Carnets sur sol

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vendredi 28 février 2025

Un dernier BIS avant la mort



Comme d'habitude.

2023 : BIS est racheté par Apple, le communiqué de presse annonce « conserver la même exigence » tout en « augmentant les moyens au service des artistes ». Apple va-t-il vraiment injecter des moyens pour amplifier les succès du label, ou simplement le désosser et l'utiliser comme enveloppe creuse ?

2025 : Robert von Bahr, le fondateur de BIS, a été viré (ou poussé au départ). On a simplement découvert que son adresse de courriel en @BIS.se ne répondait plus, et Apple a confirmé qu'il ne faisait plus partie des équipes.

Comme d'habitude.

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En 2013, à l'annonce du rachat d'EMI par Warner, je prophétisais que ça se passerait mal. Avec l'arrivée des plateformes de flux, il n'y a pas eu de rupture d'approvisionnement des disques historiques (au contraire), mais le label a bien disparu, ainsi que tous les plus petits réunis sous bannière Warner – Teldec, Erato, dont tous les projets ont été envoyés au pilon, dont des tragédies en musique par Les Arts Florissants, ce qui marque le dernier jalon du repli de l'ensemble sur un répertoire restreint.

La disparition de Decca, la baisse radicale de cadence dans les productions de Sony et de Deutsche Grammophon (certes, pour ce dernier, avec une ligne éditoriale hardie et passionnante, le label vit paradoxalement son âge d'or à mon sens !) nous ont aussi servi de leçon.

Robert von Bahr a-t-il été licencié, ou est-il parti par dégoût de perdre le contrôle artistique de son label, je ne le sais pas encore, mais dans les deux cas, il s'agit du résultat d'une politique qui ne va pas dans le sens du maintien des ambitions de BIS, avec un répertoire à la fois original et des exécutions de haut niveau servies par les meilleures prises de son du marché, que ce soit en musique de chambre ou en symphonique, toujours à la fois ample et particulièrement lisible et précis, l'impression d'entrer dans une grande bulle transparente au milieu des musiciens – on entend mieux en écoutant leurs disques qu'en allant au concert, en vérité.

On peut s'attendre, hélas, à la baisse du nombre de publications et à la réutilisation du label pour quelques invités de prestige.

Pour rappel, BIS, c'était ça :

(en commençant par les plus indispensables)

Des disques pionniers pour le répertoire symphonique nordique : les symphonies de Tubin, la première intégrale Alfvén avec des moyens de captation modernes (il y a eu mieux depuis, je ne l'ai pas représentée ici), la seule archi-intégrale Sibelius (Naxos y est peut-être ensuite parvenu en dépareillé ?), dont l'unique version originale de la Cinquième Symphonie – très différente de l'état final, les Cygnes du final sont moins réussis mais l'arrivée des deux thèmes du premier mouvement est complètement inversée, je crois que je le trouve encore plus beau, et en tout cas complètement différent. De même pour le mouvement central, plus complexe que les variations très lisibles de la version définitive. Dans cette intégrale Vänskä, on trouve aussi toute la musique de scène, avec chanteurs, un ensemble extraordinairement persuasif – par ailleurs bien joué et très bien capté. À cela, on peut ajouter une des meilleures intégrales Nielsen disponibles, pas la plus spectaculaire, mais absolument réussie pour chacune des symphonies.

En musique de chambre suédoise (ou assimilée), une intégrale du piano de Sibelius aussi, peu donnée en concert, peu enregistrée, et pourtant à partir de l'opus 40 les pépites se succèdent, des pièces courtes « caractéristiques » très contrastées, évocatrices et intensément inspirées. Et les Quatuors de Stenhammar, une sorte de langage Mendelssohn à peine plus moderne, avec tous les potentiomètres poussés à fond, d'une fièvre et d'une classe folles, somptueusement exécutés et captés avec une ampleur et une clarté inégalées.

On retrouve ces qualités pour les œuvres chambristes non nordiques, comme l'album Robert de Visée définitif (écouté en boucle), la Première Sonate de Brahms par Kantorow, les Quintettes à cordes de Mendelssohn d'un élan irrésistible (là encore, quelle captation !). Et puis de très grands artistes : Thedéen, Poltéra (oui, les violoncellistes de BIS ont forcément un accent aigu), Pöntinen dans des Brahms difficilement égalables…

Place toute particulière pour le récital Fanny Mendelssohn-Hensel + Clara Wieck-Schumann + Alma Schindler-Mahler, totalement pionnier dans ces années 90, qui permettait de découvrir le caractère majeur de ces compositrices (en particulier les deux dernières) par une très belle sélections de leurs plus beaux lieder, et une interprétation d'une force poétique qu'on n'a pas retrouvée par la suite dans les quelques intégrales de leurs œuvres qui ont paru ces dernières années.

Si vous doutez du caractère exceptionnel des prises de son BIS, vous devez écouter l'Alpensinfonie : on n'attend rien de São Paulo ici, et on peut imaginer qu'en réalité ce n'est pas tout à fait le meilleur orchestre du monde – pourtant non seulement ils sont excellents, mais par-dessus tout ce que font les ingénieurs du son produit le plus bel enregistrement de tous les temps pour cette symphonie, sans le moindre doute. L'impression de les écouter jouer dans un espace aussi vaste que la montagne elle-même, avec à la fois une radiographie des détails et une qualité des fondus qu'aucun emplacement dans la meilleure salle de concert ne peut offrir.

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Merci beaucoup BIS pour tout ce que tu nous as offert. Attends-nous, on te retrouvera bientôt de l'autre côté du miroir.



lundi 17 février 2025

Les duos de violoncelles


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Comme on m'a récemment posé la question sur Classik, je propose une sélection de duos pour violoncelles, genre (souvent à visée pédagogique) qui vu largement pratiqué mais qui est très peu (et assez mal, en qualité) documenté par le disque. Je vous mets quelques liens de vidéos pour que vous puissiez profiter de la dimension dialoguée, d'autant. Je n'ai pas eu le temps de choisir les meilleurs disques – dans ce secteur un peu sinistré, ce ne serait pourtant pas du luxe.

¶ Morley – 4 Fantaisies  
https://www.youtube.com/watch?v=PeDn4WVzYZ4

¶ C. Simpson – Divisions On A Ground (en ut, en sol), parfois jouées au violoncelle
https://www.youtube.com/watch?v=BEmJGOP3arw

¶ D. Gabrielli – Canon pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=9XHFqu9CvCw
disques : Hidemi Suzuki (Arte dell'arco, épuisé) ou à défaut Bettina Hoffmann (Tactus)

¶ Boismortier – Sonates pour 2 basses Op.14
https://www.youtube.com/watch?v=lrCe97FYx6o
disques : je n'en ai trouvé qu'en version basson (Musica Franca, sur bassons modernes chez MSR, est très bien) ou avec clavecin en sus (Senn & Roelofsen, chez Ottavo)

¶ Corrette – Sonate pour 2 violoncelles Op.24
https://www.youtube.com/watch?v=KpS7B1GLE7g

¶ Boccherini – 6 Fugues pour 2 violoncelles G.73
https://www.youtube.com/watch?v=0YnN0ZMck2c

¶ Duport – Duos pour violoncelle Op.1
https://www.youtube.com/watch?v=lZni5EhRClk

¶ Duport – 21 Études pour violoncelle
https://www.youtube.com/watch?v=qId_6qzmAvQ

¶ B. Romberg – Sonates pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=jkhZK5Z1EqA

¶ Offenbach – Duos pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=DvjOtDmxEnw
disques : Sollima (il n'en aurait pas écrit justement lui ?) chez Brilliant

¶ Hindemith – Duo pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=Z5iChF0sq6w

Il en existe par d'autres compositeurs célèbres (Barrière) ou moins célèbres : T. Giordani, Schetky, Guillemant, Schönebeck, Guignon, Reinagle, Dotzauer, Zehm, Koeppen, G. Waterhouse, L. Amanti… c'est sur ma liste, mais je n'ai pas encore écouté.

Morley et Simpson, quoique je les aie rencontrés dans des recueils de « partitions originales » pour duos de violoncelles, devaient être probablement prioritairement pensés pour de la viole de gambe. (Beaucoup de ces partitions sont en effet indiquées comme « sonates / duos » pour « deux basses ».)

Dans cette liste, la superstar (du genre) Duport est clairement celui qui m'impressionne le moins, bien que tout à fait charmant.

