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Quadrature du cercle - (Henry VIII de Saint-Saëns)



A la réécoute d'une des trois versions d'Henry VIII de Camille Saint-Saëns [1] dont les lutins disposent [2], en l'occurrence la seule cohérente de bout en bout (Pritchard), on est frappé des qualités assez étonnantes de cet opéra, et ce d'autant plus vivement qu'elles paraissent de prime abord incompatibles, et qu'elles n'étaient pas parues aussi saillantes même en lisant / jouant la partition.

Il ne s'agit pas ici de se lancer dans une vaste analyse, mais simplement d'inviter à découvrir, de façon imparfaite, ce bijou dans la version captée à Compiègne (dans une distribution moyenne et un orchestre malingre).


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Résumé de ce que vous entendez (version Pritchard inédite). Tout ceci est détaillé dans la notule.
Acte I : A la fin du duo, on entend le motif de l'amour de Gomez qui en a fourni le thème principal. Puis lorsque son interlocuteur Norfolk le prévient sur le caractère du roi apparaît le motif lié à ses intempérences. Il est immédiatement réitéré au moment où le choeur des courtisans entre : le favori du roi a été condamné à la mort et Henry VIII l'abandonne à son sort.
Le très beau choeur qui suit comporte deux sections très nettement distinctes : la déploration sur Buckingham et les murmures contre le roi, sur ce très beau ton mélancolique. Puis intervient une entrée dans le goût Renaissance, avec les vents très présents, pendant laquelle le roi paraît. Le choeur entonne alors un chant beaucoup plus contraint et convenu, une louange hypocrite.
Acte II : Air de désespoir de Gomez. Vous voyez sa forme essentiellement récitative, mais très mélodique. Grand divertissement de fin d'acte, avec la fête champêtre en l'honneur d'Anne Boleyn - on voit la qualité remarquable des danses, pittoresques mais très écrites.
Acte III : Prélude qui reprend le motif courtisan entendu au premier acte et qui laisse entendre beaucoup de choses au spectateur.


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Ce drame mêle en effet trois composantes très différentes.

1 - Les cinq actes, le sujet historique, le grand ballet : même s'il y a peu de numéros obligés (romance fondatrice, chanson patriotique ou à boire sont absentes... mais on entend tout de même au début du bucolique acte II [3] un choeur de pages censé présenter un décor au drame), on y retrouve le fondu, l'espèce de récitatif continu que le Grand Opéra a hérité de la tragédie lyrique. Car à l'origine, chez Lully, le récitatif était plus ou moins accompagné, par le continuo ou l'orchestre, avec quelques ariettes et, de temps à autre, des airs où l'on s'autorisait à répéter les paroles.
Clairement, Henry VIII est un Grand Opéra à la française, un peu modernisé dans le langage musical, mais il en comporte les principales caractéristiques structurelles.

2 - Saint-Saëns s'ingénie aussi à imiter, avec un rare bonheur et un sens de l'évocation saisissant, les danses de la Renaissance. A de nombreuses reprises, en fond ou en ballet seul, et ce dès l'Ouverture, l'illusion est parfaite - alors que musicalement, l'harmonie reste tout à fait romantique, on est immédiatement saisi par l'image d'un XVIe siècle radieux.
Ce n'est pourtant pas la tradition du Grand Opéra... surtout à ce degré d'intégration. On est presque dans la tragédie lyrique, avec ces harmonies limpides et ces éternels rebonds dansés. Bien sûr, pour l'assimilation du mouvement de danse au drame, Guillaume Tell de Rossini et Les Huguenots de Meyerbeer constituaient des réussites éclatantes, mais sans cette recherche de "couleur historique" aussi forte et aussi permanente. Car parvenir à faire de l'épanchement romantique avec ce langage représente un véritable tour de force.

3 - Enfin, Saint-Saëns emploie pour innerver son drame musical d'authentiques leitmotive. Cela n'a absolument rien d'exceptionnel à l'époque de composition (début des années 1880), néanmoins la finesse de leur emploi est vraiment inhabituelle en France. Ici, les motifs révèlent discrètement les pensées des personnages, voire explicitent les coulisses politiques.
Et mêler cela à une esthétique seizièmiste, en le surajoutant au canevas du Grand Opéra, c'est assurément un tour de force assez vertigineux dès qu'on observe la machine d'un peu près.
En voici une brève liste non exhaustive :

