Richard Strauss - ARABELLA, discographie exhaustive et commentée
Par DavidLeMarrec, samedi 9 mai 2009 à :: Vienne décade, et Richard Strauss - Discographies :: #1236 :: rss
Inutile de le marteler à chaque discographie, je n'aime pas l'exercice. Résumer ce qui, précisément, est conçu pour être suggestif et ineffable n'est pas simplement vain, c'est aussi une trahison du sens même de l'opéra. A quoi bon exhiber les ficelles trop grosses, les attentes déçues, alors que le plus important est précisément que demeurent l'illusion théâtrale et le transport musical ?
Toutefois, dans le cas d'Arabella, il ne restait qu'à mettre à jour quelque chose de déjà prêt et qui peut être utile vu la difficulté de trouver une version commerciale équilibrée et dotée d'un livret. Non pas que tout fiche le camp, mais les versions les plus intéressantes ne sont pas les plus luxueuses ici, et n'ont pas été publiées par un label. Il faut donc composer avec ce que l'on a, tout le monde n'ayant pas le loisir de fouiner dans les archives radiophoniques ou d'aller les entendre chez d'autres mordus.
Bref, tout cela se limite à des pistes. Il est vrai qu'il y a tout un monde de sentiments mêlés à exalter dans cet opéra, et que trouver la bonne chaussure à son pied est, comme dans les contes de fées, très utile pour que le rêve soit entier. C'est dans cette perspective de goûter les motifs orchestraux jusqu'au vertige, de s'enivrer de passions feintes mais nullement grossières qu'il faut voir notre entreprise de défrichage. Comme on a la chance de connaître, de près ou de loin, à peu près l'ensemble de la discographie, on se dit que ce peut toujours servir à l'un ou l'autre des lecteurs de passage.
Pour les habitués, ils peuvent peut-être s'épargner la médiocrité laborieuse de cette discographie (gentiment) critique.

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Au CD
Il existe en somme assez peu de versions : Krauss 1933 (studio, Ursuleac), Krauss 1942 (Ursuleac), Böhm 1947 (Reining), Keilberth 1950 (Goltz), Kempe 1953 (Della Casa), Kempe 1955 (studio en anglais, Steber), Solti 1957 (studio, Della Casa), Keilberth 1958 (Della Casa), Keilberth 1963 (Della Casa), Zallinger 1966 (Muszely), Rennert 1973 (Caballé), Sawallisch 1977 (Várady), Sawallisch 1981 (studio, Várady), Tate 1986 (studio, Te Kanawa).
On est bien en peine de recommander une version pleinement enthousiasmante, puisqu'il faudrait la chercher du côté de Dohnányi (Mattila) ou de Neuhold (Armstrong), c'est-à-dire des enregistrements existants, mais non commercialisés en CD.
Malgré la qualité des forces à chaque fois en présence, la délicatesse du ton, la difficulté de la mise en place, les exigences de ductilité vocale, d'endurance, de qualité de diction rendent l'exaltation des qualités de la partition difficile sur une longue durée et un nombre assez étendu de personnages. L'orchestre doit être précis, beau et poétique, les chanteurs souples, glorieux et articuler à la perfection. Pour qu'en plus la sauce prenne bien, c'est beaucoup demander. Contrairement à Elektra, l'énergie ne fait pas tout, et la joyeuse pagaille de Mitropoulos à Florence, avec un orchestre et des chanteurs totalement dépassés par la difficulté de la partition, mais absolument concernés, ne serait pas supportable dans cette oeuvre plus délicate.
A la fin de notre parcours, nous proposons un récapitulatif avec notamment les informations techniques relatives aux éditions (livret ou non, en particulier). N'ayant pas tous les coffrets sous la main, on ne peut pas certifier avec exactitude tous les paramètres ; on le signale dans ce cas-là.
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a) Version recommandée
Par défaut, il ne reste guère que Sawallisch (Orfeo) qui soit suffisamment équilibré pour assurer une recommandation pleinement respectueuse de l'oeuvre. [Golden Melodram a publié, au tarif prohibitif habituel, une version un peu antérieure, de 1977, avec le même couple et un entourage de 'grands anciens' dans leurs dernières années scéniques : Mathis, Töpper, Böhme, et même Mödl en Kartenaufschlägerin.]

