Vastes voyages à travers les songs britanniques, au départ d'Orsay - Keenlyside / Martineau
Par DavidLeMarrec, mercredi 16 février 2011 à :: Saison 2010-2011 :: #1669 :: rss
1. Contrées
Le programme très original proposé par Simon Keenlyside et Malcom Martineau était judicieusement annoncé comme un écho à l'exposition consacrée aux préraphaélites, la musique assez conservatrice du premier XXe siècle britannique étant mise en résonance avec les tournures naïves de son univers pictural.

Ned Rorem, seul survivant de cette liste de compositeurs vieux jeu.
Le risque était de proposer un récital un peu lisse, fondé sur les gentilles mélodies postvictoriennes dans lesquelles ont brillé avec modestie les compositeurs du Royaume.
Il n'en a rien été, pour plusieurs raisons :
- Le spectre esthétique était assez vaste, avec très peu d'oeuvres simplement sucrées - les plus gentilles fleuraient bon leur Debussy et leur Ravel, dans le pire des cas leur Poulenc - on était loin de l'indigence.
- La progression du récital (accessible / expérimental / entracte / drôle / lyrique) était idéalement conçue.
- Etait fourni un livret au format A4, un simple recueil de feuilles agraphées, mais très commode à lire (grosses polices pour la semi-pénombre), avec en bilingue chaque texte dans une assez bonne cohérente traduction française, ce qui assurait beaucoup de facilité, de précision et de plaisir pour suivre le concert (ce qu'a fait une bonne partie du public).
Enfin, la dominante thématique était discrètement celle du voyage, avec un certain nombre de beaux textes !
Seul regret : le second cycle Butterworth n'était pas proposé en traduction dans le livret, ce qui était un peu frustrant pour l'une des plus belles parties du concert.
Bref, un concert intelligent qui n'avait que peu de préraphaélite, mais qui était passionnant... et très séduisant.
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2. Compositeurs
Simplicité à la française
On débutait d'emblée par une pièce exaltante de John Ireland (1879-1962), "Sea Fever", tirée des Salt Water Ballads de John Masefield (exact contemporain d'Ireland). Un texte vigoureux qui exalte la vie romanesque de marin, et une musique fondée sur des accords aux belles harmonies (on songe à Sainte de Ravel), avec quelque chose de débonnaire, mais d'une simplicité apparente seulement - musicalement, le propos est assez riche.
Les pièces suivantes se situaient sensiblement dans le même esprit. Les deux mélodies de Peter Warlock (1894-1930), "My Own Country" (Belloc, The Four Men, 1911) et "Sleep" (Fletcher, début XVIIe) se déroulent dans une sorte d'errance gaie, où la musique semble dériver doucement, mais sans jamais chercher la surprise frontale. Une succession de petites finesses aux couleurs assez pastorales et lumineuses. On y retrouve certaines harmonies du Webern des Sieben Frühe-Lieder par exemple.
Un peu plus naïf, la seule pièce à réellement se rapprocher du contexte pictural, Percy Grainger (1882-1961) propose dans son plaisant "Sprig of Thyme" une musique assez proche des précédents, mais plus consonante, plus "pleine", avec un peu moins de relief aussi.
Enfin Herbert Howells (1862-1983), avec un peu moins de séduction que les précédents, accentuait le tropisme dépouillé, avec une clarté supplémentaire. Son "Little Boy Lost" (William Blake, Songs of Innocence ans Experience, 1789) se fonde surtout sur un écho entre ses deux strophes, assez plaisant pour un texte aussi rude.
Expérimentations
Le concert prenait un tour très surprenant vu le thème annoncé, avec une succession de pièces étonnantes.
D'abord la plus radicale du concert, "Betelgeuse", autre face de la fascination astronomique de Gustav Holst (1874-1934), tiré de The Unknown Goddess (Humbert Wolfe, 1925). La musique, totalement suspendue, obstinée, errante, percute les oreilles sans ménagement, s'obtine dans une mocheté assumée. Elle surprend le public et à défaut d'exalter réellement le texte, elle procure une variété agréable dans le programme du concert.
Le cycle de Benjamin Britten (1913-1976) sur les Songs and Proverbs de William Blake (1757-1827) constitue de mon point de vue le seul réel point faible du concert. Ces aphorismes militants, assez violents / visionnaires envers l'Eglise pour leur époque, mais peu inspirés (en dépit de quelques audaces ironiques amusantes [1]), sont parés d'une musique où l'incertitude mélodique de Britten ne trouve pas réellement d'appuis ni de couleurs évocatrices comme il le fait dans ses meilleures oeuvres. Une sorte de parangon du Britten gris et ennuyeux.
ENTRACTE
La seconde partie redébute en douceur (excellent principe de commencer par un morceau accessible qui captive d'emblée l'auditeur) par une adaptation de Henry Purcell par Benjamin Britten : "Sweeter than Roses". Une très belle mélodie, qui ne paraît pas du tout nue ou ridicule en comparaison du programme qui l'entourait.