Gabrielli est incontournable, toujours de la poésie en barre ; le contrepoint virtuose et les qualités mélodiques de Boismortier, Corrette et Boccherini particulièrement jubilatoires ; chez Bernhard Romberg, j'admire surtout le sens de la structure et là aussi, de grandes capacités poétiques, la virtuosité ne prend jamais le pas sur la nécessité d'idées musicales, de progression logique et étagée, avec un langage assez personnel (ses symphonies valent aussi le détour) ; sans surprise, la veine mélodique est la prime qualité des Offenbach, sans sacrifier pour autant la qualité de construction du dialogue ; quant à Hindemith, pour une composition de 1943, c'est une veine assez romantique et généreuse, pas du tout abstraite ou néoclassique.

dimanche 5 janvier 2025

[bilan] Les meilleures nouveautés de 2024


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2024 s'achève, et tout occupé à mes méditations autour des concerts, à mes enregistrements d'inédits et à diverses notules futiles ou profondes, j'ai manqué de temps pour conseiller des disques, que ce soient mes compagnons réguliers, mes belles découvertes, ou les nouveautés.

Comme j'ai tout de même pris la peine de sélection 514 albums parus en 2024 et d'en écouter 276, je peux au moins vous proposer, classés par genre (puis par ordre chronologique approximatif), les quelques-uns qui me paraissent particulièrement remarquables.

Voici les playlists qui correspondent : ma sélection des 514 nouveautés les plus attirantes, les 276 que j'ai écoutées, et les coups de cœur qui apparaissent ci-après.

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Musiques vocales

1. Opéra

¶ LULLY, Armide – Le Poème Harmonique
¶ Jacquet de la Guerre, Céphale & Procris – A Nocte Temporis
¶ Destouches, Télémaque & Calypso – Les Ombres
¶ Duval, Les Génies – Il Caravaggio 
¶ Blamont, Les Feſtes Grecques & Romaines – Les Ambassadeurs
¶ Mondonville, Le Carnaval du Parnasse – La Chapelle Harmonique
¶ Gluck, Iphigénie en Aulide – Le Concert de la Loge Olympique

Côté tragédie en musique (LULLY, Jacquet de La Guerre, Destouches, plus tard Gluck) et opéra ballet à entrées (Duval, Blamont, Mondonville), c'était faste !

On gagne quelques versions de haute volée pour Armide, Céphale & Procris (l'une des meilleures tragédies pessimistes de la génération post-LULLYste, dont il n'existait qu'une version, en mauvais français et difficile à trouver) et Iphigénie en Aulide, et surtout on documente pour la première fois deux opéras ballets musicalement très intéressants – en particulier Les Feſtes Grecques & Romaines qui pétarade très généreusement dans ses ensembles triomphaux.

Et surtout, découverte de bijoux : Télémaque qui s'enflamme de plus en plus, finissant par atteindre le meilleur de l'école post-LULLYste, tout en urgence déclamatoire ; Les Génies, un ballet où l'absence d'intrigue permet à la compositrice, l'énigmatique Mlle Duval, de déployer une vaste fantaisie d'effets très prenants – dans l'esprit du Destin du Nouveau Siècle de Campra, mais avec un aspect un peu plus tardif / galant / Louis XIV.

¶ Bellini, I puritani – Oropesa, Brownlee, Frizza – chez EuroArts 
¶ Borgstrøm, Der Fischer – Opéra d'Oslo, Terje Boye Hansen
Erlanger, La Sorcière – Tourniaire
¶ Messager, Coups de Roulis – Les Frivolités Parisiennes
¶ Yvain, Yes ! – Les Frivolités Parisiennes
¶ Samaras, Tigra – Sofia Amadeus Orchestra, Fidetzis

Deux opérettes (Messager, Yvain) qui ont circulé en tournée avec les Frivos, pleines d'invention… la musique s'en soutient remarquablement au disque, il faut juste tolérer les résumés mal faits et mal dits, qui partent d'une bonne intention mais rejettent loin de l'action… des dialogues raccourcis auraient été beaucoup plus agréables.
aire sorciaire

Des opéras romantiques inattendus : une nouvelle version des Puritains chantée par la crème des belcantistes, et s'incarne très bien ; l'autre opéra du critique Borgstrøm (dont je tiens Thora på Rimol pour l'un des plus beaux opéras de tous les temps), cette fois en allemand, très dramatique et réussi, quoique nettement moins saisissant et coloré que Thora (Der Fischer imite beaucoup les invariants de l'opéra du XIXe siècle) ; une sorte d'opéra verdien grec du XXe siècle (Samaras) ; et surtout le premier opéra d'Erlanger officiellement publié, très bien chanté (Borras !), mâtiné d'influences tristaniennes, d'une grande richesse musicale et orchestrale, bâti sur des caractères forts, bien balancé dramatiquement, le grand choc d'opéra post-1800 de l'année. (J'ai dans mes projets de déchiffrer et mettre à disposition d'autres Erlanger, mais ce ne sera jamais pareil que Tourniaire avec un excellent orchestre et plein de grands chanteurs.)


2. Musiques de scène

¶ Mendelssohn, Athalie – Spering (réédition numérique)

J'ai inclus dans ma sélection (souvent, je m'en suis rendu compte a posteriori) certaines rééditions (ou premières éditions en numérique) de disques qui étaient parfois difficilement disponibles ou peu visibles auparavant. J'ai fait des choix, parfois arbitraires, pour ne pas saturer ma liste de nouveautés de non-nouveautés – mais clairement, l'entrée de Château de Versailles Spectacles et d'Hyperion au catalogue des plateformes de flux, ce fut pour moi comme un déversoir soudain de nouveautés !

En l'occurrence, la meilleure musique de scène de Mendelssohn après le Songe, que j'aime beaucoup et qui se pare ici d'urgence et de couleurs que je n'avais pas soupçonnées jusqu'ici.


3. Oratorio

¶ Ziani, La morte vinta sul Calvario – Dagmar Šašková, Les Traversées Baroques
¶ Franck, Les Béatitudes – Madaras

Un assez inventif oratorio du XVIIe siècle (toujours beaucoup plus variés que ceux de l'époque de l'opera seriatriomphant), à la forme assez souple (mais où l'on sent l'arrivée de plus en plus forte des numéros clos), et une révélation pour une œuvre de Franck qui m'avait paru platement sulpicienne, et qui se révèle ici contrastée, débordant d'ambition et de tension totalement insoupçonnées !


4. Musique sacrée

¶ YULE – Trio Mediæval
¶ LULLY, Te Deum – Les Épopées
¶ Desmarest, Te Deum de Lyon – Les Surprises

¶ Haendel, Dixit Dominus – Les Argonautes
¶ Zelenka, Missa Gratias agimus tibi – Barockorchester Stuttgart, Bernius
¶ Mozart, Requiem – Pygmalion
¶ Beethoven, Missa Solemnis – Le Concert des Nations
¶ Fauré, Requiem & Gounod, Messe de Clovis – Le Concert Spirituel
¶ Lloyd, A Symphonic Mass – Bournemouth SO & le compositeur
¶ Briggs, Hail Gladdening Light – Trinity College Cambridge, Layton

Une version totalement repensée du Te Deum de LULLY, une lecture cinglante du Dixit Dominus de Händel, le plus beau et personnel Requiem de Mozart entendu depuis… (Currentzis ? mais Pichon me paraît à la fois plus consensuel et plus abouti), de même pour un Requiem de Fauré particulièrement déclamé et animé. J'y ai adjoint la Messe Symphonique de Lloyd, grand format aux belles idées musicales.
Par ailleurs le grand organiste David Briggs (auteur notamment d'une transcription tétanisante de la Cinquième Symphonie de Mahler) propose des œuvres pour chœur radieuses, à la fois riches harmoniquement et tournées vers des atmosphères qui évoquent davantage l'espérance.

Dernière pépite arrivée, des hymnes en bokmål, suédois, anglais et latin par le Trio Mediæval, des épures d'une grande beauté, avec quelques mélodies très entraînantes( Det hev ei rosa sprunge !).

5. Musique chorale profane

¶ Mendelssohn, Chœurs masculins profanes – SWR Vocalensemble Stuttgart, Bernius

Mendelssohn excelle dans l'écriture chorale, mais ses œuvres profanes pour chœur d'hommes sont très peu données, et à peine plus enregistrées. Le meilleur spécialiste du compositeur (qui a tout enregistré de sa musique sacrée, et à très degré d'inspiration) propose ici l'une des plus vastes anthologies disponibles, suprêmement articulée de surcroît.


