Ceci est mon corps, rompu pour vous
Par DavidLeMarrec, dimanche 29 septembre 2013 à :: Saison 2013-2014 - Opéras de l'ère classique - Andromaque de Grétry (1780) :: #2320 :: rss
On peut voir le titre comme un écho corinthien au mythe d'Alceste ou comme un hommage à votre héros intrépide préféré, réchappé des affres de l'Amphithéâtre.
=> L'effet Gluck. Gluck est déjà très hiératique ; ce style avait nourri les fantasmes antiques, et son expression sans galanterie, presque fruste, avait bouleversé les Parisiens, en particulier lors de la création des deux Iphigénie. Ce qui restait de baroque dans Iphigénie en Aulide, ce qui relevait de la poussée dramatique constante et des orages éclatants dans Iphigénie en Tauride sont absents d'Alceste, où l'on entend davantage de grands aplats, et où se répètent sans fin les mêmes situations : acte I, Alceste décide de mourir ; acte II, Alceste va mourir ; acte III, Alceste meurt (presque). Avec à la clef les mêmes cantilènes déploratoires, les mêmes duos d'amour.
La partition ménage évidemment de très beaux moments, surtout mélodiques, en particulier quelques airs saisissants qui ont fait sa célébrité... mais rien de prégnant dramatiquement ou émotionnellement que je puisse saisir. Quand on voit ce que, dans le même style dépouillé et dramatique, on pu faire les contemporains Piccinni, Salieri, Grétry ou Gossec, je ne m'explique cet engouement exclusif pour Gluck que par la force de l'habitude (imposée à une époque – celle de Marie-Antoinette – où la pauvreté musicale n'était pas un défaut). Il est vrai qu'il est différent des autres (eux-mêmes tout à fait singuliers), mais je ne vois pas vraiment de domaine où il les surpasse ; ni ses livrets (particulièrement mauvais en général), ni sa musique (clairement moins riche, que ce soit harmoniquement ou rythmiquement), ni son sens du drame. Un peu comme le minimalisme au vingtième siècle, moins peut faire davantage, mais je ne vois pas vraiment l'impact exclusif de Gluck dans les partitions.
À l'exception d'Iphigénie en Tauride, je vois davantage en Gluck un pair de Sacchini, c'est-à-dire un compositeur assez moyen (Sacchini aussi a fait un bel ouvrage, Chimène), qui a eu dans le cas de Gluck le mérite d'être le premier à avancer son style.
=> À cela d'ajoute le livret de Roullet adapté de Calzabigi, particulièrement mauvais : en plus de sa structure absurde, la langue est à la fois pétrie de stéréotypes déclinants et sans ampleur ; les situations se répètent sans progression (en particulier les solos d'Alceste et les duos avec Admète, soit les deux tiers de l'ouvrage).
=> L'effet Garnier. Une nouvelle fois, je remarque qu'à Garnier, la proximité physique n'est pas suffisante pour ressentir les mêmes sensations que dans un théâtre à l'italienne ; par ailleurs, le son semble absorbé par les velours des loges, et semble toujours ouaté, rarement éclatant. Il n'en est pas toujours ainsi (excellentes soirées déjà signalées pour La fille mal gardée ou L'Enfant et les Sortilèges, par exemple ; mais pour les orchestres sur instruments anciens, j'ai l'impression que quelque chose se perd, impression déjà sentie à Hippolyte, que j'attribuais plutôt à ma loge feutrée, à Haïm et au nombre de musiciens. Il est vrai que les Musiciens du Louvre étaient nombreux pour ce Gluck, et le chef a sans doute sa part de responsabilité – voir ci-après.
À cela s'ajoute l'inconfort proverbial de Garnier : même avec un premier rang d'amphithéâtre (le seul endroit de ses huit centaines de places où l'on puisse s'insérer sans amputation des jambes), les sièges sont affreusement inconfortables (une minuscule barre horizontale de tissu rebondi en guise de dossier), et il est bien sûr hors de question de se caler autrement qu'au fond du siège si l'on veut entrer dans l'espace imparti. Autant dire que l'adhésion au spectacle a intérêt à être forte si l'on ne veut pas être tenté de s'enfuir.
