vendredi 21 mars 2025
Comment est-ce possible ? – [Mozart, Mechelen]

Quelquefois, vu le prix en production d'un disque, on se demande comment certaines pistes peuvent passer.
Ainsi l'air de Mitridate par Reinoud Van Mechelen dans son dernier disque avec son orchestre A Nocte Temporis – excellent ensemble qui s'est illustré, récemment, dans la tragédie en musique (magistrale version de Céphale & Procris d'Elisabeth Claude Jacquet de La Guerre, en concert puis parue chez Château de Versailles Spectacles il y a quelques semaines).
Ensemble d'un niveau particulièrement élevé, direction particulièrement attentive aux textures, aux couleurs, aux contrastes, à l'intensité dramatique. Leur série discographique autour des grandes hautes-contre françaises (Dumesny pour la génération LULLYste, Jéliote pour la génération ramiste, Legros pour la génération gluckiste) était aussi particulièrement passionnante, par le répertoire comme par l'engagement général – et le résultat, très beau.
Les fidèles de CSS pourraient penser que je n'aime pas (la voix de) Reinoud Van Mechelen. Ce n'est pas tout à fait vrai : j'ai été ravi de son disque de lieder du rare compositeur wallon Edouard Lassen, interprété dans une émission mixte souple et caressante, avec une diction précise, assez idéal pour du répertoire romantique. |À la réécoute, je trouve tout de même un désagréable manque de fermeté dans le médium comme dans la ligne – les descentes chromatiques soulignent vraiment cette faiblesse.]
Et bien que très typé lyrique (pas très naturel, ferme ni mordant pour ce répertoire, donc), j'ai beaucoup apprécié l'élégance de ses chansons irlandaises semi-populaires dans les Dubhlinn Gardens.
En revanche il est exact que je trouve sa technique tout à fait inadaptée pour de la tragédie en musique : diction peu ferme, timbre uniforme, héroïsme impossible, couverture exagérée des sons, à titre plus personnel un timbre blanchâtre émis assez en arrière que je trouve très laid, et, si l'on veut raffiner la finesse, émission mixte qui n'existait pas à l'époque de ces rôles. Dans certaines œuvres, l'engagement indéniable peut me faire rendre les armes (en Céphale, c'était tout de même très convaincant, indépendamment de mon goût) ; pour autant, structurellement, je trouve sa technique problématique, en tout cas contradictoire avec le répertoire qui est le sien. (Et son omniprésence ces dernières années me gâche un peu mon plaisir, pour ne rien cacher. Passer du règne du superdiseur Auvity à une proposition aussi lisse, c'est un peu difficile.)
Au delà de la technique, mais conditionnée par elle, je suis également frustré par son approche esthétique, pas illégitime en soi ; et cependant qui me paraît assez à l'opposé des points forts de ces œuvres. Ainsi Mechelen tend à privilégier, lorsqu'il chante, la ligne mélodique continue, le flux musical, dans un répertoire dont l'essence repose sur l'asymétrie des métriques et sur le relief procuré par le texte. Frustrations à multiples niveaux, donc.
Voilà donc d'où je parle, pour situer. Je ne suis certes pas le public cible de cet album : je n'aime pas beaucoup les airs de concert de Mozart, et je n'attends pas beaucoup du ténor. J'imagine que cela peut tempérer ce que je vais dire.
Le disque est en réalité assez réussi, même si ce n'est clairement pas un premier choix lorsqu'on peut avoir Christoph Prégardien et L'Orfeo Barockorchester, mais la première piste, en principe le produit d'appel du disque, m'a interloqué.
D'abord, ce n'est pas un air de concert, contrairement à ce que promet le titre de l'album, mais un air d'opéra, tiré de Mitridate. On se figure donc que cet écart se justifie parce qu'il s'agit d'un air particulièrement virtuose et impressionnant, supposé saisir le public, et qui met en valeur le chanteur. [À moins que ce ne soit un réemploi d'un air de concert préexistant, je n'ai pas vérifié cette hypothèse.]