6. Récitals d'opéra avec orchestre

Nahuel Di Pierro – Fra l'ombre e gl'orrori
Christopher Purves – Handel: Finest Arias for Base Voice vol.1 (2012, réédition numérique)
¶ Michael Spyres – In the Shadows
¶ Pene Pati – Nessun Dorma
¶ Roberto Alagna – 60

Deux disques baroques pour basse, trois disques romantiques pour ténor. Le marché est ainsi fait.

Clairement pas la gamme de disques la plus exaltante… et pourtant on y rencontre quelques pépites : le disque de Nahuel Di Pierro mêlant recitar cantando et opera seria met une diction affûtée au service d'extraits judicieusement choisis. Le disque de Christopher Purves, pas du tout une nouveauté mais paru en dématérialisé cette année, quoique exclusivement consacré à du seria haendelien, a tourné en boucle pendant deux mois pour accompagner mes moments de délassement…

Un Méhul tubesque, un Meyerbeer italien, un Marschner méconnu, le jeune Wagner… une très originale sélection par le versatile et électrique Michael Spyres, accompagné par les Talens Lyriques. Beaucoup de standards au contraire pour le second album solo de Pene Pati, mais lorsqu'on l'a entendu en salle, l'aisance surnaturelle de la voix et la générosité de l'acteur se perçoivent – de près en studio, on entend aussi le détail de charpente, moins joli que de loin (et l'on peut aussi comparer avec les chanteurs morts, ce qui diminue le caractère exceptionnel du disque). Enfin l'album des soixante ans de Roberto Alagna, le ténor-sapin (moins à cause de Noël que de sa morphologie), dont la diction impeccable et la belle patine sont un délice à écouter dans ce florilège improbable : chansons américaines, italiennes et espagnoles, airs de Gounod, Verdi, Wagner, Sadko de Rimski-Korsakov en français mais Onéguine en russe et Halka de Moniuszko en polonais… Il faut aimer le style un peu sanglotant, mais la générosité emporte mon adhésion, et c'est pour le coup un ensemble… original.


7. Lieder avec orchestre

¶ Samuel Hasselhorn, « Urlicht » – Philharmonique de Poznań, Łukasz Borowicz
Strohl, mélodies orchestrales – Marie Perbost, Lucile Richardot, ONDIF, Case Scaglione
¶ Schoeck, Nachhall – Stephan Genz, Symphonique de Berne, Graziella Contratto

Émerveillé en découvrant le naturel de Samuel Hasselhorn dans le lied et la mélodie lors de ses deux ans au CNSM de Paris, avant de remporter le Concours Reine Élisabeth, cette clarté si singulière qui se répand au gré de couleurs changeantes, ce sens du texte, je suis aussi conscient depuis toujours des limites de cette voix, fragile techniquement. Ce qui la rend très touchante est aussi ce qui la perd dès qu'il s'éloigne de son répertoire prédilection : en anglais, le timbre devient soudain tout gris ; et avec orchestre, l'orchestre concurrence impitoyablement cette voix très peu métallique. Je suis donc ravi qu'il ait réussi à se faire connaître dans le seul créneau où il pouvait réellement faire carrière. Les derniers disques montrent qu'il a épaissé et charpenté son timbre, ce qui doit grandement lui faciliter la vie mais lui a fait perdre, dans sa Meunière par exemple, pas mal de charme et de singularité. Ce disque le présente quelque part entre ces deux mondes, robuste mais sensible, pour un répertoire de décadents : Humperdinck, Mahler, Zemlinsky, Braunfels, Pfitzner, Korngold, Berg !

Encore plus incroyable, une nouvelle version très aboutie avec, là aussi, un orchestre de niveau exceptionnel et précisément spécialiste de Schoeck (Mario Venzago lui a fait jouer en enregistrer trois de ses opéras et des lieder orchestraux, notamment). Stephan Genz semble inaltérable, toujours aussi splendidement chanté et dit après une carrière déjà vaste.

La grande découverte, ce sont les mélodies orchestrales (sur Rodenbach, Louÿs, Baudelaire) de Rita Strohl, d'un romantisme généreux mais très personnellement orchestré – on dirait qu'elle a entendu pas mal de Sibelius, des effets de nappes très différents mais très marquants. Avec Lucile Richardot et l'ONDIF, c'est de la dynamite.


8. Mélodies & lieder

Wonder Women – Capezzuto, L'Arpeggiata, Pluhar
Doux silence  – Roset, Richardot, Les Musiciens de Saint-Julien, Lazarevitch
Contes mystiques – de Hys, Beynet
¶ Mélodies sur des poèmes de Ronsard – Mauillon, Le Bozec
¶ Cycles de Louis Beydts – C. Dubois, Raës

Énorme coup de cœur pour le parti pris très bienvenu, chez Pluhar de faire chanter un spécialiste de la chanson italienne, Vincenzo Capezzuto (dont la voix semble à s'y méprendre féminine, j'ai vraiment dû opérer des vérifications tant je n'y croyais pas), pour interpréter en particulier la bouleversante Canzone di Cecilia, œuvre anonyme des Pouilles du XVIIIe siècle, exhumée par Leonard García Alarcón, qui l'a fait chanter à nombre de ses interprètes (à commencer par la magnétique Francesca Aspromonte – et ici plus officiel avec traduction). Chaque inflexion est particulièrement juste pour raconter cette histoire terrible. Par ailleurs album chatoyant à la manière de l'Arpeggiata, largement consacré aux compositions féminines du XVIIe siècle italien (Barbara Strozzi, Francesca Caccini, Isabella Leonarda, Antonia Bembo).

Les pistes chantées de Doux silence, des airs de cours français, sont très réussies, avec des choix d'alliages et de coloris très spécifiques aux Musiciens de Saint-Julien. Malgré son ton très homogène (uniquement des prières) de Contes mystiques, la variété des compositeurs et les qualités des musiciens proposent un album passionnant – un récital parmi les plus intelligents qu'on puisse trouver : parmi toute une époque de la musique française, une collection de prières ou de scènes édifiantes, servies par une collection de grands compositeurs. Le résultat est, forcément, un peu ressemblant, mais offre un camaïeu de sentiments mystiques qui ressemble à un acte de recherche, illustrant la sensibilité de chacune de ces figures tutélaires. (Et évidemment chanté au cordeau.)
De même, pour les mélodies sur les poèmes de Ronsard, la diversité des compositeurs et les qualités de conteurs des interprètes constituent l'essentiel de ce témoignage précieux.

À l'inverse, pour Louis Beydts, l'intérêt provient en premier lieu du corpus : bonheur d'entendre D'ombre et de soleil, déchiffré avec plaisir (et c'ce fut un étonnement, Beydts étant surtout connu comme compositeur d'opérettes, certes raffinées…) il y a plus de dix ans, renaître ainsi. Tout le disque se révèle à la hauteur : ce sont des mélodies très travaillées musicalement, sans mettre le texte au second plan ni se contenter de support à des poèmes ou de jolies mélodies… de véritables œuvres d'art total, finement calibrées, dans un langage qui doit à Fauré mais qui semble aussi regarder vers Schmitt. Et la bonne surprise est que Cyrille Dubois, que je trouve d'ordinaire très opératique dans le lied (tout est chanté à pleine voix, sans beaucoup de variété de textures et de coloris, comme son intégrale Fauré qui m'a très peu touché), parvient ici à une intimité et une tendresse tout à fait adéquate, tout en conservant son verbe clair et sa voix insolente. Grand disque de mélodie !


9. Chansons

Sea Songs – Bryn Terfel
¶ Imants Kalniņš, Klusās dziesmas - Līga Priede, Andrejs Grimms

Deux ambiances très différentes.

Je n'ai jamais trop aimé les autres cross over de Terfel, ses chansons galloises noyées sous un sirop de flonflons néoromantiques qui standardisaient et affadissaient tout. Ici au contraire, arrangements très bien pensés, comparses chanteurs de haute qualité, et lui-même trouve un ton moins uniment opératique… le fameux Wellerman trouve ici une des versions les plus probantes que je connaisse !  Album de bout en bout réjouissant, que j'ai pas mal réécouté à sa sortie.

Imants Kalniņš est la grande figure patrimoniale vivante de la Lettonie, sur un versant différent de Vasks : toujours à cheval entre la chanson (comme ici) et le classique – j'ai le souvenir émerveillé d'un Psaume 150 pour six voix de femmes, chanté en letton, et d'une évidence mélodique miraculeuse. Très belles mélodies très naturelles qui s'écoutent avec grand plaisir, même sans le texte.


