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dimanche 25 septembre 2022

Réception de Robert le Diable – ou comment forniquer sur des reliques avec des démons sans déranger personne


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Esquisse de Cicéri pour le cloître.

La question

Depuis des années, j'essaie de poser, de façon récurrente, la question, peu compréhensible pour l'observateur qui ne connaît pas à fond tous les enjeux culturels des années 1820 (c'est-à-dire moi), le succès immense et, surtout, sans partage, de Robert le Diable. Les malveillants, armés d'antisémitisme, ont bien sûr suggéré de son vivant qu'il avait acheté son succès, mais rien ne semble expliquer l'absence de vive controverse autour d'un livret audacieux.
Bien au contraire, références musicales, lithographies, gravures et souvenirs divers célèbrent, au yeux de tous, la réussite éclatante de l'œuvre, qui se duplique sous toutes les formes, laissant apparaître un véritable consensus autour de la valeur de l'œuvre, et une absence d'antoganismes paroxystiques autour de sa réception.

Je n'ai rien pu trouver de probant dans la seule biographie de Scribe, ni dans les diverses notices générales ou comptes-rendus d'époque j'ai pu lire – mais jusqu'à présent de façon non méthodique. Cette fois, c'est décidé : je vais m'y mettre, et découvrir ce que tout le monde d'un peu informé sait sans doute déjà, mais que j'ignore encore tout à fait pour ma part.

En tout cas, jusqu'à présent, mes questions aux personnes les plus informées m'ont fourni des réponses un peu évasives, qui ne répondent pas complètement à ma question.

Pour ceux qui ont oublié ce que raconte Robert le Diable qui aurait pu émouvoir ses contemporains, quelques rappels.
Acte I : Robert veut pendre un Normand qui raconte ses origines, puis échange sa vie contre une tournante avec sa fiancée.
Acte III : Ladite fiancée, très pieuse, est persécutée par un démon auprès d'une croix, et toutes ses protestations de protection divine ne peuvent rien contre le pouvoir du mal.
Acte III : Le fameux épisode des nonnes damnées, où le héros (afin de pécho à l'acte suivant) se laisse convaincre de dérober une relique de sainte Rosalie, tout en culbutant une abbesse damnée sur un autel consacré.
Acte IV : Tentative de viol sur scène, assez explicite.
« Crains ma fureur, ne me repousse pas ; / Tremble de me réduire au désespoir ! »
« Et rien ne peut t'arracher de mes bras. »
« Je cède au transport qui m'anime. »
« Ne me résiste plus ! »
« Tu m'appartiens ! »
(L'accumulation du texte, sans musique, fait véritablement frémir. À côté Scarpia paraît admirablement fleur bleue.)

Je peine à concevoir que ces détails, même repris dans le jus de leur mythe et remis en perspective par le triomphe final de l'amour maternel, de la foi catholique et de la Grâce divine, n'aient pas causé quelque émoi au premier degré…



L'impulsion

Or, me jetant sur l'accompagnement savant de la toute fraîche parution de Robert le Diable chez Bru Zane, je trouve plusieurs pistes assez éclairantes dans la notice de Robert Ignatius Letellier, qui m'ouvrent des voies pour aller rechercher plus en détail autour de mon vieux questionnement pourquoi l'acte III de Robert semble-t-il ne pas avoir causé le moindre scandale ?
Le sujet n'est pas abordé frontalement dans la notice – sans doute, encore une fois, parce qu'il n'y a pas de sujet pour ceux qui savent –, mais elle permet d'avancer dans la compréhension du phénomène ; ce ne sont pas non plus complètement des pites nouvelles, mais leur formulation s'articule de façon plus convaincante que ce que j'ai pu lire jusqu'alors comme exégèses.

Allons-y :



[[]]
Le terrible dialogue entre Robert et Isabelle à l'acte IV.
(Alain Vanzo, June Anderson, Opéra de Paris, Thomas Fulton. 1985.)



1. Un conte familier

La matière de ce conte, qui concerne le père de Guillaume le Conquérant, était alors bien connue et tout à fait vivace, avec toutes sortes de variantes.

La mère de Robert, désespérée de ne pas avoir de fils, fait une prière au diable. Évidemment le rejeton qui naît de son souhait exaucé est particulièrement immoral et violent (façon, semble-t-il, d'expliquer la cruauté, plutôt hors de l'ordinaire, de Robert de Normandie). Dans la plupart des versions du conte, Robert finit par se repentir et se réconcilier avec la religion.

J'en tire plusieurs enseignements.

a) L'effet de surprise et de sidération quant aux péripéties de Robert le Diable devait être moindre, puisqu'il faisait partie d'histoires déjà racontées et connues… il s'agit non pas d'une audace incommensurable, mais de la réactivation de motifs déjà connus.

b) La source folklorique permettait de mettre à distance le contenu : on ne décrit pas la réalité, on n'invente même pas une fiction scandaleuse, mais on reproduit l'histoire d'un conte déjà connu de nos ancêtres. Cela permet de remettre ce que l'on voit sur scène en perspective. Un film qui inventerait le Petit Chaperon Rouge dans toute sa crudité nous paraîtrait insupportable et en tout cas absolument pas adapté au enfants ; mais nous connaissons tellement les ressorts de ce conte que nous ne serions peut-être même pas impressionnés d'en voir une version gore avec Mère-Grand à moitié digérée dans les viscères ouverts du Loup.
Le librettiste échappe ainsi aux accusations de pensées deshonnêtes, ne faisant que reproduire une fiction ancestrale.

c)  Le goût du romantisme pour l'atmosphère médiévale avait aussi habitué tout le monde aux histoires de diables et d'enchantements maléfiques. (Et je ne sais où en était la connaissance et la crainte du démon en ces années, le XIXe siècle a connu des hauts et des bas de ce côté-là… la population parisienne après la démonétisation religieuse des années 1790 et 1800 n'est possiblement plus à cela près…)



2. La mode gothique

Letellier souligne la sensibilité des lecteurs des années 1830 envers l'imaginaire gothique des romans anglais, les Radcliffe ou Lewis.

Je conçois bien qu'après avoir lu The Monk, le public était possiblement tout simplement excité de découvrir de nouvelles déviances humaines et sacrilèges, pour vivre le grand frisson du crime par procuration, l'exploration des limites de la morale et même de l'humanité.

L'argument est puissant pour expliquer une certaine indifférence aux excès du livret : ceux qui étaient exposés aux arts d'alors étaient tout à fait mithridatisés contre ce type d'excès, voire les recherchaient par goût ou effet de mode.

Toutefois, je vois un écart assez considérable entre le frisson privé du roman (toujours accompagné de sa mauvaise réputation, de sa suspicion, etc.) et l'affirmation publique, l'incarnation physique dans une pièce de théâtre ou un opéra. Le fossé reste assez considérable, et ce qui aurait simplement pu être blâmé par les censeurs ou votre confesseur se met à concerner des familles entières de la bonne société, avec une représentation visuelle et vivante de tous ces crimes.

Cela ne me suffit donc pas tout à fait.



3. La morale sauve

Une autre explication réside dans le personnage d'Alice : Letellier souligne la place de la Grâce dans le livret… et cela m'éclaire assez. Quelques pensées que je tire de ces prémisses.

On peut de prime abord percevoir la conclusion de l'œuvre comme artificieuse – d'un seul coup, d'un mot unique tous les excès de Robert sont pardonnés, et les hésitations de son âme à jamais résolue. Ceux qu'il a trahis sont contents, et les incercitudes de ses inclinations généalogiques ainsi que de sa nature profonde sont en un instant tranchées à jamais. Il sera un chrétien pieux, un époux fidèle, un suzerain loyal.

Mais si le lecteur du XXIe siècle peut aisément s'amuser à imaginer l'après, à l'imaginer mari violant, seigneur trahissant ses pactes et opprimant ses serfs et ses vassaux, le livret ne nourrit pas vraiment de doutes sur la bonne foi de sa conversion.
L'existence même du personnage d'Alice, pivot considérable du drame – elle symbolise la cruauté de Robert au I et le sauve dès qu'elle est reconnue, elle affronte le démon au III, elle tire Robert des bras de l'Enfer au V –, incarne sur scène une part capitale de la doctrice catholique : le pécheur, si grave qu'aient été ses crimes, peut se repentir et sauver son âme de la géhenne.

La présence d'Alice, même lorsqu'elle semble si frêle, accrochée à sa croix, impuissante face au pouvoir démoniaque, rappelle sans cesse la présence de ce choix, de cette promesse de rédemption, et tempère d'une certaine tous les excès, puisque en dépit de tous les blasphèmes, la loi divine finit par paraître douce aux plus endurcis des pécheurs. La réaction aurait sans doute été plus vive si la conclusion avait été « de toute façon Dieu est une illusion, il a fermé sa bouche pendant tout l'opéra, pourquoi on tiendrait compte de son avis » ou plus vraisemblablement vu le ton de l'ouvrage « venez, l'Enfer ça paraît chaud mais en vrai c'est chill ». Le dernier tableau aurait montré Robert jouant aux cartes avec Lucifer, voilà qui aurait sans doute excédé la tolérance concédée à une histoire où, en définitive, le bien triomphe du mal. (Tout en s'étant complaisamment fait plaisir à goûter le grand frisson du spectacles des plus grands crimes.)

Tout blasphématoire que puisse paraître l'acte III, il entre tout de même dans une logique dramatique qui aboutit à la victoire de la mère angélique sur le père démoniaque. (Et d'ailleurs, le livret tait totalement l'invocation satanique qui a présidé à la naissance de Robert, l'explication se limite à un plus concret « je fus son amant », ce qui préserve en partie la respectabilité d'une mère qu'on peut toujours s'imaginée séduite et trompée par de fausses promesses.)

Il est vrai qu'en tirant ce fil, les excès scéniques de Robert sont, en tout cas dans la logique rhétorique globale du livret, moins insupportablement antireligieux qu'il n'y paraît de prime abord.

Je reste tout de même circonspect sur le fait que les abbé Bethléem locaux aient pu trouver tolérables ce genre de représentation graphique, fussent-elles au service prétendu de l'édification de la vertu.



4. Musique

Letelllier a raison de le souligner : le prestige de la musique émousse aussi les processus d'adhésion ou de répulsion intellectuelle au sujet d'un livret.

J'ai toujours été frappé par le fait que le monstrueux Don Giovanni de Da Ponte, menteur, violeur, tueur, lâche, pervers quelquefois (lorsqu'il se réjouit des déboires de Leporello qu'il envoie délibérément à la mort), nous paraisse si sympathique (à moi le premier) : c'est que la musique de Mozart le présente toujours nimbé d'une lumière exceptionnelle, d'une inspiration particulièrement fulgurante, et qui le singularise des autres personnages. Comment, quel que soit notre opinion sur ses affirmations, ne pas être grisé par les thèmes du trio Ah taci, ingiusto core (« Più fertile talento del mio, no, non si dà ») ou de l'éloge du vin et des femmes (« Vivan le femine, viva il buon vino, sostegno e gloria d'umanità ! ») ?  Les plus prudes en restent tout émus et enthousiasmés…

Cet opéra a sans doute grandement altéré la perception de don Juan par les romantiques, le rendant exemplaire car débordant de force vitale et d'appétence pour les absolus (en plaisirs, en liberté…), alors que le personnage n'était pas nécessairement si plaisant à y regarder plus froidement.

De même, la musique exceptionnelle de l'acte III, ses atmosphères dramatiques tour à tour drôles et terrifiantes captent toute l'attention et suspendent le jugement sur le caractère licite ou moral de ce qui est représenté : on est tout simplement emporté par la force de la musique, et peu importent les excès qu'on pourrait regretter dans une pièce parlée, ils servent au contraire de matrice à cette musique qui nous grise !

C'est le même procédé que celui qui conduit à apprendre par cœur des textes de chansons débiles, et à les trouver profonds alors qu'on ricanerait méchamment si on les avait découverts à nu. Il est particulièrement puissant, et il ne faut sans doute pas le sous-estimer.



À ces points soulevés à la lecture de Letellier, j'aimerais en ajouter deux autres qui ont sans doute leur place et que je ne crois pas avoir évoqués jusqu'ici.



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Jenny Lind en Alice à l'acte III dans la production londonienne – une des images les plus diffusées.



5. Opéra comique

Bien que je ne comprenne pas encore comme cela est possible, le sujet devait paraître suffisamment inoffensif pour que Scribe propose d'abord des ébauches de livret d'opéra comique à Meyerbeer, avant de lui écrire, sur ses instances, le livret de grand opéra que le compositeur réclamait.

Je n'ai pas pu lire l'état initial du livret (je vais tâcher de mettre la main dessus si ça peut se trouver sans s'inscrire comme chercheur dans une bibliothèque lointaine…) ; il faut bien conserver à l'esprit qu'un opéra comique est une avant tout une forme (alternance de dialogues parlés entre les numéros musicaux, issue des pratiques musicales théâtres de la Foire), et que son sujet peut être relativement sérieux… mais on sait que le personnage (plutôt comique) de Raimbaut, qui disparaît au début de l'acte III dans l'état définitif du livret, avait un rôle plus développé à l'origine.

On peut imaginer tout l'aspect plaisant de ces démoneaux sur une scène plutôt dévolue au théâtre léger, et fondée non seulement sur la musique, mais aussi sur la saveur des dialogues… Tout cela se retrouve dans l'œuvre définitive, et a sans doute nourri l'esprit des répliques souvent plaisantes de Bertram, un diable aux pouvoirs terribles, mais qui ne fait pas bien peur – et suscite même plutôt la sympathie par sa quête de paternité impossible.



Le second point, lui, alimente plutôt mon incrompréhension.



6. Politique

Je ne maîtrise pas assez cet aspect-là pour dire des choses certaines, mais du peu que je connais, il reste assez énigmatique que je n'aie pu trouver (cela existe nécessairement, dans des revues destinées aux ecclésiastiques ou même simplement des journaux conservateurs) aucune trace d'indignation dans mes lectures – certes parcellaires, mais récurrentes depuis un certain nombre d'années.

Car si l'opéra a été créé au début de la monarchie de Juillet, dont la Charte garantissait la liberté d'expression, sa conception remonte à 1827, à l'époque d'un durcissement de la censure dans les dernières années du règne de Charles X. Par ailleurs, malgré l'image progressiste qu'on peut avoir de Louis-Philippe, du fait de ses déclarations et du contraste avec le règne précédent, les royalistes libéraux et les légitimistes demeurent les principales influences qui pèsent sur la société française, et restent très attachées à la royauté et au sacré.

Outre que les espoirs de liberté d'expression furent vite déçus (témoin le sort du drame d'Hugo Le roi s'amuse, histoire de sympathique régicide rapidement interdite), les années 1830 sont marquées par d'intenses controverses entre les arts, la politique, la religion, comme l'atteste la terrible querelle autour de la présence des femmes de théâtre dans les cérémonies funèbres parisiennes (tentative d'interdiction pour les obsèques de Boïeldieu, interdiction réussie pour celles de Bellini). C'est aussi le moment où les concerts spirituels de l'Opéra reçoivent à la fois un grand succès et suscitent le débat sur l'usage profane de musiques religieuses. On dispute passionnément pour déterminer si le Requiem de Mozart n'est pas d'essence trop décorative, trop musicale, trop dramatique pour des cérémonies chrétiennes – si la musique sophistiquée ne détourne pas l'esprit de la prière. On commande un Requiem sobre (sans solistes) à Cherubini pour le souvenir de Louis XVI, puis il doit composer un Requiem pour chœur d'hommes suite au bannissement des chanteuses professionnelles des cérémonies. Félix Danjou redécouvre la clef de lecture des neumes grégoriens, et le plain-chant à faux-bourdon, sorte de grégorien harmonisé à la sauce XIXe, entre en compétition avec les œuvres des compositeurs établis.
Tout cela finit par s'apaiser dans les années 1850, lorsque s'établit un compromis implicite : une césure entre les compositions pour la liturgie, épurées et recueillies, et les oratorios donnés dans les lieux de culte hors des cérémonies, réécritures parfois assez libre des texte sacrés, où les effets théâtraux sont admis.
J'avais esquissé une rapide évocation de ces questions dans cette notule.

Par-dessus le marché, les pillages des séminaires et des palais épiscopaux dans diverses villes françaises, plus tôt pendant l'année de la première série de représentations (1831), prouvent que la religion avait alors une place centrale dans les préoccupations, notamment politiques. Une profanation n'était pas que l'écho d'un lointain folklore médiéval : elle était l'actualité. Que les spectateurs l'aient vu sur scène sans effectuer aucun lien me paraît véritablement surprenant (mais cela semble bel et bien le cas, et j'aimerais comprendre pourquoi).



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Les Rochers de Sainte-Irène, dessin d'Édouard Desplechin pour le premier tableau de l'acte III (la valse des démons).



Ite missa est

En fin de compte, Letellier fournit des éléments très précieux pour mieux s'interroger sur la façon dont le caractère possiblement choquant du livret de Robert n'a pas suscité beaucoup de récriminations audibles. L'usage d'un conte connu, le goût pour la littérature gothique, le prestige de la musique ont pu ou démonétiser la violence du premier degré ; le personnage d'Alice et la construction dramatique qui aboutit à un triomphe de la morale chrétienne ont pu remettre à leur place les moments sacrilèges comme des épisodes isolés au sein d'une action qui reste, dans sa globalité, plus morale.

Pour autant, je reste toujours très étonné que, dans la France des années 1820 de la conception et 1830 de la création, où le rôle de l'Église dans le débat public est considérable, où la morale publique reste fortement codifiée, où les élections sont régulièrement remportées par les royalistes, voire par les ultras (ce qui se prolonge même pendant la Troisième République), il ne se soit pas trouvé des voix influentes pour dénoncer le risque que font porter de tels modèles.

Que diable, on débattait passionnément sur l'inconvenance d'Armance (roman tournant implicitement autour de l'impuissance), sur l'absence de bienséance des drames romantiques qui ne respectaient pas les unités théâtrales, montraient des meurtres et parlaient trop communément (Hernani, c'est pourtant autrement gentil et d'un univers tout aussi folklorique !), et on s'interrogeait même sur la dangerosité de programmer Mozart dans les cérémonies religieuses… mais les viols sur scène, les profanations multiples (la dévastation de Saint-Germain-l'Auxerrois était un souvenir tout frais), en lien avec une sexualité débridée (et démoniaque) n'auraient même pas fait regretter à quelques spectateurs d'être venus en famille ?

Je vais donc, malgré ces éclairages bienvenus, devoir me mettre en quête de plus d'information, quitte à écumer toute la presse française de novembre 1831, à présent que l'on dispose plus aisément de tout cela en ligne. Il existe aussi des revues de presse déjà constituées à la Bibliothèque de l'Opéra… donc il est évident que ceux qui savent déjà doivent le considérer comme évident et très documenté… mais jusqu'à présent, j'enrage dans mon coin de ne pas bien comprendre, sans pouvoir remonter à la source !

À bientôt, donc, pour de nouveaux points d'étape !



Apostille

Pour ceux qui en seraient curieux, ma rapide impression sur ce récent enregistrement publié par Bru Zane (avec quelques coupures imposées par les horaires et le temps de répétition d'une version de concert).
Elle figure, comme toutes mes autres écoutes, dans ce fichier public.

(nouveauté)
Meyerbeer – Robert le Diable – Morley, Edris, Darmanin, Osborn, Courjal ; Opéra de Bordeaux, Minkowski ♥♥

Je reste toujours partagé sur cette œuvre : les actes impairs sont des chefs-d’œuvre incommensurables, en particulier le III, mais les actes pairs me paraissent réellement baisser en inspiration. Et certaines tournures paraissent assez banales, on n’est pas au niveau de finition des Huguenots, où chaque mesure sonne comme un événement minutieusement étudié. Pour autant, grand ouvrage électrisant et puissamment singulier, bien évidemment !

Comme on pouvait l’attendre, lecture très nerveuse et articulée. Nicolas Courjal, que je trouvais un peu ronronnant ces dernières années, est à son sommet expressif, fascinant de voix et d’intentions. Bravo aussi à Erin Morley qui parvient réellement à incarner un rôle où l’enjeu dramatique, hors de son grand air du IV, paraît assez ténu par rapport aux autres héroïnes meyerbeeriennes – avant tout un faire-valoir.

Très (favorablement) étonné de trouver ce chœur, qui bûcheronnait il y a quinze ans, aussi glorieux – son à la fois fin mais dense, ni gros chœur d’opéra, ni chœur baroque léger, vraiment idéal (seule la diction est un peu floue, mais il est difficile de tout avoir dans ce domaine).

samedi 3 septembre 2022

Ivan le Terrible, un opéra français – [Raoul Gunsbourg]


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Début du compte-rendu de la série monégasque d'Ivan le Terrible de Gunsbourg, avec Chaliapine, habitué de ce théâtre, dans le rôle-titre.
(Musica, avril 1911.)




1. Récit

J'avais lu les premières pages de cet opéra lorsque je chinais les anciennes partitions d’opéras oubliés – avant l'ère bénie des Gallica et IMSLP, donc. La chose m'avait paru intéressante, mais je n'avais pas eu le temps de pousser plus avant – et cela m'avait paru un peu difficile pour mon niveau d'alors. Je n’y étais pas revenu depuis.

Au détour d'une répétition, nous décidons d'ouvrir une de mes partitions au hasard et de nous lancer dans un déchiffrage absolu. C'est Ivan le Terrible de Gunsbourg, qui était toujours resté à portée de main. Et l'œuvre s'avère très réussie.

Si je vous dis un mot (cette fois sans extraits, il n'existe absolument rien à ma connaissance) de Gunsbourg alors que j'ai tant d'autres notules en souffrance, c'est que son profil est particulièrement atypique et intriguant.

[J'ai quelquefois rencontré la graphie fautive Gonsbourg, si d'aventure vous voulez explorer à votre tour.]



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Extrait de Parsifal dans la traduction de Gunsbourg (« Nur eine Waffe taugt »), chez Choudens (1914).
La réduction piano n'est pas créditée, j'ignore s'il la réalisée oui-même ou repris le travail d'un arrangeur émérite comme Kleinmichel, Otto Singer II, Klindworth…



2. Débuts (médecin et guerrier)

Raoul Gunsbourg (1859/1860-1955) est une personnalité singulière et particulièrement importante dans le panorama lyrique de la première moitié du XXe siècle, sur plusieurs plans.

Sa vie même paraît incroyablement remplie : né à Bucarest de parents juifs, il étudie la médecine, et exerce dans l'armée russe pendant la guerre russo-turque des années 1870 – il avait alors treize ans. Un épisode raconte sa bravoure lors du siège de Nikopol, où les deux régiments n'ayant plus d'officiers, il prend lui-même la tête de la charge, se retrouve coupé de ses troupes, reçoit un coup de baïonnette à l'aine, monte à l'assaut d'une brèche et, y ayant passé la nuit, cause la méprise de l'État-major turc qui croit la ville perdue et capitule de façon anticipée. (Je ne sais d'où proviennent ces récits ni s'ils sont fiables, on peut les lire de façon plus détaillée sur le site Art Lyrique.)
Détail savoureux, il épouse (bien plus tard, en 1905) une Aline Leturc.

Au début des années 1880, il crée la « scène d'opéra français de Gunsbourg » qui assure des représentations aussi bien à Saint-Pétersbourg qu'à Moscou – où il rencontre Richard Wagner !



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Intérieur de la salle Garnier de l'Opéra de Monte-Carlo (583 places),
où régna Gunsbourg.




3. Directeur de théâtre

En France, il dirige pour une saison le Grand Théâtre de Lille et pour deux l'Opéra de Nice. En 1892 débute l'œuvre de sa vie : sur la recommandation du tsar Alexandre III, qui le conseille à Alice Heine, l'épouse américaine du prince de Monaco (le modèle de la Princesse de Luxembourg de La Recherche de Proust), il est nommé directeur de l’Opéra de Monte-Carlo par le prince Albert Ier.

Il y exerce avec une exceptionnelle longévité, de 1892 à 1951, ce qui lui permet de créer notamment sept des derniers Massenet (Amadis, Le Jongleur de Notre-Dame, Chérubin, Thérèse, Don Quichotte, Roma, Cléopâtre) et les trois derniers Saint-Saëns (Hélène, L'Ancêtre, Déjanire).

Une petite interruption a lieu pendant la guerre de 39, où il doit quitter la ville, exfiltré par des résistants : les nazis commencent à déporter les juifs de Monaco.



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Saint-Saëns, derrière lui Gunsbourg, et tout autour les chanteurs de L'Ancêtre, avant-dernier opéra de Saint-Saëns, au moment de la création à Monte-Carlo.
Photo parue dans Musica de mai 1906.
(conservée par la Bibliothèque de Genève et publiée par Bru Zane Media Database).




4. Traducteur

Gunsbourg a notamment livré une traduction chantable française de Parsifal, qui atteste sa sensibilité prosodique – et que je trouve plutôt réussie, à peu près du niveau de celle de l'emblématique Alfred Ernst !



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Photo de Venise, de Gunsbourg,
pour Musica en avril 1913.

(conservée par la Bibliothèque de Genève et publiée par Bru Zane Media Database)



5. Compositeur

Mais si vous connaissez Gunsbourg, c'est avant tout parce que vous avez entendu sa musique. Ou plutôt, deux morceaux seulement, où il n'est à peu près jamais crédité : « Scintille diamant » (fondé sur la barcarolle d'Offenbach « Perte du reflet ») et le grand Septuor de l'acte de Venise (là aussi à partir de matières existantes d'Offenbach), dans Les Contes d'Hoffmann.

Bien que largement autodidacte, il a est l'auteur de sept opéras :
d'abord
Le Vieil Aigle (1909), sur un sujet orentalisant),
¶ Ivan le Terrible (1910),
Venise (1913),
Maître Manole (1918),

et pour finir des drames aux sujets assez hardis :
Satan (1920), un drame musical en neuf tableaux,
Lysistrata (1923), d'après Aristophane,
Les Dames galantes de Brantôme (co-écrit avec Thiriet et… Tomasi).



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Frontispice pour Le vieil Aigle, permier opéra de Gunsbourg, pas du tout du drame napoléonien comme celui de Nouguès : les deux personnages centraux sont un khan et son fils. Édition Choudens (évidemment).




6. Propriétaire terrien


Une partie des nouveaux numéros découverts ces dernières années (notamment par le spécialiste Jean-Christophe Keck, je ne sais si c'était le cas ici) ont été retrouvés au château de Cormatin, non loin de Taizé et Cluny, aujourd'hui haut lieu de patrimoine bourguignon ouvert au public et abondamment visité… mais ancienne propriété de Gunsbourg ! 

Il fut même maire de la ville attenante. (Amis de la néo-féodalité bonsoir.)



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Le château de Cormatin, résidence secondaire des Gunsbourg (il passait beaucoup de temps à Monaco et Paris).
[Cliché de Patrick Giraud, sous licence Creative Commons.]




7. Ivan le Terrible : conception

Ivan le Terrible, son deuxième opéra, est donc le seul à avoir été créé (malgré l'accueil critique favorable !) à la Monnaie de Bruxelles et non à la maison, à Monte-Carlo.

Je n'ai pas pu trouver, pour l'instant, la potentielle source littéraire du livret (dû à l'auteur lui-même) : est-ce réellement une fantaisie liée à sa connaissance de l'histoire russe, une variante sur l'une des légendes circulant autour du tsar Ivan, ou bien une adaptation d'un œuvre de fiction préexistante ?  Je poursuivrai mes recherches au fil de la progression ma lecture du drame.

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Décor de l'acte III, salle des fêtes du palais du Kremlin.
(Annales politiques & littéraires, 1910.)


Un micromot de contexte, pour ceux d'entre nous les moins versés dans l'histoire russe – ou plutôt qui, par les temps qui courent, feignent de ne l'avoir jamais connue. Ivan IV, au milieu du XVIe siècle devient le premier à porter le titre de tsar de Russie. À la fois intelligent et investi… et spectaculairement instable et démesurément cruel, il a laissé une empreinte très profonde dans le souvenir collectif, posant en quelque sorte le jalon de ce qu'est la limite d'un souverain. Tous les abus sont-ils légitimes lorsqu'ils viennent du gouverneur choisi par Dieu ? 
Sujet d'opéra fréquent, qu'on trouve chez Rimski-Korsakov bien sûr (La Fiancée du Tsar, La Pskovitaine le font intervenir dans ses amours sanguinaires), mais aussi au delà des frontières – témoin Ivan IV de Bizet.

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Photos prises lors des répétitions et représentations de la série monégasque en 1911, parues dans Musica.

Gunsbourg met bien sûr en scène sa cruauté ; Louis Schneider, dans Les Annales politiques et littéraires de 1910, souligne : « Le succès d'Ivan le Terrible, à Bruxelles, a été complet ; il a atteint le maximum au second acte, qui est bien un des plus violemment dramatiques qui se puissent concevoir. »
[Pour les curieux, l'ensemble du commentaire de Schneider me paraît à la fois très juste et assez stimulant, on peut le lire dans le recueil des Annales de Google Books.]



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Début de l'article de Schneider dans les Annales et portrait de Gunsbourg.



8. Ivan le Terrible : contenu


Le livret contient çà et là quelques petites maladresses de registre de langue, mais demeure très dense et opérant, peu d'alanguissements : les descriptions sont fréquentes, mais elles traitent d'actions et ne se complaisent pas dans la seule couleur locale. Par ailleurs, les interrogations sur la Providence (pourquoi Dieu nous a-t-il confiés à un souverain sanguinaire ?) et le pouvoir (le souverain légitime reste-t-il légitime s'il gouverne mal ou abuse de ses droits illimités ?) m'ont paru d'une contemporanéité vraiment frappante.
Un metteur en scène et un public d'aujourd'hui auraient réellement de quoi se faire plaisir.

Imaginez : le nom d'un des rares personnages russes très célèbres (et mystérieux) en France, une promesse d'action abondante, une réflexion sur le temps présent, et même un brin de mysticisme… quel succès on pourrait avoir, avec un opéra par ailleurs aussi bien écrit !

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Car tout y est particulièrement bien calibré dramatiquement, haletant, même les tirades ne sont pas des airs mais des sortes de scènes continues où le personnage d'adresse à ses partenaires, et où la musique suit essentiellement l'action – même s'il peut y avoir des récurrences de mélodies. Pour situer, le modèle pourrait en être l'air du Prince Igor ou l'air de Boris Godounov – modèles qu'il connaissait forcément bien, considérant la première partie de sa vie dans les villes où on joue le plus ces œuvres.

