Rameau — Castor et Pollux — deux versions opposées : 1737 et 1754
Par DavidLeMarrec, lundi 20 octobre 2014 à :: Baroque français et tragédie lyrique - Intendance :: #2542 :: rss
1. Deux versions
Voilà longtemps que je veux (depuis les débuts de CSS, plus ou moins, témoin ces antiques notules sur les sources et les versions discographiques) opérer un petit bilan sur les versions de Castor & Pollux de Rameau.
Le mieux étant l'ennemi du bien, la minutie de la tâche, pour laquelle j'ai pourtant effectué plusieurs fois les relevés, a toujours repoussé au lendemain la rédaction précise de l'écart entre les deux versions. Les deux états de la partition sont assez profondément distincts (ainsi que le livret de Gentil-Bernard) : il faut dire que le premier date de 1737, au début de la carrière opératique de Rameau ; le second est sensiblement plus tardif — 1754. À l'exception d'Harnoncourt (version non-philologique malgré les instruments anciens) et de Christie, aucune intégrale n'a été enregistrée à partir de la partition originale : Farncombe, Frisch (version de chambre), Mallon, Rousset (en DVD)… et sur les scènes, on ne voit guère aujourd'hui que la seconde :
¶ 2014 — Niquet au TCE, 1754.
¶ 2014 — Haïm à Dijon, 1754.
¶ 2014 — Pichon en tournée en France, 1754.
¶ 2011 — Haas à La Chaise-Dieu, 1754 en version de salon.
¶ 2011 — Rousset à Vienne, 1754.
¶ 2008 — Rousset (production Audi : Amsterdam, Essen, Luxembourg), 1754.
¶ 2007 — Gardiner à Pleyel, 1754.
(Ceci n'est pas exhaustif, mais assez représentatif de ce qui se joue en France ou sur les grandes scènes européennes.)
Je le déplore vigoureusement, mais avant d'en exposer les raisons précises, voici quelques différences fondamentales entre les deux versions.

La petite lumière éclatante au bout du long tunnel.
Plus exactement, il s'agit de Neptune et Thétis vus à travers une grotte (dessin de l'atelier des Menus Plaisirs à la plume, à l'encre noire et au lavis gris pour l'acte I des Noces de Pélée et de Thétis, non pas de Pascal Collasse mais de Carlo Caproli, comédie en musique créée à Paris en 1654, avant la naissance de la tragédie en musique), car l'iconographie offre surtout des exemples de palais infernaux, ce qui ne correspondait pas vraiment à mon sujet.
2. Structure
La version de 1737 contient un Prologue allégorique célébrant la Paix (assez loin du sujet de l'opéra, et plutôt dans le goût des Prologues vantant les victoires de Louis XIV), de la façon la plus banale, puis cinq actes :
- Déploration sur la mort de Castor. Pollux dévoile son amour à Télaïre, fiancée de Castor.
- Pollux demande à Jupiter de descendre aux Enfers.
- Descente aux Enfers, suivi de son amante désespérée, Phébé.
- Retrouvailles aux Enfers.
- Castor retrouve Télaïre mais veut retourner prendre la place de Pollux ; finalement, Jupiter réunit les amants.
La version de 1754, sans Prologue, se déroule assez différemment :
- Phébé confie son amour pour Castor. Télaïre doit épouser Pollux contre son gré et fait ses adieux à Castor. Mais Pollux, généreux, réunit les amants malgré son amour pour Télaïre. Lincée attaque la Cité et tous quittent les lieux en toute hâte pour se préparer au combat.
- Déploration sur la mort de Castor. Phébé propose à Télaïre de renoncer à son amour, et sa magie sauvera Castor. Pollux promet de ramener Castor.
- Pollux demande à Jupiter de descendre aux Enfers.
- Descente aux Enfers, Pollux fait mieux que Phébé. Retrouvailles des frères.
- Castor retrouve Télaïre mais veut retourner prendre la place de Pollux ; finalement, Jupiter réunit les amants.