Les timbres de Munich sont étonnamment frustes, mais Sawallisch y est fidèle à lui même, avec un maintien certes pas très souple (la modulation d'entrée d'Arabella n'est pas très apprêtée, comme si on débutait simplement un 'numéro'), mais toujours de l'élan (tempi vifs !), une absence de coupures en principe (on n'a pas eu le temps de vérifier ce point, mais il est le seul avec Solti à s'y être toujours refusé absolument), beaucoup de détails.
La prise de son récente et assez bien faite, même si elle ne flatte pas l'orchestre, permet d'entendre tous les motifs que Sawallisch exalte avec beaucoup d'esprit. Plus encore, il y a de la culture qui rejaillit : le thème du Richtige est énoncé dans un ton de Volkslied (et c'est en effet un des emprunts de Strauss dans cette partition...), ce qui peut se discuter dramatiquement ou musicalement, mais révèle la finesse de la pensée et de la réalisation de Sawallisch, parmi mille autres utilisations des motifs récurrents de la partition.
Côté chanteurs, c'est également la grande satisfaction. La grande tenue des seconds rôles (Helga Schmidt, Walter Berry... et Doris Soffel en cartomancienne !) force l'admiration comme nulle part ailleurs. Malgré son accent américain bien connu, Helen Donath se situe dans la très bonne moyenne des Zdenka d'une discographie très riche en grandes réussites ; l'aigu rayonne très bien même si la voix est celle d'un authentique lyrique (Edith Mathis était moins à l'aise) ; l'incarnation, sans être électrique, est tout à fait pertinente. Les deux ténors Hermann Winkler (Elemer) et surtout Adolf Dallapozza (Matteo) font valoir avec générosité leur assurance (et même, pour le second, son aisance - jusque dans l'égarement), parmi ce qu'on peut entendre de plus engagé dans ces parties.
Dietrich Fischer-Dieskau, enfin, alors qu'il n'avait pas encore rebondi du creux des années soixante-dix dans ses enregistrements de lied des années 1980, se révèle ici pleinement maître de ses moyens, comme dans ses derniers témoignages où, spectaculairement, il semble avoir retrouvé l'évidence de son inspiration et de sa maîtrise des années cinquante et soixante, avec des moyens vocaux à peine diminués. C'est véritablement un Mandryka magnétique, moins bien éduqué que dans ses témoignages avec Della Casa 1963, avec moins d'excès aussi ; très juste en fin de compte, et absolument fascinant. [1]
La réserve principale provient donc du rôle-titre, tenu par Julia Várady : non seulement la diction est très floue et le personnage assez lisse - où sont les fêlures, les caprices d'idéal, la mélancolie ? -, mais de surcroît le style lui-même est discutable. Beaucoup de portamenti, parfois aux confins d'une légère vulgarité ; un soin de la ligne qui se fait au détriment du geste théâtral. Quelque chose de narcissique, mais d'assez fortement plat. [Et l'accent est très bizarre.]
Oh, ce n'est pas rédhibitoire, on est loin de la transparence de Caballé, mais vu le relief de l'entourage, il est très dommage d'assister à une Arabella avec une Arabelle un peu pâle. Mais on fait avec ce qu'on a, et en l'occurrence, on n'est pas fâché d'avoir cet enregistrement-là à conseiller !
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b) Della Casa, quadruple Arabella
Car le reste du tableau est plus problématique : Della Casa en Arabella, à part peut-être sur le vif en 1958, reste toujours sur une certaine réserve expressive, et la voix est assez peu différenciée de ses partenaires, que ce soit Güden avec Solti ou Rothenberger pour Keilberth 63. La légèreté de sa voix fait manquer une partie plus altière et grave du personnage que ses efforts trop modérés d'incarnation n'équilibrent pas tout à fait.
Par ailleurs, ces versions sont assez figées, l'une par la raideur proverbiale de Solti (Della Casa y est plus animée, étrangement, mais flanquée de London, spécialiste de l'expression uniforme), assez gênante pour cette oeuvre, l'autre par la nature même de l'interprétation de ces années, malgré les très beaux vis-à-vis que sont Rothenberger et Fischer-Dieskau.
La version Kempe de 53 bénéficie cependant d'une direction très vive et du Mandryka magnétique (aussi fascinant que le portrait du Hollandais) de Hermann Uhde.
Comme les spécialistes en déclin vocal ont décrété que 63, c'était trop tard, Orfeo a publié une soirée de Keilberth en 58, quasiment équivalente, mais avec Vienne.
Voilà déjà, si on désire une Arabella plus ample et plus mélancolique, beaucoup d'excellentes versions qui ne sont pas des premiers choix.