=> Une mise en scène déconnectée du sujet. Olivier Py fait de très jolis paris avec lui-même : un plateau où tout le monde serait vêtu en noir, des citations disparates inscrites au fil de l'action comme autant de blagues avec lui-même, happening des dessinateurs à la craie en temps réel. Malheureusement, les dessins démonétisent le drame (on voit des gens fabriquer le décor pendant que la musique joue des interludes ou des scènes dramatiques, comment espérer le moindre début d'illusion théâtrale ?), les citations sont hors style, souvent absconses, et en général prosaïques, enfin et surtout l'absence de caractérisation visuelle des costumes, ou même du maintien corporel (le Grand Prêtre s'allonge tranquillement par terre) ne permettent pas aux personnages de prendre réellement corps. Les seuls pourvus d'un peu de personnalité dans leurs costumes (chemises blanches, je ne raillerai pas l'audace du procédé) et leurs déplacements sont les enfants d'Alceste... qui ne jouent aucun rôle dans le drame.
Sur un grand livret, ça n'aurait pas d'importance, tout fonctionnerait quand même, mais sur une pièce déjà considérablement fragile, ce genre de désinvolture ne pardonne pas.
Par ailleurs, sur le seul plan plastique, je n'y ai pas vraiment trouvé d'intérêt. Tant d'effets de machinerie pour passer sans cesse d'un plan noir avec des échafaudages à un plan noir avec des escaliers, figurant les mêmes costumes et les mêmes dessins.
=> Une impression de déclin du côté de l'exécution musicale. Déclin très relatif, d'une certaine manière tout était largement parfait, et je n'aurais rien à redire globalement sur ce qu'on a entendu hier. Mais individuellement, une petite frustration de retrouver chacun inférieur à lui-même il y a quelques années.
D'abord Minkowski et les Musiciens du Louvre : j'ai définitivement l'impression (et je ne crois pas l'avoir dit jusque là) d'une perte de la couleur et du grain qui faisaient son charme, progressives depuis la généralisation du XIXe siècle dans le répertoire de l'orchestre, et le départ de Daniel Cuiller (qui a redonné la couleur de cordes des Musiciens du Louvre à son ensemble Stradivaria). C'est logique et inévitable : les musiciens qui voulaient rester spécialistes des répertoires antérieurs ont dû rejoindre les autres ensembles, de nouveaux instrumentistes ont forcément été engagés pour se conformer aux nouvelles nomenclatures, et le sens du travail et du style a forcément changé pour aborder le répertoire romantique, fût-ce sur instruments d'époque et avec une philosophie du son issue du mouvement « baroqueux ».
Donc pas la même coloration, pas le même charme, pas la même vigueur non plus : à cela s'ajoutait en effet une petite impression de réserve, voire de mollesse... on entendait que le chef s'était plus intéressé à Pelléas qu'à Dardanus au cours des dernières années. Il faut dire que Minkowski partage désormais sa présence avec de grands orchestres permanents, chez lesquels (après des débuts brièvement catastrophiques) il fait des merveilles, plus qu'avec son propre ensemble désormais, dois-je admettre.
Le cas est encore plus frappant pour le chœur : déjà vivement ressenti lors du Dietsch-Wagner de Versailles, désormais le grain est brut, assez épais même, l'émission beaucoup plus lourde et chargée en harmoniques... le Chœur des Musiciens du Louvre n'a jamais été le meilleur de sa catégorie, comparé à l'orchestre, mais on entend clairement que la spécialisation et les norme du recrutement ont profondément changé. C'est assez dommage, dans la mesure où l'on entend des défauts qui sont absents de beaucoup de chœurs mobiles qui chantent le XIXe avec la même souplesse qu'on peut avoir pour le baroque, et ce sont parfois de jeunes chœurs (Chœur Britten) ou semi-pros (Chœur de l'Orchestre de Paris), je ne convoque même pas Les Élémens ou Accentus. J'ai même dû vérifier le programme pour m'assurer que ce n'était pas le chœur de l'Opéra de Paris qui chantait – et même s'ils se sont améliorés depuis quelques années, ce n'est pas précisément un compliment sur la clarté et la ductilité des pupitres...