Je suis frappé, en outre, par l'usage, particulièrement rare chez les Français (et pour cause, là encore), de modes russes traditionnels pour les chœurs de paysans… on entend réellement l'inspiration de gammes qui ne sont pas celles de la musique savante standard, mais réellement celles du folklore slave oriental, telles qu'on les trouve aussi chez Tchaïkovski, Arenski Moussorgski, Kalinnikov, Rimski…

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Mais la structure musicale générale est surtout marquée par l'usage de leitmotive, particulièrement marquants – celui d'Ivan, deux petits groupes de terrifiantes basses farouches, est une sorte de compromis entre celui de Keikobad dans la Femme sans ombre de Strauss et la ponctuation qui précède l'invocation du feu à la fin de la Walkyrie de Wagner.

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Comme j'en avais parlé à propos de Pelléas : présence sur quelques pages de pas mal d'accords avec quinte augmentée, sans que la gamme par tons ne semble rôder. Je me suis demandé pourquoi ces effets à cet endroit – mais c'est très réussi, et toute l'œuvre atteste la capacité de Gunsbourg à couler son langage et ses procédés dans les nécessité de la situation dramatique.

Précisément, dans Le Figaro de 1910, Gunsbourg souligne cet aspect de son travail – ce sont des généralités, mais elles montrent quelles sont ses priorités : la mélodie et son lien avec la prosodie, qui sont en effet très finement soignés chez lui.

« N'est et ne peut être musique que la mélodie, mélodie pure, inspirée, qui s'adapte tellement à la parole que l'on puisse plus, une fois entendues, les séparer l'une de l'autre.
Hélas !  Il ne faut pas croire qu'il suffit de mettre une note sur une parole pour que cela soit un accent musical. Non, cela est plus rare et plus difficile que n'importe quel chef-d'œuvre dans n'importe quel art. Il faut de l'inspiration. Aucune étude, aucune science ne peut suggérer ce don divin.
Trouver l'accent juste, harmonieux et mélodieux qui fait corps avec la parole et les rend indissolubles, c'est le grand secret de la musique ; c'est le point d'Archmède.
La musique, c'est l'accent du verbe ! »

(Vous aurez remarqué que pour Gunsbourg la musique se limite ainsi à la musique vocale.)

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Gunsbourg caricaturé par Sem.
(Musica, mai 1904.)

Je passe outre l'aveuglement (je crois que la prosodie n'est vraiment pas le plus complexe dans les arts, ni même dans la musique) et l'immodestie sous-entendue par son propos, c'est sa posture de compositeur, ça ne nous apporte pas grand'chose – et être directeur d'Opéra sans avoir un petit melon, ce doit être une faute professionnelle. J'y vois d'autres détails qui m'émerveillent davantage.

Il est à la vérité étonnant qu'il ne souligne pas la place des motifs récurrents, son recours aux modes de la musique traditionnelle russe, son choix de la couleur harmonique selon les moments – du romantisme franc jusqu'aux influences debussystes… Mais je suppose qu'il ne souhaitait pas nécessairement passer pour un grand compositeur de choses abstraites à la germanique…

Il y aurait là tout un travail de recherche fascinant à réaliser sur les raisons pour lesquelles un créateur choisit délibéré d'occulter une part importante de son travail, des ses objectifs, de son inspiration, lorsqu'il communique avec son public.



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Autre caricature par Sem.



9. Envoi

Pourquoi parlé-je de Gunsbourg ?  J'ai perçu plusieurs bonnes raisons de le faire, et ce même dans l'abstraction de l'absence de musique – après cette première lecture, je n'ai pas trouvé mes extraits sonores suffisamment nets pour éclairer la compréhension du propos. Peut-être si je me le remets sous les doigts un jour prochain. (Pour l'instant, j'ai Erlanger, Salvayre et Krug à continuer de déchiffrer.) Par ailleurs absolument rien que j'aie pu trouver au disque ou en ligne hors des Contes d'Hoffmann, si jamais vous en avez vu passer, n'hésitez pas à me l'indiquer, c'est toute la beauté de ce médium ouvert…

¶ Sa vie est assez intriguante, et son rôle dans la création musicale de son temps important. Il touche à beaucoup de sujets, la création de festivals, la direction de maisons, la traduction d'œuvres préexistantes, la composition dans un genre à la fois relié au patrimoine et pas du tout conservateur.

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Témoignage de la place éminente de Gunsbourg dans la programmation musicale du début du XXe siècle : Le Grand Prix de l'Opéra vu par Sem.
(Musica, mars 1907.)
Gunsbourg fait partie des arbitres qui surveillent la ligne d'arrivée – on observe que c'est Messager qui gagne…)

Musicalement, plusieurs faits à relever qui me paraissaient intéressant rien qu'à mentionner : usage de leitmotive dans des ouvrages qui ne sont pas d'avant-garde, et rare présence de modes harmoniques russes dans un ouvrage français…

¶ J'espère que cette notule me serve d'introduction pour développer mon propos, extraits à l'appui une fois que je les aurai enregistrés plus décemment (et en chantant réellement les lignes vocales avec des copains ?) et que j'aurai fini de lire les ouvrages disponibles de Gunsbourg.

¶ Vu qu'il n'existe que très peu de commentaires sur sa musique, ce jalon incomplet, me dis-je, vaut toujours mieux que rien. Je me rends compte que ma micro-entrée sur Salvayre est restée pendant toutes ces années l'une des rares sources en ligne sur la question…

Et si jamais cela pouvait susciter les curiosités d'interprètes plus chevronnés que moi ou de programmateurs, bien sûr, bien sûr, ce serait une bénédiction.



J'ai décidé, plutôt que de rester constamment à la remorque de l'industrie phonographique (ou de l'offre locale des concerts) de parler davantage de mes déchiffrages. Idéalement en les illustrant. (J'ai une pépite de Théodore Dubois sur laquelle une notule se prépare – j'en ai presque fini la mise en forme.

Il faudra, bien sûr, alterner ces incursions fureteuses avec des notules davantages tournées vers la vulgarisation ou la promotion d'œuvres présentes au disque et susceptibles d'intéresser plus largement (comme I Masnadieri).

À bientôt pour de nouvelles aventures !

lundi 2 août 2021

L'opéra le plus grivois du répertoire


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… est bien sûr – qui en doutait – français.

On présente toujours Les Contes d'Hoffmann comme l'opéra le plus ambitieux d'Offenbach – et il est vrai qu'il est assurément le plus sérieux (hors Les Fées du Rhin), celui aussi où la matière musicale est la plus écrite, la moins sujette à des formules préétablies. On le remarque souvent dans ses œuvres légères du côté des accompagnements sommaires en ploum-ploum ou de la prosodie (beaucoup d'accents de mesure tombent sur des prépositions ou des portions de mots non accentuelles…) : il écrivait clairement avant tout ses mélodies irrésistibles et arrangeait ensuite le reste sans trop se tuer à la tâche – ce n'est pas de l'opéra comique écrit comme du Hérold, du Meyerbeer, du Bizet ou du Lecocq.

Cependant, si l'on met de côté cet étrange ouvrage, de surcroît partiellement inachevé et perdu, c'en est un autre, plus bizarre encore (et de loin !) qui se distingue comme son plus hardi et solidement écrit : Le roi Carotte.

Œuvre inhabituellement longue, se déroulant sur de multiples tableaux, dont un gigantesque mélodrame-pantomime de sorcellerie (avec danse des légumes, plus loin des insectes !) ou un quatuor de très belle facture – que je vous recommande vivement ! – à l'arrivée à Pompéi.

Impossible de résumer correctement le livret – Victorien Sardou, en voulant livrer un opéra-bouffe-féerie, s'est laissé emporter dans la démesure loufoque et somptuaire : jusqu'à 4 actes, 24 tableaux, 6 heures de spectacle. Le roi Fridolin XXIV est privé de sa promise Cunégonde par l'intervention vengeresse d'une sorcière qui lui envoie une Carotte maléfique pour régner à sa place. Chassé de son palais, trahi par sa fiancée sous emprise, il connaît de multiples mésaventures, notamment liées à ses propres turpitudes (irrévérence, crédulité…) avec au sommet ce départ pour Pompéi où les héros décrivent aux locaux les chemins de fer, le jour de l'éruption du Vésuve…

Lors de sa remise au théâtre – très tardive, je n'ai rien vu gravé par la Radio des années 60 qui a pourtant produit énormément de patrimoine… – en 2015 (Pelly, Aviat, et dialogues récrits par Agathe Mélinand), c'est la version opérette (3 actes 11 tableaux) qui a été reprise, en en allégeant au maximum le texte. (mais, ont promis les concepteurs, en conservant toute la musique). Le résultat tient, je sais comment, en 2h de musique. [Vérification faite : il manque clairement de la musique par rapport à la partition publiée, sans doute du fait du passage à la version opérette, qui est elle peut-être complète, mais contient sensiblement moins…]

Le succès fut immense sur tous les plans – les appréciations sur l'œuvre, sur la production, sur les qualités musicales individuelles des interprètes –, mais il n'y eut pas de reprise hors de la coproduction (Lille, et peut-être une troisième villle ?). Et si ce fut capté en vidéo par France Télévisions, ce ne fut jamais commercialisé sous aucune forme.
Bref, à part la vidéo qui se trouve chez le fameux label provençal Sulemantò, aucun enregistrement.

C'est pourtant, musicalement, ce qu'Offenbach a écrit de plus soigné et enthousiasmant dans le registre de ses opéras comiques les plus conséquents – avec Barbe-Bleue, dont il partage la langue musicale et le type de fantaisie loufoque.



Pour autant, le sujet de cette notule n'est pas de revenir sur cette belle découverte, que vous aurez tout le loisir de faire vous-même (vidéo en ligne), mais de partager mon ébaubissement devant la fin du premier acte qui concentre à ma connaissance les allusions à la fois les plus nombreuses et les plus salées jamais produites sur une scène d'opéra.

Oh, bien sûr il existe plus ouvertement sexué : j'avais déjà parlé des râles d'amour de Schulhoff (j'avais même titré la notule « Flammen ou la pornographie allégorique », en petit plaisantin que j'étais), on peut recenser quantité de viols hors scène (Rigoletto !) ou en scène (Lady Macbeth de Mtsensk), des épanchements douteux (les chats manifestement lubriques de L'Enfant et les Sortilèges), voire des abandons évidents (dans le clocher de 1984 de Maazel, ou bien sûr l'acte II de Tristan und Isolde).

Cependant : on est alors au XXe siècle, la société n'est plus la même et l'art n'y occupe pas la même place symbolique. Surtout, c'est rarement sur le ton de la plaisanterie : on y rencontre des étreintes tendres (et beaucoup de femmes forcées), mais pas énormément d'humour leste.

Je ne parle qu'à partir de ma connaissance (finie) du répertoire (quasiment infini) : dans l'immensité de ce qui a été écrit, on finira bien par trouver des contre-exemples.

En ce qui concerne l'allusion humoristique et pré-1900, j'avais relevé le cas de Guillaume Tell de Grétry, qui me paraissait franchement suspect. Un sentiment étrange et confus dans Bonjour ma voisine, bonjour mon voisin, qui sonne faux et paraît parler d'autre chose, renforcé par l'enchaînement sur la sicilienne de la Noisette, que ne peut cueillir le fils de Tell car il est encore trop jeune (!). Mais je pourrais surinterpréter.

Cette fois-ci, vu la date et le faisceau de citations, la destination aussi (non plus familiale, mais vraiment à un public habitué aux actions bouffes façon vaudeville, qui développent à leur façon des intrigues qu'on pourrait définir comme sexuelles et plaisantes), le doute est moindre. Je vous expose les éléments, et vous serez juges.

Tout se concentre dans ce moment : la fin du Ier acte, aussi l'un des sommets dramatiques de l'ouvrage, lorsque Fridolin est expulsé du palais de ses ancêtres où il prépare ses épousailles.



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Christophe Mortagne (Carotte), Yann Beuron (Fridolin), Antoinette Dennefeld (Cunégonde),
Opéra de Lyon, Victor Aviat.

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Voyons le détail. Pour commencer, dans le premier couplet de l'air :

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CAROTTE
Je suis le roi Carotte,
Sapristi,
Malheur à qui
S’y frotte !
I.
Je suis gnome
Et souverain,
Mon royaume
Est souterrain !
En sourdine
Avec les rats,
Je chemine
Sous vos pas !
Car je suis l’homme-racine !…
Je règne et je domine
Sur les nains des vergers !
Et ceux des potagers !
Ce n’est qu’à la nuit sombre
Que je sors de mon trou !
Toi, qui me vois dans l’ombre
Me glisser n’importe où !…
Le roi Carotte
Qui trotte
Peut te tordre le cou !

Il est donc question d'une Carotte qui « sort à la nuit sombre de [s]on trou » pour « [se] glisser n'importe où ». (Et « malheur à qui s'y frotte » !).

Dans l'ensemble qui suit l'air (sous l'effet de la malédiction, tout le monde sauf le roi Fridolin XXIV trouve l'avorton Carotte charmant, et ses gestes déplacés sont attribués  à Fridolin), on retrouve le même type d'énoncés équivoques :

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CUNÉGONDE, à Carotte, toujours assis.
Ah ! mon Dieu, qu’il est bien ainsi !

CAROTTE, montrant son bonnet.
Merci, je garde ma calotte,
Car le grand air m’aura saisi…
(Il fait le geste de mettre le doigt dans son nez.)
Et là-dedans ça me picote !
(Même jeu. — Tout le monde regarde le prince.)

CUNÉGONDE, à demi-voix, à Fridolin.
Ah ! prince, on va vous voir !… (bis)
Prenez au moins votre mouchoir !…

TOUS, lui tendant leurs mouchoirs.
Notre mouchoir !

Une fois qu'on se glisse n'importe où, vouloir « garder [sa] calotte » une fois « au grand air », alors que « là-dedans ça [le] picote », la concentration en potentiels doubles sens paraît trop dense, surtout pour un fantaisiste comme Sardou, pour être le seul fruit d'associations d'idées du lecteur-spectateur.

Se pose désormais la question : ceci est-il cohérent avec le reste de l'épisode ?


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CUNÉGONDE, avec empressement, lui montrant un siège que l’on a préparé à gauche pour lui.
Daignez accepter une chaise…
Mon prince, et mettez-vous à l’aise.

CAROTTE, s’asseyant.
Ah ! qu’il est bon de sortir de sa cave
Et de s’étirer au grand air !…
(Il s’étire et bâille bruyamment. — Tout le monde se tourne vers Fridolin, comme si c’était lui qui eût bâillé.)

Seul, « s'étirer » eût été tout à fait neutre et inoffensif. Dans ce contexte (juste avant l'extrait précédent : on reproche au roi de bâiller, puis de se curer le nez, alors que c'est Carotte qui le fait), il ne peut que renforcer les allusions turgescentes qui ont colonisé ces dix minutes de musique.

Il en va de même pour « c'est roide » :

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CAROTTE.
Ah ! princesse !
Ah ! déesse !…
Mon cœur voudrait vous dire…
(Il éternue.)

Atchou !
(Tout le monde se tourne vers Fridolin.)

LES DAMES.
Oh ! c’est fort !

TOUT LE CHŒUR.
C’est vif !

ROBIN, ROFFRE, SCHOPP, TRUCK, PIPERTRUNCK, TRAC, au prince.
C’est roide !

FRIDOLIN.
Eh bien ! quoi !
Il éternue et l’on s’en prend à moi ! (bis)

CAROTTE, à Cunégonde, en montrant le prince.
Il est bien enrhumé, ma foi ! (bis)
(Même jeu.)

Atchou !

CUNÉGONDE.
Encore !

CAROTTE.
Atchou !

KOFFRE.
C’est fort !

CAROTTE.
Atchou !

LES COURTISANS.
C’est roide !

CAROTTE.
Atchou !

PIPERTRUNCK.
C’est vif !

CAROTTE.
Atchou !

TOUS.
Ah ! prince !

FRIDOLIN, ahuri.
Il éternue et l’on s’en prend à moi !

« Vif » et « raide », contaminés par l'accumulation voisine, se trouvent soudains parés d'une vigueur joviale qui, là aussi, dépend de son contexte. A fortiori exprimés par la bouche de la princesse qui vient de recevoir les hommages des deux rois.

Le quatrième « sort » ne contient pas de possibles allusions grivoises, mais étant centré autour de l'alcool et de la danse (Carotte boit sans mesure et marche sur la princesse pendant le bal, on blâme Fridolin), il contient son propre comique, fréquent sur scène – les couplets du dîner de la Périchole en sont un des nombreux exemples. Il n'est donc pas étonnant, que les doubles sens lestes n'y affleurent plus, d'autant que la structure tripartite a déjà été remplie (bâillement, curage nasal, éternuement).

Quant au mouchoir conseillé au roi Fridolin par ses courtisans, je ne m'étendrai pas (merci, je garde ma calotte), je ne sais trop quand sa symbolique a été associée à l'onanisme – je ne suis pas sûr que ce remonte aussi loin, et je n'ai pas trop idée d'où chercher. Je m'abstiens donc – je suis un garçon sérieux et profond, je voudrais ne pas vous induire en erreur et perdre ainsi ma réputation de grande sagesse et pénétration.

Cependant le roi Carotte ne formule rien, explicitement, dans cette thématique. Sauf un petit détail supplémentaire… qui permet de le relier à la lubricité, dans le second couplet de son chant d'entrée :

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CAROTTE.
II.
Sur la terre,
Heureux séjour,
J’aime à faire
Un petit tour…
J’ai la ruse
Pour duper…
Je m’amuse
À vous tromper !
Oui, je fais naître vos songes,
Je souffle les mensonges
Qui se disent partout,
Chez les femmes surtout !…
C’est moi seul qui les pousse
A teindre leurs cheveux
De cette couleur rousse
(Il montre sa chevelure.)
Dont je suis glorieux !
Toute cocotte
Teinte en carotte
Par là charme vos yeux !
Oui, par là charme vos yeux !

La couleur rousse est, depuis le Moyen-Âge (édit de Louis IX en 1254), associée à la prostitution, ce qui constitue en soi un indice sur l'influence de Carotte sur les humains – et au moins chez les femmes. Mais Sardou le formule plus explicitement en les nommant ouvertement « cocottes ».

Je crois que cet élément, qui dans le principe même de l'action scénique consacre le pouvoir luxurieux de Carotte (poussant les femmes à afficher leur débauche, organisant la séduction des messieurs…), valide les intuitions sur la polysémie assez martelée (mais jusqu'ici jamais reliée directement à l'action) qu'on a pu observer dans ces mêmes dix minutes.



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J'en trouve le total assez impressionnant, et hardi dans son caractère figuratif (vraiment des protubérances qui grandissent, bougent et s'introduisent !), par rapport à ce qu'est usuellement la gauloiserie sur la scène d'opéra – des scènes évoquant des actes sexuels, parfois directement, mais jamais rien d'aussi descriptif !

Le saisissement sur moi fut tel (le grand air, tout ça), et la musique si bonne (comme la mère de Carotte) que je tenais à partager mon émerveillement. Outre le Grétry sus-mentionné, qui contient semblables procédés, cette notule est à rapprocher d'autres explorations sur l'apparition de dispositifs nouveaux – par exemple le hors-scène sonore (dès Thésée de LULLY !) ou l'exclusion de personnages secondaires de la résolution d'œuvres complexes (« Tout est bien qui finit mieux sans eux », une des premières notules de CSS, en 2005). 

jeudi 1 mars 2018

Émile PALADILHE – L'Amour africain, méta-opéra et parodie de Prix de Rome


(Une notule est en gestation sur le cahier des charges du Prix de Rome, mais j'aurai trop de travail cette fin de semaine pour l'intégrer à celle-ci tout de suite. Voici donc.)

Comme il est d'usage pour les concerts, je lance désormais quelques impressions sur Twitter dans le métro pour économiser du temps pour les plus vastes projets de CSS (prochaine livraison : les opéras rares slaves occidentaux et médionaux donnés cette saison).

Mais pour une rareté de ce calibre, je voudrais en laisser une trace pour le jour où Twitter déposera son bilan.

C'est purement la retranscription des cui-cuis postés sur Twitter (avec quelques améliorations et quelques ajouts), d'où l'aspect fragmenté de la progression… Je le matérialise par les petits carreaux.


Du nouveau

Une nouvelle résurrection d'Émile Paladilhe, immortel auteur des Saintes-Maries et de Patrie!, par la Compagnie de L'Oiseleur, après le rejouissant Passant.
L'histoire d'un vieux compositeur Prix de Rome déprimé, plein d'ensembles !

L'œuvre tient ses promesses de lecture : le très grand art d'un grand raffinement (syncopes, modulations,modes exotiques) qui ne s'entend qu'à peine à l'écoute : aucune ostentation, tout est calibré pour atteindre son but émotionnel sans jamais le souligner (comme chez Dubois !).

émile paladilhe amour africain
Temple du Luxembourg, le 28 février.


Livret

♦ Résumé.
♦♦ Acte I : deux anciens Prix de Rome (peinture et musique) se retrouvent à Nice chez de riches hôtes. Après avoir raconté leurs aventures, ils décident de donner l'opéra inédit du compositeur le soir même dans la villa, chacun tenant un rôle.
♦♦ Acte II : L'opéra. Le pauvre Zeïn a sauvé la vie de Nouman, qui le comble de bienfaits. Il lui offre même une somme colossale pour acheter une esclave dont il est follement épris. Mais il s'avère que ladite esclave, Moïana a été achetée le matin même par Nouman, qui en est aussi amoureux. Moïana s'est vendue de son propre gré pour subvenir aux besoins de son père et de ses sœurs ; elle est séduite par la bonté de Nouman qui lui propose (non pas la liberté, ne poussons pas les arrières-darons dans les plantes urticantes) de laisser sa famille la visiter, et tombe amoureuse. Zeïn arrive, rappelle son serment à Nouman (de lui accorder la première chose qu'il demanderait), exige, puis cède, et finalement défie en combat Nouman. Moïana s'interpose, elle est frappée et… le souper est servi. Chœur de réjouissance stéréotypé des convives, louant la jeunesse et l'amour.

Le livret d'Ernest Legouvé se fonde sur le théâtre de Mérimée mais le fait aussi apparaître en caméo à la fin de l'acte I (façon Catherine de Médicis dans Les Huguenots) !
♦♦ L'acte II est, à la façon d'Ariane à Naxos (ou de Colombe de Damase), la représentation de l'opéra composé par le personnage (Paul Delatour, Prix de Rome), dans une Arabie pittoresque faites de déserts, de serments, d'esclaves vendues par des juifs avides.

♦♦ Et sa fin est abruptement escamotée (là aussi, un procédé cher à Mérimée, par exemple dans La Partie de Tric-Trac), par l'annonce du souper – contrairement à Ariadne, la parenthèse se clôt.

♦♦ (Le début de l'acte I, avec le duo d'époux amphitryons et sa « Comtesse du Pot-au-feu », évoque aussi immanquablement le lever de rideau sur les aubergistes du Pré aux clercs d'Hérold !)


Musique

Dans les deux parties, le sujet (invités impromptus revenus d'Italie dans une villa du Cap-Nègre,puis Arabie de fantaisie) invite à tout le pittoresque possible : musique de procession, sicilienne, modes orientaux… Mais tout cela toujours de façon assez pudique, coloré mais sans ostentation, alla Paladilhe.
On y entend passer aussi beaucoup de choses familières en musique française (les harmonies du tableau de Trinquetaille dans Mireille de Gounod, le galbe des répliques d'Athanaël dans le premier tableau de Thaïs…), mais aussi du Chopin très caractéristique, contre toute attente !


Un exemple : la Complainte du Prix de Rome

Le plus amusant se trouve dans la Complainte du Prix de Rome, où les primés se plaignent d'être (comme Paladilhe, distingué à seize ans !) toujours renvoyés à ce premier succès, sans en avoir nécessairement accompli d'autres.

émile paladilhe amour africain

« Dans ma jeunesse j'ai produit
Un fruit merveilleux, magnifique,
Mais hélas, il eut ce beau fruit
Un grand défaut, il fut unique.

On ne le comparait jamais
Qu'à la pomme des Hespérides !
C'est toujours une pomme, mais…
Vieille pomme pleine de rides !

Quel est ce produit étranger ?
Une banane, une patate ?
Quel est ce produit étranger ?
Le fruit d'un nouvel oranger ?
Hélas non !  C'est… une Cantate !

émile paladilhe amour africain

Ô cantate, je te maudis !
Grâce à toi, parmi les illustres,
Pour un jour je m'épanouis !
Mais grâce à toi, depuis dix lustres
Je vis à l'état de… printemps !
Je promets, je poins… je commence…
Je suis l'aurore et l'espérance
Une aurore de soixante ans !

Hélas ! Oyez les tristes contretemps
Du sexagénaire jeune homme
Toujours à l'état de printemps,
Qu'on appelle le Prix de Rome ! »

émile paladilhe amour africain

(Vous aurez noté la rime hardie « patate / cantate ».)

Musicalement, la complainte regorge aussi de clins d'œil : elle commence par une mélodie diatonique qui évoque immédiatement le plain-chant. (Ces modèles étaient très prisés par le jury, il y avait aussi parmi les éliminatoires un chœur en contrepoint rigoureux.)

émile paladilhe amour africain

Les reprises sont bien sûr ornées, les lignes chargées de mélismes, on y entend les appels dramatiques ménagés dans les petites cantates de l'épreuve finale (tout le questionnement patate / cantate se fait sur ce modèle),

et on retrouve surtout certaines cadences harmoniques un peu figées et « rétro », typique de la « manière juste » qu'on apprend dans les classes d'harmonie (surtout à l'époque où Paladilhe a étudié : on n'apprenait pas vraiment à s'en libérer ensuite).

émile paladilhe amour africain

Contraste très amusant avec les finesses du reste de l'opéra, donc.


Les ensembles

Autre intérêt de cet opéra : une très large part est constituée d'ensembles (dont deux longs quintettes à l'acte I !), qui font avancer l'action (longs solos !), où les lignes sont vraiment individualisées, et dont l'écriture ne se contente pas du schéma harmonique prédéfini.

émile paladilhe amour africain

(Un peu comme celui de Lakmé « Quand une femme est si jolie / Elle a bien tort de se cacher », sans être aussi marquant mélodiquement, et bien sûr sans l'ineffable Mrs Bentson courant les aventures irrégulières mais amusantes.)


L'exécution

♦ Avec Aurélie Ligerot, Chloé Chaume, Sébastien Obrecht, L'Oiseleur des Longchamps, Geoffroy Bertran, un ensemble vocal ad hoc dirigé par Martin Robidoux, et Mary Olivon au piano.

Je voudrais aussi les interprètes pour leur dévouement : un assez long opéra, exigeant pour certains rôles l'Italienne Margarita épouse du compositeur, le ténor-compositeur-riche arabe, le compositeur-baryton-ami jaloux…
(puisque les personnages de l'acte I endossent les rôles de l'acte II, comme dans Colombe de Damase, comme dans Capriccio…)
Que de travail pour un seul concert dans une petite salle (de plus en plus remplie au fil des saisons, j'ai l'impression), sans rémunération…
Il ne chanteront jamais ces rôles dans un grand théâtre bon pour leur carrière (ou qui les paie, tout simplement…), et pourtant certains sont déjà bien lancés comme Aurélie Ligerot (Rozenn à Saint-Étienne dans Le Roi d'Ys, il n'y a pas si longtemps !), Sébastien Obrecht…
Il faut ajouter à cela que Benjamin Mayenobe étant souffrant, L'Oiseleur et Geoffroy Bertran (issu du chœur) ont dû se partager dans la jourée le rôle du Comte ! (Et le caractère impromptu de la chose était inaudible, vraiment.)
Et le cœur se serre d'autant plus en considérant qu'en ces circonstances d'urgence absolue, le second quintette de l'acte I, d'ambition encore plus vaste, a dû être coupé… mais l'autre a été sauvé, ainsi que l'ensemble de la présente résurrection : le plus important.

D'une manière générale, très bien chanté comme toujours. Retrouvé l'excellente soprane Chloé Chaume, belle diction, sûreté dans tous les registres, timbre très agréable,

et découvert en vrai Aurélie Ligerot, qui semblait bien sur bande, mais m'a coupé le souffle ici : superbe médium ambré ET éclat vif de l'aigu, aigus tellement faciles et ronds dans n'importe quelle nuance, trille fabuleux, suraigu surpuissant (et timbré…). Et superbe diction.
Qu'une chanteuse de sa classe, avec une belle carrière ascendante et de tels moyens, consacre de son temps à réhabiliter un répertoire qui ne lui apportera aucune rétribution en finances comme en réputation, voilà qui est beau à voir.

Le chœur, largement constitué d'élèves de Sébastien Obrecht, mettait l'accent sur la beauté de la prosodie (la marque du chef, Martin Robidoux). Luxe, là aussi, de disposer d'un véritable chœur (fût-ce à deux par partie) pour un concert aussi intime.

Enfin Mary Olivon, tellement exacte et et éloquente pour rendre justice, au piano seul, aux alliages et à l'esprit de l'orchestre prévu ; je trouve que son son, en outre, se bonifie de concert en concert (devenu très beau).

Prospective

De Paladilhe, à présent, j'aimerais voir Patrie! sur scène, versant héroïsant du legs, mais je peux toujours courir – il y a quand même la scène de l'assaut d'un clocher, il faudrait vraiment de grands moyens, ou alors carrément mandater un plasticien plus abstrait façon Castellucci.
Il en existe quelques extraits par des chanteurs de l'époque cylindrique (en particulier « Pauvre martyr obscur »), et un duo gravé par Thébault / Pruvot / Talpain dans leur stimulante anthologie du Grand Opéra français.
Pour le reste, il faut faire en attendant avec mes gros doigts et ma petite glotte.

Pour le reste, la Compagnie de L'Oiseleur annonce parmi ses projets des opéras de Boïeldieu, Chaminade, Massé, Varney, Pessard, Polignac, des oratorios de Dubois et Deslandres, et même un Mazeppa de Clémence de Grandval (1892), un Guillaume le Conquérant d'Émile Bernard (1890) et la suite du grand cycle Hahn (après les inédits Prométhée délivré avec L'Oiseleur, Nausicaa avec Viorica Cortez et Guillemette Laurens, qu'ils ont également publié sur YouTube, La Colombe de Bouddha avec Jérôme Varnier ! – tous chroniqués sur CSS, allez voir) avec La Reine de Sheba (1924). Déjà hâte.

Ils font plus de résurrections patrimoniales en un an que Bru Zane, pas forcément moins intéressantes d'ailleurs, et ils ne touchent aucune subvention. Sérieusement ?

dimanche 31 décembre 2017

Le comte Ory : le mystère Scribe persiste


Un mot déjà mis en d'autres lieux, mais qui abonde une réflexion déjà étalée ici.

