j'avais coupablement laissé passer la 5, malgré la Symphonie de Rott ébouriffante laissée par la même association.

Et, de fait, j'y retrouve toutes les qualités du Järvi d'aujourd'hui : dans une œuvre dont ce n'est pas le trait principal, je suis flatté par la délicatesse des épisodes, le respect des respirations, et comme toujours un sens suprême de la structure, de l'enchaînement naturel, de l'impression de nécessité (le plus difficile à réussir, dans l'écriture « juxtaposée » de Bruckner). Cette symphonie, pourtant l'une des plus complexes à transmettre, l'une des plus hermétiques aux brucknériens eux-mêmes, respire à la perfection ici, et s'écoule sans le moindre soupçon de lourdeur.

La seule à réussir le pari à ce point – à l'opposé, dans une plénitude beaucoup plus « sonnante », il y a bien sûr Günter Wand avec le DSO Berlin (coffret Hänssler).

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Chopin concertant par Frans Brüggen et l'Orchestre du XVIIIe siècle


Publié en disque par l'Institut Chopin, on peut entendre Nelson Goerner interpréter Chopin sur un Érard d'époque, accompagné par un orchestre spécialisé dans la musique du siècle précédent, ce qui entend donner des perspectives sur la façon dont les pièces pouvaient sonner. Perspectives inévitablement fantasmatiques, dans la mesure où les orchestres du XVIIIe n'avaient manifestement pas du tout la discipline parfaite ni l'idiosyncrasie des ensembles spécialistes d'aujourd'hui… mais le décentrement reste fascinant, et permet sans doute de remettre l'église au milieu du village, au moins en matière d'équilibres sonores, avec un piano beaucoup moins puissant, au son plus chaleureux et « harpé », et un orchestre moins enveloppant… tout glissant vers une forme de chambrisme très dépaysant.

Contrairement aux autres volumes de l'intégrale, parfois ébouriffants, les interprétations ne sont pas très exaltantes, un rien aimables même, tirant le jeune Chopin vers sa dimension de virtuose mondain et soulignant davantage sa réutilisation des conventions que ses originalités pourtant déjà assez fortes dans ces pièces de jeunesse. Néanmoins, la découverte de nouvelles couleurs est très intéressante, à défaut de pouvoir se comparer aux interprétations supérieurement abouties qui abondent dans la discographie.

L'Institut a mis en ligne des vidéos de concerts (à Varsovie, en 2005) qui reprennent avec le même orchestre les œuvres concertantes, jouées sur un Érard de 1849 (Goerner dans le Rondo alla Krakowiak, Dang Thai Son dans le Premier Concerto, Janusz Olejniczak dans le Second). De quoi se faire une idée, le plaisir de la visualisation en sus.

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Classique au vert : concertos pour piano n°3 & 5 de Beethoven

Pour clôturer août, l'occasion d'entendre ces œuvres que je révère, mais que la course aux hapax me laisse peu le loisir de voir en concert – au bout de quinze ans de fréquentation assidue des salles, malgré ma fanitude absolue pour le Cinquième, c'était ma première fois pour les deux œuvres.

Une fois de plus totalement conquis par l'Orchestre de Chambre de Paris, décidément un des meilleurs orchestres possibles pour la musique de l'ère classique et du début du romantisme : la netteté des attaques, l'équilibre entre la tension des sons droits et la discrète vibration des tenues, la légèreté du trait et le soin du style en font un ambassadeur de tout premier plan. Que de chemin parcouru depuis le début de l'ère Nelson, où sous le nom d'Ensemble Orchestral, la pâte sonore évoquait davantage les orchestres de chambre d'antan, façon English Chamber Orchestra ou Saint-Martin-in-the-Fields, qui jouaient la musique ancienne en petit effectif mais un style postbrahmsien, usant d'un très beau son parfaitement homogène, uniformément vibré, sans soin de la danse, résolument joli et ennuyeux.

Plus partagé sur François-Frédéric Guy, que j'ai toujours beaucoup apprécié, mais dont l'absence de netteté dans des œuvres aussi courues m'a étonné (déconnexions au sein des arpèges par exemple) ; mais il est vrai que l'amplification, cette fois mal équilibrée, abîmait le timbre (pas extraordinaire) et exagérait la moindre irrégularité.
En revanche, sur l'ensemble des concertos, il joue avec goût et dirige avec un soin du style juste extrêmement rassérénant (et vivifiant !).

