Friedrich HÖLDERLIN - Heimkunft I - Episode 3 - La phrase de Hölderlin
Par DavidLeMarrec, jeudi 22 mars 2007 à :: Littérature :: #563 :: rss
Rappelons les épisodes précédents :
Et voyons à présent l'incarnation de ces éléments dans la phrase 'philosophomorphe' de Hölderlin.
Drin in den Alpen
ists
noch helle Nacht und die Wolke, Freudiges dichtend, sie deckt drinnen das gähnende Tal. Dahin, dorthin toset und stürzt die scherzende Bergluft, Schroff durch Tannen herab glänzet und schwindet ein Strahl. Langsam eilt und kämpft das freudigschauernde Chaos, Jung an Gestalt, doch stark, feiert es liebenden Streit Unter den Felsen, es gärt und wankt in den ewigen Schranken, Denn bacchantischer zieht drinnen der Morgen herauf. Denn es wächst unendlicher dort das Jahr und die heilgen Stunden, die Tage, sie sind kühner geordnet, gemischt. Dennoch merket die Zeit der Gewittervogel und zwischen Bergen, hoch in der Luft weilt er und rufet den Tag. Jetzt auch wachet und schaut in der Tiefe drinnen das Dörflein Furchtlos, Hohem vertraut, unter den Gipfeln hinauf. Wachstum ahnend, denn schon, wie Blitze, fallen die alten Wasserquellen, der Grund unter den Stürzenden dampft, Echo tonet umher, und die unermeßliche Werkstatt Reget bei Tag und Nacht, Gaben versendend, den Arm. |
Là dans les
Alpes,
c’est encore nuit claire et le nuage, Poétisant du joyeux, il couvre au-dedans la vallée béante. Deçà, delà, tempête et s’abat le vent de la montage, le bondissant, Abrupt par les sapins vers le bas scintille et se perd un rayon. Lentement se hâte et lutte le Chaos qui frissonne joyeusement, Jeune de stature, et pourtant fort, il fête un amoureux différend Entre les rocs, il fermente et vacille dans les barrières éternelles, Car plus bachique s’étire au-dedans le matin vers le haut. Car elle croît plus infiniment là-bas l’année et les saintes Heures, les jours, sont plus audacieusement ordonnées, mêlés. Et pourtant il marque le temps, l’oiseau de tempête, et entre Monts, haut dans les airs, il séjourne et appelle le jour. A présent aussi s’éveille et regarde dans les profondeurs, au-dedans, le village Sans crainte, familier de ce qui est haut, entre les pics amont. Pressentant croissance, car déjà, comme des éclairs, tombent les vieilles Cascades, leur fond sous les chutes s’élève en vapeurs, L’écho résonne alentour, et l’atelier immense Lève jour et nuit, distribuant présents, le bras. (Trad. François Fédier) |
Il est en effet récurrent chez Hölderlin – et cette première section de Heimkunft ne fait pas exception à la règle – que le propos soit structuré selon des articulations logiques, certes floues, mais qui évoquent la démonstration philosophique plus que l'esquisse poétique. Le plus évident est l'usage causal et parallèle des deux « denn », en début de vers (v.8-9), raisonnement par induction assez rare en poésie, surtout de façon aussi ordonnée, comme un souci d'explication méthodique de ce réel – fût-il poétique. Dans le même ordre, deux « und » du texte (v.1, v.9), ceux qui coordonnent deux propositions, semblent investis eux aussi d'une valeur logique, consacrant à chaque fois deux plans de représentation, le second se superposant au premier. Sans revêtir la forme argumentative, qui se méfie de l'addition simple, on trouve pourtant ici une association qui dépasse le simple ajout linéaire : une hiérarchie de représentation, un ordre est signifié par cet emploi singulier de la coordination. « Dennoch » (v.11) exploite, lui, une forme quasiment concessive, accordant au paysage un caractère plus tourmenté que ne pourrait le laisser entendre la description abstraite, paisible et hardie des monts. Ailleurs, il pourrait être entendu comme une relance narrative (c'est dans cet esprit que le traduit François Garrigue), mais sa succession aux éléments logiques de la phrase précédente laisse entendre une poursuite du raisonnement, où les précédentes assertions se nuancent et se complexifient.