Le comte Ory est écrit sous une forme légère, mais ce n'est pas un opéra comique (création sur la scène de l'Opéra de Paris, salle Le Pelletier, et pas de dialogues parlés) ; il est appelé « opéra bouffe » par ses concepteurs, en référence aux modèles italiens.

Et c'est une véritable caricature d'opéra : de la débauche, des déguisements, des ensembles loufoques, des reprises innombrables, des contre-notes souvent, des coloratures partout ! Pas sûr que ce soit ce qui me fait aimer l'opéra, mais c'est chouette quand même !

L'acte II est beaucoup plus réjouissant pour moi, avec son orage qui parodie Iphigénie (II) de Gluck, puis sa prière-beuverie (recyclant au passage Don Profondo), et le trio du lit, évidemment !


Encore un grand coup de Scribe : entre le sacrilège en habits consacrés (célébrant l'amour charnel et le vin) et le triolisme de la chambre à coucher (Podalydès jouant à fond les appétits débordants de la comtesse négligée – elle ne se contente pas de regarder le page faire joujou avec le comte, à la façon d'Octavian, mais elle se jette sur les deux !), ce truc a été un succès partout en Europe !

Pourtant ça n'a pas beaucoup choqué à l'époque semble-t-il, grand accueil comme pour l'invraisemblable acte III de Robert (celui où le héros, fils d'un démon, culbute sur un autel une nonne damnée pour voler une relique) – mais que fait la police la presse ?
Ça reste énigmatique pour moi, mais on voit pourquoi l'Opéra de Paris a depuis cette époque si sulfureuse réputation !

Même en Province, l'accueil fut chaleureux (c'est ce que je lis dans les gazettes, et j'ai eu confirmation d'un doctorant qui travaille justement sur cette circulation des créations de la capitale vers la périphérie) et dans les villes d'Europe où ça a été joué (Londres, Vienne…) !

On se figure une société du premier XIXe très christianisée, mais pas nécessairement de la façon que l'on croit, considérant les succès de Scribe (massacres religieux et moines iniques dans les Huguenots et l'Africaine, sacrilèges licencieux en cascade dans Robert et Ory) : ça pose quelques questions sur l'état d'esprit réel du public. Ne prenait-il pas au sérieux l'opéra, parce que l'opéra n'est pas sérieux ?

Je n'ai toujours pas de réponse à cette interrogation, plus détaillée ici à propos de la collaboration avec Meyerbeer.


Le sujet est tiré d'un vaudeville antérieur de Scribe, écrit en 1816 sous le même titre. Malgré l'indication d' « anecdote du XIe siècle », Scribe admet tout à fait, dans l'édition complète de ses œuvres, que les historiens n'ont aucune idée de l'origine temporelle exacte de l'épisode.

Rossini n'a semble-t-il pas apprécié de se voir imposer Scribe, les relations entre les deux hommes n'ont pas été très cordiales ni très poussées.

Même du côté de Scribe, on ne s'est pas trop fatigué (« Ory » rime avec « lui » et « ici » rime avec… « ici »). Et, de fait, par rapport à Meyerbeer ou même à Auber, ce « n'embraye » pas autant sur le détail du sens.

(Mais ce reste très amusant.)

(Je laisse en annexe les commentaires superficiels sur la production Podalydès-Langrée – actuellement à l'affiche de l'Opéra-Comique – dissimulés ci-dessous.)

Suite de la notule.

mardi 19 décembre 2017

Les opéras rares cette saison dans le monde – #4 : en français


Il est temps de compléter cette série par un petit tour des opéras rares en langue française donnés à travers le monde. Quoi ? Où ?
Mais rassurez-vous, Carmen et Faust se portent très bien, merci pour eux.

Précédents épisodes :
principe général du parcours ;
#1 programmation en langues russe, ukrainienne, tatare, géorgienne ;
#2 programmation en langues italienne et latine ;
#3 programmation en allemand.

À venir : anglais, polonais, slaves occidentaux (tchèques, slovaques) & méridionaux (slovène, croate), celtiques & nordiques (irlandais, danois, bokmål, suédois, estonien), espagnols, et surtout une grosse notule sur les opéras contemporains intriguants, amusants (ou même réussis).



landestheater detmold
Côté cour de l'Opéra d'État de Budapest, manière assez peu gallicane de débuter le parcours.



Gluck, Iphigénie en Aulide (Budapest)
→ Également donnée en allemand à Ostrava, en Moravie. L'œuvre qui, en 1774, renouvelle complètement le style de la tragédie en musique.
→ Diane retient les vaisseaux des Achéens en attendant le sacrifice ultime. Agamemnon tâche de tromper les dieux en éloignant sa fille, prétendant qu'Achille ne souhaite plus l'épouser.
→ Écrite pour Paris, la première présentée par Gluck. Dauvergne raconte dans ses mémoires qu'à la lecture de la partition, les directeurs étaient persuadés que, s'ils donnaient l'œuvre, ils allaient immédiatement ringardiser tout leur répertoire – ce qui advint, d'où la frénésie d'œuvres nouvelles et d'invitation de compositeurs italiens (Piccinni, Sacchini, Salieri, Cherubini…). C'est évidemment une vision rétrospective (et Gossec utilisait le même langage dans Sabinus donné quelques mois avant), mais elle marque bien l'importance de cet ouvrage dans l'esthétique lyrique française.
→ C'est la première partie de la légende d'Iphigénie (son sacrifice), la plus baroque-française des œuvres de Gluck, avec un aspect beaucoup plus galant, moins hiératique que ses tragédies ultérieures. Cela avait tellement touché la sensibilité du temps que les chroniqueurs rapportent que la salle était en pleurs pour les adieux d'Iphigénie (supposée aller épouser son fiancé Achille, mais que son père livre en réalité au sacrifice pour que les Grecs puissent retrouver des vents et partir pour Troie).

Cherubini
, Ali Baba – en français ou en italien ? (Milan)
→ Grand opéra écrit pour l'Opéra de Paris, sur un livret de Scribe et Mélesville (l'excellent librettiste de Zampa), où Cherubini s'adapte (après avoir écrit dans les veines du classicisme finissant et du premier romantisme) au langage nouveau de la musique romantique à flux continu – nous sommes en 1833, c'est le dernier ouvrage scénique du compositeur.
→ Pour ce dont on peut juger dans les (mauvais) enregistrements existants, les récitatifs sont assez empesés et la veine mélodique pas extraordinaire, mais précisément, nous ne disposons que de mauvais enregistrements (le seul un peu étendu, quoique coupé, et disponible commercialement, est en italien, pas très bien chanté malgré Kraus et joué tout à fait hors style).

Spontini, La Vestale (Budapest)
→ Jalon fondamental dans la fusion des styles (sorte de goûts-réunis du début du XIX siècle) entre l'ambition théâtrale de la tragédie en musique romantisée et les élans & effets vocaux de l'opéra italien, Spontini propose ce compromis entre grande déclamation dramatique et belcanto dans cet ouvrage, emblème du style musical Empire.
→ Voir là sur le contexte, le livret et la musique.



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Intérieur de l'Opéra de Frankfurt-am-Main, maison de l'un des plus beaux orchestres du monde, qui jouera L'Africaine de Meyerbeer.



Donizetti, Le Duc d'Albe (Anvers)
Donizetti, L'Ange de Nisida (Londres)
→ Peu avant sa mort, en 1838, Donizetti s'installe à Paris. Il a remporté un grand succès aux Italiens en 1835 avec Marino Faliero et  prépare un opéra de type semiseria en français sur un livret de Royer et Vaëz, d'après une pièce à succès de la fin du XVIIIe siècle (Baculard d'Arnaud, en 1790) autour des amours malheureuses du Comte de Comminges. Mais la troupe du Théâtre de la Renaissance fait faillite pendant les répétitions et l'opéra L'Ange de Nisida n'est jamais représenté. Pis, je n'en n'ai trouvé aucun enregistrement, même épuisé, aucune bande non plus (mais ça a bien dû être donné quelque part). L'œuvre, qui contient des parties empruntées à l'opéra antérieur Adelaide est recyclée dans La Favorite (en 1840), sur un livret adapté par les mêmes librettistes pour le cahier des charges de l'Opéra de Paris.
→ Simultanément, Donizetti a réussi à obtenir une collaboration avec Eugène Scribe, à la fois la garantie d'un livret dense et d'une prise au sérieux par le public et la critique : c'est pour Le Duc d'Albe (avec Charles Duveyrier). Mais la mezzo Rosine Scholtz, redoutant d'être éclipsée par sa rivale Dorus-Gras dans ce beau rôle de soprano, obtient son abandon, l'opéra reste inachevé. On joue La Favorite à la place, dans laquelle Donizetti intègre aussi des portions du Duc d'Albe (dont l'air de ténor « Ange si pur »). Quant au livret, Scribe le recycle en partie dans Les Vêpres siciliennes, pour Verdi !
→ L'œuvre a été achevée par Matteo Salvi en 1882, puis révisée par Thomas Schippers en 1959, dans les deux cas en italien. Et elle a enfin été gravée en français pour Opera Rara. Je n'ai pas été très convaincu, ni par le livret, ni par la musique, assez peu marquante à mon gré (ni drame intense, ni belles mélodies). Très en deçà de la Favorite ou des Martyrs, clairement.

Meyerbeer, Le Prophète (Deutsche Oper de Berlin)
→  Parmi les 6 opéras français (dont 5 majeurs, dont 4 grands opéras à la française), Le Prophète a survécu pour sa pompe avec la fameuse Marche du Sacre très à la mode dans la première moitié du XXe siècle et souvent gravée, mais c'est aussi et surtout une œuvre aux grandes qualités esthétiques et musicales.
→ Comme pour Les Huguenots et L'Africaine, Eugène Scribe y propose une critique radicale du clergé, voire de la religion en général, et présente les fanatiques comme des destructeurs effrayants, tout traitant ses héros avec une certaine distance ironique – Raoul de Nangis comm Jean de Leyde ont leur naïvetés, voire leurs ridicules. L'armature implacable du grand drame y assure aussi bien un spectacle à peu près sans exemple – paysages pastoraux, armées, étangs gelés, grand sacre dans la cathédrale, incendie urbain généralisé… – qu'une tension dramatique qui s'étage sur plusieurs niveaux et s'augmente sans jamais se relâcher.
Musicalement, l'œuvre n'a pas le naturel mélodique de Robert, des Huguenots ou de Dinorah, mais le soin apporté à l'orchestration y est tout particulier (beaucoup de solos instrumentaux, pas forcément brillants ou ostentatoires, y viennent apporter des touches de couleur). De surcroît, les exigences vocales y sont spectaculaires, dans un genre plus sonore et dramatique que virtuose (on y est plus proche du dernier Verdi, là où les précédents sentaient encore, vocalement, le lien avec Rossini et Donizetti) : une œuvre qui n'est pas sa plus délicate, et pourtant d'une prégnance assez hors du commun.
→ Par ailleurs, les artistes réunis à Berlin (Mazzola et Kunde, notamment) sont des spécialistes de cette musique et de cet esprit. Les représentations ont lieu en ce moment, et c'est manifestement un franc succès.

Meyerbeer, L'Africaine (Frankfurt-am-Main)
→ Meyerbeer a longuement élaboré L'Africaine, mais est mort d'avoir pu proposer ses habituelles retouches d'après les premières représentations. Cela se sent, il manque quelque chose de naturel dans les différentes éditions entendues. Par ailleurs, peu de mélodies marquantes, pas vraiment de distanciation ni d'humour, une orchestration personnelle mais plus opaque… je trouve qu'on ne renoue pas avec l'équilibre idéal de ses quatre autres grandes œuvres françaises.
→ Pour autant, le livret, encore une collaboration de Scribe, travaille toujours sur ces hésitations morales impossibles, sur ces affrontements entre les mondes, entre les fanatismes – mais de façon un peu plus rigide, et en tout cas moins divertissante. On peut cependant y entendre de très belles pièces musicales, pas aussi bien articulées entre elles que de coutume… bien qu'il y ait finalement pas mal de bandes et de disques, on attend toujours une production à la fois luxueuse techniquement et adéquate sur le plan du style et du français pour lui redonner sans ambiguïté la possibilité de convaincre.

Auber
, Fra Diavolo (Palerme)
→ Un opéra comique atypique et charmant, où un brigand célèbre apparaît comme personnage galant et romantique, une sorte de zorro locksleÿsant. Quantité de comique de caractère (les touristes anglais, les sbires gauches) et de situation (tout le monde est déguisé, caché plus ou moins adroitement), sur une musique assez simple et légère, mais pas aux effets sûrs.
→ On le joue quelquefois en italien en Italie, je n'ai pas vérifié ici.
Déjà présenté sur CSS. D'Auber, j'attends désormais surtout une reprise de son plus haut chef-d'œuvre (de très loin), Les Diamants de la Couronne.



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Grand escalier de l'Opéra de Tours, où Jean-Yves Ossonce propose, au fil des saisons, une des offres les régulièrement plus originales au monde en matière de redécouverte du répertoire français… malgré une suvention sans commune mesure avec les grandes scènes oisives.



Verdi, Jérusalem (Parme)
Verdi, Les Vêpres siciliennes (Londres, Frankfurt-am-Main, Munich, Würzburg)
→ Les deux premiers Verdi composés pour Paris (le troisième étant bien sûr Don Carlos) sont joués cette saison.
Jérusalem est une refonte de son quatrième opéra, I Lombardi alla Prima Crociata (juste après Nabucco : d'un style encore redevable au belcanto, même s'il est déjà ailleurs), avec beaucoup de nouveaux éléments, une mise en avant de récitatifs très bien écrits et un bon livret (de Royer & Vaëz, ceux de la Favorite de Donizetti) à rebondissements multiples. Verdi n'aimait pas écrire pour Paris, mais peu le faisaient aussi bien que lui. Il n'y a pas beaucoup de tubes dans la partition – les grands ensembles à la fin du I avec les imprécations de Roger, la cabalette « Quelle ivresse » d'Hélène, le chant de guerre des croisés, peut-être le grand air de Roger… mais ce sont surtout les situations dramatiques, l'enchaînement des récitatifs et des ensembles, qui convainquent, comme un grand tout dramatico-musical très cohérent et abouti.
→ Les Vêpres (avec des portions du livret du Dom Sébastien avorté de Donizetti, récupéré par Scribe) ont les mêmes qualités organiques d'enchaînement entre récitatifs, numéros, ensembles, finals, mais à un niveau de maîtrise carrément meyerbeerien, et cette fois avec la qualité mélodique propre à Verdi… l'œuvre déborde de mélodies bien prosodiées, dont le sens claque et dont la musique s'imprègne immédiatement. Un de ses plus hauts chefs-d'œuvre, qui semble avoir repris racine en Europe depuis une quinzaine d'années.

Gounod, Cinq-Mars (Leipzig)
→ Ressuscité récemment par Bru Zane, l'un des fleurons de tout Gounod, dont il faut absolument entendre l'acte II (qui débute par « Nuit resplendissante » et se clôt par un grand ensemble irrésistible de conspiration patriotique). Le voici repris, en version scénique.

Gounod
, Philémon et Baucis (Tours)
→ Pas exactement trépidant dramatiquement, pas non plus le meilleur Gounod sur le plan musical, c'est néanmoins une belle partition, presque jamais donnée. Encore une contribution particulière de Tours au répertoire français, que peu d'autres maisons font à cette régularité, et avec ce soin de chanteurs adéquats !

Gounod, Le Tribut de Zamora (Radio de Munich)
→ Voilà le grand inédit attendu pour l'anniversaire Gounod !  Hélas, cette année, Munich ne se déplace pas à Versailles (ni à Vienne, comme pour Cinq-Mars), il faudra voyager ou se contenter de la bande et du disque. Je n'ai pas lu toute la partition, mais ce m'avait paru du bon Gounod, sur un sujet bien dramatique. On n'en a jamais eu qu'une méchante bande piano-chant très mal captée (et publiée seulement chez des pirates), je crois bien. En tout cas aucun enregistrement officiel écoutable, très clairement. Grand événement, il s'agit du dernier grand Gounod jamais redonné.



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Le Musical Arts Center de Bloomington, dans l'Indiana, où L'Étoile est prévue – et son caractéristique dégradé de balcons latéraux.



Chabrier
, L'Étoile à Bloomington (Indiana)
→ Cette petite merveille est revenue en cour depuis la fin du XXe siècle, depuis redonnée de loin en loin. Il s'agit d'un opéra-comique aux effets extrêmement soignés, aux ensembles très caractérisés (Quatuor des représentants de commerce, Trio de l'Enlèvement, Quatuor des Baisers, Couplets & Chœurs de la Noyade…), farci de sous-entendus égrillards. Je me figure que ce pourraît susciter l'adhésion d'un public adolescent un peu éveillé – la façon detout y suggérer assez clairement l'air de rien n'est pas sans charmes.
→ Outre le (très bon) disque de Gardiner et quelques bandes diversement accessibles de la RTF, il existe une captation vidéo de la mise en scène de Pelly à Bruxelles, remarquablement distribuée (d'Oustrac, Mortagne, Guilmette, Varnier, Boulianne, Piolino…), diffusée à l'époque en haute qualité sur CultureBox (et France 2 ?). Cela doit se retrouver aisément (peut-être même paru en DVD, je ne suis pas les sorties), et mettait en valeur toute la fantaisie (et les pointes de mélancolie) de ce leste livret.

Massenet, Cléopâtre (Saint-Pétersbourg)
→ Le dernier opéra de Massenet, à une époque où, à partir du Jongleur de Notre-Dame, sa veine mélodique et son invention de mondes (quel lien entre les profils sonores de Werther, Esclarmonde, Thaïs, Cendrillon ou Grisélidis, créés sur une dizaine d'années ?) s'étiole un peu dans du drame plus sec (Chérubin, Ariane, Thérèse, Don Quichotte, Roma, quels que soient leurs moments de grâce –  pour Quichotte en particulier – reviennent tous à du théâtre romantique un peu hiératique). Il y a pourtant de la variété dans Cléopâtre, mais la déclamation et la veine mélodique restent un peu sévères. Au demeurant une jolie partition, rarement donnée.
→ Des Massenet qu'on ne donne jamais, je voudrais surtout voir Grisélidis (là, le récitatif est savoureux !), la féerie sonore étrange d'Amadis, notamment dans son Prologue en mélodrame (pas du tout du figuralisme, ni vraiment debussyste, vraiment un monde singulier), ou bien les archaïsmes jubilatoires de Panurge.

Saint-Saëns
, Ascanio (Genève)
→ Inspiré du roman homonyme d'Alexandre Dumas et de la pièce qui en a été tirée par Paul Meurice (collaborateur de Dumas sur le roman), le livret de Louis Gallet se penche sur l'histoire de Benvenuto Cellini et de son apprenti Ascanio – en transfigurant le personnage peu sympathique, dont les mémoires étaient disponibles en français depuis 1822, en protecteur paternel.
→ Je ne sache pas qu'on dispose d'enregistrements couramment disponibles. Les rares extraits donnés en concert au fil du XXe siècle sont de nature légère, mais ce ne doit pas être le seul aspect, pour un opéra en cinq actes donné à l'Opéra de Paris – en 1890.



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Treppenhalle de l'Opéra de Graz, où vos pieds glisseront sur des lys si vous allez entendre l'Ariane de Dukas et Maeterlinck.



Dukas, Ariane et Barbe-Bleue (Graz)
→ Maeterlinck écrit ce texte spécifiquement pour être mis en musique… Il vise au départ la collaboration de Grieg, qui finit par se rétracter. Il y joue avec lui-même en donnant les noms de ses anciennes héroïnes aux femmes captivers de Barbe-Bleue (et Dukas fait même une jolie citation du motif de Mélisande lorsque celle-ci se présente).
→ Musique à la voix d'ampleur postwagnérienne et aux irisations très françaises, j'en ai touché un mot lors d'un précédent concert, salle Pleyel.
→ [Une vidéo, mise en scène Olivier Py.]

Martinů, Ariane à Düsseldorf et Moscou (au Stanislavski).
→ L'opéra est écrit en 1958, en guise de pause pendant la conception du plus sombre The Greek Passion (il est créé la même année, en 1961).
→ Il est écrit en langue française dès l'origine (quoique créé à Brno) et se fonde, comme Juliette ou la Clef des Songes (son chef-d'œuvre lyrique) sur Le Voyage de Thésée de Georges Neveux, une version surréaliste et psychanalysante du mythe du Minotaure : Thésée, en tuant son doppelgänger Minotaure, tue aussi une part de lui-même et son amour pour Ariane (qui semble de toute façon plutôt amoureuse du Minotaure). L'opéra s'achève sur la plainte d'Ariane.
→ La veine musicale en est très archaïsante, néo-baroque par certains aspects (dans l'introduction instrumentale, on entend les rythmes de la Toccata initiale de L'Orfeo de Monteverdi), néo-grec en d'autres instances (monodies de flûte et percussion, chœurs a cappella sur des tétracordes), et même quelquefois du diatonisme quasiment grégorien, tout en passant par du récitatif romantique ou de grands aplats lyriques de cordes homophoniques… Et le monologue final de l'abandon vraiment de ce postromantisme français mêlé de néoclassicisme. Malgré ces influences disparates, le résultat reste très séduisant.
→ Ces bizarreries s'expliquent par le projet : l'opéra ne dure que 45 minutes, la création s'est déroulée comme un programme à thème, incluant le fameux lamento de Monteverdi (seul vestige de l'opéra composé) et le mélodrame de Jiří Antonín Benda (sans doute le plus célèbre mélodrame du XVIIIe siècle).
→ [Son.]



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Pour finir, toute la sobriété authentique du Teatro Massimo de Palerme accueille la légèreté un peu plus attestée de Fra Diavolo.



Pas énormément de diversité de titres, donc, et c'est en particulier décevant pour le vingtième siècle, que ce soit chez les postwagnériens, les postdebussystes, les néoclassiques, les poulenquiens ou les landowskisants : beaucoup de bijoux à programmer qui seraient au goût du public.
Certes, pour cela, encore faudrait-il que les maisons des pays francophones programment des ouvrages patrimoniaux, ce qui n'est pas vraiment le cas cette saison – ce n'est pas tout le temps vrai, les deux dernières furent plutôt fastes, et pas seulement en France.

En revanche, du côté du grand opéra à la française, des œuvres historiquement importantes sont redonnées (Ali Baba de Cherubini, les Meyerbeer, les Verdi…), voire des quasi-inédits de compositeurs majeurs comme Nisida, Zamora ou Ascanio.

Ce que ça valait ?  Réponse à la fin de la saison !

mercredi 25 octobre 2017

Pour accompagner Don Carlos intégral


Les représentations de Don Carlos ont débuté à Paris, et je n'ai toujours pas mentionné les deux notules correspondantes.

● Un petit tour des évolutions de la partition. Celle qu'on joue présentement à la Bastille est la version des répétitions de 1866, avant coupures (dont les Bûcherons avant les Chasseurs au tout début, et le grand ensemble de Déploration sur le corps de Posa), et avant l'introduction du ballet – dommage, alors que la maison a des danseurs payés au mois qu'elle pourrait tout à fait mandater… Mais il est vrai que l'ensemble est déjà fort long – qui peut être à 18h installé sur son siège sans poser une demi-journée, lorsque c'est seulement possible ? En tout cas, c'est un état authentique de la partition.
[Je précise que je n'y vais que ce soir, et que je me repose sur des informations de spectateurs que je n'ai pas encore pu vérifier moi-même.]

● Un autre opéra, jamais remonté depuis des lustres, traite du même sujet, mais dans son miroir des Flandres, non plus dans les coursives du pouvoir, mais là où l'oppression se joue. Patrie ! de Paladilhe est aussi un grand opéra à la française, très spectaculaire et exalté, recelant de nombreuses mélodies prégnantes, de grands ensembles originaux, quantité de situations puissantes. Quelques extraits (maison, de médiocre qualité) placés dans la notule permettent de se mettre en appétit.

lundi 19 juin 2017

Les Tubes de Jacques Fromental HALÉVY


Les musicologues ont aujourd'hui établi avec assez de précision le détail du métabolisme d'Halévy. Retour sur un aspect essentiel de la vie musicale du XIXe siècle.

Pardon.

Halévy n'avait pas, comme Meyerbeer, la fulgurance d'orchestrations, d'alliages, d'enchaînements inédits, la hauteur de vue sur la construction dramatique. C'est en revanche un compositeur très talentueux, au solide métier, suffisant pour créer un tube quand il le veut.

Ses opéras n'atteignent pas les enchaînements incroyables des meilleurs moments de Meyerbeer – les ensembles enchâssés dans le III de Robert, les I, IV et V des Huguenots, le I et le II de Dinorah… Mais Halévy se garantit le succès, outre par la qualité lui aussi de sa prosodie et de sa tenue musicale, par sa capacité à lancer tout à coup des airs qui sont instantanément gravés dans l'oreille.

Petites démonstrations (très superficielles, et forcément fragmentaires, je laisse par exemple de côté La Magicienne et Noé, pourtant des œuvres estimables – voire enthousiasmante pour la seconde).



juive



Tout le monde a dans l'oreille La Juive (1835), qui a ses fulgurances dans les ensembles, mais qu'on ne remonterait peut-être pas sans son air-phare, « Rachel, quand du Seigneur » – étrangement, on ne joue presque jamais la cabalette sur scène, encore moins avec sa reprise, alors qu'elle sort du même tonnel ! [Supposément parce qu'elle est inchantable – certes, aiguë, avec un centre de gravité vraiment haut pour un ténor dramatique, mais rien d'insurmontable non plus, Florestan est plus tendu encore…]

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« Rachel, quand du Seigneur »
acte IV de La Juive,
(Léon Escalaïs
)

L'œuvre est suffisamment prisée pour inaugurer le Palais Garnier en 1875, 40 ans après sa création.



charles vi




Opéra intrinsèquement probablement plus faible, moins soigné dans ses ensembles, Charles VI (1843), où une paysanne d'arcomorphe protège la France, se sauve par une chanson patriotique extrêmement prégnante – Halévy en était conscient, il l'utilise à plusieurs reprises dans l'ouvrage, dès l'acte I, et en ensemble final à l'acte V.

[[]]
« La France a l'horreur du servage » / « Guerre aux tyrans »
(le tube commence à 2'45)
acte I de Charles VI,
(Mathieu Lécroart en Raymond, puis Bruno Comparetti en Dauphin)


Simple mélodie très conjointe (notes qui se suivent), sans altérations, et pourtant unique, marquante dès la première audition. Elle est d'ailleurs utilisée par degrés dans toutes la scène : chanson du baryton, écho du chœur, reprise plus haute du ténor-Dauphin, puis chœur d'affrontement où elle domine à nouveau.



reine chypre



Pour La Reine de Chypre (1841), c'est encore mieux : l'acte V est un acte patriotique (la rébellion du royaume de Chypre gouverné par un français contre la mainmise politique de Venise), d'où sourdent plusieurs très belles mélodies, et en particulier ce non-duo d'amour. [Catarina Cornaro a dû épouser un autre homme à qui elle est fidèle et Gérard de Coucy s'est fait moine.]

[[]]
« Malgré la foi suprême »
(le tube commence à 1'10)
acte V de La Reine de Chypre,
(Sébastien Droy puis Véronique Gens,
Orchestre de Chambre de Paris, Hervé Niquet)


Là aussi, instantanément, on ne l'a jamais entendu, mais Halévy le répète sous plusieurs formes (variant les accompagnements, les personnages, le reprenant en duo et avec des lignes alternatives…) et on ressort de la salle en l'ayant toujours dans l'oreille, sans aucun effort.

À part un très bref emprunt mineur, la mélodie est comme pour les précédents très peu accidentée, des bouts de gamme quasiment, des appuis harmoniques simples, pas d'altérations accidentelles.

Sur un petit balancement adéquat de barcarolle (l'ombre portée de Venise est partout), un autre très beau moment mélodique.

Ce n'est peut-être pas un immense compositeur dans l'absolu, mais avec ce métier-là, on peut faire un grand compositeur d'opéra comme il le fut !



reine chypre



Annexe :

[[]]
« Sigurd va mourir ! »
(le thème commence à 0'30)
second duo (dans le même acte !) Hilda-Brunehild,
acte IV de Sigurd d'Ernest Reyer,
(moi)

Si nécessaire, vous trouverez le texte ici.

[Si vous le pouvez, passez outre la qualité de réalisation (on peut difficilement considérer que c'est chanté, pour commencer…), j'ai fait ça il y a une dizaine d'années et je ne retrouve pas les bandes plus récentes un peu plus soignées. De toute façon, il n'y a pas grand choix : ce duo est coupé dans toutes les versions données de Sigurd à ce jour (j'en ai attrapé une demi-douzaine).]

L'œuvre a un demi-siècle de plus que La Reine de Chypre, mais en entendant tout récemment la remise au théâtre de la pièce d'Halévy, j'ai été frappé par la parenté, aussi bien dans le procédé (le thème simple et prégnant, l'addition de trémolos de violons en doublure de la reprise de la soprane) que dans la structure, avec la répétition espacée du thème, entrecoupé par des échanges dramatiques de forme libre. Chez Reyer, après deux énonciations successives dans le duo, ce thème (attaché au regret du monde céleste) revient à la clarinette alors que Brunehild est en train de mourir de la mort de Sigurd.

[Dans les versions usuelles (si le mot peut être approprié pour Sigurd !), ce motif apparaît juste après la coupure, donc privé de son sens.]

Manifestement, la manière d'Halévy n'a pas été sans partisans. (On rappelle souvent que Wagner a loué la qualité de l'ouvrage, mais il en a aussi été le transcripteur pour la première réduction piano-chant, chez l'éditeur Maurice Schlesinger.)



J'attends avec beaucoup de curiosité ma lecture prochaine de La Dame de Pique et du Juif errant du même auteur… J'essaierai de faire quelque chose de plus joli que pour Sigurd si je trouve de jolis moments ou de vrais tubes.

mercredi 16 novembre 2016

Les Contes d'Hoffmann – Lorsqu'on joue Choudens aujourd'hui


Après les avoir vus sur scène hier dans une version supposément Choudens (production Carsen à Bastille), je reviens sur les questions d'édition déjà amplement évoquées dans ces pages (voir ici ou ).


La réelle édition jouée

J'ai lu beaucoup de mal de l'édition Choudens (l'édition arrangée couramment utilisée, assez incohérente et très discontinue) utilisée pour cette production. Mais ce n'est en réalité pas tout à fait le cas, et comme pour tant de représentations actuelles des Contes, chacun fait un peu son marché.