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c) Réussies et marginales
On peut ajouter quelques sympathiques curiosités assez réussies.
- Kempe 1955 en anglais, avec une lecture très insistante de Steber, avec une ligne vocale un peu martelée, mais toujours avec cette élégance qui lui est propre. Malheureusement, le son est assez moyen et l'adaptation anglaise suit mal la prosodie dont Strauss a tant tenu compte dans sa composition, ce qui en fait une curiosité.
- Böhm 1947 avait tout pour être idéal. Le duo Reining / Della Casa représente une forme d'idéal dans la répartition des rôles et subtilement inspiré par le texte. La rondeur des manières de Reining se mêle à la grâce si présente de Della Casa - qui n'est jamais meilleure que dans les rôles androgynes comme en atteste également son Octavian. Hans Hotter, dans ses meilleures années, a tout de Mandryka, la force vivace, l'ampleur, l'endurance, et aussi le tempérament brutalement rêveur. Malheureusement, le Philharmonique de Vienne ne semble pas encore maîtriser la partition ; malgré les tempi très lents de Böhm, qui font tout se traîner un peu malgré les coupures, c'est une jolie pagaille - jolie, mais pas très affriolante. Le son un peu lointain n'arrange rien, et de ce fait, en plus de la grâce, on perd à peu près tout ce qui se fait à l'orchestre. De grandes qualités, donc, mais à écouter uniquement lorsqu'on sait déjà ce qui se passe... et uniquement pour les chanteurs.

- Keilberth 1950, récemment proposé par Walhall, est une curiosité également. On nous fait ici entendre Christel Goltz, glorieuse Elektra, qui malgré un timbre peu juvénile et un legato perfectible, dispose d'une véritable sensibilité au mot, pas si éloignée d'Erna Schlüter, sans en atteindre l'inspiration. La voix, un peu lyrique pour Elektra, n'est pas nécessairement propre à Arabella (Salome étant sans doute le moyen terme le plus adéquat), mais le résultat demeure intéressant. Anny Schlemm, également pourvue d'un timbre moins immédiat que d'autres Zdenka, se montre frémissante et exaltée de bout en bout, un plaisir théâtral de tous les instants. Mais l'atmosphère est pesante, Keilberth dirige vraiment lourdement, sans détails, ce qui ruine largement l'atmosphère. Par ailleurs, Metternich, qui aurait pu faire un Mandryka idéal, avec ses manières un peu histrioniques, demeure très vocal et finalement un peu extérieur à son personnage ; reste, comme d'habitude, la voix hallucinante, mordante, lumineuse, glorieuse, qui semble lui sortir par tous les pores... Mais c'est très frustant quand même.

- Rennert 1973, très bien dirigé (la RAI de Rome sonne superbement, ce qui est une vraie réussite à cette date), dans une distribution hétéroclite (Caballé, Miljakovic, Nimsgern, Kollo, Moll). Le résultat est agréable, mais déroutant : Caballé se trouve plutôt dans un bon jour, mais manque bien sûr de mots incarnés ; Nimsgern, que nous adorons par ailleurs, le choix à l'opposé de l'omniprésence bizarre de Fischer-Dieskau dans la discographie (on trouve plus prédisposé à la rustrerie que DFD), sonne tout de même un peu étrangement dans ce langage musical, et ses effets expressifs, soulignant des lignes lyriques, deviennent vite fatigants ; Moll, encore jeune, n'a pas acquis la patine de ses meilleures années ; le tout voisinant avec le bientôt wagnérien Kollo, alors mis à toutes les sauces en Allemagne (jusqu'à Offenbach et Funiculi Funicula pour la télévision). Bizarre.
De peur de bousculer le public, la valse-interlude entre les deux derniers actes n'est pas exécutée à la fin du deuxième acte, pour faire place à l'entracte. La pochette elle-même est une curiosité, toujours dans le goût parfait des récentes rééditions d'Opera d'Oro.

Il n'en reste pas moins qu'une Arabella sans diseurs pose quelque problème...
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d) Versions moins abouties
Pour le reste, on est plus gêné : les distributions de Krauss (que je n'ai pas eu l'occasion d'écouter) ne sont pas très avenantes, en particulier Mme Krauss (Viorica Ursuleac), qui a toujours eu un haut de tessiture plutôt crié, et qui n'est pas démesurément inspirée non plus, sans être le moins du monde indigne. La version de 1942 est même très terne orchestralement, alors que Krauss avait tout pour exalter les moirures de ce type d'oeuvre.