Première remarque : 1754 est un peu bancal dramaturgiquement parlant, dans la mesure où il concentre deux actions majeures à l'acte IV : non seulement l'acte III, traditionnel pivot, n'est pas très dramatique, mais de surcroît, cela suppose un certain changement de décor au milieu de l'acte, ce qui est tout à fait contraire aux conventions et à l'équilibre d'ensemble. L'acte n'a plus une couleur harmonieuse, et fait se bousculer plusieurs épisodes fondamentaux.
3. Personnages
Je trouve la version de 1737 très touchante parce que Pollux, malgré toute sa générosité, doute de sa vertu : « Quand pour Lincée, il m'a laissé sa haine / Tout son amour pour vous a passé dans mon cœur ». Cette déclaration à Télaïre, juste après « Tristes apprêts », est glaçante : « Que faites-vous, ô Ciel ! Ces mânes vous entendent… ». L'acte II s'ouvre (contrairement à l'éloge de l'amitié en 1754) sur un beau balancement :
Jérôme Correas en Pollux de 1737, studio Christie.
Nature, Amour, qui partagez mon cœur,
Qui de vous sera le vainqueur ?
L'amitié brûle d'obtenir
Ce que l'amour frémit d'entendre ;
Et quelque arrêt que le Ciel puisse rendre,
Il va parler pour punir
L'ami le plus fidèle, ou l'amant le plus tendre.
Et, à la fin de l'opéra, la concession de ses faiblesses : « Tu me sacrifiais la Princesse qui t'aime ! / Quand j'ai volé vers toi, je fuyais ses mépris… ».
De même, les hésitations de Castor à redescendre, face à la souffrance de Télaïre, rendent les personnages beaucoup plus subtils : ils sont d'autant plus admirables que la victoire leur a beaucoup coûté.
En 1754, en revanche, Pollux apparaît pour la première fois, non pas pour séduire la fiancée endeuillée de son frère, mais pour renoncer immédiatement à ses prétentions. À la mort de Castor, il ne tente rien, mais va simplement se précipiter aux Enfers sur demande. Le petit monologue avant l'entretien avec Jupiter, qui remplace « Nature, Amour », est tout à fait limpide de ce point de vue :
Présent des Dieux, doux charme des humains,
Ô divine amitié! viens pénétrer nos âmes :
Les cœurs, éclairés de tes flammes,
Avec des plaisirs purs, n'ont que des jours sereins.
C'est dans tes nœuds charmants que tout est jouissance ;
Le temps ajoute encor un lustre à ta beauté :
L'amour te laisse la constance ;
Et tu serais la volupté
Si l'homme avait son innocence.
Tout est dit : plus aucune tension, les personnages sont bons, ils font tout bien, et ils sont récompensés. Il ne se passe à peu près plus rien, alors même que les éléments de l'histoire sont les plus paroxystiques possibles.
Par ailleurs, Phébé, en passant de l'amoureuse qui, désespérée, suit Pollux qu'elle aime dans les Enfers et, seule, ne peut en ressortir — ajoutant une nouvelle pointe d'inachèvement et d'injustice à un dénouement trop parfait —, devient une amante éconduite de Castor, une méchante sorcière dont le pacte avec Télaïre ne sert absolument à rien dans le livret (puisque c'est Pollux qui descend victorieusement) : beaucoup plus banale, une Circé, une Médée de seconde zone.
4. Moments forts musicaux
L'Ouverture, les chœurs de déploration et « Tristes apprêts » (que je trouve plus fort en 1737, dans son grand écrin de récitatifs inspirés), l'air des Enfers « Séjour de l'éternelle paix », la chaconne finale sont identiques.
Le grand ensemble des Enfers est un peu différent .
Les retrouvailles des frères sont un peu plus longues (et plus subtiles) dans la version de 1737, puisque Pollux avoue « Un autre que Lincée a soupiré pour elle / [...] Ne le hais point ; c'est un rival qui t'aime / Et qui s'est immolé lui-même ».