¶ Les actes sont remis dans l'ordre d'origine (acte d'Antonia en deuxième partie, acte de Venise en troisième), mais c'est une rectification qui est devenue assez habituelle (et elle ne coûte rien éditorialement, pas de nouveau matériel d'orchestre, pas de droits supplémentaires…). Elle me paraît cela dit assez peu fondamentale : la logique est que Hoffmann vieillissant et désabusé vient se repaître de courtisanes sans scrupules, mais on pourrait très bien y voir une initiation de jeunesse, avant les amours plus sérieuses. Le problème reste en effet que Niklausse fait référence aux amours passées, et que le livret semble se contredire lui-même dans l'ordre Choudens.

La chanson de Niklausse dans l'acte de la Poupée (« Une poupée aux yeux d'émail ») est remplacée par une trouvaille plus récente (Oeser 1976, je crois) « Voyez-la sous son éventail », plus sombre, qui semble s'imposer progressivement sur les scènes – je le trouve relativement peu inspiré pour ma part, alors que l'autre, plus primesautier, a au moins pour lui une certaine séduction mélodique.
Les deux sont authentiques, il s'agit simplement de versions alternatives, comme il y en a énormément dans ces Contes (on dispose d'au moins cinq fins différentes pour l'acte de Venise !).

¶ Comme dans à peu près toutes les représentations de l'édition Choudens, on a ajouté « Vois sous l'archet frémissant », à la fois un grand air pour Niklausse et un morceau réellement prégnant, qui n'est quasiment jamais omis. C'est pourtant un numéro révélé par Fritz Oeser.

¶ L'apothéose finale exhumée par Oeser est ajoutée – ce qui évite le final désespéré et aviné, reprenant les thèmes du début (certes une boucle, mais pas passionnant musicalement et inachevé dramatiquement). C'est un véritable bijou qui tend là aussi à s'imposer, mais qui est tout sauf systématique sur les scènes aujourd'hui encore.

L'acte de Venise en revanche reste un champ de ruines : il se réduit à très peu de chose, l'action y paraît précipitée, les sections mal reliées. Seul reste intéressant de Choudens, le Septuor apocryphe composé par Raoul Gunsbourg (directeur de l'Opéra de Monte-Carlo, et lui-même compositeur d'opéras intéressants).

Assez symptomatique des éditions mêlées qui courent un peu partout aujourd'hui, et d'une certaine norme de représentation – non-musicologique, mais plus opérante que l'édition Choudens traditionnelle, ce qui n'est déjà pas si mal.


Logique de composition

Je n'y avais pas prêté attention sous cet angle, mais la citation du thème du trio avec le spectre de la Mère, au début de l'acte d'Antonia, est l'indication de ce que les numéros ont dû être composés avant les récitatifs – et en tout cas que la composition ne s'est pas déroulée dans l'ordre chronologique de représentation.

La genèse de l'œuvre est documentée par de multiples chercheurs (voir… ici ou ), mais ce genre de détail rend curieux de la façon plus générale dont un compositeur conçoit l'économie de son œuvre. Comme un flux, ou comme des « numéros » reliés par des ponts, et bien sûr souvent un entrelacement de plusieurs attitudes – des urgences qu'il faut écrire tout de suite, d'autres endroits écrits de façon plus continue, etc. [Et sans logiciel de composition, ça veut dire alors écrire des sections gratuites, spécialement prévues pour moduler vers le ton nécessaire ou devoir éventuellement tout retransposer à la fin – ce qui m'a toujours paru tellement décourageant.]

Impressionné, autrement, par la densité de l'œuvre : livret spirituel, avec de belles saillies, action très vive (et les entrées, du fait notamment de l'évolution des deux voyageurs, ne sont pas trop pauvres psychologiquements), et musique dont la veine mélodique se renouvelle à l'infini, assise de surcroît sur une écriture harmonique qui n'est pas indigente. Tout cela se suit avec tellement de facilité, sans les nécessités d'initiation (ou de glottophilie) d'autres opéras, même de grande qualité…

mercredi 9 mars 2016

Découvertes – les manuscrits originaux des Troyens et des Contes d'Hoffmann retrouvés


En l'espace de quelques jours, deux annonces importantes dans la philologie de l'opéra romantique français. 

Jean-Christophe Keck, qui a déjà produit une édition très complète, recensant toutes les variantes légitimes des Contes d'Hoffmann d'Offenbach (ce qui permet des choix très différents, de l'opéra comique au grand opéra, différents numéros alternatifs, différents choix d'intrigue, en particulier à l'acte de Venise où les morts et les façons de la donner diffèrent du tout au tout…), vient de découvrir, avec l'aide de la famille Offenbach, le dernier chaînon manquant de l'état le plus ancien de la partition.

Offenbach a laissé, avant de mourir, une partition chant-piano de sa main, complète à l'exception de l'épilogue, parcellaire. Ernest Guiraud, à la demande d'Auguste Offenbach (le fils), a dû orchestrer la partition et remplir les manques de l'épilogue ; c'est également lui qui fut chargé d'écrire les récitatifs pour la diffusion européenne de l'œuvre (les dialogues parlés n'ayant pas cours dans certains pays importateurs).

Mais le matériel d'orchestre brûle en 1887 avec l'Opéra-Comique, et le manuscrit chant-piano fut démembré, éparpillé à travers le monde. L'absence de version originale définie autorise un très grand nombre de retouches et de fantaisies sur la partition ; dès la création, Carvalho, le directeur de la maison, avait coupé l'acte de Venise, rétabli par Albert Carré seulement en 1911, et la série se poursuit avec l'ordre des actes, l'addition de numéros apocryphes, les versions très disparates du Prologue et de l'Épilogue, les innombrables fins alternatives de l'acte de Venise…
Les spécialistes ont grandement peiné à retrouver la trace de cet original, reconstituant alors les parties incertaines ou manquantes à partir des éditions postérieures les plus fiables possibles. Au fil du temps, et après les tâtonnements de diverses éditions fondées sur des découvertes partielles, l'équilibre de l'œuvre se dessine mieux, en particulier grâce à l'édition Keck, qui contient toutes les alternatives et permet en quelque sorte de programmer des Contes à la fois à la carte et les plus respectueux possibles de la volonté d'Offenbach.

L'acte III (la courtisane vénitienne) est conservée dans les archives de la famille ; l'acte II (la cantatrice) et la dernière tentative de reconstitution de l'épilogue par Ernest Guiraud (qui a dû orchestrer toute la partition et remplir quelques manques, en particuler dans cet épilogue) se trouvent à la Bibliothèque Nationale de France ; cette dernière découverte (dont la localisation n'a pas été dévoilée) révèle ainsi le premier état du Prologue et de l'acte I (la poupée).

Jean-Christophe Keck promet, en conséquence, une nouvelle édition, encore plus informée que les précédente.

Sur l'histoire des représentations, l'existence et le contenu des diverses éditions et états de la partition, vous pouvez consulter cette notule rédigée à l'occasion de la création de la version grand opéra de l'édition Keck (2012) : Les Contes d'Hoffmann – La nouvelle (nouvelle) édition Keck. Avec, en bonus, un petit extrait de la version opéra-comique de son édition telle que créée en 2003 (Minkowski).



¶ De façon similaire, la Bibliothèque Nationale de France vient de préempter l'autographe piano-chant des Troyens de Berlioz. La maison Sotheby's l'a proposé en priorité, comme c'est l'usage, aux institutions potentiellement intéressées – et c'était en l'occurrence inespéré, puisqu'on croyait ce document irrémédiablement perdu !

On ne disposait à ce jour que de la version éditée par Choudens, simplifiée et coupée. De plus, s'agissant d'une réduction écrite en 1859, elle contient bel et bien l'état final de la partition (la version orchestrale ayant été composée de 1856 à 1858). Elle comporte en outre énormément d'indications scéniques, de précisions d'orchestration, de consignes pour l'emplacement ou le jeu des instruments.

troyens autographe
Extrait du manuscrit. (© Victor Tribot Laspière)

Pour fêter l'événement, la BNF donne un concert (privé, inutile de vous y présenter, sauf à mon bras) : un peu frustrant d'être tenu à l'écart, forcément, mais dans un lieu aussi exigu pour un tel événement, on suppose bien que les quelques invitations remplissent déjà la salle.

Heureusement, France Musique radiodiffusera ce concert en direct (France Mu dit le 29 mars, la BNF le 31…). Avec la participation de Karine Deshayes et du chœur Aedes.

mercredi 3 février 2016

Benjamin GODARD – Dante : la pastorale des étudiants infernaux


1. Nouveaux horizons

Une nouvelle première mondiale par Bru Zane, et donc impatiemment attendue, qui sera prochainement publiée au disque. Dans l'attente, vous pouvez voir la vidéo du concert munichois de dimanche (achevé, lui) sur le site de la Radio Bavaroise.

Le sujet ne pouvait que rendre curieux ; le nom de Godard un peu moins, après lecture des partitions de Jocelyn et de La Vivandière, assez couramment trouvables dans les fonds de partitions anciennes. Des œuvres bien faites, mais sans grand relief musical, tout coule doucement, avec de jolies mélodies pas trop marquantes sur des harmonies qui, sans être pauvres ou maladroites, ne cherchent pas l'originalité. Disons qu'à tout prendre, j'aime mieux me lire ou m'écouter un Gounod ou un Thomas, plus inventifs, plus sensibles à la spécificité de ce qu'ils mettent en musique.
J'avais commenté ici la parution discographique des quatuors, plus intéressants, sans constituer non plus des révélations majeures. On pouvait espérer que, comme pour Victorin de Joncières, Godard s'adapte à la forme musicale choisie ou, dans le pire des cas, que  comme pour Félicien David, on finirait pas trouver une œuvre (Christophe Colomb, Herculanum…) qui échappe à la ces habitudes un peu lisses.

Ce n'est pas vraiment le cas, mais considérant que l'exhumation d'opéras de langue français est un peu la marotte de CSS, je peux difficilement ne pas en toucher un mot.



2. Alighieri réinventé

Le livret présente l'Enfer et le Paradis uniquement à l'acte III, au cours d'un rêve prémonitoire de Dante, endormi aux champs sur la tombe de Virgile célébré par les Écoliers. Si, si.
L'acte dédié à la Divine Comédie s'ouvre, donc,  sur une tarentelle de « groupes divers de pasteurs et de femmes portant des gerbes de blé », qui s'affairent autour du tombeau de Virgile ainsi invoqué :
Mais le temps, plein de toi, ne peut être oublié
Et ton œuvre est notre Évangile.
Dans un commun amour scellant notre amitié
Nous restons frères en Virgile !
Le reste ne vaut pas mieux : Dante est un pacifiste prêt à combattre pour Béatrice (tentative d'intégrer ses amitiés gibelines à la trame), à qui il conte fleurette dans un coin de boudoir (tandis que la suivante de sa dame soupire aussi après lui), en est séparé par un futur mari cornu, et vient tranquillement au couvent recevoir ses déclarations d'amour avant qu'elle ne meure dans ses bras (on ne sait trop pourquoi, d'ailleurs, si ce n'est que c'est la fin de l'opéra).
Bref, comme dans le pire des livrets de seria, on aurait pu remplacer son nom par celui de n'importe quel héros à la mode, et en tout cas certainement pas d'un poète – car, à l'exception de la courte fréquentation de Virgile au III et de la promesse d'immortaliser Béatrice à la fin, on ne voit pas bien ce qu'il aurait de distinctif.

Le tout dans une langue bien plate, ressassant des situations depuis longtemps démonétisées en 1890, comme si le projet était de reproduire la richesse des tableaux de Faust en l'appliquant à une autre figure littéraire. Le prisme biographique pour atteindre l'objectif n'était, à tout le moins, pas très passionnant.

Mes deux voisins se sont littéralement tenus les côtes pendant tout le premier quart d'heure de l'acte III. J'aurais aimé les en blâmer, mais voir l'ombre de Virgile, traité en Jésus au milieu de danses italiennes exécutées parmi les moutons par des bacheliers mélancoliques, a rendu ma propre stupeur impuissante à s'indigner.
Après ce spectacle, lorsque Virgile paraît, il éprouve évidemment quelque difficulté à imposer sa majesté. Il en va de même pour l'inévitable Lasciate ogni speranza, limité à une interrogation rhétorique de Dante au sein de son rêve : « Faut-il laisser toute espérance ? », qu'on laisserait presque passer inaperçue, tant la valeur n'en est pas du tout équivalente à l'allégorie initiale.

On voit bien pourquoi l'œuvre, souffrant de surcroît de conditions de création défavorables (acte III joué rideau fermé, chœurs pas la hauteur…), était destinée à choir, du moins dans une musique propre à transfigurer cet épais gloubi-boulga particulièrement peu sapide.

Pourtant, Édouard Blau (Alfred, celui de Sigurd et d'Esclarmonde, est son cousin) n'est pas toujours médiocre : au moins aussi exécrable pour Le Cid, mais tout à fait valable pour Le roi d'Ys et bien sûr Werther.



3. Composer sans Wagner

La musique vaut mieux que le livret, mais ce n'est pas non plus une révélation fulgurante.

Godard n'écrit pas de formes fermées (mais en 1890, c'est bien le moins !), assez peu de moments ressemblent à des airs (le lamento de Béatrice y arrive assez bien, le reste est vraiment intégré, n'appelle pas l'isolement ni les applaudissements), et même pas de Prélude, le chœur des Florentins (Guelfes et Gibelins) fait très rapidement son entrée ; pour autant sa musique ne tire pas le meilleur parti de cette souplesse structurelle.

La musique de Godard, de simples mélodies assez peu dansantes (on pourrait comparer ça à du Gounod sans l'évidence mélodique et le sens de la modulation, à du Thomas sans la qualité de la déclamation et du rythme), s'orchestre à coups de grosses doublures de trompettes ou de trombones-tuba, unissons et homophonies (écriture en accord, tout le monde sur le même rythme) y sont la norme – il ne faut pas en attendre de beaux contrechants dans les parties intermédiaires.

godard_dante_partition_iii.png

Il aimait à se vanter, nous dit Bruneau, de ne jamais avoir ouvert une partition de « ce bon monsieur Wagner », et cela s'entend : sans réclamer de lui un wagnérisme hors de propos, il aurait au moins pu s'instruire auprès des partitions de Meyerbeer, car l'œuvre semble alterner les contrastes sans réelle nécessité. Je me suis demandé, par exemple, au début de l'acte II, si les solos de bois servaient une métaphore renaissante ou « romaine », mais il semble, en réalité, qu'ils interviennent de façon assez arbitraires, comme de jolis moyens de renouveler les couleurs, sans lien direct avec les affects et les situations. Cette gratuité se révèle au bout du compte un peu frustrante.

Dans l'acte du rêve infernal, on est frappé par la disproportion du sujet par rapport aux moyens convoqués, de timides marches harmoniques (le même motif repris en montant un palier de la gamme), de simples cors en syncope pour l'apparition de Virgile (comme dans une reprise de thème chez Tchaïkovski, pas exactement la pointe de l'inédit) et même un thème qui s'apparente au trio « Marsch ! Marsch ! Marsch ! Trollt euch fort ! » de l'Enlèvement au Sérail. Pourtant, les figuralismes les plus réussis à l'orchestre évoquent étonnamment ceux utilisés par Rachmaninov dans Francesca da Rimini (1905) ; mais le moins qu'on puisse dire est que la science harmonique et orchestrale ne se compare guère.

L'instrumentation paraît de surcroît assez déséquilibrée vis-à-vis des voix, avec un orchestre très fourni tandis que les chanteurs sont sur des notes faibles de leur tessiture – je me demande d'ailleurs comment tout ce monde pouvait tenir dans la fosse de Favart, sauf à alléger sérieusement l'effectif des cordes et à déséquilibrer encore davantage l'ensemble.

Sa grande audace doit être l'utilisation du Dies iræ pour annoncer la mort de Béatrice.

Ce n'est pas que l'œuvre n'ait pas ses bons moments, comme l'affrontement entre la suivante (mollement) éprise et le (futur) mari très jaloux, qui évoque (en beaucoup moins marquant) celui de Leyla et Zurga dans les Pêcheurs de perles, le charmant solo de hautbois au début de l'acte IV, l'air d'adieu de Béatrice dépourvu de virtuosité (pas étonnant que la créatrice l'ait refusé), très beau, le duo étrangement léger de la dernière rencontre entre les amants… Mais tout cela reste de l'ordre du plaisant, pas vraiment de la grande intensité non plus. D'une manière générale, les actes I et II sont vraiment faibles, tandis que les deux derniers (Virgile-enfer-paradis, couvent) contiennent un certain nombre de sujets de satisfaction.



4. Pourquoi Dante ?

Alexandre Drawicki opère un travail salutaire et assure de nombreux choix clairvoyants (Sémiramis de Catel, La mort d'Abel, Cinq-Mars, Le Paradis perdu, Les Barbares…), mais j'avoue que si je m'explique Le Mage de Massenet (pas convaincu, mais il est légitime de vouloir les avoir tous à disposition), je reste assez frustré par des choix comme le cycle Félicien David (même si Colomb et Herculanum sont d'une qualité très inattendue), Dimitri de Joncières ou ce Dante, qui illustrent plutôt l'ordinaire de la composition du XIXe français dans ce qu'elle a d'un peu routinier : des gens qui savent écrire, mais qui ne cherchent pas particulièrement à en faire quelque chose d'un peu personnel.

Une version propre de Sigurd, Salammbô ou Gwendoline, des œuvres lyriques manquantes de grandes figures (Frédégonde de Saint-Saëns, La Légende de saint Christophe de d'Indy, les Pierné, Les Pêcheurs de la Saint-Jean de Widor, de grandes réussites de surcroît), des pièces qui magnifient la forme du grand opéra comme Patrie ! ou La Dame de Monsoreau, raffinés harmoniquement comme Salvayre, Hirchmann, Février, d'Ollone (Le Retour, un sacré bijou), ou qui ont une portée symbolique comme L'Aigle de Nouguès… rien de tout cela ne serait de refus. Pour ne parler que des (post-)postromantiques, car il y a tout autant à faire dans la première moitié du XIXe siècle, où les choix ont jusqu'ici été tous heureux (sauf Les Bayadères de Catel, mais je tenais à les entendre, moi le premier, malgré la partition qui m'avait parue assez peu marquante à la lecture).

Je suppose que c'est une démonstration volontaire de ce qui se faisait, et cela peut se défendre, explorer le fonds réel du répertoire (encore qu'ici, ce soit celui d'un échec) plutôt que les exceptions avant-gardistes retenues par les histoires de la musique. Mais, à l'usage, je trouve que des partitions comme celle-ci restent confinées à un intérêt documentaire, ce qui n'est, vu le public déjà assez restreint de ce répertoire, pas la première des priorités.
Je ne néglige pas la part de subjectivité, bien entendu : un certain nombre de camarades meyerbeero-regeriens (et plus que cela, LULLYstes, pelléasisants…) m'ont confirmé avoir beaucoup apprécié Dimitri de Joncières.



5. Au service de la France

Il faut dire aussi que, contrairement aux habitudes de Bru Zane, l'exécution n'était pas totalement satisfaisante.

L'Orchestre de la Radio de Munich (qui n'est pas celui dit de la Radio Bavaroise) et son directeur musical Ulf Schirmer avaient surpris, l'an passé, par leur justesse stylistique dans Gounod. Les timbres conservent leur étrange crudité (et en particulier cette clarinette solo surpuissante, sans vibrato, incroyablement persuasive et présente), mais en bien moins bonne part cette fois : l'ensemble m'a paru assez lisse, et surtout raide, pas du tout sensible aux souplesses de cette musique qui ne peut pas vivre en s'appuyant sur une structure (tout à fait absente, ce sont des épisodes plus ou moins bien juxtaposés, comme la plupart du temps dans la musique française de l'époque). L'effort de créer un climat n'était pas patent (peut-être moins motivés par cette partition ?).

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Le Chœur de la Radio Bavaroise, lui non plus, n'atteignait pas du tout les mêmes cîmes (beaucoup de visages différents) : absolument inintelligibles là où il s'étaient au contraire distingués par le naturel et la clarté de leur français. Disparue aussi, cette souplesse dans le dégradé mixte du pupitre de ténors ; même les voix féminines, vraiment au-dessus de l'ordinaire des grands chœurs permanents, paraissent un peu moins fraîches.

choeur-radio-bavaroise_femmes.png

Par ailleurs, les autres chanteurs (à l'exception de Véronique Gens bien sûr, d'Andrew Foster-Williams, et dans une moindre mesure d'Edgaras Montvidas) utilisent aussi une phonation à la fois un peu lourde et pas du tout typée française, si bien qu'il est très difficile de suivre le détail de l'action sans livret – j'ai découvert un peu tard l'existence de http://www.bruzanemediabase.com, qui réunit des articles de fond et les livrets des œuvres concernées.

Bru Zane insiste beaucoup sur l'adéquation stylistique et sur le travail de la langue, mais ici, contrairement à ses habitudes, on était non seulement en deçà de ses standards, mais aussi en deçà de ce qui est le minimum souhaitable. S'il faut plisser le front pour suivre ou avoir le nez dans la brochure à acheter ou imprimer à la maison, une partie du projet part en fumée.

C'était pour partie imprévisible, je l'admets : Jean-François Lapointe était méconnaissable. Alors que, même récemment, la voix a toujours été très sonore, parfois dure, même, elle semblait bloquée à l'intérieur, aisément couverte par l'orchestre malgré les harmoniques très denses sollicitées, et le texte impossible à saisir. On aurait dit une technique totalement différente, je ne m'explique pas bien ce qui s'est passé – peut-être une méforme, puisque la bande de Munich, deux jours plus tôt, est meilleure. En tout cas, ce n'était pas un mauvais pari pour la qualité de la langue.

Pour ceux qui s'en sortent bien, Andrew Foster-Williams, malgré une émission très couverte, teintée de [eu], semble devenir toujours meilleur, toujours plus naturel dans sa diction exacte et expressive, malgré une tessiture, encore une fois, trop basse pour sa nature – ce qui a un impact sur son volume sonore, mais pas sur son équilibre vocal qui demeure inchangé, respect.

Je peux m'expliquer aussi le choix d'Edgaras Montvidas, un très rare cas de gain de notoriété internationale en chantant des raretés – Bru Zane doit être fier de l'avoir déniché, et l'utiliser en conséquence. Le français n'est pas parfait, et lui est de toute évidence peu naturel (l'emplacement de la voix n'est pas du tout français), néanmoins il est toujours correctement articulé, et surtout sa voix très particulière se prête bien à des rôles vaillants qui ne doivent pas être bûcheronnés pour autant. La voix, placée en arrière et toujours couverte (il émet tous ses sons avec une sorte d'effort teinté de [eu]) demeure claire et rayonne de façon sonore, en distinguant malgré tout les voyelles de façon nette. La tierce aiguë est même assez impressionnante. Tout cela est probablement lié à un type d'émission très vertical : le son est peut-être produit en arrière, mais monte haut dans les résonateurs crâniens, ce qui ne crée pas du tout l'effet « bloqué » de nombre de ses confrères chez qui l'impédance est si haute que le son ne sort plus (syndromes Wottrich et Behr, que j'aime beaucoup au demeurant).
Cette étrangeté et cet impact sont assez séduisants, je dois dire, même si, dans l'absolu, je voudrais entendre du français plus naturel comme Castronovo l'an passé (et, si possible, gourmand comme chez Vidal).

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Évidemment, au-dessus de tout le monde, plane toujours Véronique Gens, qui combine le timbre molleux, le verbe haut et délicat, une forme d'autorité très particulière qui ne passe pas par l'impact vocal (elle laisse la voix s'amollir et flotter au lieu de chercher les harmoniques dures, mais pas par pis-aller comme beaucoup de collègues, car le soutien est bandé comme un arc et lui permettrait tout à fait d'attraper ces autres couleurs). Elle conserve ce soir-là un brin moins de squillo (éclat trompettant, harmoniques hautes) que d'habitude, sans doute l'effet à la marge de rôles bas et larges qui semblent n'avoir quasiment pas affecté sa technique ni son instrument, immaculés, et elle paie cette technique d'aigus un peu tirés lorsqu'on dépasse le si bémol (donc un ou deux par opéra), mais alors quelle beauté extraordinaire du timbre, à la fois altier et familier, et quel verbe direct, là aussi permis par cette émission souple. C'est pourtant une configuration plus fragile, mais sa régularité dans l'excellence prouve à quel point la chanteuse reste en maîtrise absolue de l'exercice.
Effet très impressionnant, sur « Je vais mourir / Mais dans tes bras », deux pages avant la fin, d'entendre la voix détoner soudain, comme si le soutien se dérobait, puis voir l'actrice jouer l'effondrement, rattrapée par sa suivante. Il s'avère que, si elle n'est pas réellement morte sur scène (simple chute de tension, chacun lui souhaite de prendre soin d'elle et de se rétablir promptement), Véronique Gens entre dans la prestigieuse tradition mythologique des acteurs qui disparaissent avec leur personnage – et ici, dans une synchronisation parfaite, privant simplement Dante de sa dernière promesse (et le public de la fin de l'ouvrage). A posteriori d'autant plus impressionné qu'aucune imperfection, aucune distance n'était audible dans son chant de toute la soirée, jusqu'aux deux dernières notes s'effondrant en même temps que le personnage et qu'elle-même.



Bru Zane sortira cela dans la collection « Opéra Français » chez Singulares, et je ne déconseille évidemment pas l'achat, pour la documentation écrite et sonore, même si ce n'est pas forcément le volume que vous devez acquérir en priorité si d'aventure vous ne disposez pas déjà de tous.

mercredi 30 décembre 2015

Scribe & Meyerbeer : le mystère d'une absence de scandale


robert cloître
Décor du second tableau de l'acte III de Robert le Diable : procession des nonnes damnées (et lubriques), scénographie d'Henri Duponchel et décors de Pierre-Luc-Charles Cicéri pour la création salle Le Peletier en 1831.


1. Point de départ


La question paraît pourtant évidente, mais il se révèle difficile d'y trouver des réponses, même partielles, dans la presse du temps ou les bibliographies spécialisées.

Comment les opéras de Scribe (totalement incontournable à l'Opéra : il fallait lui proposer une collaboration ou à tout le moins lui demander sa bénédiction pour pouvoir être joué, d'où procèdent tant de partenariats avec d'autres librettistes), et en particulier ceux écrits pour Meyerbeer, ont-ils pu connaître cet accueil enthousiaste, manifestement sans mélange

Je ne nie pas leurs qualités exceptionnelles, bien au contraire : on à affaire à des œuvres qui figurent à la fois parmi les plus neuves et audacieuses du temps (dans les sujets aussi bien que dans la musique) et parmi les plus séduisantes pour un vaste public (ambitus vocal, virtuosité, couleur locale, danses, grands effets théâtraux, orchestration colorée et solos, évidence mélodique, motifs populaires, le tout servi sur un rythme dramatique assez effréné). Meyerbeer les mûrissait longuement (il a finalement bien peu produit pendant son long règne parisien, là où d'autres proposaient un à deux opéras par an, ou bien se partageaient avec d'autres genres…), et leur impact n'est pas du tout immérité : leur qualité de finition et leur nouvelle vision de l'art lyrique avaient tout pour modeler le cours de l'histoire de l'opéra dans l'Europe entière.

Néanmoins, cette fois-ci, au lieu d'expliquer les raisons de son succès colossal, qu'on peine à mesurer aujourd'hui (et de son désamour au cours du XXe siècle), j'aimerais poser la question à rebours.

On voit bien tout ce que la musique a de neuf, d'exaltant, d'accessible, de pittoresque ; on voit aussi la nervosité et la variété des trames, assez peu stéréotypées, loin du schéma canonique des amoureux empêchés par le jaloux : Scribe prêtait même attention à ne pas reproduire les mêmes ensembles aux mêmes endroits, ainsi qu'en témoigne sa correspondance avec Auber à qui il refuse un trio soprano-ténor-basse final à cause des similitudes possibles avec Robert.
Cependant, on ne peut s'empêcher de se demander comment, dans la France de 1831, à peine sortie de la censure grandissante de l'ère de Charles X, on a pu représenter un tel sujet, sur la scène éminemment officielle de l'Opéra de Paris (successivement Académie Royale, Théâtre Impérial, Théâtre National, Opéra National)… sans susciter de polémique.

Car, tout de même, nous avons le héros (rôle-titre, ténor, amoureux, soucieux de sa gloire, respectueux de ses parents, tout ce qu'il faut), rejeton d'un démon, qui envoie une jeune fille à une tournante organisée par ses camarades de jeux de hasard, et qui va dérober sur le tombeau d'une sainte une relique sacrée en culbutant une nonne damnée sur l'autel… et tout cela se déroule sur scène, pas sous forme de récit horrifié et réprobateur par un messager quelconque. Par ailleurs, le personnage le plus accessible et sympathique reste le diable, très émouvant dans ses sentiments paradoxaux de père (damner son fils pour le retrouver en Enfer), et pourvu d'un solide sens de l'humour – on voudrait représenter le Mal comme un jeu badin qu'on ne s'y prendrait pas mieux.
Pis, ce fut le ballet des nonnes damnées (et en particulier le rôle d'Hélène, l'abbesse lascive) qui remporta le plus de suffrages de la part du public et de la critique.

Comment est-il possible qu'il n'y ait pas eu au minimum un débat sur la moralité du sujet, sur la corruption ?… on projetterait ça dans les salles aujourd'hui, ce serait interdit aux plus jeunes, et pourtant tout le monde désormais se moque comme d'une guigne du blasphème.

robert affiche
Affiche annonçant la création, avec le nom des chanteurs et danseurs.


2. Ce que disent les textes

Or, lorsqu'on parcourt la presse du temps (et les exégètes d'aujourd'hui), il n'est question de rien de tout cela. Globalement, c'est un immense enthousiasme qui accueille Robert le Diable, en particulier à propos de l'acte III (l'acte infernal, où Bertram invoque les démons aux sons d'une valse souterraine, persécute la sœur de lait de Robert qui s'accroche sans effet à une grande croix, pousse Robert à commettre le sacrilège et invoque les nonnes damnées !), effectivement saisissant sur tous les plans, qui se manifeste.
De même pour Les Huguenots, où la France catholique applaudit tout de même le pire miroir de sa foi ; ou encore pour Le Prophète, qui fonde un nouveau culte autour d'un pauvre aubergiste, tout en approuvant d'une certaine façon son ambition à changer une société dont rien ne régule l'injustice… et ne dissimulant guère le jubilatoire potentiel destructeur de ce pouvoir nouveau. On pourrait attendre, de la part d'une France quand même catholique, quelques réticences à applaudir ces sujets.