En bis, un premier mouvement « au clair de lune » conçu pour complaire au public, absolument terrifiant : lentissime, les pointés funèbres inaudibles, et les arpèges joués comme une mélodie, et pis que tout, césurés comme le font les pianistes débutants (avant de sentir la nécessité du flux musical et la nature des appuis). Vraiment façon pianiste du dimanche, j'étais pantois. Et ce n'est pas un manque de culture ou de style (dont il a fait ample usage dans les concertos), mais vraiment un choix pour donner au public ce qui lui fait plaisir… j'en ai été un peu mal à l'aise. (mais après tout, ce n'est qu'un bis, il faut le voir comme quelque chose d'un peu festif, pas forcément sérieux)

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3. MUSIQUES SCÉNIQUES

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Résurrection du Ballet Royal de la Nuit


Non pas à l'identique, mais la restitution de Sébastien Daucé tente d'en rendre l'esprit et les équilibres. Constitué de multiples entrées (réparties au sein de quatre « veilles », plus le ballet solaire final) allégoriques et mythologiques, il reste dans les consciences, avant même l'intronisation de Lully, comme le grand exemple d'usage des arts comme auxiliaire du pouvoir : en 1653, au sortir de la Fronde, Louis XIV victorieux danse en personne le Soleil vainqueur de la Nuit, tandis que les jeunes membres des grandes familles naguère révoltées tournent à bonne distance en simples planètes et satellites.

L'entendre en entier (fût-ce de façon reconstituée et approximative) procure aussi un véritable frisson musical : un ballet encore très Louis XIII, marqué la déclamation égale et amélodique du début du siècle et le goût de la polyphonie vocale, qui se déploie dans son entièreté. Un univers encore très marqué par le goût de Guédron, Boësset et Lambert.

Si l'on s'abstrait du livret, on est forcément frappé par une forme de monotonie (peu de modulations, peu de surprises), mais en contexte (avec un visuel ou en suivant les indications de scène), c'est une rêverie formidable qui est proposée. Et la qualité des interprètes (Daucé & Correspondances toujours au sommet) permet d'en goûter toute la plénitude : le grain, la perfection du français et la finition ornementale exceptionnelle de Dagmar Šašková vous imposent au moins d'écouter le grand récit de la Lune amoureuse, au début de la troisième entrée.

Les musiques sélectionnées par Daucé sont dues aux grands représentants du temps : Cambefort, Boësset, Constantin, Lambert… et pour les parties en italien Cavalli et Rossi. Lully dansait dans le ballet, mais n'avait manifestement pas encore assez d'entrées comme compositeur ; hormis les parties vocales dues à Cambefort, aucune certitude n'existe sur les auteurs de la musique.

Le ballet est donné en concert (donc sans effets d'aucune sorte, a priori ?) à Versailles cette saison.

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Herculanum de Félicien David


Donné à Versailles par Hervé Niquet il y a 18 mois, Herculanum restait encore assez confidentiel, considérant la faible diffusion sur place, et surtout l'aphonie de Karine Deshayes, qui avait héroïquement assumé la représentation (mais en marquant en permanence, et tous ses soli furent amputés). Bref, impossible d'en faire la promotion, mais le CD paraît à présent !

Félicien David a connu un véritable retour en grâce ces dernières années, où l'on a multiplié les résurrections (opéras, oratorios, mélodies, musique de chambre…) ; jusqu'ici, j'avoue que tout m'a semblé assez plat, même si son Christophe Colomb, d'une structure assez originale, contient des trouvailles particulièrement intéressantes.

Mais il en va tout autrement d'Herculanum, dans lequel le compositeur, souvent un peu tiède (ni un grand mélodiste, ni un grand maître de la structure, ni un grand orchestrateur, ni un dramaturge naturel…), semble avoir concentré tous ses savoirs pour tirer le meilleur d'un format de grand opéra à la française. Après écoute du premier acte, je suis frappé par la qualité mélodique remarquable de lignes pourtant très déclamatoires, produisant une qualité suprême du récitatif, au sein de configurations orchestrales qui se renouvellent assez abondamment. De la très belle ouvrage, une œuvre qui marque par sa singularité et sa beauté très travaillée mais qui sonne avec un naturel sans apprêt. Impatient d'entendre la suite, mais je peux d'ores et déjà encourager les amateurs du genre à se ruer dessus – après la grosse déception de Dimitri de Joncières. Ce n'est pas aussi singulier (on n'est qu'en 1859) que les Barbares de Saint-Saëns (sorte de Tristan à la française !), mais cela figure tout de même parmi les innombrables grandes découvertes promues par Bru Zane !

Pour ne rien gâter, outre Karine Deshayes qui n'a jamais aussi bien chanté, on y retrouve Véronique Gens et Nicolas Courjal (chacun candidat au titre de meilleur chanteur français en exercice, unanimement salués comme des monuments d'expression, de style et de beauté pure) et Edgaras Montvidas, ténor lithuanien d'une grande souplesse et doté d'un excellent français.

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Tchaïkovski – La Dame de Pique – Jansons, Radio Bavaroise


Contrairement à Onéguine, La Dame de Pique dispose d'une discographie irrégulière : les grandes versions anciennes ne manquent pas, mais les versions modernes, pas si nombreuses de toute façon, ont toutes leurs déséquilibres et leurs insuffisances. Mes deux chouchoutes, au sein des publications officielles, restent Samosud (avec Derzhinskaya, la seule Lisa gracile de la discographie, et le décoiffant Khanayev) et Baranovich (pour son orchestre totalement acide, mordant et méchant), deux des plus anciennes (1937 et 1955).