Musiques instrumentales

10. Symphonies

¶ Haydn, dernières symphonies vol.3 – Chambre Danoise, Ádám Fischer
¶ Beethoven, intégrale des symphonies – Kammerakademie Potsdam, Manacorda
Ries, Symphonies 4 & 5 – Tapiola Sinfonietta, Nisonen
¶ Bruckner 9 – Symphonique de Bamberg, Hrůša
¶ Brahms, intégrales des Symphoniques – Chamber Orchestra of Europe, Nézet-Séguin
¶ Mahler 9 – Mahler Academy Orchestra, Philipp von Steinaecker
Sibelius 4 – Göteborg, Rouvali
¶ Strohl, Symphonie de la Forêt – Orchestre National d'Île-de-France, Scaglione
¶ Khatchatourian, Symphonie 1 – Philharmonie Robert Schumann, Beermann
¶ Adam Pounds, Symphonie n°3 – Sinfonia Of London, John Wilson
¶ Carlos Simon, A Folklore Symphony – National Symphony (Washington), Noseda

Beaucoup de versions remarquables de symphonies déjà très documentées, je ne m'attarde pas : non seulement j'ai réévalué très à la hausse l'intelligence de l'intégrale Haydn d'Ádám Fischer (les timbres ne sont pas fabuleux, les instruments pas d'époque, mais tout est construit et phrasé avec une très grande intelligence), mais ses dernières productions avec la Chambre Danoise, qui ont le mordant des meilleures interprétations musicologiques, sont d'une finition tout à fait extraordinaire. Une nouvelle (remarquable) version des symphonies de Beethoven, avec la vivacité de Manacorda. Une Neuvième de Bruckner tendue et colorée par Bamberg & Hrůša (probablement l'association orchestre-chef actuellement la plus révérée par les mélomanes concertivores). Une lecture à la fois dégraissée et voluptueuse des Symphonies de Brahms par Nézet-Séguin (je redoutais une sorte de facilité cursive, mais pas du tout). Une Neuvième de Mahler sur instruments d'époque (des jeunes musiciens encadrés par des instrumentistes des meilleurs orchestres d'Europe), aux timbres particulièrement savoureux et captés avec un beau réalisme physique. Surtout, une Quatrième de Sibelius où Rouvali propose son concept révolutionnaire, jouant les infinies transitions comme si elles étaient les thèmes, associé avec un train instrumental saisissant, comme si le son sourdait de la terre même.

Je n’avais jamais aimé le tapage de Khatchatouriane (Khachaturian en graphie anglaise sur les disques), et ce davantage encore dans le redoutable Concerto pour violon que pour Gayaneh (dont l’exubérance est le propos). Ses symphonies – pas toutes écoutées, à la vérité – ne m’avaient pas non plus laissé un bon souvenir. Sont-ce la direction plus carrée de l’excellent Frank Beermann (son intégrale Schumann est une merveille d’équilibres intelligents), la culture plus germanique de la Philharmonie Robert Schumann (orchestre de l’Opéra de Chemnitz) ?  En tout cas je suis émerveillé ici par les couleurs et la qualité du récit assez dramatique de cette Première symphonie et de la Suite de danses qui suit (en particulier les deux numéros ouzbeks), véritable musique de scène !

Le plus intéressant réside bien sûr dans les œuvres qui n'était pas documentées ou peu mises en avant : ainsi l' « Elegie » de la Troisième Symphonie d'Adam Pounds servie par les couleurs de Wilson (au sein d'un album lui-même original), les déhanchements issus du gospel dans le symphonisme consonant de Carlos Simon (issu d'une communauté religieuse américaine où la musique profane était bannie).

Impressionné par les qualités d’orchestratrice de Rita Strohl dans son album symphonique. Pour la Symphonie, au sein d’une forme rhapsodique, qui évoque les épisodes de vie de la forêt (sous un prisme très romantique : âme en peine, marche funèbre…), on entend une véritable touche singulière, proche des Nocturnes (parfois de façon saisissante, comme ces appels de trompettes mystérieux très parents de « Fêtes ») et de la Mer de Debussy, mais aussi du roi Arthus de Chausson pour les sections plus sombres, et, par touches, Shéhérazade de Ravel, Boris Godounov de Moussorgski, (les doublures de piano pour des mélodies dégingandées, comme pour le début de la scène du Couronnement), le jeune Scriabine, la Sixième Symphonie de Tournemire, l’horrible Richard Wagner (les bois seuls comme dans l’interlude qui précède le dernier duo de Die Walküre). Et cependant, le style en est tout à fait cohérent, c’est vraiment une personnalité complète qui s’en dégage, avec ses parentés mais sans impression de patchwork. J’aime assez ses effets bondissants (lutins), la construction dramatique de l’épisode de chasse, avec les appels de cuivres qui s’approchent et s’éloignent, se perdent, reviennent, ambiance assez opéra. Harmoniquement aussi, il se passe de belles choses, par exemple du côté de l’usage des quintes augmentées, ou encore la façon dont la couleur de la chasse mute soudain (de Debussy à Wagner), de l’épure plutôt lumineuse jusqu’à une atmosphère plus sombre et menaçante, simplement en faisant bifurquer une résolution : elle nous transporte soudain d’un univers calmement descriptif à un autre, fantastique et terrible – comme un nuage, en voilant le soleil, révèle immédiatement d’autres émotions enfouies.

Le plus gros choc symphonique de cette année : les symphonies de Ferdinand Ries. J'avais déjà été frappé, en 2023, en découvrant ses opéras, d'une qualité exceptionnelle – du romantisme allemand très animé, sans les baisses de tension récurrentes chez Beethoven, Schubert ou Weber. Il en va de même pour ses symphonies, qui complètent très bien le corpus beethovenien, dans une belle interprétation qui n'est pas sur instruments anciens mais conserve des équilibres très décents et fait valoir une belle animation. Hâte de découvrir les autres !


11. Poèmes symphoniques

¶ « French Opera Overtures » – National d'Estonie, Neeme Järvi
¶ Brahms-Sheng, « Black Swan » – Kansas City Orchestra, Michael Stern
¶ Fauré, Dolly – National d'Irlande, Tingaud
¶ Stanford, Verdun – Ulster Orchestra, Shelley (réédition numérique)
Schmitt, La Tragédie de Salomé – Radio de Francfort, Altinoglu
Bliss pour Brass Band – Black Dyke Band, John Wilson
¶ Gilse Kverndokk, Le Tour du Monde en 80 jours – Symphonique de Trondheim, Peter Szilvay
¶ Crumb, Americascapes 2 – National Basque, Treviño

Parmi les œuvres symphoniques déjà connues, les ouvertures d'Auber et Planquette, et surtout une suite tirée de Lecocq (La Fille de Madame Angot), dans des interprétations très élancées du National d'Estonie – qui sans adopter un équilibre « français », comprennent très bien l'enjeu de cette musique. Ou encore cette version d'un équilibre suprême de la suite Dolly de Fauré, par Tingaud et le National d'Irlande, qui ont déjà livré des cycles Franck et Fauré d'une qualité inattaquable. Plus original mais toujours au sein du grand répertoire, les orchestrations de pièces de Brahms : Chorals pour orgue par le grand symphoniste Virgil Thomson (la Symphonie n°2 vaut le détour !), une version très équilibrée et limpide du Premier Quatuor piano-cordes (dans la célèbre orchestration de Schönberg), et surtout cet inattendu Black Swann orchestré par Bright Sheng, d'après les pièces tardives pour piano de l'opus 118 !

Je n'ai en réalité pas été passionné également par tout le disque Stanford (qui documente cependant des œuvres moins lisses que la majorité de son corpus), mais particulièrement frappé par Verdun, une orchestration de sa Sonate pour orgue n°2. La façon dont la Marseillaise est sans cesse retravaillée et sourd çà et là, sans fanfariser, m'a beaucoup séduit – un sens épique plein de dignité, qui ne cède rien au clinquant.

Deux versions intégrales de La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt ont paru en quelques mois, très belles, mais celle de la Radio de Francfort avec Altinoglu, où les pupitres de cordes sont renforcés, fait valoir une évidence, une tension, un lyrisme assez merveilleux. Grande version d'un des chefs-d'œuvre ultimes du symphonisme français (et ce n'en est que la troisième intégrale).