Pourtant, on loue les qualités théâtrales, la nouveauté formelle (notamment de la musique), l'union des styles (grande déclamation française, airs ornés à l'italienne, richesse harmonique et orchestrale issus d'une formation germanique), la qualité de la musique, du spectacle visuel
Les critiques portent essentiellement sur la qualité de la langue (syntaxe douteuse, vers malhabiles – ce qui n'est pas faux, les forces de Scribe résident ailleurs), soit sur le manque de noblesse de son traitement, sur ses raccourcis (amours de vaudeville dans les Huguenots – « Ciel ! mon mari », presque littéralement –, et plus étrangement le manque d'ancrage historique). Mais on ne parle jamais du sens.

robert tombeaux
Croquis de Pierre-Luc-Charles Cicéri pour les tombeaux de l'acte III de Robert le Diable ; 1831.


3. Détail des remarques portées sur Robert le Diable

Vu qu'il s'agit à la fois de son sujet le plus osé et de son succès le plus spectaculaire, j'ai fait le choix de m'attarder sur Robert (1831) : si ça passe pour lui, ça passe logiquement pour les autres.

Au sein du concert d'éloges, quelles réserves furent donc formulées, et, pour ceux qui ont protesté (beaucoup de compositeurs jaloux, disons-le tout de suite…), à partir de quels critères ?

Je ne vais pas reproduire ici de critiques d'époque : d'une part, je n'ai pas pu les réunir toutes et m'en suis donc largement remis aux exégètes plus récents qui ont fait cet effort à temps complet ; d'autre part, celles que j'ai consultées ne sont pas très intéressantes, se perdant en considérations superficielles et en formules toutes faites, finalement très peu descriptives (d'où mes préventions, lorsqu'on s'appuie sur des témoignages aussi imprécis, pour ceux qui veulent en faire le support d'un dogme d'interprétation ou un étalon de la vérité des formats vocaux).

Globalement, la presse se montre très favorable : les détails habituellement moqués, comme les ratés de mise en scène (la Taglioni près d'être écrasée par le couvercle de son cercueil ; les nuages qui se détachent et tombent aux pieds d'Alice ; pis, Nourrit en Robert descend avec Bertram dans le sous-sol à la fin de l'opéra alors qu'il est censé être sauvé !), robert dorus-grassont mentionnés sans perfidie, et les réserves assez marginales.

On cite souvent les chiffres (quasiment sans exemple) des représentations parisiennes, mais pour mesurer l'universalité de son appréciation, on peut aussi considérer l'échelle mondiale : présenté à la fin de l'année 1831 à Paris, il est donné à Londres, Berlin, Liège, Strasbourg, Dublin en 1832 (année où la Légion d'Honneur est remise à Meyerbeer, alors qu'il s'agissait de son premier opéra français !) ; à Vienne, Bruxelles, Copenhague, Anvers et Marseille en 1833, à Amsterdam, Budapest, Saint-Pétersbourg, New York, La Haye, Bratislava, La Haye, Brünn et Lyon en 1834, à Bucarest et Prague en 1835, et même notamment à La Nouvelle-Orléans et Calcutta en 1836 !  En 3 ans, ce sont 10 pays, 77 théâtres ; en 8 ans, on atteint les 1843 théâtres (européens) paraît-il, en tout cas toutes les grandes villes du continent (Rome, Milan, Florence, Venise, Bologne, Turin, Stockholm, Varsovie, Lisbonne, Ljubljana…). Si le grand opéra est déjà l'équivalent du blockbuster, alors Robert est le décalque assez parfait de Star Wars (vu partout, références universelles qui marquent toute la production postérieure et la culture populaire, niveaux de lecture accessibles au profanes ou propres aux esthètes…).

Outre les reproches sur le style des vers de Scribe, on a surtout évoqué le temps assez éclaté entre les actes et le pivot du Prince de Grenade, qui n'apparaît guère et qui n'est pas très détaillé. Le caractère indécis de Robert a fait gloser, pas forcément par la négative (Heine pousse même le zèle, ambigu mais pas ouvertement hostile, jusqu'à l'interpréter comme le miroir de l'incertitude du temps).

Le caractère « fantastique » du livret a aussi suscité quelques réserves, mais davantage sur le principe (de la part de ceux qui n'aiment pas ce type de matière) que sur son usage précis par Scribe et Meyerbeer. Parmi ceux-là, Mendelssohn témoigne en 1832 : « Le sujet est romantique, c'est-à-dire que la diable y joue un rôle, cela suffit aux yeux des Parisiens pour constituer le romantique, la phantaisie. »  En revanche, il est assez marqué par les deux scènes de séduction (je suppose qu'il est question de séduction infernale, donc les deux grands duos avec Bertram, au III et au V, sommets effectivement).

Reste, bien sûr, le biais des jalousies de compositeurs et de l'antisémitisme : Auguste Villemot rapporte en 1858 (je n'ai pas vérifié le fondement éventuel de l'anecdote) que Rossini aurait dit qu'il reviendrait sur la scène musicale « lorsque les Juifs auront fini leur sabbat ». Et puis, bien sûr, Wagner – et ce, alors même que Tannhäuser avait été programmé à Paris notamment grâce à l'influence de Meyerbeer (mais qui l'horrible Richard Wagner poignardait-il, à part ses amis ?).

Peu de chose, en somme, même en cherchant. Oh, il y a bien dû y avoir des prêcheurs un peu exaltés, sortes d'abbés Bethléem en liberté, qui ont dû épiloguer sur le signe avant-coureur d'Apocalypse que constitue la mise en scène de la débauche au milieu des pires sacrilèges, mais ils ont manifestement eu suffisamment peu d'influence pour ne pas faire surface dans les sources les plus significativesde l'actualité artistique du temps.

robert tente
Esquisse de Charles Cambon pour la tente de Robert au premier acte ; 1831.
Précédemment, gravure d'Alexandre Lacauchie figurant Julie Dorus-Gras en Alice – créatrice du rôle, qu'on distribuait alors à un format plus léger et agile qu'aujourd'hui, manifestement, puisqu'elle tenait aussi Eudoxie dans La Juive et Marguerite de Valois dans Les Huguenots.


4. Hypothèses


Vient maintenant le temps des hypothèses : pourquoi le scandale facile (surtout lorsqu'on voit les querelles ridicules sur les décors des productions d'opéra à cette époque) qu'on pouvait supposer n'a pas eu lieu ?
Au demeurant, Louis Véron, qui proposait là, après sa nomination suite aux « Trois Glorieuses », sa première véritable nouvelle production, devait bien se douter que ce n'était pas jouer à pile ou face ; ni l'expert Scribe ; ni le patient Meyerbeer. Alors ?

¶ D'emblée, on peut écarter la piste de la vénalité, entretenue par quelques contemporains (et sans doute confortée par un fonds d'antisémitisme) ; on a éventuellement quelques traces de transactions, mais les carnets personnels de Meyerbeer nourrissent la suspicion dans deux cas maximum, ce qui est bien peu pour acheter un succès planétaire.
De toute façon, quelques éditorialistes achetés n'auraient pas fait taire une salle indignée, surtout à propos de sujets aussi essentiels que la vertu et la foi.

¶ J'ai beau essayer de rester informé, je ne suis pas spécialiste de la période : sans doute m'abusé-je, tout simplement, sur la nature du ressenti catholique dans la première moitié du XIXe siècle. J'avais le sentiment que la Révolution et les changements incessants de régime avaient au minimum exacerbé sa dimension politique, mais cet angle n'a manifestement pas été soulevé à l'époque – ou alors de façon très marginale.

¶ C'est peut-être aussi que l'Opéra a atteint une telle réputation de lieu de perdition, de divertissement sans substance – où l'on va éventuellement voir danser ses protégées subventionnées avant de les faire sauter sur ses genoux dans un fond de loge de la salle Le Peletier (qui précède le lupanar de Garnier, où Robert sera aussi abondamment joué) – que personne ne songe à s'insurger que les spectacles n'y soient pas parfaitement moraux.

¶ Plus intéressant, il est bien possible que le sérieux du sujet n'ait pas été surestimé par le public : certes, les effets de scénario et de mise en scène ont dû saisir violemment l'assistance, bertram levasseurmais, après tout, Robert le Diable était un conte médiéval bien connu, bertram levasseurtransmis en particulier par la Bibliothèque Bleue et les pantomimes – de la même façon que Don Giovanni était un sujet de théâtre à marionnettes à la fin du XVIIIe, et que ses situations pouvaient être utilisées dans un drame semi-sérieux. Les démons de Robert restent des représentations très archaïques pour les croyants du XIXe siècle, avec ces formes très concrètes, présentes dans la vie quotidienne sous des aspects trompeurs, à combattre presque physiquement – dans le goût de ces histoires de diables dupés (comme les différents Pont-du-Diable, où l'âme du premier passant, prix de l'ouvrage, est finalement celle d'un chien), des entrelacements du surnaturel avec le naturel (la naissance de Merlin par Boron)…
Nous sommes habitués à voir le XIXe siècle par sa littérature, avec les personnages de Scott, avec Faust… pourtant ces figures étaient déjà, bien sûr, exotiques, et le rapport à la moralité et à la religion qu'on y lit sont déjà des représentations fantasmatiques, sans lien avec les croyances réels. En somme, Robert était si loin de la vraisemblance pour le XIXe siècle qu'il ne pouvait pas choquer.

Le public avait au demeurant été préparé : le Freischütz n'avait, certes, pas encore été donné dans la version respectueuse de Berlioz (en 1841, et le Robin des bois de l'adaptation Castil-Blaze ne brillait pas exactement par son sens du fantastique nébuleux), mais la mode du fantastique démoniaque n'était pas neuve, l'année précédente Nerval, puis Musset et Vigny l'année de la création de Robert (1831) publient des textes à dominante diabolique ; l'atmosphère médiévale coïncide avec l'hystérie Scott ; enfin la structure du livret de Scribe proviendrait d'une pièce allemande autour du Petermännchen, autre sujet fantastique dont le public français n'était peut-être pas familier, mais qui ne constituait donc pas non plus une nouveauté absolue. Bref, le romantisme était déjà là depuis quelque temps, même si sa transposition aussi explicite et paroxystique sur scène était une première : changement de degré plutôt que de nature, disons.

¶ Je m'interrogeais aussi, outre l'aspect sacrilège de ce qui est montré, outre les blasphèmes éventuels des démons et des héros égarés sur scène, et qui peuvent être perçus, manifestement, comme de pures figures de fable, sans aucun impact réel, sur la critique systématique des cultes par Scribe : les catholiques sanguinaires des Huguenots, la farce mystique du Prophète (qui suscite plusieurs massacres), l'oppression des Inquisiteurs ennemis du savoir dans L'Africaine… Cela ne se limite pas à l'institution religieuse, on voit bien les fidèles bornés (comme le brave Marcel) quelle que soit la religion, depuis la réforme douteuse des Anabaptistes en Westphalie jusqu'aux Églises majoritaires traditionnelles. Ici, ce n'est plus de la fable, on sent un propos, une suspicion contre la bonne volonté et les excès de pouvoir (la question de la foi étant toujours secondaire par rapport à celle de l'appartenance à un clan ou du service d'un dessein politique) de la part des cultes et de ceux qui s'en réclament.
Je n'ai pas vraiment de réponse là-dessus, mais l'unanimité qui accueille les opéras de Scribe m'étonne, puisque dans ces années, attaquer les Églises (et les fidèles !) tenait vraiment d'une prise de position politique, dans le cadre d'oppositions violentes, pas du tout consensuelles – et Scribe était au contraire celui dont le savoir-faire satisfaisait tout le monde. Je doute que cela puisse passer inaperçu seulement lorsqu'il s'agissait d'une fiction sur sur une scène d'opéra… La question reste entière, et tient sans doute dans la perception exacte de ces phénomènes, sur lesquels doit exister une documentation abondante.
[On fait grand cas des positions anticléricales de Verdi, par exemple, et qui sont pourtant en général bien moins violentes – leur manifestation la plus évidente, si l'on passe la raillerie sévère de Stiffelio en 1850 (pasteur protestant trompé par son épouse), se trouve bien sûr chez l'Inquisiteur hautement politisé et les moines fanatiques de Don Carlos, sur un livret (du Locle & Méry) très typé Scribe… mais cela date de 1866 !]

¶ Enfin, et c'est peut-être le plus important, on mesure sans doute mal, à l'écoute ingénue par un spectateur du XXIe siècle, quelle fut l'impression dominante. Les spectateurs semblent surtout avoir été émus, en réalité, par les intercessions féminines (Alice au pied de la croix, Isabelle suppliant Robert d'abandonner ses pouvoirs magiques, Alice lisant la dernière lettre de la mère de Robert…), et en particulier par la foi naïve d'Alice, sœur de lait de Robert, qui remet le salut de son âme dans les mains de la Providence. Et ce n'est pas seulement uné émotion de grisette, on la trouve vantée sous des plumes éminentes (les prières d'Alice sont ce que George Sand loue le plus). Pour le ténor Mario, Meyerbeer avait même ajouté une prière de Robert, à l'acte II, où il demande la bénédiction de sa mère défunte (« C'est que j'ai de ma sainte mère oublié les leçons, source du vrai bonheur !… Oh ! ma mère, ombre si tendre… ») ; et, à l'acte V, coupé dès avant la première, une longue adresse paternelle de Bertram « Robert, ô mon fils ».
Le spectateur d'aujourd'hui est probablement plus intéressé par le déchirement de Bertram ou de Robert que par les figures de saintes qui les entourent, leur soufflant la voix de la raison et la volonté du Ciel ; mais en fin de compte, il est probable qu'on ne voie que ce qu'on veut bien voir : pour le public de la création, c'est manifestement ce pathos religieux à la mode, mélange de foi naïve et de piété filiale, qui a surtout suscité l'admiration. Tout cela signifie que là où nous apprécions un spectacle bien complaisant sur ses aspects démoniaques, avec un diable au verbe brillant et quantité de manifestations infernales somptueusement composées, les gens auxquels il était destiné ont perçu l'ensemble comme une démonstration (certes tapageuse) à la gloire de la décence, de la famille, de la foi. Et, par conséquent, les personnages et scènes à rebours de la morale constituent de nécessaires repoussoirs, et non des modèles.
Il n'est pas certain, par exemple, qu'on aurait pu représenter des vampires ou zombies aimables ou sympas, véritables héros incompris, comme cela se fait dans la production cinématographique d'aujourd'hui.

robert le diable jenny lind
Jenny Lind en Alice, au pied de la croix à l'acte III de Robert le Diable. Lithographie anglaise de 1847.
Précédemment, Nicolas-Prosper Levasseur, créateur de Bertram, dans son costume de scène (gravure de Maleuvre).


5. Vers un bilan


Il reste bien des éléments à ajouter ou confirmer –  et notamment, je n'ai pas fait de recherches sur le sujet, sur la réception des catholiques vis-à-vis du miroir peu amène tendu par Les Huguenots (je suppose que la vertu de Valentine sert d'emblème à tous les catholiques de bonne volonté) –, mais il semble, en fin de compte, que si ce qui me semblait hardi n'a pas dérangé, c'est que l'œil du XXIe siècle se méprend peut-être sur les lignes de force perçues par les spectateurs de 1831.

==> Les récits faisant appel aux démons étaient assez communs, et les horreurs déjà bien familières du théâtre (témoin les mélodrames de boulevard et leur modèle Pixerécourt). Ajoutez à cela le caractère archaïsant du conte médiéval, déjà perçu comme lointain. L'Opéra était de toute façon un lieu de divertissement, considéré par principe comme immoral et dont on ne prenait pas le propos trop au sérieux.

==> La dominante de l'œuvre est plutôt, du point de vue de 1831, le triomphe de la vertu – là où, en 2015, nous sommes surtout frappés par la séduction du mal, autrement plus stylé. S'il s'agit d'une histoire exemplaire, alors il n'y a pas lieu de s'effaroucher des crimes qui y sont commis.

On pourrait tenir le même raisonnement pour Les Huguenots ou Le Prophète : la vogue du roman historique, du drame romantique (et son mélange des genres), les élans de générosité qui terminent les ouvrages (Nevers meurt pour protéger des innocents qui ne sont pas de son culte, les autres se sacrifient pour ne pas renoncer à leur foi, et dans Le Prophète, une fois la piété filiale revenue, tous ceux qui ont péché sont immolés) l'emportent sur tous les contre-modèles temporaires qui les parcourent.

Voilà pour ces quelques hypothèses, incomplètes, mais le sujet n'est, étrangement, jamais abordé de front par les commentateurs d'époque ou d'aujourd'hui que j'ai pu parcourir.

Deux friandises en sus :

robert degas
Plusieurs tableaux existent par Manet et Degas (ici le second), preuve de la vivacité de la perception de l'œuvre comme symbole même de l'opéra en France, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les bassons sont judicieusement mis en évidence (exécutant des duos très exposés lors de la procession des nonnes damnées), mais au fond de la fosse, sont-ce aussi des bassons (les doublait-on alors ?  il doit exister des études sur ce phénomène, largement en vogue au milieu du XXe pour interpréter les compositeurs de l'époque classique ou du début du romantisme, face à des effectifs importants en cordes) ou simplement les hampes des harpes ?

robert le diable peletier
Lithographie de Jules Arnout représentant la salle Le Peletier vers 1850, lors d'une représentation de Robert le Diable. Particulièrement familière, allez savoir pourquoi.


Quelques autres notules autour de Robert :
mais aussi autour d'autres opéras français de Meyerbeer :
et plus généralement, autour de l'œuvre et de la place de Meyerbeer :
pour finir, voir aussi le chapitre « opéra romantique français et grand opéra », qui regroupe les notules abordant les opéras du XIXe français, dont beaucoup sont conçus sur le patron meyerbeerien.

dimanche 29 novembre 2015

Paul DUKAS – Musiques pour le Prix de Rome – Brussels Philharmonic, Niquet


rome dukas

Un volume supplémentaire pour la série menée par Bru Zane avec Hervé Niquet et le Philharmonique de Bruxelles (qu'on écrit désormais de façon standardisée, même en français ou en flamand : Brussels Philharmonic – inélégant, mais commode pour les recherches dans les bases de données). Après Saint-Saëns, Debussy, G. Charpentier, d'Ollone, tous de grandes réussites (Debussy et Charpentier particulièrement étonnants, d'Ollone excellent), voici Dukas.

Il faut souligner que la cantate Velléda avait déjà été gravée, il y a peu, par les couleurs chaleureuses de l'orchestre sur instruments anciens Les Siècles (dirigés par Roth) et avec une distribution difficile à surpasser : Santon, Dran, Candenot. Vous voyez le tableau.
L'œuvre avait déjà été introduite à l'époque (il y a un an et demi) sur Carnets sur sol, assortie d'extraits. Je confesse, d'une voix feutrée, ne pas avoir encore écouté la version de Niquet pour comparer – c'est en projet.

Les pièces secondaires (pour voix et/ou chœur, et orchestre, avec notamment une mise en musique de l'Hymne au soleil de Casimir Delavigne) sont dignes d'intérêt, même si elle documentent elles aussi un Dukas d'avant le Debussy – en revanche, la Villanelle pour cor (déjà documentée au disque, et que j'ai d'ailleurs, si vous voulez tout savoir, moi-même jouée en compagnie d'un ancien lecteur de CSS…) utilise les lumineux modes archaïsants qu'affectionne Koechlin dans ses finals (de la Sonate pour violon, du Quintette pour piano et cordes, de nombreuses pièces pour violoncelle…), et malgré toute sa simplicité, se rapproche déjà davantage des recherches de coloris de l'école d'avant-garde, là où les autres œuvres demeurent abouties, pas dénuées de complexité, mais très liées à l'esthétique académique. (L'histoire du concours montre de toute façon qu'il n'est pas possible, dans ces années, de le remporter sans se conformer à une forme de simplicité harmonique et de conception dramatique qui se situe même en deçà de Gounod, Saint-Saëns et Massenet. La cantate est de toute façon le test d'un opéra miniature, à écrire dans le format stylistique attendu pour être représenté à l'Opéra de Paris, en réalité.)

La cantate Sémélé est dans ce cas : elle n'a vraiment rien de Dukas, et semble une Cantate pour Rome comme toutes les autres, dans une sorte de Saint-Saëns ou Massenet sans la moindre touche de pittoresque, et sans la personnalité qui point chez ses contemporains (L. Boulanger et Ravel, au premier chef, mais aussi Laparra, Caplet, d'Ollone, Debussy ou G. Charpentier). Néanmoins, la fin impressionne, culminant sur un trio tétanisant de lyrisme – là aussi, plutôt de l'excellent Gounod ou Saint-Saëns (on songe aux ensembles de la fin de Faust, aux duos d'Henry VIII) que du proto-Debussy.
Velléda m'avait paru plus aboutie, avec davantage de recherche de couleurs, de climats, une écriture vocale plus déclamatoire qui correspond mieux à mon goût également, mais il faut attendre la réécoute, d'autant qu'on dispose d'une version par le même chef désormais.

Un bel ensemble (et passionnant d'un point de vue documentaire, bien sûr), mais qui me paraît le moins urgent à découvrir des cinq volumes parus à ce jour.

Pour prolonger, et peut-être avant même de se lancer dans la série Bru Zane (chez Glossa pour Saint-Saëns, Debussy et Charpentier, chez Singulares pour d'Ollone et Dukas), on peut se tourner du côté d'autres cantates.
  •  D'abord les réussites autonomes et majeures :
    • celles de Ravel (Alyssa surtout), par Plasson ;
    • Andromède de Lekeu (pour le Prix de Rome belge, reposant sur le même principe),  par Bartholomée ;
    • Faust et Hélène de Lili Boulanger par Tortelier ;
  • Puis les cantates romantiques de la première moitié du XIXe siècle, réunies par David Stern et interprétées par Opera Fuoco et Karine Deshayes : Circé de Cherubini, Ariane d'Hérold (1,2,3,4), Velléda de Boisselot.
  • Puis, davantage pour la documentation (réussie mais moyennement enregistrée), Caplet chez Naxos.

lundi 23 février 2015

Récital à 5 d'opéras français rares — Minkowski


Sous le titre fédérateur « Le romantique opéra français », les Musiciens du Louvre proposaient un récital au programme original, mêlant airs d'œuvres-cultes, airs célèbres d'œuvres moins jouées, raretés… et même une première audition française (en tout cas à l'échelle des vivants) de Pierre de Médicis de Poniatowski.

Comme on pourrait en écrire des pages, je vous renvoie à ce parcours complet. Et me réserve quelques points de détail.

Entendre Meyerbeer en vrai permet de mesurer à quel point, au début des années 1830, la nouveauté a dû être absolue. La qualité de l'orchestration, en particulier – dans l'air très belcantiste « Robert, toi que j'aime » que je n'ai jamais aimé jusqu'ici, j'ai été absolument fasciné par la diversité des coloris qui s'intègrent, sans ostentation, progressivement au discours vocal.
Bien sûr, la séquence autour de Robert (invocation & procession de l'acte III, et air de l'acte IV) était musicalement très intense, le sommet émotionnel (et compositionnel) du concert. Le plus impressionnant tient à ce que la personnalité de Meyerbeer ne tient pas à des « formules » particulières, comme la plupart des compositeurs restés célèbres (avec tel ou tel tour harmonique ou mélodique), et encore plus parmi ses contemporains : c'est plutôt la diversité des moyens qu'il est capable de convoquer au service de son théâtre qui fait sa spécificité.


¶ L'air de Poniatowski (prince et ténor de niveau professionnel, à ce qu'il paraît) ne constitue pas la découverte du siècle : simple scène de type récitatif-cantilène-cabalette, dont les limites sont un peu incertaines (beaucoup de petites sections viennent s'insérer à l'intérieur même de la cantilène et de la cabalette), mais dont le langage musical n'a rien de particulièrement saillant. Très fonctionnel dans le genre vocal, quelque part entre le belcanto et le grand opéra.
Ne négligeant rien du spectaculaire, l'air convoque toutes les ressources possibles des situations paroxystiques (la mère morte, la rivalité avec le frère) et des conventions musicales. C'est l'occasion de découvrir l'orgue de la Philharmonie, dû aux ateliers Riger, dont le plein jeu, très rond, a quasiment la chaleur des jeux d'anche… une sorte de néoclassicisme français, très prometteur.


Suite de la notule.

jeudi 12 février 2015

Charles GOUNOD — Cinq-Mars : résurrection !


Je n'en ai pas encore parlé, mais la résurrection à Munich, Vienne et Versailles, les 25, 27 et 29 janvier derniers, était un très grand moment.

¶ D'abord, pour ceux qui la chercheraient, vu qu'elle n'a été disponible sur la Radio Bavaroise qu'une poignée de jours, voici la bande. Je précise qu'elle ne contient, à dessein, que la première moitié du spectacle : Bru Zane va la publier sous forme de disque, et je ne veux pas dispenser quiconque de l'acheter ! Il s'agit de la soirée d'ouverture, à Munich, où Charles Castronovo, souffrant, avait été remplacé par Mathias Vidal (ayant étudié sa partie écrasante, hors de ses habitudes vocales et en principe un peu loin de sa voix… en 24h !). Le pire est qu'il s'y montre, comme d'ordinaire, miraculeux d'aisance, de naturel et surtout d'éloquence – et les mots sont ciselés, sans que le la ligne paraisse éclatée. Mais comment fait-il, pour que chaque mot vibre d'ardeur, pour que chaque inflexion soit juste et bouleversante, alors qu'il découvre quasiment ce qu'il lit ? Un artiste incommensurable, sérieux candidat au titre de meilleur ténor du monde.

¶ Concernant l'œuvre, on pouvait craindre, vu la notoriété de Gounod, une mise sous le boisseau pour quelque raison. À part Le Tribut de Zamora (qui, à la lecture de la partition, m'a paru très valable mais pas vertigineux non plus), tous ses opéras ont été remontés à ce jour… pourquoi ce très appétissant grand opéra, son avant-dernier (conçu comme un « opéra comique » en IV actes, donc avec dialogues parlés, mais refondu en V avec récitatifs chantés dès l'année de la création, en 1877), n'avait-il jamais été remonté, alors même que l'air « Nuit resplendissante » fait depuis longtemps les beaux jours des récitals de langue française ?
Je n'ai pas de réponse au pourquoi, mais à l'écoute, puis à la réécoute… il s'agit, pour moi, du meilleur opéra composé par Gounod (et d'assez loin). Il est vrai que l'œuvre (à l'exception du chœur des conspirateurs, dont le compositeur semble si content qu'il le sollicite quatre fois, alors même qu'il inclut déjà des répétitions de couplets !) est peu prodigue en grandes mélodies propres à devenir des standards. En revanche la qualité de l'écriture est constante, le drame très intense, rien ne se relâche, et les morceaux de bravoure (duos d'amitié, d'amour, d'affrontement, pièces de caractère, grands récitatifs enflammés, scènes de foule avec solistes…) se succèdent sans cesse, sans qu'il semble jamais y avoir de remplissage. Même le ballet archaïsant est remarquablement écrit – au moins du niveau de celui d'Henry VIII de Saint-Saëns, rien à voir avec Faust ou Roméo !
L'acte de la conspiration est une formidable orgie sonore renouvelée de façon ininterrompue, qui se mesure à l'aune de ceux du Roi malgré lui de Chabrier ou des Huguenots de Meyerbeer.
Seule réserve : le livret, très efficace et convaincant, utilise bizarrement Marion de Lorme et Ninon de Lenclos, parquées dans des coins d'actes pour chanter des divertissements.

¶ Le plateau était lui aussi extraordinaire, permettant de servir l'œuvre avec le meilleur des luxes.

Suite de la notule.

samedi 7 février 2015

Versailles 2015-2016 : rare et beau


… comme d'habitude, en somme. Depuis la rénovation de l'Opéra Royal, quelle farandole de gourmandises !

Ça a paru sur le site, mais pas toujours très clairement.

Essai d'ordonner cela (avec quelques conclusions et interrogations) :

Répertoire italien « archaïque » XVIIe

Suite de la notule.

samedi 22 novembre 2014

Jules Massenet — CLÉOPÂTRE, le romantisme sans effusion (sauf chez le public)


Il n'était pas prévu, juste avant la clôture du site, de passer du temps à commenter des concerts, mais il se trouve que celui-ci était particulièrement intéressants à plusieurs titres. Outre quelques remarques sur l'œuvre (ce qui ne fait jamais de mal, même si la seule version discographique décente — Fournillier ! — est indisponible depuis belle lurette), il y a à dire sur les techniques de chant disparates (mais toutes abouties) qui cohabitaient… et même sur la sociologie du public.

Voici donc Cléopâtre de Massenet au Théâtre des Champs-Élysées.

1. Expédition au Glottostan

Célèbre et redoutable République (capitale politique : Bastille ; capitale économique : TCE), où gouvernent les Princes hueurs, les Diacres de l'Interpolation et les Docteurs ès Voix du rôle.

Une affiche d'opéra romantique avec Tézier et Koch entraîne, mécaniquement, la présence massive d'un public glottophile. Non pas que je m'exempte du lot — je suis assez tenté par les Indes galantes réduites et avec marionnettes de Correas, rien que pour entendre Françoise Masset en second soprano… —, mais le public exclusivement glottocentré inclut quelques figures exubérantes, anormalement nombreuses par rapport aux autres publics.

La soirée était donnée au profit de l'association Coline Opéra dont Sophie Koch est marraine (ce qui a conduit à quelques productions hors des sentiers battus qui la mettent assez bien en valeur, comme Le roi d'Ys de Lalo, il y a deux saisons) — le principe est simple, la salle prête ses locaux, les artistes se produisent gratuitement, et toutes les recettes financent donc directement l'association, qui œuvre pour l'application des Droits de l'Enfant, notamment face à la grande pauvreté.

En bonne logique, la soirée commençait par un discours de remerciement (c'est bien le moins) et de présentation de l'association (un peu le but de la manœuvre). Seulement, pour un glotto, rien n'est au-dessus de la glotte, et celle de M. Galliot n'était pas la plus belle de la soirée. Dommage pour lui :


Ouais, on a recréé l'ambiance de la création de Déserts au même endroit… pour cinq minutes de remerciements. L'époque a les scandales qu'elle peut.

Le mouvement de protestation était d'ailleurs centré dans les places confortables les moins chères (les glottos, sauf les plus nantis, resquillent), au second balcon de face. Le parterre, qui devait contenir beaucoup de gens de l'association (et qui ne huait pas) semblait plus interloqué que courroucé… comment peut-on huer le président d'une association humanitaire parce qu' il parle dix minutes avant un concert ?

2. Cléopâtre de Massenet

Massenet est probablement le compositeur le plus versatile du panthéon musical : il y plus de distance d'un de ses opéras à l'autre (de Thaïs au Jongleur, de Thérèse à Panurge, du Roi de Lahore au Portrait de Manon…) qu'entre un opéra de Lully et un opéra de Rameau, autant qu'entre un opéra de Gluck et un opéra de Mendelssohn.

Et cela ne varie pas, comme chez les autres, au fil d'une évolution ; au contraire, il passe sans cesse d'un style à l'autre, et y revient parfois.