Yann Beuron, le plus attendu de la soirée, était annoncé souffrant. Effectivement, on pouvait entendre un peu plus de prudence dans les aigus sur les voyelles difficiles ([ou] un peu moins soutenus, [i] un peu plus couverts), et l'aigu rayonnant un peu moins, mais sa prestation demeurait superlative. En plus, toujours très bon acteur et élégant, le seul à sembler s'épanouir dans cet environnement un peu désolé. Mais je n'ai pas pu réprimer un petit sentiment de tristesse en entendant se confirmer (sans doute accru par son refroidissement) la tendance à l'élargissement de la voix, reposant sur un métal plus vigoureux, tandis que l'aigu perd un peu de sa clarté et de sa liberté. Le Beuron transparent qu'on a aimé se mue en autre chose, très beau aussi, infiniment maîtrisé... mais qui s'adapterait mieux à d'autres répertoires ; il devrait sans doute oser les grands lyriques maintenant. Il aurait même tout à fait les moyens pour les Verdi moyens, mais je doute que ça intéresse ni lui, ni les programmateurs, sauf à donner une impulsion forte en ce sens.
=> Le diapason bas (ce n'est pas le diapason à 390 Hz versaillais, qui n'est plus en vigueur alors, mais un diapason tout de même inférieur à 415, ce qui veut dire plus d'un demi-ton de baisse) semblait gêner les chanteurs, les empêcher de s'épanouir. Étonnant dans la mesure où plus personne ne joue Gluck à 440 Hz en France, et dans une large partie de l'Europe.
Sophie Koch était annoncée souffrante, mais la différence avec ses soirées habituelles était inaudible : aucune faiblesse technique en vue. En revanche, la question que je me posais en voyant son nom sur la distribution (plus ou moins une certitude, en fait) s'est révélée pertinente : dans un opéra où tout repose sur la nudité de la déclamation, peut-on vraiment distribuer une voix aussi égale (vraiment peu d'aspérités, toutes les attaques sont rondes, toute l'étendue sonne de la même façon... une qualité technique dans l'absolu, mais pas une qualité stylistique dans la tragédie en musique !), et surtout une diction aussi floue (archi-couverte du plancher au plafond), qui rendait nécessaires les surtitres ! Dans Wagner et Strauss, sa voix est parfaite et rend intelligible les mots par-delà l'orchestre ; dans ce répertoire, c'est l'inverse, la robustesse de l'instrument engloutit le détail des inflexions et des mots. Ce n'est pas sa faute en réalité, c'est une question de technique et de format : considérant ses qualités de départ, on n'aurait pas dû lui proposer ce rôle.
Au demeurant, elle s'en sort sans faiblesse, mais pour les frémissements, dont la soirée aurait bien eu besoin, on repassera.
Le reste de la distribution était très bien, en particulier Jean-François Lapointe (Grand Prêtre d'Apollon), qui réussit avec sonore brio sa transition vers les barytons graves (il tient aussi Golaud cette saison à Angers et Nantes, prometteur vu ce qu'il a donné ici !), ou Stanislas de Barbeyrac (Évandre & Coryphée ténor), qui semble à rebours de la logique du métier devenir toujours plus sonore, aisé et radieux depuis qu'il a accédé aux plus grandes scènes. Je crois même l'avoir trouvé meilleur que Beuron ce soir.
Je découvrais au passage Florian Sempey (Héraut, Coryphée basse, Apollon) en salle, et je ne m'étonne plus de ses succès : exactement la technique de Stéphane Degout, harmoniques faciales très denses, émission fondée sur le bas de la tessiture, très couverte et stable. Pas du tout mon genre, mais une valeur sûre manifestement.
=> L'effet parisien blasé. J'ai pourtant cherché les autres explications – et déposé quelques cierges pour que les dieux me gardent de cette disgrâce –, mais je crains qu'il ne soit pas non plus complètement étranger à mon appréciation mesurée de la soirée. La rédaction de CSS Magazine présente donc ses excuses à tous les provinciaux (et autres négligeables minorités) qui pourraient se sentir offensés par le contenu de cette notule, et les prie de bien vouloir accepter à titre de geste commercial le cadeau suivant : une notule de médisance sur Gluck (à venir).
Commentaires
1. Le dimanche 29 septembre 2013 à , par Pierre
2. Le dimanche 29 septembre 2013 à , par DavidLeMarrec
3. Le dimanche 29 septembre 2013 à , par Pierre
4. Le mardi 1 octobre 2013 à , par DavidLeMarrec
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