Et puis les pièces les plus improbables : Americascapes 2 de George Crumb, beaux paysages évocateurs dans une langue contemporaine ; une réjouissante Suite de Gilse Kverndokk (compositeur norvégien né en 1967), dans un style plaisant, bondissant et pittoresque caractéristique du goût du premier XXe siècle) consacrée à Phileas Fogg !

Pour finir, le bon, les suites de musiques d'accompagnement ou de cérémonie d'Arthur Bliss arrangées pour section de cuivres… je les ai abondamment écoutées, et je les trouve sensiblement plus jubilatoires ainsi que les Suites bien connues d'Adam Zero ou Checkmate dans leurs versions originales !


12. Concertos

¶ « Venice » – Kobekina, Kammerorchester Basel
¶ Vivaldi, « Norwegian Seasons » – Ragnhild Hemsing, Barokkanerne
¶ Mozart, Concertos piano n°20 & 23 – Pashchenko, Il Gardellino
Antoine & Max Bohrer, Grande symphonie (concertante) militaire, deux Concertos (violon, violoncelle) – Eichhorn, Hülshoff, Philharmonique de Jena (Iéna), Nicolás Pasquet
¶ Gershwin, Concerto en fa – Trifonov, Philadelphie, Nézet-Séguin
¶ Thomas de Hartmann, Concerto pour violon – Bell, Lviv, Stasevska
Nather, Matthus, Kochan – Concertos pour flûte d'Allemagne de l'Est – Frankfurt (Oder), David Robert Coleman
¶ Akhunov, Concerto pour violoncelle « Actus Tragicus » – Andrianov, Orchestre Svetlanov, Zangiev

Bien qu'on puisse (à juste titre) considérer les concertos comme la lie de la production musicale mondiale, je vais en toucher un mot, pour quelques belles productions. Parmi les tubes : une version trépidante du Concerto de Gershwin avec Trifonov et Philadelphie, la plus marquante que j'aie entendue à ce jour – au sein d'un album de raretés, mais beaucoup moins intéressant dans l'ensemble. Une version mordante et méchante des concertos-phares de Mozart, sur piano ancien, qui renouvelle un peu l'écoute et fait valoir les véritables équilibres pour lesquels cette musique a été pensée – même si la prise de son met artificiellement en avant le pianoforte. Une version hallucinée des Quatre Saisons de Vivaldi par les Barokkanerne, jouée comme de la musique populaire de plein air semi-improvisée, avec quantité de notes de goût ajoutées, et volontiers mimétique de la nature, beaucoup d'attaques par en-dessous, de raucités… à la fois d'un niveau instrumental fulgurant et comme joué au débotté à un coin de rue pendant un marché aux asperges. Très différente de toutes les autres (ce qui fait du bien, vu la discographie pléthorique), et contre toute attente très réussie.

La violoncelliste Kobekina a toujours des programmes originaux et des arrangements intéressants, cette fois-ci elle arrange des extraits d'opéras de Monteverdi et Sartorio, au milieu de concertos de Vivaldi et d'autres pièces plus inattendues (Britten, Kurtág, Eno…).

Dans le lot, quelques concertos beaucoup plus rares.

Le Concerto pour violoncelle « Actus Tragicus » d’Akhunov a déjà bénéficié d’un enregistrement il y a quelques semaines : généreux et riche, ça s’écoute très bien – que ce soit dans une perspective romantique-lyrique ou soviétique-inventive.

Le Concerto pour violon de Thomas de Hartmann m'a révélé une facette jusque là inédite du legs de ce compositeur ukrainien, beaucoup plus sophistiqué et décadent que les pièces postromantiques assez traditionnelles qui avaient paru au disque.

Première parution discographique des frères Bohrer, et elle est particulièrement marquante !  Fils d'un trompettiste (& contrebassiste !) de la Cour de Mannheim, nés à Munich dans les années 1780 à deux années d'intervalle, ils sont violoniste et violoncelliste. Leur langage évoque l'opéra comique du temps, avec une grammaire qui reste marquée par le classicisme, mais aussi une versatilité émotive un peu mélancolique, caractéristique du premier romantisme – on pense à Rossini, Hérold et surtout, me concernant, à Pierre Rode !  Ce n'est pas absurde, Rodolphe Kreutzer fut le professeur de violon d'Antoine à Paris. La symphonie (« militaire » surtout par sa caisse claire liminaire et son ton décidé) est co-écrite par les frères (bien que l'interaction des instruments reste très largement de jouer en homorythmie à la tierce ou à la sixte !), tandis que chacun a écrit le concerto pour son instrument fourni en couplage (très beaux, mais moins prégnants à mon sens). Sur instruments modernes, mais le Philharmonique d'Iéna a déjà enregistré avec les mêmes Eichhorn et Pasquet les concertos de Pierre Rode avec beaucoup de présence, le résultat est très probant !  Quant à Eichhorn, toujours aussi exceptionnellement sûr, généreux et éloquent, je le trouve vraiment extraordinaire.

Mais le clou de cette livraison concertante 2024, ce sont les concertos pour flûte d'Allemagne de l'Est de Gisbert Nather (en particulier), Günter Kochan, Siegfried Matthus… chacun dans un style propre, pas de facilité douceureuse ni de complexités inaccessibles… de belles œuvres personnelles et qui explorent la symbiose plutôt que l'affrontement entre soliste et orchestre. Album très marquant pour moi.


13. Musique de chambre

¶ Coleridge-Taylor, Quintette clarinette & quintette piano – Nash Ensemble (réédition numérique)
¶ Taneïev, Quintette piano-cordes – Spectrum Concerts Berlin
¶ Donizetti, Quatuor à cordes 15,17,18 – Quatuor Delfico
¶ Debussy, Poulenc… « Impressions parisiennes – Quatuor Van Kuijk
¶ « Chopin Project » (via Sabina Meck, Piot Moss, Leszek Kołodziejski) – Polish Cello Quartet
Jeanne Leleu,  Quatuor piano-cordes – A. Pascal, Hennino, Luzzati, Oneto Bensaid
¶ Wolf-Ferrari, Trios à cordes – Trio David
¶ Brahms, intégrale des Trios – Trio Sōra
¶ Chaminade, Trio n°2 – Trio Aralia
Strohl, Trios (et autres œuvres de chambre) – les Moreau, Williencourt
Melcer-Szczawiński, Trio – Apeiron Trio

Du fait des moindres coûts impliqués (et du temps de préparation maximisé), les parutions de musique de chambre contiennent immanquablement mainte merveille.

Du côté des Quintettes, ceux de Coleridge-Taylor, au sein de la série que je lui ai consacrée – j'ai été assez émerveillé de la qualité de ce qu'il a produit dans tous les genres, et la délicatesse de pensée de ces quintettes n'y fait pas exception. (Il en existe beaucoup d'autres très belles versions.)
La version du Quintette piano-cordes de Taneïev n'est pas aussi suprême que les Trios parus par le même Spectrum Concerts Berlin, mais ce demeure une splendide interprétation d'une œuvre majeure, alliant exigence du développement et abandon émotionnel.

Pour les Quatuors, si les versions de ceux de Donizetti (très réussis, d'une densité musicale sans comparaison avec ses opéras) sont nombreuses, elles ne sont pas toujours de très haut niveau, le répertoire semble boudé par les meilleurs ensembles, aussi cette très belle interprétation des Delfico est particulièrement bienvenue, incluant deux de ses meilleurs opus (le 17 et le 18) !  J'ai été surpris d'être autant séduit par les arrangements (Petite Suite de Debussy, mélodies de Poulenc sans chanteurs…) joués par le Quatuor Van Kuijk, d'une fraîcheur et d'une vérité telle qu'on les croirait pensés d'emblée pour l'effectif à cordes