Cléopâtre, créée de façon posthume comme Panurge (et, dix ans plus tard, Amadis), a semble-t-il été achevée, mais se caractère par une bizarre impression de collage de styles massenetisants un peu disparates.

¶ Cela tient d'abord au livret de Louis Payen (secrétaire général de l'Académie Française) : en cherchant à traiter un sujet historique trop précis (pas seulement les amours de Cléopâtre, mais celles qui la lient à Marc-Antoine), le livret devient forcément discontinu — que d'ellipses indispensables de la première rencontre à la mort (représentée comme) commune, avec le mariage de Marc-Antoine à Octavie au milieu (et, en miroir, un amant fictif de la libidineuse Cléopâtre, l'esclave Spakos).
Par ailleurs, le verbe est assez plat, les situations peu tendues (et trop explicites) : Marc-Antoine fait immédiatement ce qu'il a ouvertement refusé (« je ne veux pas t'aimer », à peu de chose près), en un instant Octavie râle gentiment de l'étourderie de Marc-Antoine… Musicalement, Massenet a sa part de responsabilité : lorsque les amants se retrouvent alors qu'ils se croient séparés à jamais, la musique continue à ronronner gentiment.

¶ L'écriture générale de l'œuvre est elle-même disparate, parfois un rien archaïsante ou orientalisante, mais la plupart du temps d'un romantisme épuré, lissé (un peu celui de Roma)… très peu de mélodies saillantes, même dans les airs et les ensembles. La plupart du temps, on a l'impression d'une sorte de Britten romantique : tout est bien fait, tout coule d'un trait, sans qu'il y ait forcément de sommets, d'endroit auquel on ait hâte de revenir.
J'aime assez, mais comme tout le monde, je suis à chaque fois un peu désarçonné, et je dois avouer ne pas l'écouter souvent.

¶ Néanmoins, l'œuvre ne manque pas de beautés, en particulier les finals richement tuilés, où chacun a sa partie très individualisée (on peut songer à la finition du Roi de Lahore, dans un tout autre style), ou les mouvements lancinants et funèbres récurrents, dans la première moitié de l'acte IV, d'un genre un peu tristanien-acte-III (bien qu'il n'y ait là pas une trace de wagnérisme) ; d'ailleurs, le duo d'amour de la fin verse dans un lyrisme d'un élancement un peu tristanien-acte-II (là encore, nullement wagnérien, mais on sent bien le projet commun du lyrisme infiniment reconduit — comme dans le duo d'amour de Frédégonde d'Ollone, par exemple). Et puis la très belle fin interrompue, où l'arrivée d'Octave coïncide avec le fouet sec d'un orchestre qui a déjà tout dit.
On trouve également de belles choses dans le duo avec Spakos à l'acte II, et les interventions d'Octavie au II et au III sont assez touchantes, mais il est vrai que l'essentiel des moments très réussis se concentre dans le dernier acte.


¶ On remarque aussi, sein d'une œuvre un peu frustement orchestrée (beaucoup d'aplats de cordes pas très originaux), de réelles trouvailles d'orchestration :

  • à l'acte II, l'étonnant alliage trompette bouchée + harpe + triangle, pour les éclats de festivités antiques ;
  • l'acte IV, le fond de tam-tam chinois et de grosse caisse derrière une musique assez aérée, devenu un standard pour créer la tension dans les musiques de film, mais alors plutôt une nouveauté.


Suite de la notule.

mardi 8 avril 2014

[Favart] Saison 2014-2015 de l'Opéra-Comique : Les Festes Vénitiennes de Campra & Le Pré aux clercs d'Hérold


La brochure de l'Opéra-Comique est disponible en avance (format pdf), dès ce soir, sur le site de l'institution.

Assez peu de concerts dans cette saison du tricentenaire, mais côté drames scéniques, au moins deux monuments immenses, jamais documentés intégralement au disque et excessivement rares sur scène !


Dessin (plume, encre noire, lavis gris, traces de pierre noire) de Jean Berain, représentant une « forge galante », probablement pour le Prologue de L'Europe galante d'André Campra sur un livret d'Antoine Houdar de La Motte, acte de naissance de l'opéra-ballet.


1710 – André Campra – Les Festes Vénitiennes
Attentes

J'avais un peu maugréé lorsque Hervé Niquet avait choisi le Carnaval de Venise, au titre certes plus vendeur, mais sans la même fortune critique chez les contemporains de Campra, et surtout avec un librettiste pas du tout de la même trempe qu'Antoine Danchet. Voilà à présent ce manque documentaire réparé, et avec une équipe de tout premier plan : Les Arts Florissants, William Christie, Robert Carsen, Emmanuelle de Negri, Cyril Auvity, Reinoud van Mechelen, Marc Mauillon...

Les Festes Vénitiennes ont été un succès immense, une grande date dans l'histoire de la scène lyrique française. Il s'agit de l'une des œuvres les plus reprises de toute façon l'histoire de l'opéra français avant la réforme gluckiste : outre les Lully qui se taillent la part du lion, seuls L'Europe Galante de Campra, Issé de Destouches, Tancrède de Campra et Les Nopces de Thétis et de Pélée de Collasse connaissent davantage de reprises au cours du XVIIIe siècle. Ce phénomène a déjà été évoqué, et vous pouvez le comparer à la liste complète des œuvres scéniques de première importance données dans ces années à Paris et dans les résidences royales.

L'œuvre appartient au genre de l'opéra-ballet, dans cette période étrange qui voit s'affirmer simultanément la tragédie la plus radicale et la galanterie de l'opéra à entrées – l'opéra-ballet étant conçu comme une suite de tableaux plus ou moins indépendants. Beaucoup de compositeurs (dont Campra et Destouches) ont contribué à la fois aux deux genres, et en entrelaçant les deux types de production au sein de la même période.
Bien que je trouve personnellement le premier genre infiniment plus intéressant – on y trouve les plus beaux jalons de toute la tragédie en musique, Médée de Charpentier, Énée et Lavinie de Collasse, Didon de Desmarest, Idoménée et Tancrède de Campra, Callirhoé et Sémiramis de Destouches, Philomèle de La Coste, Pyrame et Thisbé de Francœur & Rebel... –, force est d'admettre que les tragédies post-lullystes ont surtout rencontré des semi-succès ou des échecs, à commencer par les plus audacieuses d'entre elles. En revanche, le public raffolait de ces ballets dramatiques que l'on associe d'ordinaire plutôt à la troisième génération de tragédie lyrique (celle de Rameau et Mondonville), écrites au même moment par les mêmes compositeurs.

Fait amusant, la prermière des Festes Vénitiennes était précisément dirigée par... Louis de La Coste, le compositeur d'un des livrets les plus horrifiques de toute la tragédie en musique.

L'œuvre n'a été redonnée qu'une fois sur instruments anciens, par Malgoire en 1991 (avec Brigitte Lafon, Sophie Marin-Degor, Douglas Nasrawi, Glenn Chambers ; mise en scène de François Raffinot). Hugo Reyne a fait le Prologue seul, Le Triomphe de la Folie sur la Raison dans le temps de Carnaval, en 2010, à La Chabotterie et à Versailles. Des extraits ont été enregistrés par Gustav Leonhardt (1995 ?), en couplage avec son Europe galante.

Bref, ce n'est pas forcément ce que j'ai le plus envie d'entendre, alors que les tragédies lyriques de tout Collasse et La Coste, sans parler des compositeurs moins illustres et des compositions restantes des plus célèbres, restent à réveiller... mais c'est un témoignage capital si l'on s'intéresse à la musique baroque française. Et confié à ceux qui servent le mieux cette musique de ballet : Les Arts Florissants.

Retour d'expérience

… suite à la représentation des Fêtes Vénitiennes à l'Opéra-Comique, le 26 janvier 2015 (première).

Je ne vais pas proposer une notule rien que pour cela, parce que tout était merveilleux, si bien qu'accumuler les superlatifs aurait peu d'intérêt. En outre, la spectacle sera visible dans deux jours sur CultureBox, si bien qu'il deviendra universellement accessible et qu'il sera peu nécessaire d'en faire la présentation pour les absents. Néanmoins, quelques éléments supplémentaires à ajouter à l'énoncé des attentes préalables, une fois la représentation passée.

Robert Carsen et son équipe tirent très habilement parti des clichés d'une Venise de fantaisie : dans les œuvres psychologiques, leurs jeux formels manquent parfois de réel propos, mais dans un opéra-ballet à entrées, avec de micro-intrigues et beaucoup d'effets visuels nécessaire, leur art consommé des jeux scénographiques en fait les meilleurs prétendants possibles. Sans aucune fausse prétention à la finesse, tout y passe : les touristes, les habits de doge, les dominos noirs, les robes-tables de jeu pas nettes, les coulisses et miroirs, les gondoles à gambettes…

L'œuvre s'y prête très bien. Grand moment d'hilarité lorsque paraissent, dans l'opéra pastoral qui clôt l'œuvre, des danseurs figurant des moutons grâce à des perruques XVIIe… très semblables à celles utilisées dans l'Atys de Villégier ! La pièce se jouait dès sa création en quatre entrées (incluant le Prologue, parfois remplacé par une simple entrée), variées au cours de son vaste succès : de nouvelles ont été composées, et leur ordre chamboulé.

Le Prologue « Le Carnaval et la Folie » conte, d'une façon qui deviendra par la suite un lieu commun de la scène lyrique, la victoire de la Folie sur la Raison (en temps de Carnaval). Seul trait rarement vu, la présence de deux philosophes, Démocrite (haute-contre !) et Héraclite (basse-taille), sortes de suivants de la Raison (qui chante elle aussi). Pour la suite, trois entrées dans la version originale de juin 1710:

  • La Feste des Barquerolles, compétition de gondoliers ;
  • Les Sérénades et les Joueurs qui s'achève au Ridotto du Palazzo San Moisè (appelé « la Ridote » dans le livret) ;
  • L'Amour saltimbanque, sur la place Saint-Marc.


Le succès conduisit à ajouter de nouvelles entrées dès 1710 :

  • La Feste marine
  • Le Bal ou le Maître à danser
  • Les Devins de la Place Saint-Marc
  • L'Opéra ou la Feste à chanter
  • Le Triomphe de l'Amour et de la Folie


En 1729, une Cantate préalablement écrite fait office d'entrée ; en 1731, Le Jaloux trompé, remaniement d'une entrée composée pour complément les fameux Fragments de M. de Lully (1703, succès considérable pour le goût nouveau des divertissements à entrées). La dernière reprise complète (avant l'exhumation au XXe) a lieu en 1759, et l'œuvre est donnée par extraits au moins jusqu'en 1762, bien après la mort de Campra (1744) et Danchet (1748).

Outre le Prologue, la sélection faite par William Christie ne contenait trois entrées de 1710, dont une seule tirée de la première version de l'œuvre :

  • Le Bal ou le Maître à danser
  • Les Sérénades et les Joueurs
  • L'Opéra ou la Feste à chanter


Le Bal, sur fond de travestissement alla Marivaux (le puissant se déguise en valet pour éprouver l'amour de sa soupirante, mais ici les rangs sont bouleversés, et il aime bel et bien une petite servante), sert surtout de support à la joute jubilatoire entre le Maître de Musique et le Maître à Danser, dont les arguments sont soutenus par autant de citations du répertoire. On y retrouve notamment deux des moments les plus célèbres et spectaculaires de la tragédie en musique : la tempête d'Alcyone et les songes agréables & songes funestes d'Atys. D'autres citations parcourent l'œuvre, comme un pastiche frappant de l'Ouverture d'Atys en guise d'intermède dans l'entrée de « L'Opéra ou la Fête à chanter », des emprunts à Issé de Destouches (Sommeil et Scène d'après nature), autre immense succès, voire une basse obstinée très parente de celle des chaconnes du début du XVIIe italien (Merula, Rossi…)

Les Sérénades et les Joueurs met en scène un séducteur basse-taille, chose rare (le précédent lullyste, Roland, et son décalque Alcide dans Omphale, était surtout des guerriers : amoureux mais éconduits), mais que Campra aimait manifestement beaucoup (témoins le rôle-titre Tancrède et Pélops dans Hippodamie).
Tableau délectable, où deux femmes séduites, jalouses et suspicieuses, se rendent compte, dans une rue de Venise, qu'elles sont en réalité trompées pour une troisième (qui, elle, chante en italien !). Les scènes d'affrontement entre femmes ou avec l'amant sont assez électrisantes, remarquablement taillées par le grand librettiste qu'est Antoine Danchet, plutôt passé à la postérité pour ses œuvres sombres et sérieuses comme Tancrède et bien sûr Idoménée (le livret de l'Idomeneo de Mozart, une fois dûment ratiboisé par Varesco pour en faire un seria insipide, est directement emprunté à Danchet).
L'amant tancé reçoit donc le conseil d'aller plutôt taquiner la Fortune (dans toute son ambiguïté) au Ridotto (ouvert, ce n'est pas une coïncidence, pendant le… Carnaval de 1638) où s'achève l'entrée, dans un court second tableau.

Enfin L'Opéra ou la Fête à chanter nous gratifie d'un plaisant dispositif de théâtre dans le théâtre, où l'amour hors scène culmine dans un enlèvement pendant la représentation (où Borée s'empare de Flore), avec un panache romanesque digne… de la réalité (certes ultérieure).
La semi-parodie d'opéra pastoral est sans doute un peu plus difficile à digérer aujourd'hui, car elle est plus difficile à goûter autrement qu'au second degré, contrairement aux autres parties de l'œuvre.

Le plus étonnant est en réalité que la musique de Campra est d'une constante richesse et d'une très grande qualité : pour un opéra-ballet, on n'y entendra que très peu de remplissage pittoresque. La plupart des divertissements servent l'action, et les canevas sont très divers et virtuoses par rapport à l'usage du temps — et même des périodes ultérieures.
Je n'en attendais pas beauccoup sur ce plan, n'étant pas particulièrement friand de ce genre assez décoratif, et je dois admettre avoir été très impressionné.

Cette variété doit beaucoup aussi à William Christie et aux meilleurs talents des Arts Florissants (pardon pour les autres, mais Thomas Dunford et Béatrice Martin étaient dans la fosse !). Comme pour son second Atys, le parti pris est clairement celui de la grande diversité de procédés, dans une richesse exubérante qui me paraît plus contemporaine qu'authentique (les alternances de pupitre, les doublures des violons par l'aigu du clavecin, le grand nombre d'effets de textures et d'essais d'alliages… tout cela est très mobile et très « écrit », finalement, pour ce type de musique)… mais autant pour Atys on pouvait sentir que l'intensité du drame supportait facilement plus de sobriété, autant ici, cela sert au contraire l'exubérance des thématiques sollicitées par le librettiste et le compositeur : difficile d'en exalter mieux l'esprit versatile.

Quant au chant, il est inutile de détailler, les noms parlent d'eux-mêmes, c'est le meilleur du chant baroque qui défilait. Même des chanteuses dont j'ai plusieurs fois souligné l'émission ronde, voire la prosodie et l'expression un peu prudentes, comme Émilie Renard, Élodie Fonnard ou Rachel Redmond, donnaient ici au contraire le sentiment d'une appropriation complète du texte et de la musique entrelacés. [J'en profite pour recommander avec la dernière vivacité le disque d'airs de Kapsberger de Redmond, dont je n'ai pas eu encore le temps de parler, et qui est l'un des plus beaux jamais publiés dans ce répertoire.]
Cyril Auvity, Marc Mauillon (toujours la même clarté fulgurante, mais plus guère de métal superflu, et plus le moindre maniérisme), Emmanuelle de Negri (d'un abandon verbal remarquable, et beaucoup plus finement focalisée qu'autrefois, presque tranchante) m'apparaissent même au sommet de leurs moyens, de leur carrière, de leur style et de leur inspiration, de grandes figures dont on évoquera avec mélancolie le souvenir dans quelques années, comme celui d'un Âge d'or…

Pour que des musiciens dont les standards sont si élevés puissent encore surprendre en bien, pour qu'un ballet à entrées soutienne à ce point l'intérêt scénique, et pour qu'une musique de ballet puisse à ce point d'épanouir indépendamment même du visuel… on assiste à un petit miracle.

Pas besoin de publier d'extraits, mais ne le manquez pas sur CultureBox lorsqu'il y paraîtra.


1829 – Ferdinand Hérold – Le Pré aux clercs

Il a déjà été amplement question de Zampa ou la Fiancée de marbre, que je tiens pour le chef-d'œuvre de son auteur :

Structure.
¶ Un peu de musique et distribution de la version donnée dans la même maison.
¶ Une parodie de Don Giovanni.
¶ ... vu sous l'angle de l'humour en musique.
¶ « Comique mais ambitieux » : une plus vaste évocation des finesses musicales de la partition.

Mais le Pré aux clercs n'est pas en reste, et vaut bien davantage que les meilleurs Boïeldieu ou Auber. La seule notule qui lui est consacrée à ce jour l'est vraiment par le petit bout de la lorgnette, il faudra remédier à cela.

Intrigue virevoltante tirée de la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, musique assez rossinienne (mais plus variée et raffinée), très positive, ne dédaignant cependant pas la mélancolie ou la poésie. Si l'on aime la Dame Blanche de Boïeldieu, c'est comparable, mais sans les baisses de qualité – les scènes continues et les ensembles sont le point faible de Boïeldieu, mais le point fort d'Hérold. Deux disques d'extraits ont été disponibles par le passé (l'un avec Pasdeloup, l'autre avec Radio-Lyrique), absolument épuisés aujourd'hui ; il faut peut-être tenter en médiathèque.

Sinon, quelques rares bonnes représentations ont eu lieu (en particulier Serebrier à Londres, au début des années 90), les bandes radio sont parfois trouvables. Malheureusement, la plupart des documents sont bidouillés, puisque le monde musical (metteurs en scène inclus) ne sait manifestement jamais quoi faire des dialogues parlés dans ce type de répertoire, et particulièrement face à un public non locuteur...

L'Opéra-Comique frappe fort sur ce titre : je ne peux pas préjuger de la direction de Paul McCreesh que je ne crois jamais avoir entendu dans ce type de répertoire (à peu près dans tous les autres, en fait, mais pas dans celui-là...), en revanche la distribution impressionne par son calibrage parfait.

=> Marie-Ève Munger, une Lakmé (gros succès à Saint-Étienne tout récemment), pour le rôle de soprano colorature d'Isabelle Montal.
=> Jaël Azzaretti, profil un peu plus léger et étroit, pour le rôle de second (semi-)comique de Nicette.
=> Michael Spyres (Mergy), à la fois souple et héroïque, grand maître de ces rôles paradoxaux du répertoire français.
=> Emiliano Gonzalez-Toro pour le ténor grave Comminges, choix astucieux que ce timbre étrange et ce petit accent pour terrifiant bretteur.
=> Éric Huchet pour le ténor bouffe Cantarelli, du grand luxe – seul risque, qu'il couvre les autres, notamment dans le grand trio de ténors final.
=> Les chœurs, qui ont de belles parties intégrées à l'action, avec Accentus, une bénédiction à chaque fois.

Extrait d'une version inédite de la BBC enregistrée en 1987, le final mis en ligne sur la chaîne de CSS il y a quelques années (attention spoiler !) :


BBC 1987 — Nan Christie (Marguerite de Navarre) — Carole Farley (Isabelle) — Marylin Dale (Nicette) — John Aler (Mergy) — Paul Crook (Comminge) — Stephen Richardson (Girod) — BBC Symphonic Orchestra & Choir — direction José Serebrier



Et puis

Mais ce n'est pas tout. Parmi les choses sympathiques :

Suite de la notule.

dimanche 30 mars 2014

Reynaldo HAHN – La Carmélite & les nouvelles générations du CNSMDP


Le CNSM offre, au fil de l'année et plus particulièrement à chaque échéance pour les étudiants, des spectacles de haut niveau dont l'entrée est gratuite. Comme chaque année, je fais mon petit marché.

1. Les précédents

L'an passé, comme en 2011 (avec Cécile Achille et Raquel Camarinha) et en 2012 (avec trois accompagnateurs merveilleux, dont Philippe Hattat-Colin), c'était le récital de la classe de lied & mélodie de Jeff Cohen qui tenait la vedette ; sur cinq chanteurs, trois remarquables interprètes (Laura Holm, Caroline Michaud et Samuel Hasselhorn – ce dernier même exceptionnel dans son répertoire de prédilection, le lied schubertien, et nettement plus en voix qu'au Petit Palais), et un petit miracle en la personne d'Elsa Dreisig : voix radieuse de soprano lyrique assez léger, timbre haut et projection fière, maîtrise virtuose des langues, finesse des intentions, et même un abattage scénique remarquable (posé sur un joli minois, l'effet est réellement ravageur). Même chez les plus grandes gloires, on a rarement la combinaison à ce degré de toutes les qualités requises chez le chanteur lyrique, à la fois.

Mais le CNSM ne nourrit pas que des liedersänger en son sein, et cette saison, tenté par la résurrection d'encore un autre Hahn inédit, j'ai fait un peu de place dans un agenda serré.


Début de l'acte III : Igor Bouin (le Comte Clidamant) fait le petit récit de baryton, puis entre Marina Ruiz (Hélys, suivante de Louis de La Vallière), après les rires. Où l'on entend la versatilité de l'écriture de Hahn, virevoltant en permanence entre les caractères opposés.


2. La Carmélite (1902) de Reynaldo Hahn (1874–1947)

Le Hahn que nous connaissons, le compositeur d'opéras légers, voire d'opérettes, est celui de la maturité : à partir des années 20 (Ciboulette) et surtout pendant les années 30 (Ô mon bel inconnu, Le Marchand de Venise, Malvina). Il existe déjà beaucoup de manques dans cette période (Mozart, Une revue, Le Temps d'aimer, Brummell manquent, sans parler de l'excellente musique non scénique et du plus tardif Le Oui des jeunes filles), mais la période précédente est vraiment mal documentée (La Colombe de Bouddha en 1921, qu'on vient de réentendre, Nausicaa en 1919, un véritable opéra pour Monte-Carlo, l'opérette Miousic en 1914 en collaboration avec Saint-Saëns, Messager et Lecocq, et La Carmélite en 1902... tout cela fait défaut au disque et sur scène).

Avant La Carmélite, le jeune Hahn – significativement, l'opéra est dédié « À ma mère » – n'avait écrit qu'un Agénor écrit pendant ses dix-neuf ans (1893), jamais publié (possiblement inachevé), et L'Île du rêve en 1898, une « idylle polynésienne » en trois actes d'après Pierre Loti – on se demande à quoi cela peut bien ressembler, sans être forcément très tenté...

La Carmélite (contrairement à ce que dit le programme du CNSM, qui parle d'opéra comique, un genre jamais traité par Hahn) est qualifiée par le compositeur de « comédie musicale », et ce sous-titre pouvait bien sûr prêter à confusion – à plus forte raison lorsque l'équipe, deux mois plus tôt, en avait proposé une vraie au public (Ligne 5, belle composition ad hoc). Et, étrangement, cela n'en reflète nullement le contenu : il s'agit d'un véritable opéra, long et fort sérieux. À peine trouvera-t-on quelques allègements chez les seconds rôles, mais on ne peut même pas parler d'humour. J'ai au passage passé un assez long moment d'adaptation à cause de cela, m'attendant à retrouver le Hahn espiègle, et étant plutôt confronté à sa musique de chambre et à un ton lyrique tourné vers le grand opéra, que je ne lui connaissais pas.


Musicalement, malgré la réduction piano, c'est un compositeur dans la pleine de maîtrise de ses moyens qu'on entend, d'aspect très varié, généreusement modulant, jamais innovant. La partie orchestrale est vraiment superbe de bout en bout, aussi bien dans l'accompagnement vif des réparties que dans les interludes descriptifs, les emprunts archaïques façon Henry VIII ou les épanchements lyriques où les cordes doubleraient les voix. Bref, c'est bien beau.

En revanche, le livret de Catulle Mendès, pour lequel j'ai au demeurant beaucoup de sympathie (outre son nom rigolo, il a inventé quelques jolies nouvelles, modestes mais vraiment plaisantes), est une catastrophe. Il reprend minutieusement tous les poncifs de la plus célèbre des histoires d'alcôve, réussissant à la fois à concentrer le plus de mensonges historiques, de grandiloquences risibles, et à tuer toute surprise possible, tant les moindres outrances de la légendes sont religieusement reproduites. Le tout dans une langue parfaitement plate et sans une once d'allègement qui pourrait donner un peu de lustre et de malice – je m'attendais à une parodie spirituelle, j'en ai été pour mes frais. Il faut dire qu'attendre de la spiritualité de la part de Catulle Mendès était sans doute un peu ambitieux – ou alors au sens de ce final sulpicien qui ferait hurler au mauvais goût les plus fidèles grenouilles de bénitier de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

Résumé de la pièce : Louise (future duchesse de La Vallière, mais tout le monde l'appelle Louise parce qu'elle est bonne et simple, bien sûr) est une innocente créature échappée de la campagne, arrivée un peu par hasard à la Cour, dans le but de servir humblement. Elle aime sans espoir et sans concupiscence le Roi, comme une enfant. Le Roi est bouleversé par cet amour désintéressé, et se répand en maint duo d'amour, mais voilà, l'évêque (Bossuet, bien sûr, sinon ce ne serait pas drôle) lui dit qu'elle sera damnée, tout ça. Alors elle est triste (et un peu abandonnée par le roi, aussi), elle peigne les cheveux de la Montespan pour lui prouver son humilité, et elle finit par casser avec son petit copain, avant de partir au cloître. Au cloître, tout va bien, chœurs célestes, l'évêque la félicite, la reine vient l'embrasser pour lui dire qu'elles sont sœurs (genre) parce qu'elles partagent le même amour inconditionnel de ce volage qui en a bien le droit puisqu'il est choisi par Dieu.
Dit comme ça, ça semble rigolo, mais quand on entend ce Louis XIV ténoret, quand Louise pépie pendant un quart d'heure devant les oiseaux de Trianon du jardin, ou pleurniche pendant trente minutes en robe de chambre sur le palier de la Montespan, je vous assure que le sourire finit par vous quitter.

Malheureusement, l'écriture vocale s'en ressent : la veine mélodique n'est pas très puissante, comme si les moyens musicaux puissants mais consensuels de Hahn cherchaient à se courber à la hauteur du texte.

3. Les étudiants de L2 et L3 au CNSM

Une fois dit que la pièce été profondément ennuyeuse malgré ses qualités musicales, il faut mentionner, en plus de l'intérêt de la découverte (qui reste entier, ce titre et ce sujet susciteraient la curiosité de tout le monde, je crois), la qualité remarquable du spectacle.

D'abord la direction du piano de Yann Molénat : en deux heures trente de spectacle, je n'ai pas entendu une paille dans l'accompagnement, toujours un beau galbe musical, très présent, et complètement attentif aux chanteurs. Scéniquement aussi, il y a certes à faire, mais le livret est exploité au maximum dans une scénographie épurée où chacun a quelque chose à faire : le travail de fond d'Emmanuelle Cordoliani a porté ses fruits. De même, avec peu de dépense manifestement, les costumes inspirés du XVIIe siècle mais faisant largement écho aux usages vestimentaires d'aujourd'hui étaient très réussis (Sonia Bosc).

Les niveaux étaient très différents : à ce stade, certains ont déjà atteint leur maturité vocale et leur équilibre, tandis que d'autres le pressentent et l'améliorent encore. Le phénomène est particulièrement sensible dans les chœurs, où les harmoniques encore désordonnées des voix féminines s'entrechoquent (chacune continuant d'emprunter sa « voix de soliste », on n'entend plus aucune ligne) et où la justesse se dérobe.

Ce n'est pas encore la fin de l'année universitaire, mais comme j'ai fait quelques-unes de mes plus belles découvertes lyriques de la saison, petite remise de prix (avec extraits sonores).

Suite de la notule.

jeudi 13 mars 2014

Victorin de Joncières : un autre critique compositeur


Alors que vient de paraître Dimitri sous l'égide du Palazzetto Bru Zane, un mot sur la symphonie de Victorin de Joncières, jouée dès avril 2011 et qui doit être publiée ultérieurement. Et quelques indications sur les prochains projets lyriques de la Fondation Bru Zane.

1. La « Symphonie Romantique » (1873)

Joncières est avant tout un critique musical (sous le nom de Jennius dans le journal La Liberté, pendant tout le dernier quart du XIXe siècle), wagnérien et franckiste, musicien amateur mais sérieusement formé. Ses œuvres scéniques (de l'opérette au grand opéra), quoique discutées, ont été plutôt bien accueillies en son temps.

Aujourd'hui, comme contemporain (1839-1903) de Bizet, Brahms et Tchaïkovski, il n'appartient pas à la phalange des compositeurs majeurs, mais Bru Zane l'a sélectionné, parmi tant d'autres choix possibles (dont beaucoup m'auraient paru plus judicieux) ; concernant la Symphonie Romantique, toutefois, cela s'explique assez bien : c'est un objet assez étrange, différent de ce qui s'écrivait à l'époque, très loin de tout style national.


Les deux derniers mouvements (scherzo et final) de la Symphonie romantique de Victorin de Joncières. Hervé Niquet et le Brussels Philharmonic en avril 2011 à la Scuola Drande di San Rocco.
Il faudra peut-être le réenregistrer pour le disque, parce que l'orchestre, capable pourtant de très belles choses dans un répertoire ultérieur plus exigeant techniquement, était en petite forme ce jour-là : bois très ternes, cordes pas très juste (manque d'habitude du non-vibrato ?). Le son et l'articulation évoquent davantage les formations de cacheton qu'une grande phalange européenne... avec une seconde session, le résultat pourrait avoir une tout autre allure. (Je retirerai la bande à ce moment-là... mais faute d'alternative, il est déjà merveilleux de pouvoir l'entendre !)


On y remarque le goût de Joncières pour les alliages, avec beaucoup de soli, d'essais de couleur (pas forcément fulgurants, mais la partition regorge de tentatives assez originales), de courts motifs très individualisés. L'œuvre ne constitue pas un monument incommensurable, mais les deux derniers mouvements sont intéressants, avec un scherzo d'atmosphère fantastique qui évoque Weber (danses du Freischütz), Czerny (Première Symphonie) et Mendelssohn (Songe d'une Nuit d'Été), qui culmine dans un climax orageux assez paroxystique, qui a peu d'équivalents. Le final est étonnant également, entièrement fondé sur un choral de vents accompagné par des descendes de cordes en trémolo, clairement inspiré de la procession de Tannhäuser (et, dans une moindre mesure, du final du Vaisseau Fantôme) ; musicalement, la substance du mouvement est simple, mais l'affirmation de sa simplicité diatonique et ses moyens d'orchestration amples le rendent très persuasifs.

À entendre, au moins une fois.