1737 contient seul :
- un Prologue (sans grand intérêt) ;
- davantage de récitatifs ; très soignés musicalement, avec de jolies modulations, et littérairement sans comparaison mieux écrits que les ajouts de 1754 ;
- « Nature, Amour, qui partagez mon cœur » (acte II)
- « Tout cède à ce héros vainqueur », récitatif désespéré de Phébé, rejetée des Enfers, qui clôt en un coup de vent dramatique l'acte III : « « Pour aller jusqu'à vous, s'il ne faut que des crimes, / Mon désespoir m'ouvrira vos abîmes ».
1754 contient seul :
- « Amour, as-tu jamais / Lancé de si beaux traits ? », ariette légère de Castor après la promesse de noces à l'acte I ;
- les fanfares guerrières à la fin de l'acte I ;
- l'air de l'Athlète aux jeux funèbres de l'acte II (déjà présent en substance en 1737, mais beaucoup plus spectaculaire dans la refonte de 1754).
Reinoud van Mechelen en Athlète de 1754 dans la production en cours au Théâtre des Champs-Élysées, dirigée par Hervé Niquet.
5. Le choix
De ce fait, je ne vois vraiment pas pourquoi privilégier 1754 : la construction est fragile, l'histoire bancale, les personnages absolument transparents (alors qu'ils étaient parmi les plus complexes de la tragédie en musique), le tout empilant les numéros avec le minimum de récitatif, quasiment en patchwork (le début de « Tristes apprêts » paraît presque un collage). Le seul argument, musical, serait ce qu'on évite le Prologue, et qu'on dispose de deux beaux airs de ténor, l'un galant, l'autre héroïque et virtuose, en supplément.
Mais comme l'ariette n'est pas si vertigineuse, et qu'on perd le superbe « Nature, Amour »… il ne reste plus guère que l'air de l'Athlète. À ce compte-là, il est très facile de jouer 1737 avec ou sans Prologue, et de substituer l'air de l'Athlète de 1754 au duo des Athlètes de 1737, tout en gardant toutes les qualités considérables du théâtre musical de 1737.
Et même si l'on ne veut toucher à rien, je trouve un peu désinvolte de sacrifier un sommet de l'histoire du genre simplement pour un air de ballet à suraigus !
Et considérant que les partitions sont dans le domaine public, qu'il existe même des éditions modernes de 1737, non, vraiment, je ne m'explique pas pourquoi on voit partout 1754. Simple effet d'habitude ? Mais peut-on supposer que ces chefs n'aient pas écouté le studio Christie, sérieusement ?
Avec la meilleure volonté du monde, cela reste un mystère pour moi.
Jusqu'à présent, j'ai surtout rencontré des moues poliment dubitatives, laissant entendre qu'il s'agissait d'un point de détail. Je crois, faute de mieux, avoir montré que cela changeait profondément l'aspect et l'effet de l'œuvre. Alors, pourquoi 1754 ?
Vu comment Rameau s'est mutilé lui-même, je n'ai pas très envie de voir le sort posthume fait à l'œuvre dans la « remise au théâtre » de 1772.
Commentaires
1. Le mardi 21 octobre 2014 à , par Polyeucte :: site
2. Le mardi 21 octobre 2014 à , par David Le Marrec
3. Le dimanche 26 octobre 2014 à , par Almansour
4. Le dimanche 26 octobre 2014 à , par David Le Marrec
5. Le mardi 1 mars 2016 à , par Benedictus
6. Le mardi 1 mars 2016 à , par DavidLeMarrec
7. Le mardi 20 septembre 2016 à , par De Poligny :: site
8. Le samedi 24 septembre 2016 à , par DavidLeMarrec
9. Le dimanche 9 février 2025 à , par jeune_mélomane
10. Le lundi 17 février 2025 à , par DavidLeMarrec
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