De même pour les arrangements du Chopin Project, etite merveille inattendue : des arrangements de Chopin pour quatuor de violoncelles. Ce serait, a priori, une très mauvaise idée – ajouter les pleurnicheries du violoncelle, dans une zone très concentrée du spectre, aux interprétations déjà dégoulinantes de Chopin… C'est tout l'inverse qui se produit.
1) Le choix des pièces est particulièrement intelligent : il inclut évidemment des tubes (Préludes n°4 et n°15, Nocturne opus posthume en ut dièse mineur, Nocturne Op.9 n°2, Valse op.18, Valse-Minute, Valse Op.64 n°2…), mais aussi des œuvres beaucoup moins courues comme le Nocturne en sol dièse mineur (le n°12) et trois Mazurkas – pas les plus célèbres d'ailleurs, mais toutes parmi les plus belles à mon sens. L'occasion de se faire plaisir de façons très différentes, qui ménage à la fois le plaisir de la transformation de la chose connue et des (semi-)redécouvertes.
2) L'arrangement ne sonne pas du tout comme les horribles ensembles de violoncelles (plus larges, il est vrai, octuor souvent) qui s'entassent sur la même zone du spectre… on croirait entendre un véritable quatuor à cordes, d'autant que les interprètes ont une technique et un son merveilleux – l'impression d'entendre une contrebasse dans le grave, un alto dans le médium, un violon dans l'aigu… Si bien que le résultat est particulièrement équilibré et homogène. Les siècles d'expérience dans l'écriture pour quatuor à cordes ont clairement été mises à profit, et nous jouissons d'un festival de contrechants et pizz bien pensés. Les arrangeurs (Sabina Meck, Piot Moss, Leszek Kołodziejski) ont fourni des reformulations très abouties des œuvres originales.
3) Les interprètes sont formidables, on se repaît des couleurs sombres et chaleureuses, des touches de lumière, de la précision immaculée.
4) Surtout, ce disque procure une rare occasion de réentendre Chopin comme compositeur et non comme compositeur-pianiste. Non pas que personne ait jamais pu considérer que Chopin n'était qu'un pianiste, mais l'œuvre qu'il laisse est tellement liée au piano qu'on s'est habitué à entendre des tics pianistiques, des traits (écrits, bien sûr), et que l'instrument ou les modes pianistiques font quelquefois écran à la musique telle qu'elle est écrite. On peut alors, grâce à cette nouvelle proposition, s'abstraire des contingences pour en goûter la substance pure, réinvestie dans d'autres truchements – qui ont aussi leurs contraintes propres, évidemment. Et je dois dire qu'entendre Chopin sans les aspects percussifs du piano, un Chopin caressant, un Chopin plus harmonique (et polyphonique !) que jamais… m'a absolument ravi. Car il est sans conteste, aux côtés de Berlioz (pour l'orchestration) et de Meyerbeer (pour la pensée formelle) le musicien le plus novateur des années 1830 ; personne n'est aussi avancé que lui sur les questions harmoniques. Le libérer du seul piano lui rend d'autant mieux justice.

Le Quatuor piano-cordes de cette sélection est dû à Jeanne Leleu, compositrice encore moins documentée, s'il est possible, que les précédentes publications du label La Boîte à Pépites (Sohy, Strohl). Une véritable immédiateté des motifs dans un langage qui reste dans un esprit français marqué par Debussy, élégant, épuré, recherché, mais jamais élusif. Beaucoup de séduction à tous les étages ici, et des interprètes particulièrement chaleureux. (Les mélodies sont intéressantes mais la diction opaque et le timbre peu varié de Marie-Laure Garnier ne permettent pas d'en prendre toute la mesure ; il est à espérer que ces œuvres puissent vivre désormais, dans des interprétations variées répondant à tous les goûts !) 

Il faut vraiment attendre la fin du disque consacré à la musique de chambre pour cordes (frottées) de Wolf-Ferrari pour tomber sur quelque chose d’intéressant, mais les trios à cordes à la fin de l’album en valent la peine : larghetto du trio en si mineur, presto fugué du trio en ut mineur…

Et pour finir une belle brassée de trios piano-cordes. Une très belle interprétation, épurée et incarnée, de tous les trios de Brahms (dont celui avec cor) par le Trio Sōra. Et de réelles raretés.

Le Deuxième Trio de Cécile Chaminade, d'une sensibilité dramatique très inattendue. (Avec la charismatique Iris Scialom au violon.)

Melcer-Szczawiński (1869-1928) est quelquefois (et notamment pour ce disque) nommé plus simplement Melcer (à prononcer « Mèltsèr »). Pourtant, il dispose d'atouts proprement musicaux exceptionnels. Formé aux mathématiques et à la musique à Varsovie puis à Vienne, il devient concertiste, comme pianiste accompagnateur et soliste, tout en remportant pour ses compositions le premier prix lors de la deuxième édition du Concours Anton Rubinstein (1895). Je suis avant tout frappé par la générosité de ses inventions mélodiques. Ce Trio, que je n'entendais pas pour la première fois, développe quelque chose dans le goût la phrase slave infinie, comme une chanson d'opéra inspirée du folklore, mais dont la mélodie s'étendrait sur un mouvement entier. L'évidence, l'élan, mais aussi la cohérence thématique sont immédiatement persuasifs, et le rendent accessible à tous les amateurs de romantisme tardif, même sans connaissance des normes en matière de structure – sans lesquelles il est plus difficile d'apprécier d'autres figures comme Brahms, mettons. J'ai vraiment pensé très fortement au Premier Trio et au Second Quatuor d'Anton Arenski. Le reste du disque n'est pas beaucoup moins intéressant, incluant une Rhapsodie en trio de Ludomir Różycki (autre figure polonaise capitale, davantage tournée vers la modernité, quelque part entre Melcer et Szymanowski), une très lyrique Romance en duo (violon-violoncelle) d'Antoni Stolpe, et 6 Bagatelles de Mikołaj Górecki (le fils de Henryk) pleines de simplicité. Un petit tour d'horizon d'œuvres polonaises remarquables, qui élargissent le répertoire du trio, dans une exécution à la fois maîtrisée et intense.(extrait)

Enfin, le clou du spectacle, la musique de chambre de Rita Strohl. J'ai classé ici le disque sous le patronage des Trios, mais le Quintette piano et le Quatuor piano sont aussi des merveilles !  Le feu qui se dégage de chaque mouvement est assez spectaculaire, avec une qualité mélodique remarquable, des thèmes longs, très lyriques et passionnés. Les mouvements lents, en particulier, sont d’une intensité rare (je pense quelquefois à ceux de Taneïev, pas tant dans le style que dans l’attitude exaltée !). Le Quatuor piano-cordes est sans doute le sommet de tout cela, avec un Thème et variations final dont l’incroyable surenchère (à tempo modéré) rappelle le second mouvement du Trio de Tchaïkovski, ou encore son Andante dont le thème est très apparenté à l’apothéose retrouvée des Contes d’Hoffmann (« Des cendres de ton cœur », réapparu à la fin des années 1980), mais en plus varié dans les résolutions ; irrésistible. Ce thème se révèlre assez parent, d’ailleurs, de celui du premier mouvement du Quintette. Servi par une équipe de chambristes incroyables, parmi lesquels Héloïse Luzzati, Célia Oneto-Bensaid, Alexandre Pascal, Edgar Moreau et bien d’autres, particulièrement engagés (et d’un niveau individuel, d’une singularité sonore plutôt extraordinaires). Clairement le type d’anthologie dont on sent (dont on sait !) qu’elle a été mûrie – les œuvres ont été données en concert, plusieurs fois –, et non enregistrées en un après-midi pour compléter une intégrale économique comme cela arrive quelquefois (et c’est déjà très bien en soi).


14. Sonates ou duos

Schmelzer, Döbel, Biber : « Labyrinth Garden » – Josef Žák, Ensemble Castelkorn
¶ Bruckner (arr. Hermann Behn), Symphonie n°7 (pour deux pianos) – Julius Zeman, Shun Oi

Labyrinth Garden a tourné en boucle pendant des semaines chez moi : répertoire mal connu (danses de Döbel de Gdańsk, sonates et danses de Schmelzer, vice-Maître de chapelle de la Cour de Vienne, une chaconne irrésistible de Biber…), très inventif formellement, dense musicalement, et toujours prompt à l’élan mélodique et à l’esquisse du pas de danse, davantage suggéré que souligné. Vraiment ce que le baroque a fait de meilleur – pour moi le plus beau disque de violon baroque de tous les temps, place enviable à partager Il Sud de l’Ensemble Exit (sur un autre grand pôle violonistique européen : Falconieri, Montalbano, Pandolfi, Trabaci, Leoni…). Les danses sont vraiment transfigurées en quelque chose de très musical et organique, sans aucune rigidité formelle, sans l’impression d’un patron prévisible ; et les sonates « représentatives » qui imitent les bruits de la nature font valoir leur aînesse sur Les quatre Saisons, dont elles annoncent hautement le principe – l’évocation se produit par le truchement d’une virtuosité qui cherche d’abord la musicalité, tel ce Coucou de Schmelzer, dont le chant se devine caché au milieu de traits très habillés et lyriques du violon. L’ensemble porte le nom de l’évêque d’Olomouc, qui fournit aussi le programme de ce concert via ses archives de Kroměříž : des copies, parfois uniques, de la musique de la Cour impériale. Quatre musiciens, parmi lesquels je remarque tout particulièrement l’inventivité très juste de Felipe Guerra (clavecin & positif) et bien Josef Žák au violon, fulgurant sur tous les registres : projection sonore exceptionnelle pour du violon baroque, timbre toujours très charnu, phrasés extrêmement variés, expressifs et dansants. Il est pour beaucoup dans la qualité superlative du disque (et du concert vu peu après).