2. Les opéras

Outre quelques opérettes, l'ambition de ses titres sérieux ne laisse pas d'impressionner : musique de scène pour Hamlet, opéras sur Sardanapale, La Reine Berthe, Les Derniers Jours de Pompéi, Dimitri, son plus grand succès qui offre une autre vision de l'histoire de Boris Godounov et Grichka Otrepiev, et même un Lancelot du Lac, personnage finalement rare à l'opéra, toujours dans l'ombre d'Arthur. Un Lancelot composé par un critique wagnérien, créé (1900 !) exactement entre Fervaal de Vincent d'Indy (1897) et l'Arthus de Chausson (1903), même si les librettistes sont plus conventionnels (Louis Gallet et Édouard Blau, auteurs respectivement de Thaïs et Werther de Massenet), voilà qui intrigue.

Le 8 avril, on jouera à la Cité de la Musique des extraits du Dernier Jour de Pompéi. Couplage avec quelques-uns d'Herculanum de Félicien David, qui vient d'être joué à Versailles, où je ne l'ai pas entendu – mais la lecture de la partition ne m'avait vraiment pas ébloui, pas plus que l'écoute de la parution récente de Lalla-Roukh (Ryan Brown / Opera Lafayette) ni que ses œuvres plus célèbres de musique symphonique ou de chambre (même sans considérer qu'il s'agit de musique des années 1860, on ne peut pas dire que le manque d'audace soit compensé par une veine mélodique hors du commun).
Joncières est plus intrigant, mais à la lecture de la partition, les carrures rythmiques répétées à l'infini (et pas exactement sophistiquées, du type croche-croche-croche-croche) m'inquiètent un peu. Harmoniquement, la partition semble plus savoureuse que Dimitri qui ne m'a pas paru très aventureux. Mais je n'ai pas fini de lire l'un et l'autre, donc je réserve mon jugement après une lecture complète... et a fortiori après une écoute en action de ces musiques. Cela ressemble à du grand opéra pas très exaltant, mais parfaitement honnête, tout à fait de quoi se satisfaire lorsqu'on aime déjà le genre.

Dimitri, plus varié, semble aussi moins raffiné dans les couleurs. Mais j'en parlerai lorsque je l'aurai essayé au disque, dans les prochains jours.

3. Prospective et souhaits

Ce qui m'intéresserait le plus sort un peu des attributions romantiques de Bru Zane : pour en rester à ce que j'ai lu ou joué, Frédégonde de Saint-Saëns, La Dame de Monsoreau de Salvayre, les Bruneau inédits, Le Retour de Max d'Ollone, Hernani de Hirchmann, des Février, Ivan Le Terrible de Gunsbourg, L'Aigle de Nouguès...

Cependant il reste tout de même les premiers Reyer, Le Tribut de Zamora de Gounod (partition riche et trépidante, vraiment le bon côté de son auteur, et qui n'existe que sous le manteau avec accompagnement piano), Françoise de Rimini de Thomas (jouée à Metz il y a peu, mais qui mérite un enregistrement), Jeanne d'Arc de Mermet, Patrie ! de Paladilhe, et pas mal d'autres choses auxquelles je rêve... ou encore mieux, celles que je ne soupçonne même pas !

Je suppose que cela dépend aussi de compromis passés avec Hervé Niquet, qui est quasiment le seul collaborateur lyrique de leur entreprise.

À la lecture des partitions, ça ne me paraissait (de loin) pas le plus urgent, donc, mais je ne vais certainement pas cracher sur une véritable découverte en première mondiale.

4. Les projets de Bru Zane

Suite de la notule.

jeudi 30 janvier 2014

L'épreuve du moulin


Gallica vient de mettre en ligne la première impression, corrigée à la main, de L'Attaque du Moulin de Zola. Cette nouvelle, tirée des Soirées de Médan, est réutilisée pour la scène par Alfred Bruneau, après le succès du Rêve, d'après le roman homonyme. Mais cette fois, Zola se lie de plus en plus fortement avec le compositeur, et s'implique très activement dans le livret, jusqu'à l'éviction complète de Louis Gallet.

Il s'agit de l'œuvre scénique la plus célèbre de Bruneau, qui mériterait sans doute de s'imposer davantage pour illustrer le style vériste français (avec, pourquoi pas, la Lépreuse de Lazzari, bien plus saisissante encore) ; il en avait été question sur CSS, avec un peu d'illustration musicale.

mercredi 22 janvier 2014

Léo DELIBES – Lakmé – Roth, Baur, Devieilhe (Opéra-Comique 2014)


Représentation du 20 janvier (dernière).

Suite de la notule.

vendredi 27 décembre 2013

George MACFARREN –– Robin Hood – I : généalogie d'une injustice


1. Exorde

Mélomanes, on vous ment.

Sur vos impôts et sur les assiettes qui passent dans le ciel, comme à tout le monde. Mais en tant que mélomanes, on vous ment sur l'Angleterre.

Oui, on vous a dissimulé pendant des années que de Gaulle, puis Mollet, avaient voulu nous dissoudre dans les britonneries et nous faire courber l'échine devant un tyran –– et, ce qui est pire s'il est possible, une femme. C'est horrible, mais c'est du passé.

Non, je parle d'une forfaiture plus immense encore, dissimulée, tels les petits hommes verts à Roswell, au fil de rapports circonstanciés qui enterrent l'insupportable vérité sous des étages de froids arguments bureaucratiques, pour partie falsifiés, pour partie convaincus.

Et je suis prêt à faire effondrer le système sur ses bases pour vous révéler la Vérité.

Car, oui, mes amis.

Il existe de la (bonne) musique anglaise entre Purcell et Britten.

2. Là où notre héros se dresse contre l'iniquité

Bien sûr, vous vous en doutiez : un peuple entier, fût-il barbare et enthéiné, ne peut cesser d'écrire de la musique pendant deux siècles – et donc, tout à fait accidentellement, d'en produire parfois de la bonne.

Mais le principe, reproduit d'Histoire de la musique en Histoire de la musique, d'émission en émission, entendue dans tous les discours, allusivement cité dans tous les articles, semble acquis : il y a peut-être Haendel (mais né et formé en Allemagne, puis en Italie), il y a bien quelques victoriens académiques, mais de la musique digne d'intérêt, passé Byrd et Purcell et avant le vingtième siècle, on n'en trouve pas. De la soupe qui imite platement ce qui se fait en Europe, guère plus.

Courageusement, au péril de ma vie, je me lève donc et, tendant la main à un ennemi à bon droit honni, mais injustement accusé, je déclare :

Ce n'est pas vrai.

Certes, je ne suis pas à la hauteur de l'éloquence de mes modèles (quelque part entre Roland et Gandhi, je suppose). Néanmoins, comme je ne suis assurément pas disposé (ni destiné, je le crains) à mourir pour soutenir cette cause dangereuse, heureux lecteur, je me dispense d'y ajouter ce que Voltaire n'a pas dit.


3. L'Angleterre musicale

Bien sûr, aux XVIIIe et XIXe siècles, la vie musicale anglaise n'a pas la vitalité des nations « spécialistes », qui forment l'Europe entière (Allemagne, Italie) ou modèlent ses goûts (Italie, France). Néanmoins, sa production ne se limite pas au simili-seria post-haendelien, ni aux très-gracieuses sullivaneries victoriennes. Et parmi un corpus qui n'a pas, il est vrai, l'audace des nations continentales les plus pionnières en matière de musique, en particulier au centre de l'Europe (et à Paris), on peut rencontrer un certain nombre d'œœuvres de grande qualité, qui mériteraient d'être redonnées, peut-être régulièrement.

Jusqu'en 1822, date de la création de la Royal Academy of Music, il n'existait aucune institution nationale pour former les compositeurs ; fait amusant, tandis que cela advenait pour des motifs en grande partie de fierté nationale, Lord Burghersh fit appel au harpiste français Nicolas Bochsa. Non seulement il leur fallut 150 ans pour avoir l'idée de copier l'Académie Royale de Musique, mais en plus ils n'arrivaient pas eux-mêmes à imiter un modèle économique datant de Louis XIV.


Robin des Bois et ses joyeux compagnons divertissant Richard Cœur de Lion dans la forêt de Sherwood.
De Daniel Maclise (même génération, aîné de sept ans de Macfarren), spécialisé dans l'illustration de succès théâtraux de son temps – même s'il ne s'agit pas ici d'une représentation de l'opéra de Macfarren.
Huile sur toile, 111 x 155 cm, conservé au Musée Municipal de Nottingham.


George Macfarren est quasiment l'incarnation idéale de cette Angleterre musicale qui s'épanouit à l'ombre de l'Europe : né à Londres, en 1813 (la même année que Verdi et Wagner), il compte parmi les premiers élèves de l'Academy, dès 1829, et à fin de ses études, en 1836, y devient professeur d'harmonie et de composition. En 1875, il en devient directeur : une véritable figure tutélaire de l'art institutionnel britannique.

Pas de voyage de formation à l'étranger, et néanmoins une musique fortement marquée par les courants en vogue en Europe.

4. Aspect général

Avant de poursuivre plus avant, vous voulez sans doute vous faire une image plus précise de ce qu'écrit notre homme, et particulièrement dans Robin des Bois (1860).

L'Ouverture pot-pourri à la française en donne sans doute un bon aperçu :

Suite de la notule.

samedi 26 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – III : premier retour sur scène à Paris depuis 1854


Après avoir regardé le contexte d'hier et d'aujourd'hui, le livret, la musique... un mot sur les représentations du Théâtre des Champs-Élysées, un petit événement.
Dans le genre patrimonial, mais qui pourrait s'imposer à nouveau durablement au répertoire, Les Huguenots mériteraient de quitter définitivement le purgatoire et de revenir à Paris... en attendant, c'est fait pour La Vestale, même s'il n'y aura pas de reprise avant longtemps.


L'Ouverture et le grand air de Julia dans cette production. Amusant de constater qu'Ermonela Jaho, dont le timbre ne paraissait pas toujours beau dans la salle (pour les raisons exposées ci-après), est incroyablement phonogénique, et sonne de façon quasiment extatique sur la bande de la soirée...


1. Les coupures

J'ai souvent tempêté contre les coupures sur Carnets sur sol (1,2,3,4, et tant d'autres...) ; je dois avouer qu'avec le temps, je suis moins systématiquement scandalisé.

Si elles sont bien faites, et permettent à des œuvres d'atteindre leur public sans le lasser, alors elles sont tolérables. Les quelques minutes retirées à Elektra sont injustifiables, vu la durée très raisonnable de l'œuvre, la diversité de la partition, la richesse permanente de la musique, et le peu de temps gagné. En revanche, dans La Vestale, la suppression des ballets (et peut-être de morceaux çà et là, je n'ai pas tout vérifié) se justifie assez bien :
- le public prend le risque de venir voir une œuvre rare ; s'il y a des longueurs, il peut se perdre, être déçu... raccourcir l'œuvre permet de rendre le propos plus dense ;
- la partition de Spontini n'est pas très tendue, les scènes assez peu urgentes et resserrées, aussi bien en durée qu'en intensité ; jouer les ballets, qui n'intéressent pas forcément le public d'opéra, était prendre le risque de faire décrocher résolument une partie des spectateurs, et ce d'autant plus que ces ballets sont concentrés en fin d'acte et fort longs (je dirais plus de quinze minutes à la fin du I et à la fin du III).

C'est donc un choix, dommage dans la mesure où ils font partie des réussites musicales de l'œuvre, mais qui se défend sur le plan de la cohérence du spectacle, déjà fragile dramatiquement.

Cela dit, comme personne ne sera jamais d'accord sur ce qui est une musique légitime à couper, je reste partisan, sur le principe, de jouer les œuvres en entier, dans le doute. Mais il est vrai que dans certains cas, des coupes adroites peuvent améliorer un opéra et le faire paraître plus dense.

En l'occurrence, ce sont les ballets qui ont été coupés , seules quelques danses du divertissement du final subsistaient (il me semble d'ailleurs que la pièce avec harpe concertante provenait du ballet du I), et traitées par la mise en scène de façon humoristique.

2. Le Cercle de l'Harmonie & Jérémie Rhorer

La soirée avait aussi tout d'un événement dans la mesure où c'est la première fois (il y en a peut-être eu d'autres, mais en tout cas sur des scènes plus modestes, et pas forcément radiodiffusées...) où l'on entend La Vestale sur instruments anciens. Riccardo Muti, dans son intégrale de 1993, avait admirablement réussi à s'approcher d'un style parfaitement efficace dans la perspective du grand orchestre traditionnel, avec un son large et un geste ample, mais d'une belle vivacité, respectant la dimension dansée, etc.
Avec Jérémie Rhorer, c'est un autre visage possible de La Vestale que l'on entend, où l'orchestre prend moins de place dans le spectre sonore, mais avec plus de transparence, un discret tapis, et surtout un lecture plus tranchante et resserrée, qui diminue les impressions de grands aplats belcantistes.

Le son est donc « dégraissé », mais sans fuir le fondu romantique ; sans doute une idée assez juste de ce que pourrait être le style idéal. Dans le détail en revanche, le manque de répétitions (et peut-être de préparation ?) se fait sentir : l'exécution ne favorise pas la grande forme, toujours un peu cursive, et lors de la première (ce genre de chose s'améliore généralement ensuite), les chanteurs sont très souvent décalés dans les récitatifs – ce qui signifie tout simplement que solistes et chef n'ont pas eu le temps de s'harmoniser sur le rubato. Cela ne gêne absolument pas l'écoute, mais dans une musique aussi dépouillée, cela s'entend, et on perçoit le manque d'abandon, le genre de petite exaltation qui manque pour soutenir une œuvre déjà fragile.

C'est donc très intéressant, convaincant même, mais un peu d'approfondissement n'aurait pas été de refus – les dernières représentations, comme souvent, on dû être bien meilleures (pour les chanteurs aussi, dans la mesure où il s'agissait pour tous de prises de rôle !). Si tout à l'orchestre avait été à l'aune de l'Ouverture, quel régal !

Parmi les petits détails :
- je m'attendais à être gêné par les « Fp » (attaque forte de la note et tenue douce) un peu violents et systématiques de Rhorer (sur chaque temps fort, à la limite du comique dans dans Lodoïska de Cherubini !). Le langage s'y prête moins, il est vrai, mais le défaut est réellement corrigé, il y a même un peu de mollesse dans la tenue générale et les accents ;
- les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai qu'au disque, vraiment le point faible de l'ouvrage. Les ensembles sont remarquables, les chœurs vraiment soignés ; les airs et duos belcantistes, passe encore (même s'ils ne sont pas tous impérissables), mais les récitatifs, non, le geste prosodique manque de naturel (sans être beau mélodiquement pour autant – Meyerbeer était le champion pour atteindre les deux simultanément !), et le texte est inutilement bavard. Il aurait fallu des chanteurs fins déclamateurs pour leur rendre justice... et la distribution n'était de toute évidence pas réalisée sur ce pied-là.

3. Ensemble vocal Aedes (dirigé par Mathieu Romano)

Ce jeune chœur (fondé en 2005) confirme deux choses simples :

a) Il est excellent. Voix claires et souples, beaux fondus, aisance technique. Tout l'inverse des chœurs d'opéras tassés, saturés, inintelligibles ; mais justement, parfait pour de l'opéra. Cela tient notamment aux techniques de chant beaucoup plus légères : les chœurs d'opéra recrutent en général des voix conçues pour être solistes dans le grand répertoire romantique, donc très chargées en harmoniques, ce qui alourdit considérablement le spectre harmonique. Et, plus généralement, le goût et le style sont aussi sans commune mesure dans ce bel ensemble. On pourrait rapprocher leur couleur générale des Éléments de Joël Suhubiette.

b) Aussi cruel que ce soit, un bon chœur de femmes est un chœur jeune (1,2,3...) ; autant certaines solistes parviennent à maintenir leur instrument jusqu'à un âge avancé, autant l'assemblage d'un chœur induit forcément que certaines voix bougent, ce qui altère considérablement la netteté et la beauté du résultat.
Je trouve ça révoltant, mais finalement pas davantage que l'évidence que les jeunes femmes font plus facilement des conquêtes que leurs aînées. C'est ainsi que le monde est taillé, et en attendant d'aller en faire grief à son Ingénieur, il faut le prendre tel qu'il est.

4. La mise en scène d'Éric Lacascade

Les premiers pas à l'opéra sont rarement une réussite, du fait des spécificités du genre. Souvent, les metteurs en scène ne parviennent pas à transmettre leur méthode à des chanteurs très concentrés sur les difficultés vocales ; contrairement au théâtre parlé, la posture importe de façon décisive pour un chanteur lyrique... à trop le solliciter, on peut accroître sa fébrilité, et ruiner à la fois le chant et le jeu. Par ailleurs, la temporalité n'est pas du tout la même ; elle est imposée par la musique, impossible d'en jouer ; et elle est beaucoup plus étirée, du fait du débit chanté, ce qui induit d'habiter de longues plages d'inaction. Autant il est relativement facile de faire fonctionner une pièce de théâtre (je ne dis pas de faire une mise en scène intéressante!), autant un opéra est, par définition, un problème.

Éric Lacascade a beau ne pas être un familier de l'opéra (il a même expliqué qu'en plus de n'écouter jamais de classique, il n'a pas cherché à se documenter sur Spontini et son époque), il réussit remarquablement sa première mise en scène. Décors et costumes, quoique assez moches (nuisettes, pour ne pas dire chemises de nuit, pour les vestales ; costumes décolletés pour les hommes du peuple ; vestons de cuir sans manques pour les soldats), sont assez hors du temps ; pas de transposition, donc. On aurait pu pour le même prix nous donner une petite stylisation Empire, mais ça reste de l'ordre du confort visuel.

Malgré le peu d'animation dans le texte, les chanteurs étaient sans cesse en mouvement ; rien d'ostentatoire, on ne se roulait pas par terre pour montrer les tourments (ou rien du tout) du personnage ; au contraire, une cinétique constante, qui habitait discrètement les corps. Il se passait donc en permanence quelque chose sur le plateau, sans chercher à montrer forcément de l'inédit ou du spectaculaire : un grand respect de l'œuvre.

Le plus difficile réside généralement dans la gestion des masses chorales : non seulement il est difficile de gérer l'encombrement sur scène, mais il est de surcroît délicat de faire passer une émotion (pourtant, l'écriture des chœurs repose généralement sur un affect monolithique : compassion ou colère) à travers un groupe.
Éric Lacascade résout ces difficultés en répartissant les chœurs par groupes (qui épousent assez bien les strates musicales dans les finals), comme à la fin du I où les hommes et les femmes se mélangent sur le plateau mais conservent leur posture différenciée ; ou mieux encore, les met en mouvement pendant qu'ils chantent. À l'acte III, la trouvaille des deux cercles concentriques de vitesses différentes (et tournant en sens contraire) est non seulement superbe visuellement, mais anime le plateau et rend la scène fascinante au lieu d'être empesée comme un chœur normal d'opéra.
Il cherche aussi à individualiser les attitudes des individus qui le composent – les saluts, révélant différentes proximités personnelles entre chaque vestale et Julia, sont particulièrement réussis, lorsqu'elles se retirent pour la nuit au début de l'acte II.

Pour les ballets, c'est encore différent : du peu qui est conservé, et qui ne demeure qu'à la fin de l'acte III (le triomphe final après le miracle, expression de joie pure très difficile à habiter scéniquement – du pur divertissemnt), il fait une conclusion un peu distanciée, une poursuite comique où les amants ne peuvent jamais se retrouver seuls, assaillis par les invités du mariage. La fin est de ce fait en décalage manifeste avec ce qui précède – pas une once d'humour dans la Vestale, comme c'était largement la norme depuis le début de la carrière de Lully, et le sera dans le genre sérieux jusqu'à ce que le mélange des genres romantique, à partir de Scribe et Meyerbeer, vienne réparer un peu tout cela.
Mais considérant l'absence complète d'enjeu de cette fin (l'équivalent festif actuel de ces ballets serait sans doute quelque chose comme le cirque ou le Lido, toutes choses tout autant en décalage avec La Vestale), ce petit jeu plaisant avait finalement beaucoup de charme, et suspendait d'une certaine façon l'incrédulité face à un dénouement surnaturel qui ne convainc plus personne.

Une autre trouvaille que j'ai beaucoup aimée : au moment où le feu reprend spontanément (le livret parle du fond du théâtre qui s'ouvre et de la foudre qui frappe !), la Grande Vestale, qui n'a cessé de manifester sa compassion à Julia, se promène à proximité, sans occupation apparente, mais mobile. La suggestion, très délicate, très discrète, de l'intervention humaine donne une épaisseur touchante au personnage, je trouve.

Du beau, beau travail scénique.

5. La distribution vocale

Jusqu'ici tout va bien, donc.

Suite de la notule.

mercredi 23 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – II : premières occurrences romantiques


Après s'être promené du côté du contexte général (Spontini de son temps et aujourd'hui) et du livret, il est temps de parler plus précisément de la musique.

Au passage, l'occasion faisant le ladre, vous pourrez voir l'œuvre dans la production actuelle du Théâtre des Champs-Élysées ce soir en direct, à 19h30, sur quatre sites :


L'occasion de vérifier les pistes proposées dans cette notule.


4. Une musique médiocre, mais partiellement nouvelle : entre tragédie lyrique et seria

Dans ce cadre peu allant, Spontini écrit une musique qui descend pour partie de la tragédie gluckiste (avec sa simplicité hiératique), mais à laquelle s'ajoute un tropisme italien évident (avec sa simplicité au service de la voix). Les airs en particulier, comparés à la tradition française, sont longs et très lyriques, confinant au belcantisme malgré des sections très dramatiques et déclamatoires. On dispose ainsi de deux traditions conjointes qui convergent vers une certaine nudité, d'où l'impression sans doute de quasi-dénuement.

Leur influence peut être simultanée, comme dans « Toi que j'implore avec effroi », l'air de Julia à l'acte II : les longues lignes destinées à flatter la voix alternent avec des éclats purement récitatifs, et la forme générale de l'air est assez mouvante, organisée par épisode – on peut le rapprocher de l'air de Philippe II dans Don Carlos de Verdi, par exemple. À l'inverse, l'air de Cinna « Ce n'est plus le temps d'écouter / Les vains conseils de la prudence » est formé sur le patron du seria de l'air classique ; on y entend un peu de vocalisation (rare en France à cette époque, pour un grand air), et des couleurs harmoniques très proches du Mozart de La Clémence de Titus ou du Grétry de Céphale et Procris.

Entre mélange et segmentation, les influences contradictoires parcourent tout l'ouvrage – sans donner une impression globale de disparité néanmoins, car le style de Spontini est formé de ces contraires qui se rejoignent dans le dépouillement.

5. Moments forts

Cela étant, il n'y a pas de véritable enrichissement des styles précédents : l'aspect général est un peu renouvelé, mais rien de profondément neuf n'affleure. J'ai déjà dit mon peu de conviction pour cette musique, aussi, au lieu d'insister sur ses manquements, je voudrais relever quelques beaux moments.

=> D'abord les airs de Julia , surtout les deux premiers (« Ô d'un pouvoir funeste... Licinius je vais donc te revoir » à l'acte I et « Toi que j'implore avec effroi » à l'acte II). Les deux suivants (« Ô des infortunés déesse tutélaire », à la fin de l'acte II, ancien hit célèbre dans sa version italienne « O nume tutelar » ; et « Un peuple entier... Toi que je laisse sur la terre » à l'acte III) sont davantage uniformément belcantistes, et m'intéressent un peu moins. Dans ces deux premiers airs, la beauté des mélodies discrètes et le geste dramatique forcent l'admiration, particuièrement dans celui qui ouvre l'acte II, grande scène qui pourrait quasiment tenir lieu de cantate.

=> À peu près tous les finals de foule (en particulier au I et au II) sont remarquablement réussis, avec plusieurs strates d'expression simultanées, une façon de faire qui est assez neuve, surtout pendant des durées aussi étendues. On en trouve des prémices dans le premier acte du Thésée de Gossec (cf. extrait sonore), mais il s'agit d'une musique ponctuelle, à usage dramatique (superposition de l'en-scène et du hors-scène), et non d'une forme musicale complète comme l'est le final. Côté italien, la chose existe depuis plus longtemps (voir les finals dans les Da Ponte de Mozart), mais ce final de foule tel que réalisé par Spontini, avec geste ample et chœurs obligés, sera l'une des caractéristiques de l'opéra romantique.
Plus étonnant encore, le début du final du I évoque l'écriture virevoltante des ensembles du Cellini de Berlioz, même si son modèle doit plutôt être à chercher du côté du buffo italien.
Les ballets qui terminent chaque acte, sans être de la grande musique, ne sont pas mauvais non plus, et remplissent très agréablement leur fonction divertissante.

=> Enfin, j'aime beaucoup l'introduction orchestrale méditative de l'acte II, qu'on sent très soignée, qui cherche vraiment une couleur spécifique, évoquant la nuit et le mystère mystique – très loin des atmosphères stéréotypées de l'opéra italien, ou même des formules récurrentes de la tragédie en musique.

Les chœurs sont en général assez soignés, avec de jolies appoggiatures (petits frottements qui anticipent les accords suivants), parfois sur plusieurs accords de suite – autre trait dont l'audace se développe à l'ère romantique.

En revanche, les récitatifs ne sont pas meilleurs en vrai, toujours aussi fades, massifs et empesés. Ils ne sont sans doute pas étrangers à l'impression de longueur générale.

6. Premiers effets romantiques...

J'aurais du mal à étiqueter la Vestale stylistiquement : par tradition, on l'assimile au romantisme, et c'est peut-être la couleur qui domine... mais il reste tellement de ce qui précède, et l'ouvrage est finalement si peu différent des tragédies en musique de la fin du XVIIIe... On se trouve réellement sur la charnière, au même titre que pour les opere buffe de Rossini qui nous paraissent romantiques, mais construits et écrits très largement comme du Mozart...

À défaut de trancher un débat qui ne porte que sur des étiquettes – il y a forcément des transitions, et nous sommes totalement dedans, Fernand Cortez est déjà beaucoup plus décidément romantique, jusque dans son sujet –, je propose d'aller regarder un peu ce qui change dans La Vestale et annonce les procédés romantiques à venir.

=> Des bouts de crescendos rossiniens dans les finals. Des formules cycliques ou des marches harmoniques (même musique qui remonte la gamme par crans), peut-être prévues (les chefs le font, mais ce n'est pas noté explicitement) pour être amplifiées progressivement. Certaines sont assez longues. [Pour mémoire, Rossini a quinze ans lors de la création de La Vestale en 1807, et ne commence sa carrière scénique qu'en 1810.]

=> Beaucoup de réponses en imitation dans les ensembles, d'une façon qui n'est plus seulement classique (question-réponse, écho...), mais simultanée, superposée, beaucoup plus proche de ce qu'en font les romantiques. On en trouve un peu dans le final de l'acte I de La Clemenza di Tito (version Mozart), mais tel qu'utilisé par Spontini, il est davantage parent des Huguenots de Meyerbeer.

=> Et puis par moment, comme dans le grand duo d'amour de l'acte II, on entend des phrases parentes de Hérold (scènes amoureuses de Zampa), de Bellini (duos Norma-Adalgisa), ou même de Marschner (cantilène de l'air d'Aubry dans Der Vampyr). Plus fort encore, à la fin du II, on entend soudain du Mendelssohn (final de la Quatrième Symphonie).



Mais il y a plus significatif :

a) Solos de harpe, et non pas comme une évocation de la lyre, mais de façon purement décorative, musicale, atmosphérique – dans les ballets de fin d'acte. Là aussi, le grand opéra romantique en fera grand usage.

b) La multiplication des strates et des rythmes complexes. Le fait est particulièrement spectaculaire dans le final de l'acte II.



En rouge, des figures très asymétriques répétées pour donner l'impression d'élan, voire de frénésie : triple croche - croche pointée. C'est un rapport très inhabituel (de 1 à 6), alors que le rapport standard est de 1 à 2 (croche - noire) ou de 1 à 3 (double croche - croche pointée), très resserré et assez violent, comme une acciaccature ; par ailleurs, le rapport est généralement présenté dans le sens inverse (la longue avant la brève, pour créer une attraction vers le temps fort suivant), même si cela n'est pas absent des classiques. Ce type de figure, rarement sous forme d'un rapport aussi extrême, se trouve davantage chez les romantiques (introduction du chœur gaulois qui demande des explications à Norma, à la fin de l'opéra).
En vert, des figures de ponctuation très dynamiques, mais qui ne se trouvent pas sur le temps le plus fort (premier temps). Là aussi, un décalage peu fréquent chez les classiques.
En violet, insertions de triolets, mais qui débutent de façon syncopée (pas sur le temps), là aussi un raffinement rare.
En indigo, les parties du chœur sont totalement en quinconces, de façon ici encore très excessive par rapport à la norme.

Et la mélodie dansante et très lyrique qui apparaît sonne également très romantique. [Sans parler de l'impression rythmique générale, qui a de toute évidence fortement imprégné Rossini pour le final du premier acte de son Barbiere di Siviglia (1816).]

c) Le crescendo-decrescendo, effet typiquement romantique, dont on croise l'une des premières notations explicites, me semble-t-il – même dans Fidelio, cela se limite au crescendo, et au cours d'une mesure, pas sur un seul accord.



Vous remarquerez au passage l'entrée progressive des pupitres, même ceux considérés comme remplissant simplement l'harmonie : altos et seconds violons ont leur propre entrée solo. Il arrivait fréquemment qu'ils soient différenciés rythmiquement (chez les bons auteurs, et comme dans le final ci-dessus), moins souvent qu'ils aient un rôle autonome comme ici.

d) Des figures d'accompagnement caractéristiques, qui s'inspirent des tournures gluckistes mais les adaptent avec un aspect résolument XIXe, par exemple les fusées descendantes.



Les fusées montantes étaient fréquentes, mais les descendantes (sans être le miroir d'ascendantes) beaucoup plus rares, et l'on retrouve ici les rythmes raffinés avec le contraste vigoureux des valeurs (noire pointée couplée avec des triples croches, soit un rapport de 12 à 1 !), ainsi que l'effet syncopé. Et à l'oreille, pas de doute, on incline dangereusement vers le romantisme.

Bref, encore plus que pour le livret*, la musique, même si elle n'est globalement pas enivrante, franchit un pas très important vers le romantisme, auquel elle appartient déjà pour large part.
En cela, l'écoute de cet opéra, quelle que soit sa qualité, est passionnante.

* dont le sujet était pourtant tiré d'une pièce du milieu du XVIIIe siècle


Suite de la notule.

samedi 19 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – I : la tragédie en musique à l'heure de l'Empire


… ou plutôt le cas particulier de Spontini, qui dispose réellement d'une identité à part – un peu comme Gluck sur l'héritage duquel on a promis de revenir prochainement par ici.