Il nous reste Meinhard von Zallinger sur les bras, mais à la Fenice en 1966, sachant que Mondo Musica n'hésite pas à publier des témoignages très mal captés, absolument pas en place, souvent mal chantés, on n'est pas très tenté d'investir pour combler cette lacune. Peu de chances que ce soit la version rêvée, mais pour le savoir, il faut l'acheter. (Dans l'attente, on utilise abondamment nos captations radiophoniques...)
Quant à la seule version discographique relativement récente, Tate 1986, on n'est pas gêné du tout : à part le superbe Matteo lyrique du jeune Seiffert, la direction est molle, l'incarnation de Te Kanawa est molle, et sa ligne musicale est molle. Assez ennuyeux, surtout que le studio fige tout cela assez peu gracieusement.
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Récapitulatif
- Krauss 1933.
- Studio Koch-Schwann.
- Pas recommandé.
- Epuisé. Sans livret.
- Krauss 1942.
- Sur le vif, Myto.
- Pas recommandé.
- Livret unilingue probablement.
- Böhm 1947
- Sur le vif, DGG.
- Chanteurs exceptionnels. Mais direction atone et pas en place.
- Pas de livret.
- Keilberth 1950
- Sur le vif, Walhall.
- Original et intéressant, mais orchestre lourd.
- Pas cher. Sans livret.
- Kempe 1953
- Sur le vif, Testament.
- Bon enregistrement !
- Cher. Probablement sans livret.
- Kempe 1955
- Studio (vraiment ?) La voce della luna.
- Très bien (Steber...), mais en anglais.
- Probablement pas de livret.
- Solti 1957
- Studio Decca.
- Bon enregistrement.
- Livret traduit.
- Keilberth 1958
- Sur le vif, Orfeo.
- Pas de livret.
- Keilberth 1963
- Sur le vif, DGG.
- Bon enregistrement !
- Le livret figure-t-il dans la récente réédition ?
- Zallinger 1966
- Sur le vif, Mondo Musica.
- Pas écouté mais pas très attirant.
- Livret probablement fourni, peut-être traduit en anglais.
- Rennert 1973
- Sur le vif, Opera d'Oro.
- Chanté bizarrement, très bien dirigé.
- Pas de livret.
- Sawallisch 1977
- Sur le vif, Golden Melodram.
- Pas de livret ?
- Sawallisch 1981
- Studio Orfeo (et EMI ?).
- Très bon enregistrement, recommandé.
- Sans livret probablement pour Orfeo, mais pour EMI ?
- Tate 1986
- Studio Decca
- Pas recommandé.
- Livret traduit.
On voit la petit difficulté pour le livret... (L'Avant-Scène Opéra de cet opéra est très bien fait, en particulier sur le détail des leitmotive et leur sens.) Si vous lisez l'allemand, il y a toujours le livret unilingue présent sur Impresario.
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On espère que ça permettra au lecteur de se repérer.
Il peut aussi se reporter pour complément aux autres notules de CSS autour de cette oeuvre :
Notes
[1] Par ailleurs, la voix a gagné en plénitude dans les emportements, le grave s'est élargi, les cris sont connectés au reste de la voix chantée. Le tout dans un goût nettement meilleur.
Commentaires
1. Le dimanche 10 mai 2009 à , par Bajazet
2. Le dimanche 10 mai 2009 à , par DavidLeMarrec
3. Le dimanche 10 mai 2009 à , par Sylvain
4. Le dimanche 10 mai 2009 à , par Bajazet
5. Le dimanche 10 mai 2009 à , par Sylvain
6. Le dimanche 10 mai 2009 à , par DavidLeMarrec
7. Le dimanche 10 mai 2009 à , par DavidLeMarrec
8. Le jeudi 14 mai 2009 à , par Gilles fan de Grubi
9. Le vendredi 15 mai 2009 à , par Sylvain
10. Le vendredi 15 mai 2009 à , par DavidLeMarrec
11. Le lundi 17 août 2009 à , par telramund
12. Le mardi 18 août 2009 à , par DavidLeMarrec
13. Le mardi 18 août 2009 à , par DavidLeMarrec
14. Le mercredi 19 août 2009 à , par telramund :: site
15. Le mercredi 19 août 2009 à , par DavidLeMarrec
16. Le dimanche 31 janvier 2010 à , par Mariefran
17. Le dimanche 31 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec
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