¶ Bruckner (arr. Hermann Behn) – Symphonie n°7, version pour deux pianos – Julius Zeman, Shun Oi (Ars Produktion) Absolument enchanté de cette proposition, où les pianos scintillent. Tandis que l'Adagio fonctionne très bien au piano seul (c'est même une œuvre officielle du piano de Bruckner), les mouvements vifs, et en particulier le premier, permettent d'atteindre une qualité vibratoire toute particulière qui rend bien justice à l'œuvre – d'autant plus aidés par les très beaux timbres de ces deux solistes.


15. Solos

Piano solo

Mendelssohn, intégrale du piano – Howard Shelley
Brahms, Sonate n°1 – Alexandre Kantorow
Liapounov (Lyapunov) – Luca Faldelli
¶ Reger, Variations Bach Op.81 – Eden Walker
Schmidt (arr. Kolly), Chaconne en ut#m – Karl-Andreas Kolly
¶ Alkan, Erkin, Cowell, Ichiyanagi… « Hydropath » – Işıl Bengi
Cage², In the Name of the Holocaust – Bertrand Chamayou

Dans le choix immense du piano, quelques albums se dégagent assez nettement dans mes écoutes. Deux grandes versions de corpus très connus : l'intégrale Mendelssohn de Howard Shelley, remarquablement équilibrée et élégante, mettant en valeur y compris les pièces moins courues. Même si le piano n'est pas le médium où Mendelssohn a le plus fort exprimé sa puissance créatrice, cette somme est l'occasion d'en découvrir d'innombrables facettes (129 pistes, 5h30 de musique !) dans les meilleurs conditions possibles grâce à l'élégance et l'aisance de Howard Shelley, tête de pont du label Hyperion, admiré à juste titre pour la vastitude de son répertoire et la justesse de ses interprétations. J'ai pu entendre probablement pour la première fois quelques pièces remarquables qui étaient passées sous mon radar (Reiterlied, certains Préludes…), réévaluer jusqu'à certaines Romances sans paroles, et dans des interprétations qui ne réclament pas d'aller ensuite voir ailleurs !  Proposition salutaire.
Et contre toute attente, magnétisé par la Première Sonate de Brahms par Alexandre Kantorow, suprêmement capté par BIS – comme tout chante et respire, un Brahms qui a l'évidence de Schubert, sans rien perdre de sa majesté, simultanément ample et intime. Je l'ai beaucoup réécoutée, j'en suis le premier surpris. Le reste du disque, autour des transcriptions de lieder de Schubert par Liszt (que je ne trouve pas très bonnes, comme souvent chez Liszt on perd beaucoup de la saveur de l'original pour en faire une pièce de concert beaucoup plus impersonnelle), est remarquablement joué mais m'intéresse beaucoup moins.

De belles Variations Bach de Max Reger, qui prévilégient l'atmosphère sur la pure virtuosité, tout y est très phrasé et pudique. Un rare album de Franz Schmidt pour piano solo, avec en particulier deux pièces orchestrales arrangées par le pianiste : profiter avec de la Chaconne en ut dièse mineur avec ce luxe de détail, c'est un rare bonheur, se plonger dans les méandres de cette musique sans être tributaire des équilibres d'orchestration, d'interprétation, de prise de son !

Alkan, Massenet, Brahms, Moussorgski, Beach, J. Scriabine, Cowell, Erkin, Augusta Read Thomas, Ichiyanagi…  Album particulièrement original et intelligent d'Işıl Bengi, fondé sur l'exploration de figuralismes aquatiques de nature très différentes, autour de compositeurs variés. En termes d'interprétation (quel timbre magnifique !), suprêmement joué et phrasé comme à chaque fois.

Je n'attendais que de la curiosité de Cage, en pensant à ses Préludes pour piano préparé (dont l'écriture, hors procédés timbraux, est très conservatrice finalement), mais les effets de cloche déchirée pour commémorer le génocide m'ont beaucoup impressionné, pièce en deux volets qui appelle au recueillement plus qu'à la tristesse, quelque part entre le cri et la prière. Le reste de l'album est beau aussi, et Chamayou révèle, comme dans ses Messiaen, une ardeur et une intensité qui n'affleurait pas lorsqu'il jouait le grand répertoire.


Théorbe solo

Visée, suites pour théorbe – Jakob Lindberg
Visée, Hotman, du Buisson, Bousset, Lambert – Thibaut Roussel

Depuis que je l'ai entendu dans une cave (littéralement), il y a une dizaine d'années, je me dis que Thibaut Roussel est un très grand du théorbe… dans un instrument où il est difficile de soutenir le son, peu parviennent à phraser avec sa précision et son éloquence. Très bel album, qui mêle deux suites de Robert de Visée (dont la célébrissime Suite en la, le grand standard de l'instrument) à une Chaconne de Nicolas Hotman (peut-être le plus intéressant des compositeurs de danse du XVIIe) et à des airs de cour de la même époque, très bien chantés (Perrine Devillers). Le disque, bien bâti, remarquablement joué, pâtit seulement de la proximité de sa parution avec un banger absolu.

Un des disques que j'ai le plus écoutés cette année : les Suites de Robert de Visée par Jakob Lindberg, qui jusque là avait plutôt enregistré du répertoire plus tardif et plus léger (du type Gaspar Sanz, début du XVIIIe pour guitare baroque), où il ne m'avait pas paru spécialement singulier. Ici, l'évidence, l'éloquence, le léger déhanché, l'impression d'ampleur aussi (merci les ingénieurs de BIS !), rendent chaque pièce absolument irrésistible ; d'ordinaire, dans ce répertoire, le rythme se perd un peu dans les contingences des doigtés et la faible durée du son, avec l'impression un peu vaporeuse d'une danse qui ne danse plus vraiment… ici c'est tout l'inverse, tout pulse, avec beaucoup de souplesse, et un chant d'une très belle fermeté. Le plus beau disque de théorbe (archiluths compris) de tous les temps, sans hésiter. Si vous ne devez n'en écouter qu'un dans votre vie : celui-ci.

Guitare solo

Porqueddu, « The Impressionistic Guitar » – D'Alo, Pucci

Pour finir, un ravissement inattendu : Cristiano Porqueddu est un interprète guitariste très bien représenté au disque… mais aussi un compositeur. Et cet album, à travers trois Sonates, des Études, une série de Métamorphoses, nous fait traverser un langage riche où miroitent beaucoup de belles harmonies – rien de dissonant comme le laisse pressentir le titre de l'album, mais beaucoup d'irisations, de recherches de coloris, et qui ne s'y limite pas, avec un discours bien conduit. Vraiment magnifique – transcrites pour piano, ces pièces auraient sans doute à espérer une belle diffusion auprès d'un plus vaste public.




Les plus écoutés

Mon opinion est une bonne chose, l'épreuve des faits en est une autre… lesquels de ces disques sont revenus le plus souvent dans mes écoutes ?

En réalité, les deux plus écoutés sont des cas particulier : le disque Haendel de Christopher Purves est une réédition numérique d'une parution Hyperion de 2012, tandis que, sur, Wonder Women, j'ai énormément écouté la piste isolée de la « Canzone di Cecilia ».

Si je les écarte, ce sont donc deux disques de musique instrumentale baroque – étonnamment, puisque ce n'est pas du tout le genre que je fréquente le plus assidûment, étant plutôt tourné vers la musique vocale baroque, ou alors la musique de chambre à partir de la fin du XVIIIe siècle. D'une part Labyrinth Garden de Castelkorn, d'autre part, vous l'aurez compris, le disque Visée de Jakob Lindberg.

Très écoutés aussi, mais en de moindres proportions, les trios de Strohl, les quintettes de Coleridge-Taylor, Bliss pour brass band et la Sonate de Brahms par Kantorow – alors même qu'il s'agissait d'une parution assez tardive dans l'année.


Les références

Je vous laisse ci-après les références plus complètes de ma sélection.