Première impression vive : l'acidité, la disparité des timbres, la discontinuité du spectre orchestral – comme si l'on avait demandé à l'orchestre de Monteverdi de jouer du Mozart. L'impression d'entrer dans la tête de tous ceux qui ont longtemps conspué le mouvement baroque comme jouant faux (ce n'est pas le cas ici, mais ça produit cet effet dépareillé), moche, strident. Aujourd'hui on sait pourtant confier les interprétations sur instruments anciens soit à des spécialistes de chaque période, soit à des musiciens suffisamment aguerris pour adapter leur mode de jeu au style interprété. (Et j'imagine que c'est le cas ici, mais je ne sais pas ce qui s'est passé.)
Pour autant, ce qui m'a le plus interpellé réside dans l'approche vocale : un disque aujourd'hui, dont on ne peut espérer aucune retombée financière, constitue un investissement destiné à crédibiliser un artiste ou un ensemble, en vue de susciter plus d'engagements en concert (subventionnés... car le concert classique n'est à peu près jamais rentable en billetterie, hors événements de prestige avec peu de musiciens et billets à quelques centaines d'euros), voire de faire négocier des cachets plus hauts lors de prochains engagements. Visibilité, notoriété. Et, pour un tel album, la première piste est supposée constituer une carte de visite, un point d'accroche, un promesse pour le reste du disque.
Or, ici, non seulement la première piste ne correspond pas à la promesse du titre, avec cet air de Mitridate qui n'est pas un « air de concert », tiré d'un opéra de jeunesse de Mozart ; mais surtout son exécution vocale laisse voir des faiblesses qui ne figurent que de façon bien moins saillante dans les autres pistes. Pourquoi l'avoir ainsi placé en démonstration ? Personne ne s'est-il rendu compte du problème ?
Car, enfin, sur un air aussi exposé, qui a été de multiples fois interprété par des artistes désormais emblématiques (on dispose par exemple, pour s'en tenir aux seules intégrales, de Schreier, Blake, Croft, B. Ford, Sabbatini, Spyres...), réputés pour leur agilité vocale, que ces airs étaient conçus pour mettre en valeur, personne n'a-t-il senti à quel point les difficultés de la partition plaçaient surtout en exergue les limites de la voix : peu de métal, une voix mixte omniprésente mais subie, qui ne permet pas d'alléger ou d'assouplir, avec pour résultat des couleurs uniformément livides, et surtout un aigu qui se serre dans la gorge, poussé, blanc. Et si l'on regarde du côté de l'italien, c'est pire, tout est invertébré, pas d'accentuation, aucune aperture vocalique n'est juste, tout est lissé dans une sorte de couverture uniforme, indifférenciée, idiomatique d'aucune langue. J'ai déjà dit que je n'aimais pas beaucoup son approche un peu uniforme de la prosodie français, mais ici, c'est tout de bon l'articulation qui est floue, et l'intention suit. Ce n'est pas catastrophique, en concert on trouverait même cela tout à fait bien – eu égards aux standards actuels d'une part (qui valorisent ces configurations vocales aberrantes sur le plan de l'efficacité sonore), et d'autre part considérant la difficulté notable de cette pièce. Toutefois, de là en faire la première impression d'un disque, qui peut se comparer à une concurrence riche et prestigieuse, je ne comprends pas le projet.
La mauvaise impression a été difficile à secouer pour moi : alors que le reste du disque m'a paru tout à fait correct, j'ai mis du temps à l'écouter sans point de vue négatif. Je ne dis pas que j'ai été séduit, les caractéristiques restent sensiblement les mêmes : je n'aime pas beaucoup ces airs, je n'aime pas beaucoup l'esthétique de Mechelen, je trouve l'orchestre étrangement grêle, et l'état de l'italien reste particulièrement déplaisant ; pour autant ce reste une proposition tout à fait décente, qui s'écoute sans déplaisir. Reste la question, lancinante : sélectionner une telle piste imparfaite pour débuter un disque, chez des musiciens professionnels habitués à l'exigence, et dont l'employabilité repose sur la réputation, quelle étrange fantaisie.