  • L'amour de don Gomez de Feria : c'est ce motif élancé qui constitue le thème du premier numéro (air / duo qui présente Anne Boleyn en son absence). On le retrouve lors de l'évocation de l'arrivée de la dame d'honneur nommée par le roi, qui se révèle être, comme l'avait prédit l'interlocuteur pessisme de Gomez, Anne Boleyn.
  • Les parjures d'Henry VIII : un motif très récurrent, de petit ambitus, une sorte de vaguelette qui fait un aller-retour un peu sombre (comme figurant le bouillonnement des veines et l'intempérance du roi), qu'on retrouve lorsqu'il est question de décisions royales (et donc de forfaitures).
  • La séduction : un petit thème de l'acte II, qui évoque le pacte du roi et de Boleyn (elle est à lui s'il la fait reine à la place de Catherine). Il reparaît terrible lorsque le roi fait l'affront à la reine et au légat, révélant au spectateur la nature réelle des motivations du souverain.
  • L'hypocrisie des courtisans : ce thème juste après le très beau choeur d'entrée des courtisans (déploration de Buckingham et mise en cause du roi), qui se mue immédiatement en déférence hypocrite à l'entrée d'Henry VIII. On peut l'assimiler éventuellement au décorum de la Cour, mais si on l'associe plus précisément aux courtisans eux-mêmes, son retour est extrêmement intéressant : c'est ce thème-là qui constitue le noyau du Prélude de l'acte III, l'acte du procès. Le retour de la matière sonore attachée à l'hypocrisie des courtisans laisse donc immédiatement entendre que le procès de Catherine est une mascarade dont l'issue est jouée d'avance.


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Bien des subtilités donc, et surtout cette incroyable triple construction... avec un résultat magnifique pour qui aime l'opéra français et le Grand Opéra en particulier. Aucune baisse de tension de surcroît.

Ernest Chausson, qui attendait beaucoup de Saint-Saëns pour créer une nouvelle forme de drame, a à l'époque écrit son désappointement de le voir enfermer ses leitmotive dans les formes fixes d'autrefois. C'était se méprendre grandement sur la qualité d'ensemble de la composition - puisque les numéros sont finalement peu conventionnels (l'air de Gomez à l'acte II est totalement éclaté en une forme de récitatif très intensément lyrique, la partie cantilène en est à peine esquissée), et que la structure du Grand Opéra se trouve en même temps que le réseau des leitmotive.

Néanmoins, il est évident que ce n'était pas une réalisation particulièrement audacieuse par rapport à ce que sera le Roi Arthus [4]. Qu'importe, l'aboutissement n'en est pas moins très impressionnant, et CSS tenait à faire partager sa rêverie à ses lecteurs...

Notes

[1] Livret de Léonce Détroyat et d'Armand Silvestre d'après Calderón (El Cisma en Inglaterra) - d'où la représentation odieuse du roi.

[2] Pritchard (Pollet, Lara, Fondary), Guingal à Compiègne (Command, Vignon, Gabriel, Rouillon), Collado (adieux de Caballé, Workman, Estes aphone remplacé après le deuxième acte), seule la deuxième ayant été publiée commercialement.

[3] Comme pour les Huguenots...

[4] Notule des débuts de CSS, à compléter très urgemment, c'est prévu depuis longtemps...


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Commentaires

1. Le mardi 27 juillet 2010 à , par Ouf1er

Oh, que voilà l'excellente occasion d'épousseter le DVD qui attend depuis quelques années d'être vu, dans les rayons de ma DVDthèque...

2. Le mardi 27 juillet 2010 à , par DavidLeMarrec

N'est-ce pas ?

Cela dit, tu dois l'avoir déjà mainte fois lu ou écouté, je suppose ! (Et auquel cas il n'est pas sûr que ledit DVD te ravisse musicalement.)

3. Le mardi 27 juillet 2010 à , par Ouf1er

"Maintes fois".... et non, pas une seule, figure-toi, je réalise.

4. Le mardi 27 juillet 2010 à , par DavidLeMarrec

Comme quoi, on ne prête qu'aux riches ! :-)

5. Le mercredi 13 août 2014 à , par Rémi

Après avoir découvert cette œuvre à travers la vidéo de la version à Compiègne, j'aimerais beaucoup me procurer l'enregistrement de la version Pritchard. Après de vaines recherches, J'ai compris qu'elle n'a jamais été commercialisée. Mais alors comment l'écouter ? Comment l'avez-vous, vous-même, obtenue : enregistrement direct à la radio lors de sa diffusion, achat sur un site d'enregistrement pirates ? Que puis-je faire ?

6. Le mercredi 13 août 2014 à , par David Le Marrec

Bonsoir Rémi,

Oui, le caractère inédit était précisé en toutes lettres dans la notule. :)

Pour le comment, échanges avec d'autres collectionneurs de bandes radio. Vous n'avez pas laissé d'adresse, mais en m'écrivant (colonne de gauche), on pourra chercher des solutions.

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