Dans les versions dotées d'un son moderne (à partir des années 1970, disons), il faut en général composer avec des Lisa exagérément mûres, que ce soit dures (Milashkina chez Ermler, Vishnevskaya chez Rostropovitch) ou pis, invertébrées (Várady chez Shuraitis, Freni chez Ozawa) et en général très larges (au sommet desquelles Gwyneth Jones en allemand ou Gutafson chez A. Davis ou Guleghina chez Gergiev). Les chefs ne sont pas toujours très ardents non plus (Ozawa très « studio », même dans la version sur le vif, Gergiev particulièrement indolent, toutes les articulations amollies)… Si bien que le choix devient vite frustrant, quelle que soit la plus-value de la prise de son. En CD, à part les extraits d'Orbelian avec Prokina et Larine, on est vite limité.

Il est vrai que Rozhdestvensky en DVD, certes lent, est assez parfaitement distribué (Papian-Galouzine), mais il faut peut-être l'écouter sans le visuel de Lev Dodin qui tend à mettre à distance toute l'histoire.

De mon côté, outre les deux grands anciens, j'écoute surtout les bandes de Gergiev de la fin des années 90, très habitées, et dotées de distributions autrement fascinantes : Gorchakova-Galouzine au Mariinsky (intouchable !), Lisa Borodina-Galouzine au même endroit, Gorchakova-Domingo au Met… Mais rien de tout cela n'étant paru officiellement, il est difficile de les recommander.

Aussi, la parution du nouveau disque Jansons m'intéressait. Je redoutais tout de même un hédonisme orchestral un peu paresseux et, de fait, il ne faut pas en attendre de grandes poussées d'ardeur, tout est très joli et très à sa place, l'acte I étrangement lent… Néanmoins, cela ne fait pas du tout sombrer l'entreprise, et la distribution splendide permet de suppléer l'absence d'urgence orchestrale : à commencer par Tatiana Serjan, sombre et élancée, qui assume avec beaucoup de tension dramatique (et pas du tout vocale, même si l'impact paraît assez explosif !) son rôle, sans rivale hors (pas officiellement) Gorchakova ou (dans la plus vieille version !) Derzhinskaya, vraiment. Juvénile et tourmentée, ductile et sombre, elle dispose de toutes les qualités à la fois (sauf la diction, extrêmement floue mais suppléée par son expressivité). Misha Didyk, le fameux ténor-cluster, semble taillé pour Hermann, avec son émission massive et sombre, parcourue de nuances de grain plus que de couleur, exprimant avec beaucoup de justesse une forme de mélancolie violente (même si la prise de son semble étrangement l'occulter et le hacher). Autre excellente recrue, Alexey Markov en Yeletsky, amplement timbré mais d'une distinction et d'un legato parfaits.

Malgré cette tendance orchestrale à la joliesse – mais Jansons réussit magnifiquement les divertissements grétrystes et impériaux de l'acte II, lui qui est capable de faire « du » Menuet de Boccherini une chef-d'œuvre abyssal –, le plateau maintient une véritable tension, et l'on dispose enfin d'une version discographique moderne suffisamment cohérente pour être recommandée sans arrière-pensée.

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Et l'horrible Richard Wagner ?

… Oui, en effet, il manque notre traditionnelle apostille Wagner, et nous détenions pas moins de trois enregistrements candidats, mais ce sera pour une autre fois. De toute façon, il faudra dire un mot de la suite de la parution de l'intégrale des quatuors de Grażyna Bacewicz par le Quatuor Lutosławski (où l'on perçoit, dans des œuvres passionnantes, le progressif abandon de la tonalité rigoureuse vers des formes de plus en plus libres – et sombres), des derniers volumes de l'intégrale Beethoven de Thomas Dausgaard (a-t-on fait mieux ?), de l'album Schumann-Berg (Liederkreis Op.39, Frauenliebe, Frühe-Lieder) de Röschmann-Uchida, des œuvres orchestrales de Dvořák et Janáček par Anima Eterna Brugge et Immerseel, aux colorations inédites…

Mais dans l'intervalle, j'espère achever quelques notules monographiques qui attendent depuis longtemps la caresse de la lumière.

mercredi 2 septembre 2015

La devinette du mois (n°556)


Ce n'est pas facile dans l'absolu, mais on peut déjà essayer d'approcher du but…

Cependant certains lecteurs fidèles vont trouver tout de suite (mais pour A***, j'interdis de poster sans donner la version exacte et la marque de couches-culottes du fils du second hautboïste).


Et toujours des lots sonores merveilleux à gagner.

David Le Marrec

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