Je ne suis vraiment pas un zélote de la perfection – au contraire, même, les imperfections peuvent procurer de la tension, susciter, l'imagination, etc. (vous souvenez-vous de Katherine Fuge ?) –, mais dans un air de concert et de démonstration, exposer ainsi ses limites ne paraît pas raisonnable, et en tout cas probablement pas en accord avec les attentes du public ni le niveau habituel d'exigence professionnelle chez ces artistes, dont j'ai déjà admiré les hauts accomplissements (Mechelen inclus) à de multiples reprises dans la tragédie en musique.
Pourquoi ?Je crois que la pochette nous donne une indication : Reinoud Van Mechelen est à la fois le chanteur, le chef d'orchestre, le fondateur, le recruteur, le directeur artistique de l'ensemble. Sur les labels indépendants (donc l'immense majorité de ceux qui n'appartiennent pas à Universal, Warner ou Sony…), le financement du disque est apporté par les artistes eux-mêmes (qui collectent subventions et mécénat), le label se comportant alors comme un prestataire technique (prise de son, réservation des studios, communication, parfois contenu éditorial...). Je ne sais pas comment fonctionne Alpha, mais la présence en gloire du chef-interprète sur la pochette accrédite cette hypothèse : il a dû avoir la main sur à peu près tout. Et, corollaire fréquent du pouvoir absolu, les mauvaises nouvelles ne lui sont pas nécessairement communiquées : on comprend bien que personne n'avait intérêt à souligner le fait que cette piste ne le mettait pas vraiment en valeur.
Mais tout de même, devant l'investissement humain et le coût d'un disque, qu'un choix aussi évidemment contre-productif ait passé toutes les strates de contrôle sans que personne n'émette de doute laisse assez perplexe. Je me suis laissé dire (de sources diverses mais concordantes) que notre héros avait plutôt un tempérament à être satisfait de lui, ce qui ne facilite peut-être pas ce genre de conseils – du moins pour ceux qui l'entourent et dépendent professionnellement des engagements qu'il donne ou des financements qu'il peut lever.
(Vous comprenez donc que je tiens ici le mauvais rôle du messager de malheur, alors même qu'il existe tant de disques formidables que je n'ai pas le temps de signaler plus proprement qu'en les empilant dans des playlists !
L'objectif est évidemment surtout de lancer ces questions au travers du prétexte de ce disque, à propos des logiques internes de ce type de produit. La notule aura aussi été, au passage, l'occasion de recommander à peu près tous les autres disques de l'ensemble, on ne peut pas dire que je leur fasse du mal, à part éventuellement à l'amour-propre, j'imagine qu'on est déçu quand on ne convainc pas avec son dernier disque.)
En réalité, ce n'est peut-être pas si infréquent que je le crois, et les gens plus introduits dans le milieu que moi confirmeraient peut-être que les fantaisies ou aveuglements des chefs ne sont guère contredits. (On me le raconte quelquefois, mais j'ignore le degré emblématique ou ponctuel de ces anecdotes.)
J'avoue attendre avec impatience et gourmandise que Reinoud Van Mechelen suive la voie de Jérôme Correas (inconsolable de l'avoir souvent entendu diriger, mais jamais chanter), vu le talent indiscutable que je lui trouve comme chef, et plus relatif, du moins dans les répertoires qu'il fréquente le plus, comme chanteur. [Pour être tout à fait honnête, je lui connais pas mal d'admirateurs. Je les tiens pour malavisés, il va de soi, car chacun a ses raisons d'avoir ses raisons, mais c'est tout de même le signe qu'il ne doit pas faire si mal que je le crois.]
Le projet de cette notule n'est donc pas de médire de la voix à partir d'une piste isolée quoique mise en valeur – ce n'aurait pas grand intérêt –, mais plutôt que pour partager ces interrogations sur les dynamiques artistiques invisibles de ce type de production.
À bientôt pour de nouvelles recommandations !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
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