Le grotesque sans sublime
Ned Rorem (né en 1923) présente la double caractéristique d'être à la fois le seul compositeur vivant et le seul compositeur américain du programme. Son inclusion n'est cependant pas sujette à reproches, tant il met avec esprit en musique les poèmes de Theodore Roethke (1908-1963), qui traitent le sordide (la pourriture du "Root Cellar" ou l'alcoolisme parental dans "My Papa's Waltz") avec une gouaille presque joviale - le lecteur est tiraillé entre l'effroi de ce qui est représenté et le sourire pour leur formulation.
Les deux poèmes de Walt Whitman ("Oh You Whom I Often and Silently Come", "Youth, Day, Old Age and Night"), évidemment moins subversifs (on trouve même des extraits de "Leaves of Grass" du recueil Grea are the Myths), sont traités avec la même force de personnalité - réellement un compositeur de mélodies marquant.
Pastoralisme britannique
Enfin venait le tube du concert, les Six Songs from a Shropshire lad de George Butterworth (1885-1916). Les vignettes plaisantes de Housman (1859-1936) , malgré leurs quelques traits d'esprit, prennent surtout leur intérêt par le traitement sobrement lyrique de Butterworth. Cette musique communique une forme d'émerveillement simple, un type d'émotion qu'on peut retrouver en observant la nature.
Et il est admirablement exécuté par Keenlyside qui, ici comme ailleurs, se coule avec aisance dans les différents textes.
Du même compositeur, un second cycle, toujours sur des poèmes de Housman, venait clore le concert : Bredon Hill and other songs ("Bredon Hill", "Oh Fair enough are sky and plain", "When the lad for longing sighs", "On the idle hill of summer", "With rue my heart is laden"). Mêmes qualités que précédemment.
A noter pour ceux qui aiment Butterworth : Summer Music, pour basson et orchestre, contient à mon sens la quintessence de sa capacité à exprimer cette sorte de joie rêveuse. Souverainement agréable, pourrait-on dire.
BIS
Pour récompenser leur auditoire, deux bis accordés sans façons et tirés des Histoires naturelles de Maurice Ravel : "Le Paon" (avec un piano un peu lié et prudent chez Martineau) et "Le Grillon". Le français est très bon, l'expresion juste, et la voix devient immédiatement plus franche et plus belle. Ici, les allègements sont très bien "connectés" au souffle et au timbre, les couleurs miroitent, le sens jaillit avec variété et sous-entendus. Le public rit sans discrétion, et les lutins se recueillent avec délices dans ce cadeau.
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3. Les interprètes
Notes
[1] Think in the morning. / Act in the noon. / Eat in the evening / Sleep in the night.
Peu à dire, comme de coutume, sur Malcom Martineau. Un jeu précis, professionnel, attentif, pas du tout ennuyeux, mais pas non plus personnel ni spécialement poétique.
Pour l'anecdote, il est planté par deux fois (dont l'une vraiment lourdement) par sa tourneuse de pages, qui a dû passer les minutes les plus pénibles de sa vie en attendant la fin du concert...
Pour Simon Keenlyside, le sujet est plus vaste... et plus ambivalent. J'aurais peine à émettre une opinion tranchée sur son interprétation.
Tout d'abord, il souffrait d'une petite toux, qui devait sans doute affaiblir la fiabilité de certains mécanismes légers.
La voix elle-même est dynamiquement émise dans le masque, bien glorieuse et présente. Le chanteur s'efforce, avec une émission assez uniforme (il ne mixe pas), de varier autant que possible les accents et les couleurs de son discours. De façon très impressionnante et réussie lorsqu'il assombrit. Moins assurée lorsqu'il allège : ses allègements sont fondés sur un détimbrage partiel de ses notes (ce n'est pas ce qu'on appelle chez les puristes un "vrai piano"), et il a toujours conservé, après des années de pratique si heureuse de la musique contemporaine (Adès ou Maazel, par exemple), une sorte de précaution bizarre lorsqu'il aborde certains intervalles moins habituels. Quelquefois même, précaution et détimbrage aidant, la justesse n'est pas tout à fait au rendez-vous.
Bref, une très belle voix d'opéra, peut-être un peu homogène pour le lied, mais dont l'incomplétude technique pour ce répertoire est compensée par un engagement intelligent dans les textes - particulièrement en français. Ce n'est pas toujours le cas dans ses récitals de lied, par exemple.
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Une très belle soirée, passionnante, un voyage dans un univers très rarement joué en concert, même partiellement...
La salle, malgré le nom de Keenlyside, était bien remplie, mais même pas pleine (alors que la jauge n'est vraiment pas grande). Etonnamment, le concert Hindemith de Soile Isokoski était bien plus rempli. Peut-être parce qu'elle se fait plus rare à l'Opéra de Paris, tandis que Keenlyside avait eu son récital à l'Opéra Garnier en fin de saison dernière. [A ce propos, j'étais surtout intéressé par ses Histoires Naturelles... dont il a donné deux pièces en bis ce soir. Carton plein !]
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