1. Écouter Gaspare Spontini aujourd'hui

Je n'ai jamais été très convaincu par Spontini, qui est tombé dans une obscurité regrettable sur le plan documentaire, mais à mon sens parfaitement justifiable sur le plan de la rationalité musicale – présenter les meilleures œuvres pour satisfaire (et faire déplacer) le public. Dans le même registre d'opéra français sérieux, il existe des œuvres bien plus abouties à tout point de vue, et le caractère assez terne du livret et de la partition justifient assez bien les coupures à mon sens.

Par ailleurs, La Vestale n'est pas du tout son meilleur ouvrage ; Fernand Cortez (1809) me paraît bien plus inspiré mélodiquement et dramatiquement ; et, sur le seul plan du charme, l'opéra comique Julie ou le Pot de fleurs (1804), réussit avec grâce (et de beaux ensembles, toujours le point fort de Spontini).

Je n'ai pas repéré pour l'heure de belle inconnue qui attendrait, baignée dans la poussière de Louvois, d'être éveillée ; mais il faut dire que parmi ses autres ouvrages sérieux de maturité (en français, puis en allemand), beaucoup n'ont jamais été enregistrés (Pélage pour Paris ; Nurmahal et Alcidor pour Berlin), et les autres l'ont été dans des conditions assez exécrables (Olimpie pour Paris, Agnes von Hohenstaufen pour Berlin) : changement de langue, prises de son pirates difficiles, interprétations méchamment hors style (façon belcanto brucknérien). Or, si l'on prive cette musique, encore très marquée par l'économie générale de la tragédie lyrique, de sa composante déclamatoire, elle sombre méchamment dans la bouillie insipide – car la densité du propos musical n'est pas calculée pour survivre seule.
Néanmoins, en les écoutant, on n'a pas l'impression qu'elles recèlent tant de bijoux cachés.

Pourtant, l'objet (et donc les soirées au Théâtre des Champs-Élysées ces jours-ci) est particulièrement passionnant pour qui s'intéresse à l'opéra français dans sa continuité.


La Vestale endormie de Jules Lefebvre, Premier Prix de Rome de peinture en 1861.


2. Genèse

Spontini naît en 1776 près d'Ancône (États Pontificaux), ce qui fait de lui un contemporain exact de Boïeldieu (1775), et le cadet de Méhul (1763) ; Gluck (1714) et Gossec (1734), avec qui il partage des caractéristiques (et même, concernant le second, une époque commune), sont d'une tout autre génération.

Comme bien d'autres compositeurs de tragédie en musique (Stuck, Vogel, Gluck, Piccinni, Sacchini, Salieri, Meyerbeer), sa formation initiale n'a rien à voir avec la France – c'est Naples, en l'occurrence. Et, écriture des grands ensembles exceptée, il ne se départira jamais de la nudité rythmique, harmonique et instrumentale du style italien. 

C'est l'ambition qui le conduit à Paris, où entre les disgrâces politiques et les évolutions des demandes stylistiques, il reste des places à prendre comme compositeurs officiels pour l'Empire. Après s'être entraîné dans le genre de l'opéra comique (et avoir intrigué dans les salons), il obtient des charges (compositeur particulier de la Chambre de l'Impératrice) et peut composer pour le régime.

La Vestale s'inscrit dans cette logique : la recherche d'un renouvellement du genre de la tragédie en musique, adaptée aux souhaits politiques du moment. Cela explique possible le manque de nécessité musicale qu'on peut sentir dans cette forme nouvelle qui n'invente pas grand'chose.

La médiocrité du livret d'Étienne de Jouy s'explique assez bien également : début de sa carrière de librettiste, il a vu son texte refusé par le grand Méhul (qu'on qualifie, non sans fondement d'ailleurs, de Beethoven français – il est vrai qu'il accomplit ce saut depuis le langage classique vers un ton plus vigoureux vigueur et une musique plsu audacieuse), puis par Boïeldieu (plutôt spécialiste de l'opéra comique où il rencontrait de grands succès, mais auteur de quelques œuvres sérieuses, dont un Télémaque juste avant La Vestale, en 1806).

Mais Spontini veut réussir à s'imposer dans le genre sérieux, et l'adoption du livret tient tout simplement à l'opportunité du moment, quelle que soit sa qualité. Le succès de l'œuvre révèle ensuite qu'il avait bien pressenti la demande latente des commanditaires et du public. En plus de l'accueil triomphal de son opéra, l'Institut de France le couronne à l'époque « meilleur ouvrage lyrique de la décennie » – témoignage assez terrifiant sur le goût officiel de l'époque, mais après tout, jugerait-on le vingtième siècle à la seule aune des Nobel ?

Malgré ces réserves, il est incontestable que La Vestale apporte quelque chose de différent (« neuf » n'est pas forcément le mot juste), un ton particulier. Il suffit de comparer (maintenant qu'on en dispose au disque !) avec Sémiramis de Catel (1802), un drame d'une violence frontale assez ahurissante, dans un langage encore totalement gluckiste (en fait plus proche de Salieri, mais c'est l'esprit), qui développe des couleurs plus sombres et désespérées, fait évoluer le langage... mais reste sensiblement dans le même paradigme esthétique. La Vestale est réellement ailleurs – un univers plus vocal et itaien, d'ailleurs, donc pas forcément de façon si volontaire que cela – et des éléments nouveaux affleurent dans sa musique et son livret.


Caroline Branchu, créatrice célébrée du rôle de Julia, la vestale déchue.


3. Le livret d'Étienne de Jouy

C'est sans doute le changement le plus spectaculaire : mais où est donc passé l'intérêt pour le livret ? Cinq ans après Sémiramis de Desriaux & Catel, dans cet intervalle qui sépare la tragédie en musique (où, même médiocre, le livret reste premier) de la période du Grand Opéra, à nouveau faste pour les librettistes (Guillaume Tell du même Jouy, Robert le Diable de Scribe...), et qui contient de beaux textes savoureux d'opéra comique chez Boïeldieu ou Hérold... Eh bien, manifestement, il n'y a plus rien, comme si la manière italienne avait soudain pris possession de l'opéra français.
Malgré l'inspiration prestigieuse (tirée de Winckelmann), malgré le sujet prometteur, il ne se passe tout à fait rien : acte I, les amants s'aiment à distance ; acte II, les amants se retrouvent ; acte III, les amants attendent leur supplice. Et à peu près rien de plus, si ce n'est les prolongements infinis de ces situations – le drame dure trois heures pleines dans sa version complète.

Jouy est aussi l'auteur, au chapitre des célébrités, des Abencérages de Cherubini et de Moïse de Rossini. Et surtout de Guillaume Tell de Rossini (1829, co-écrit avec Hippolyte-Florent Bis), généralement cité comme le point de départ du genre du Grand Opéra – et il est vrai que si la langue n'est pas vraiment meilleure, la structure de cet ouvrage est beaucoup plus adroite (notamment l'ellipse de la mort de Melchtal) que la linéarité paresseuse de la Vestale.

L'époque veut cela, manifestement, car en lisant La Bayadère de Catel (… et Jouy), j'avais été frappé par l'évolution décorative du style musical (retour de balancier après la génération Gluck, comparable à ce qui s'était avec la génération Mondonville-Rameau abandonnant tout à fait les ambitions dramatiques des post-lullystes) et la « démonétisation » de la langue. De fait, quoique totalement versifié, le livret de La Vestale sonne comme de la prose.

Pour être tout à fait juste, ce n'est pas tant le texte de Jouy que l'écriture de Spontini qui ralentit l'action : il ne se passe rien, certes, mais le texte n'est pas forcément bavard en lui-même, et supporte étrangement mieux d'être lu qu'entendu.

Plutôt que d'épiloguer sur les faiblesses insignes du livret, on peut en revanche regarder de plus près la couleur des affects exprimés par les personnages : en effet, la jeune vestale Julia semble souffrir, durant toute la pièce, d'une forme de détestation de sa vie, de mélancolie persistante, au delà de son amour ; une insatisfaction profonde qui confine à l'envie de mourir, pas si éloignée du « mal du siècle ». Par ailleurs, la façon d'exalter l'amour n'est plus aussi vertueuse ; tandis que l'amour conjugal triomphe dans les grandes œuvres de la période classique : Céphale, Andromaque, Hypermnestre, et que l'amour illégitime est toujours condamné (Pyrrhus, Oreste, Phèdre, Sémiramis...), la passion violente et destructrice pour la société se trouve exaltée dans La Vestale (« au bonheur d'un instant je puis au moins prétendre », dit Julia).

Plus étonnante encore, une déclaration d'individualité assez neuve, du moins de façon aussi théorisée :

LE PONTIFE
Est-ce à vous d'expier le crime ?
Répondez, Julia.

JULIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'on me mène à la mort :
Je l'attends, je la veux ; elle est mon espérance,
De mes longues douleurs l'affreuse récompense.
Le trépas m'affranchit de votre autorité,
Et mon supplice au moins sera ma liberté.

Qu'un héros transgresse la règle, certes, mais à l'époque classique (littéraire, puis musicale) les moteurs en sont les passions nobles ; ici, il s'agit davantage de présenter la liberté comme un bien en soi, quitte à rechercher la mort pour la trouver – et comme ici, via l'opprobre public.

De même, l'accusation de crime en exécutant la loi sonne étrangement en décalage avec la tonalité antiquisante générale, héritée de la tragédie en musique :

Suite de la notule.

mercredi 19 juin 2013

Saintetés mondaines et sainteté maudite - Thaïs d'Anatole France à Louis Gallet


1. Équivoques

Quand le soleil se leva, le désert s’étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. À la lisière du sable, des cellules blanches s’élevaient près des palmiers dans l’aurore.

– Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie ?

– Tu l’as dit, ma fille et ma sœur. C’est la maison du salut où je t’enfermerai de mes mains.

Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s’empressaient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes ; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu’un sourire de Dieu. D’autres méditaient à l’ombre des tamaris ; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d’amour, elles avaient choi-si la part de Madeleine, et elles n’accomplissaient pas d’autres œuvres que la prière, la contemplation et l’extase. C’est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux ; et il faut croire que c’était malgré elles, car la règle ne le permettait pas.

Toute la logique (diffuse et contradictoire, ce qui n'en est pas le moindre charme) de Thaïs d'Anatole France repose sur l'impossible interprétation de la mission de Paphnuce, et sur les misères du pauvre ermite qui s'arrache à une paix bienheureuse pour ne rencontrer dans le monde que des impies encore plus convaincus que lui, que des chemins de perdition où le mène sa volonté de bien faire.

Anatole France prend un malin plaisir à humilier son personnage, en multipliant les avanies arbitraires qui pleuvent sur le pauvre Paphnuce. Le rapport au sacré et à la foi est très étrange dans cette œuvre, car on y croise aussi bien le ridicule du prêcheur que son admirable constance, et au milieu de détails très critiques on rencontre le surnaturel.

Ce contraste est d'autant plus violent que le texte contient beaucoup de références à la vie érémitique de l'Egypte du IVe siècle. Sainte Thaïs et plusieurs Paphnuce sont attestés par le martyrologe romain :

  • saint Paphnuce le Grand, diacre de Boou, mort en 303, anachorète égyptien torturé à mort sous Dioclétien ;
  • saint Paphnuce, évêque de la Thébaïde, mort en 360, mutilé par les persécutions, présent au concile de Nicée ;
  • Paphnuce le Confesseur / l'Ascète / l'Ermite (mort au-delà de 399), contemporain de saint Antoine, ayant vécu au désert pendant quatre-vingts ans, sans logement et muni d'un seul vêtement, qui combat vigoureusement l'anthropomorphisme, le subordonatianisme, et donc l'arianisme (autrement dit, la croyance que le Fils n'est pas de la même substance que le Père ).


La conversion de Thaïs est généralement attribuée au troisième (mais parfois aussi à Sérapion, présent dans le roman), mais on peut voir des traits communs avec les deux autres figures (cénobite mais devenu anachorète, abbé dans la Thébaïde, références régulières du concile de Nicée... ce qui écarte la possibilité du premier Paphnuce, au passage, pour raisons chronologiques - de même que les références politiques romaines). Et Antoine lui-même paraît vers la fin du récit.

On se trouve donc solidement ancré dans le réel (bien sûr, le réel selon les références, pas toutes vérifiables, du martyrologe et des scholastiques, comme Hrotsvitha de Gandersheim qui a consacré au Xe siècle une pièce latine à la conversion de Thaïs), ce qui procure aux nombreuses petites pointes une allure de satire, comme précédemment : après avoir précisément évoqué les saints travaux et l'organisation pieuse du couvent d'Albine, la petite précision faussement ingénue se pare d'une plaisante teinte de perfidie.

Pourtant, ces moqueries d'athée blasé voisinent avec des moments de véritable surnaturel, présenté sans aucune distance, avec une naïveté confondante :

[Après un rêve mettant en scène Thaïs aimable.]

Il n’osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons n’y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le seuil, entrèrent à la file et s’allèrent blottir sous le lit. À l’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur était in-ecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étant pas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche et l’escabeau. Un d’eux, ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.

Pour expier l’abomination de son rêve et fuir les pensées impures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avant d’accomplir son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui demander conseil.

Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C’était au déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une colombe qui s’était posée sur son épaule.

[...]

En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut que c’était des myriades de petits chacals.

Cette atmosphère occasionnellement féerique dans un milieu tout à fait quotidien (fût-ce le quotidien exceptionnel de l'anachorète) n'est pas sans rapport avec l'atmosphère de son dernier roman, La Révolte des Anges, où des créatures du Ciel se logent dans le Paris contemporain. Quelques extraits et précisions sur ce roman et sur son adaptation musicale sont lisibles dans ces pages.

Ces apparitions sont généralement traitées, malgré la profonde détresse du juste qui se voit progressivement précipité dans l'enfer, avec un caractère plaisant qui les tourne partiellement en ridicule.

On pouvait croire, au tout début de l'ouvrage, qu'il s'agissait de mettre en doute la véracité des faits décrits :

Il s’en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson, et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé. Lefleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là que les Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il la jeta à la face de l’idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible. C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

– Ô bête, à l’exemple des satyres et des centaures que vit dans le désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus ! et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l’Esprit.

Il dit : une lueur rosé sortit des yeux du Sphinx ; les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèent péniblement, comme un écho de la voix de l’homme, le saint nom de Jésus-Christ ; c’est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir.

La mention faussement innocente de la comparaison « comme un écho de la voix de l'homme » semble priver l'épisode de sa valeur, comme s'il était raconté par Paphnuce abusé. Impression confirmée par l'incidence incongrue d'une mention pieuse, qui ne correspond pas au ton général, plus distant (et par moment tirant vers le sarcasme voilé), du narrateur : « et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir ».

Cela ne se limite pas aux miracles des saints, et la plaisanterie remonte un peu plus haut, grâce aux gloses du narrateur :

Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’en expliquer la cause.

Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse :

– Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les apparitions de tes saintes sont un danger pour eux ? Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui vient de l’Autre !

Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, résolut de ne plus songer à Thaïs.

Et pourtant, sans se départir de son attitude pince-sans rire - où l'on sent même poindre une tentation plus franchement rigolarde -, le récit repose sur des événements surnaturels présentés comme réels (en un sens, la conversion de Thaïs, même si elle est longuement expliquée pour des raisons psycho-sociologiques remontant à l'enfance de la courtisane, en fait partie), et ne tiendrait pas si on les invalidait.

C’est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude de ce tombeau était plus peuplée qu’un carrefour de grande ville. Les démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de larves, d’empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et l’entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le craignaient plus, ils l’accablaient de railleries, d’injures obscènes et de coups. Un jour un diable, qui n’était pas plus haut que le bras, lui vola la corde dont il se ceignait les reins.

Suite à quoi, il s'évanouit, est conduit par d'autres moines vers saint Antoine, et reçoit une prophétie du moine Paul le Simple, qui se réalise. Mettre en doute ces événements démonétiserait grandement le récit - qui suit donc partiellement la logique du miracle chrétien.

Et il faut dire que l'instabilité du narrateur (il faudrait même parler de « l'instance narrative », tant les jugements portés ne paraissent jamais émis par quiconque) n'est pas pour rien dans l'aspect délicieusement mouvant de ce roman : quelque chose échappe sans cesse, on peine à sentir le positionnement qu'on attend du lecteur - faut-il admirer Paphnuce qui réussit sa mission au prix de sa paix (« Et c’est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers. »), faut-il moquer son égarement quasiment idolâtre en dotant tous les événements de la vie d'une signification démoniaque, jusqu'à en perdre l'esprit au premier contact avec le monde ? De même, on se moque des miracles et de Dieu, mais on nous présente dans toute sa véracité l'action des démoneaux...
La fin elle-même n'éclaire rien, et la relecture ne permet pas non plus de dégager une unité : quelque chose d'insaisissable laisse le lecteur à la fois libre et désarmé. Vu la richesse de la langue et la saveur du propos, j'ai envie de considérer le procédé comme bénéfique, puisqu'on est invité à vagabonder à travers de très belles pages de la littérature française.


2. Sadisme jobique

Cet univers d'incertitude, cernant les privations excessives de Paphnuce (qui ne peuvent avoir de sens que dans la perspective certaine de la Rétribution),

C’est ce que je crois fermement, et si ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore ; et, pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le croirais pas, je le saurais. Or, ce que l’on sait ne donne point la vie, et c’est la foi seule qui sauve.

n'est pourtant pas la seule avanie imposée au malheureux abbé.

Anatole France se moque beaucoup de lui, et à travers cela, des institutions et des manies des sociétés humaines.

Ainsi, lorsque pour se mortifier de la rémanence impure de l'image de Thaïs qu'il vient de « sauver », en horreur du monde, des plaisirs et de la chair, il quitte sa communauté et monte au faîte d'une colonne au milieu des ruines d'un temple idolâtre, sans place pour s'étendre, sans ressource et exposé aux intempéries, voici ce qu'il advient :

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de

l’ermitage aérien.

[...]

Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et de paix, se remplit des mouvementset des rumeurs innombrables de la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles sou-terraines et clouaient aux antiques piliers des enseignes sur-montées de l’image du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en égyptien : On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et dela vraie bière de Cilicie. Sur les murs, sculptés de figures antiques, les marchands suspendaient des guirlandes d’oignons et des poissons fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes des ruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.

[...]

On voyait se mêler, se confondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes,le pagne blanc des Nubiens, le manteau court des Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or des courtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédées d’eunuques noirs qui leur frayaient un che-min à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des tours d’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que dominait encorela voix stridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous le ciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, de l’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûler devant le saint.

Autant dire le cauchemar érémitique suprême : la notoriété qui rend toute expiation impossible, puisqu'on lui offre de quoi manger, qu'on lui bâtit un toi, que chacun l'admire quand il souhaite seulement se mortifier dans la solitude.

Seule solution : la fuite.

Il lui fut certain alors que ce qu’il avait pris pour le siège de son repos et de sa gloire n’était que l’instrument diabolique de son trouble et de sa damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol. Ses pieds avaient oublié la terre ; ils chancelaient. Mais sentant sur lui l’ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de cabarets, d’hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le poursuivait en aboyant, ne s’arrêta qu’aux premiers sables du désert. Et Paphnuce s’enalla par la contrée où il n’y a de route que la piste des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par les fauxmonnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa route désolée.

Ce n'en est pas fini : plus perfide encore, plus loin Paphnuce, secouru des démons dans le tombeau où il reste dix-huit heures par jour en adoration immobile, tête contre sol, reçoit cette allégeance enthousiaste d'un moine - qui laisse le lecteur dubitatif.

– Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels travaux qu’on doute s’il n’égalera pas un jour le grand An-toine lui-même. Très vénérable, c’est toi qui as converti à Dieu la courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle, virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t’entouraient d’une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le sentiment unanime. Il assurait qu’il t’avait vu en rêve emporté par des diables ; la foule voulait le lapider et c’est merveille qu’il ait pu échapper à la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m’agenouille devant toi, afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.

Non seulement la fantaisie de l'épisode est extraordinaire (et explicitement démenti par ce que l'auteur nous a déjà donné à lire), mais le rôle trouble des moines-disciples qui prétendent l'avoir vu - dont son second qui prend sa place - terrifie sur l'étendue de la duperie dont Paphnuce est possiblement victime. Y a-t-il des croyants vertueux, et si l'on peut ainsi inventer des miracles pour louer les pécheurs, où est réellement Dieu ? (Ce qui renvoie, au passage, à la question du serpent dans le grand banquet central imité de Platon.)

Dans cette dernière partie de Thaïs, l'accumulation de misères injustifiées envers le plus vertueux de tous (Zozime ci-dessus est un ancien débauché devenu saint homme, dont la foi se porte infiniment mieux que chez l'irréductible juste Paphnuce) trace un parallèle étonnant avec Job - qui rend à la fois Dieu absent, lointain, cruel, peut-être inexistant... et accrédite la logique chrétienne du récit.





3. Transition

... du roman de 1890 à l'opéra de 1894.

Suite de la notule.

mercredi 22 mai 2013

Louis DIETSCH - Le Vaisseau Fantôme ou le Maudit des Mers - l'esprit du siècle


(On met aussi Der Fliegende Holländer version parisienne dans la remorque. Tout cela est semble-t-il à venir chez Naïve !)

Le Palazzetto Bru Zane frappe encore une fois un grand coup. Profitant éhontément de ce soporifique anniversaire Verdi-Wagner (pourtant, ce n'étaient pas les noms qui manquaient), voici qu'est présenté au public cet opéra dans l'ombre de l'Histoire - qui ne s'est pas demandé, en lisant une biographie même sommaire de Wagner, ce qu'il était advenu de son livret une fois acheté par l'Opéra de Paris, qui s'en était chargé, à quoi cela ressemblait-il ?


Fin du duo Senta-Troïl, et grand trio final du mariage (modérément festif). Loin de représenter la diversité de l'oeuvre, mais assez révélateur de ce que peuvent être les grands moments de la partition.


La curiosité était d'autant plus grande qu'il était très difficile de trouver des partitions (en dehors d'arrangements de salon) de Dietsch, et même des renseignements un peu précis sur cet opéra - sans avoir non plus remué ciel et terre, je n'ai tout de même à peu près rien trouvé, ce qui est assez peu commun, y compris pour des compositeurs absents du disque.

D'où la question qui brûlait les lèvres : chef-d'oeuvre méconnu par préjugé face à Wagner, ou bien oeuvre médiocre que même la comparaison avec Wagner ne pouvait rendre écoutable ?

Depuis mardi (et très bientôt à Grenoble et Vienne), le public a sa réponse. Et Carnets sur sol, dans sa munificence proverbiale, va vous la donner.

1. (Pierre-)Louis Dietsch (1808-1865)

Comme de coutume, je ne vais pas m'étendre sur les données contextuelles : il existe désormais un peu de matériel critique sur Dietsch, et on trouve le minimum nécessaire sur la Toile pour situer le bonhomme. Ce qui n'est pas forcément disponible en revanche, c'est ce à quoi ressemblait factuellement l'oeuvre. Là, les lutins de CSS entrent en lice.

Il suffit de savoir qu'il a débuté contre contrebassiste, puis organiste, maître de chapelle à Paris (Saint-Paul-Saint-Louis, Saint-Eustache, plus tard la Madeleine), et, à partir de 1840, chef de chant à l'Opéra, poste privilégié pour observer les tendances du répertoire.

Deux choses sont, à mon sens, particulièrement révélatrices dans sa formation :

=> son parcours dans le versant "savant" de la musique vocale, où les compétences techniques en composition sont plus exigeantes qu'à l'Opéra où l'effet et la vocalité peuvent primer ;

=> sa Messe solennelle à quatre voix, choeur et orchestre de 1838, qui lui a valu la notoriété (et même une décoration par le roi de Prusse), était dédiée à Meyerbeer.

2. Qu'est-il advenu du synopsis de Wagner ?

Je ne dispose pas de détails privilégiés sur la question, n'ayant même pu accéder au livret (ces gros malins de Château-de-Versailles-Spectacles ne vendent pas de brochures à l'entracte, je cours après l'achat du programme de la saison depuis octobre...). Mais la structure et les profils diffèrent assez du Vaisseau que nous connaissons, vraisemblablement à cause des retouches ultérieures de Wagner pour son propre drame. En effet Wagner écrit son livret (en français, semble-t-il, comment se fait-il qu'on n'en trouve pas trace facilement ?) lors de son séjour misérable en France - sans emploi de chef, sans possibilité de faire jouer Rienzi, il copie des partitions et écrit des articles pour payer les dettes de son couple. Une audition à l'Opéra de Paris lui permet de vendre le texte ; la musique qu'il avait commencée (ballade de Senta et choeur festif des marins de l'acte III) n'est pas acceptée. Il compose après ce refus, pendant l'année 1841, sa propre musique, ce qui doit coïncider avec la genèse du propre Hollandais de Dietsch (création à l'automne 1842).
Il est possible - mais je n'ai d'élément précis sur cette question, et je me méfie des affirmations relayées de génération en génération sur des sources que je n'ai pas lues... on est souvent surpris - qu'il ait donc changé son livret à l'occasion de sa composition musicale.

En tout cas, dans le livret de Paul Foucher et Henri Révoil (retouches, arrangement, ou refonte complète à partir du sujet originel ?) pour Dietsch :

=> Tout commence au début de ce qui est l'acte II de Wagner, quasiment avec la romance de Minna (Senta), un procédé liminaire habituelle dans l'opéra français, qu'on retrouve massivement chez Hérold, Meyerbeer, Halévy, Auber... L'amoureux (Magnus) est aussi éconduit sans trop de ménagement, mais le signe distinctif du hollandais n'est pas la ressemblance au portrait, mais une blessure éternelle au bras (faite par le père de Magnus, tué lors de sa rébellion contre le pacte diabolique de son capitaine). Les psychologies entrent en interaction dans un ordre opposé au livret allemand : Minna tombe amoureuse de Troïl (également le nom du marin maudit dans le Schnabelewopski de Heine qui a inspiré Wagner) avant de découvrir son identité, et non à cause de celle-ci. Evidemment cela change complètement les places respectives de l'Idéal et de l'Amour.
Magnus-Erik a un rôle encore plus important de dévoilement, puisqu'en les mariant, il découvre la marque d'infamie.

=> Le livret ménage une suite de numéros et de tableaux de caractère (il est possible que des ballets aient été coupés, cependant il ne s'agit pas d'un format Grand Opéra), assez statique (une scène pour chaque action, entre chaque personnage, chacun avec son air...) alors même que la musique est construite de façon très moderne et continue. On est loin, littérairement parlant, de la poussée inexorable du drame dans la version allemande, où les personnages prennent de l'épaisseur, sans se dévoiler eux-mêmes, par leurs actes. Chez Dietsch, chacun vient bien traditionnellement dévoiler sa subjectivité dans "sa" scène.
Livret moyen, donc - alors que le Fliegende Holländer est le seul livret wagnérien de la maturité que je trouve sans faiblesse.

3. La musique de Dietsch

Il faut le dire, c'est un coup de théâtre. Que je ne m'explique pas bien.

=> D'abord parce que l'oeuvre utilise beaucoup de procédés assez caractéristiques du Vaisseau de Wagner : leitmotive (notamment un thème de la Rédemption par l'Amour !), usage de ponctuations avec instruments nus pour faire monter la tension lors des entrées, trémolos omniprésents, lyrisme orchestral de style comparable, clausule extatique avec harpe (chose que Wagner ajoute seulement dans sa seconde version du Vaisseau !)... Avec son style propre bien sûr, mais comme si Dietsch avait lu la partition et s'était inspiré, avec son style propre, des idées musicales - d'une partition que Wagner n'a apparemment jamais laissée à l'Opéra. Bref, une concordance de pensées troublantes.

=> Une oeuvre qui prend le meilleur de son époque : beaucoup de moments évoquent le langage d'Hérold (le style des mélodies en particulier !), mais les efforts d'orchestration ont beaucoup à voir avec Meyerbeer (on songe même, dans le grand duo central, au mouvement lent de la Symphonie en ut de Bizet !), les cantilènes se réfèrent au belcanto (ce style de chant ne se trouve pas en France avant les années 1810, voire 1820), les danses sont d'un folklorisme endiablé qui évoque le Freischütz (pour lequel il écrira d'ailleurs un ballet en 1846... il avait sûrement déjà fréquenté la partition en 1842 ; une des cabalettes évoque même celle d'Ännchen), le tout débute par une ouverture suspendue, pointée et menaçante dans le goût de Rigoletto (pas encore écrit), le récit chromatique de Magnus fait écho au style des lectures de lettres dans les opéras du temps et, plus précisément, au spectre d'Hamlet de Thomas (1868)...

=> De manière plus générale, musicalement, même si sa consonance est sans commune mesure avec les frottements et les quintes à vide du Holländer, on a affaire à une oeuvre de grande qualité, qui culmine, exactement comme Wagner, dans ses ensembles. Le duo Minna-Magnus (qui évoque les portions les plus lyriques du duo Senta-Holländer), le duo Minna-Troïl (dont la matière de la partie la plus tempêtueuse est extrêmement proche du trio de l'orage de Dinorah de Meyerbeer), le trio final sont très impressionnants, des poussées de fièvre musicales assez comparables à ce qui se passent dans l'oeuvre de Wagner.
Et avec cela, pas vraiment de parties faibles - même si ces trois dominent nettement.

Une très belle oeuvre qui méritait clairement d'être réentendue, et peut-être pas qu'une fois.

4. Les questions posées

Devant cet opéra qui n'avait pas laissé de trace dans la postérité, le seul proposé au public par Dietsch semble-t-il, on se prend à rêver.

Est-ce une coïncidence, et a-t-on laissé échapper ce petit bijou assez visionnaire, qui s'approprie manifestement avec un rare talent les leçons de style d'Hérold et les leçons d'orchestration de Meyerbeer, avec un peu de danses frénétiques de Weber ? Ou bien est-ce une oeuvre tout à fait normale, et nous gave-t-on d'Halévy et d'Auber en laissant le public dans l'ignorance d'une veine plus originale, dont beaucoup d'autres opéras seraient témoins ?

Je penche plutôt pour la première hypothèse, dans la mesure où je n'ai jamais lu de partition d'opéra avec ce genre d'ambition purement musicale à cette époque en France, en dehors de Meyerbeer. Mais considérant que Dietsch n'était pas vraiment accessible, sauf à être chercheur dans ce domaine, il est tout à fait possible qu'il en reste d'autres.

.5 Interprétations

Suite de la notule.

mercredi 20 mars 2013

Les Pêcheurs de Perles de Bizet salle Pleyel (Croci, Machaidze, Alagna, Duhamel, Courjal)


Bref commentaire :

Suite de la notule.

David Le Marrec

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