Car c'est presque une forme dialectique qu'emprunte le poème autour de cette figure du Gewittervogel qui assombrit le tableau lumineux initial pour, lorsqu'il rufet den Tag, ouvrir sur une nature large et généreuse – Wachstum ahnend, gaben versendend...Cette allure philosophique du texte n'est pas étrangère, bien entendu, à cette certaine abstraction du paysage, comme happé par les concepts.
Il est vrai que le cheminement de la phrase de Hölderlin a quelque chose de singulier, volontiers retors. On y rencontre des reprises surprenantes, des serpentements difficiles, des sujets étranges, des significations abstraites.
Voyons la première phrase :
Drin in den Alpen ists noch helle Nacht und die Wolke,
Freudiges dichtend, sie deckt drinnen das gähnende Tal.
Deux verbes, liés par cette coordination ambiguë que nous avons précédemment relevée, et l'arrivée du second interrompue par cette expression énigmatique, freudiges dichtend, avant une reprise assez insistante vu la proximité du sujet die Wolke. Ce genre de tournure est assez fréquent chez Hölderlin, on songe par exemple à l'avant-dernière strophe de Die Heimat :
Ihr treugebliebnen ! aber ich weiß, ich weiß,
Der Liebe Leid, dies heilet so bald mir nicht,
Dies singt kein Wiegensang, den tröstend
Sterbliche singen, mir aus dem Busen.
Traduite ainsi par Jean-Pierre Lefebvre (Gallimard) :
O vous qui êtes demeurés fidèles ! Mais je sais, je sais bien,
Que ma douleur d'amour ne va pas guérir de sitôt.
Nulle berceuse, comme en chantent les mortels,
Pour consoler, ne la chassera de mon sein.
La traduction ne rend pas du tout cette tournure, et il y aurait beaucoup à dire sur ce seul quatrain, mais voyons simplement le phénomène de reprise : la répétition de ich weiss figure aussi bien une insistance qu'une impossibilité à formuler, et le sujet de la conjonctive, der Liebe Leid, est étrangement repris de façon superfétatoire alors que le verbe le suit directement, et par deux fois ; en outre, le groupe sans verbe mir aus dem Busen clôture étrangement, mouvement d'un corps sans tête, la phrase - il est à rattacher au verbe heilet, perdu de vue après tant de serpentements.
On retrouve donc des tournures similaires dans ce premier poème de Heimkunft, au vers 2, mais aussi, de façon moins spectaculaire, au vers 10, où la reprise est plutôt d'ordre logique, afin d'ordonner le discours descriptif qui, on l'a vu, est présenté de façon inattendue selon le schéma d'une démonstration argumentée. Et la phrase serpente volontiers jusqu'à éloigner le sens - ce que la traduction de François Fédier rend à merveille, avec sa tendance à la poétisation jusqu'à l'abstraction. La plus retorse est sans doute la dernière du poème :
Wachstum ahnend, denn schon, wie Blitze, fallen die alten
Wasserquellen, der Grund unter den Stürzenden dampft,
Echo tönet umher, und die unermeßliche Werkstatt
Reget bei Tag und Nacht, Gaben versendend, den Arm.[13]
Entravée dans la succession de sujets inversés ou non, sous-entendus ou non, d'incidentes, la phrase ne parvient à son terme qu'en retombant lourdement sur le dernier groupe, de deux syllabes seulement, à la suite du mouvement qu'elle exprime. Le vers grec et ses libertés de scansion, avec beaucoup plus d'indécision entre brèves et longues que dans le vers allemand traditionnel, provoque sans cesse des heurts, des incertitudes, des sinuosités inattendues. Tout parallélisme de construction est soigneusement banni pour atteindre ce foisonnement de surprises syntaxiques qui font peiner le traducteur à rendre à la fois fidèlement le sens et la forme.
(La conclusion sera musicale ou ne sera pas.)
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