Nom de l'album Nom(s) de l'artiste
Polish Piano Trios Melcer-Szczawiński, Różycki, Stolpe, Górecki – par l'Apeiron Trio – chez DUX
Beethoven: Missa Solemnis, Op. 123 Ludwig van Beethoven, Jordi Savall, Lina Johnson, Olivia Vermeulen, Martin Platz, Manuel Walser, Le Concert Des Nations
Franck: Les Béatitudes César Franck, Orchestre Philharmonique Royal de Liège, Gergely Madaras, Hungarian National Choir, Csaba Somos, Anne-Catherine Gillet, Héloïse Mas, John Irvin, Artavazd Sargsyan, Patrick Bolleire, David Bizic
Charpentier & Desmarest: Te Deum Henri Desmarets, Ensemble les Surprises, Louis-Noël Bestion de Camboulas, Jehanne Amzal, Jean-Christophe Lanièce
Stanford: A Song of Agincourt & Other Works Charles Villiers Stanford, Howard Shelley, Ulster Orchestra
Sibelius: Symphony No. 4 - The Wood Nymph - Valse Triste Jean Sibelius, Gothenburg Symphony Orchestra, Santtu-Matias Rouvali
Chopin Project Frédéric Chopin, Polish Cello Quartet
Jeanne Leleu, une consécration éclatante, Vol. 1: Musique de chambre et mélodies Jeanne Leleu, Alexandre Pascal, Léa Hennino, Heloïse Luzzati, Célia Oneto Bensaid
Briggs: Hail, gladdening Light & Other Works David Briggs, The Choir Of Trinity College\, Cambridge, Stephen Layton, Harrison Cole
Schmidt: The Piano Album Franz Schmidt, Karl-Andreas Kolly
Mademoiselle Duval: Les Génies ou les Caractères de l'Amour Mademoiselle Duval, Guilhem Worms, Camille Delaforge, Ensemble Il Caravaggio, Chœur de l'Opéra Royal
Hjalmar Borgstrøm: Der Fischer Hjalmar Borgstrøm, Ketil Hugaas, Ingebjorg Kosmo, Terje Boye Hansen, Steffen Kammler, The Norwegian Opera Orchestra, Norwegian National Opera Orchestra
Coleridge-Taylor: Piano Quintet & Clarinet Quintet Samuel Coleridge-Taylor, Nash Ensemble
Ravel, Berkeley, Pounds: Orchestral Works Adam Pounds, Sinfonia Of London, John Wilson
Mendelssohn: Chöre für Männerstimmen Felix Mendelssohn, SWR Vokalensemble Stuttgart, Frieder Bernius
Handel: Finest Arias for Base (Bass) Voice, Vol. 1 George Frideric Handel, Jonathan Cohen, Christopher Purves, Arcangelo
Venice Antonio Sartorio, Anastasia Kobekina, Kammerorchester Basel
Mendelssohn, Felix: Athalie Felix Mendelssohn, Dirk Schortemeier, Anna Korondi, Sabina Martin, Ann Hallenberg, Barbara Ochs, Chorus Musicus Köln, Neue Orchester, Christoph Spering
Donizetti: String Quartets Gaetano Donizetti, Quartetto Delfico, Mauro Massa, Andrea Vassalle, Gerardo Vitale, Federico Toffano
Antoine Bohrer & Max Bohrer: Orchestral Works Antoine Bohrer, Max Bohrer, Friedemann Eichhorn, Alexander Hülshoff, Jena Philharmonic Orchestra, Nicolás Pasquet
Felix Mendelssohn: Complete Works for Solo Piano Felix Mendelssohn, Howard Shelley
Contes Mystiques Guy Ropartz, Paul Beynet, Enguerrand de Hys
In the Shadows Daniel Auber, Michael Spyres, Christophe Rousset, Les Talens Lyriques
Lully: Te Deum Jean-Baptiste Lully, Stephane Fuget, Les Épopées, Les Pages & Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles
Elisabeth Jacquet de la Guerre: Céphale et Procris Élisabeth Jacquet de La Guerre, Lisandro Abadie, Deborah Cachet, Reinoud Van Mechelen, A Nocte Temporis
Louis Beydts: Mélodies & Songs Louis Beydts, Cyrille Dubois, Tristan Raës
Bruckner: Symphony No. 7 in E Major, WAB 107 (Arr. for 2 Pianos by Hermann Behn) Anton Bruckner, Julius Zeman, Shun Oi
Maurice Yvain: Yes! Maurice Yvain, Les Frivolités Parisiennes, Sandrine Buendia, Léovanie Raud, Amélie Tatti, Irina De Baghy, Norma Nahoun, Laure Ilef, Marion Dhombres, Servane Brochard, Tiphaine Chevallier, Guillaume Durand, César Matthieu, Sinan Bertrand, Aurélien Gasse, Philippe Brocard, Olivier Podesta
Sea Songs Bryn Terfel, Archie Churchill-Moss, Ben Tunnicliffe, Patrick Rimes, Evan Carson, Sion Owen, Phylip Nichols, Iwan Griffiths, Aled Powys Williams, Osian Rowlands
NACHHALL - Othmar Schoeck Orchesterlieder Othmar Schoeck, Graziella Contratto, Berner Symphonieorchester, Stephan Genz
Porqueddu: The Impressionistic Guitar Cristiano Porqueddu, Riccardo D'Alo
Doux silence Honoré d'Ambruis, Les Musiciens De Saint-Julien, François Lazarevitch, Julie Roset
Brahms: Piano Trios, Opp. 8 & 87 Johannes Brahms, Trio Sora
Destouches: Télémaque & Calypso Andre Cardinal Destouches, Les Ombres, Sylvain Sartre, Margaux Blanchard, Isabelle Druet, Emmanuelle De Negri
Beethoven: The Complete Symphonies Ludwig van Beethoven, Antonello Manacorda, Kammerakademie Potsdam
Mondonville: Le Carnaval du Parnasse Jean-Joseph Cassanéa De Mondonville, Mathias Vidal, Les Ambassadeurs ~ La Grande Écurie, Alexis Kossenko
Wonder Women Traditional, Christina Pluhar, L'Arpeggiata, Vincenzo Capezzuto
Sergey Ljapunov: Piano Works Sergey Mikhailovich Ljapunov, Luca Faldelli
Schmitt: La Tragédie de Salomé & Chant élégiaque Florent Schmitt, Frankfurt Radio Symphony Orchestra, Alain Altinoglu
Bruckner: Symphony No. 9 in D Minor, WAB 109 (1894 Version, Ed. L. Nowak) Anton Bruckner, Bamberg Symphony, Jakub Hrůša
Robert de Visée: Theorbo Solos Robert de Visée, Jakob Lindberg
Lully: Armide Jean-Baptiste Lully, Vincent Dumestre, Le Poème Harmonique
Entre deux mondes Cécile Chaminade, Iris Scialom, Magali Mouterde, Théodore Lambert
Reger: Bach Variations, Op. 81, Träume am Kamin Max Reger, Eden Walker
Cage² John Cage, Bertrand Chamayou
Labyrinth Garden: Violin at the Court of Kroměříž Johann Heinrich Schmelzer, Ensemble Castelkorn, Josef Žák
Ziani: La morte vinta sul calvario Marc'Antonio Ziani, Pietro Antonio Bernardoni, Les Traversées Baroques, Etienne Meyer
Mahler: Symphony No. 9 on Period Instruments Gustav Mahler, Mahler Academy Orchestra, Philipp von Steinaecker
Colin de Blamont: Les Fêtes grecques et romaines François Colin de Blamont, Valentin Tournet, La Chapelle Harmonique
French Opera Overtures Alexandre Lecocq, Estonian National Symphony Orchestra, Neeme Järvi
Brahms: Reimagined Orchestrations Bright Sheng, Kansas City Symphony, Michael Stern
Akhunov: Cello Concerto "Actus tragicus" Sergey Akhunov, Boris Andrianov, State Academic Symphony Orchestra of Russia "Evgeny Svetlanov", Timur Zangiev
Mozart: Piano Concertos 20 & 23 Wolfgang Amadeus Mozart, Olga Pashchenko, Il Gardellino
Urlicht: Songs of Death and Resurrection Hans Pfitzner, Samuel Hasselhorn, Poznań Philharmonic Orchestra, Łukasz Borowicz
Lloyd: A Litany & A Symphonic Mass George Lloyd, Bournemouth Symphony Orchestra, Brighton Festival Chorus
Brahms: Symphonies Johannes Brahms, Chamber Orchestra of Europe, Yannick Nézet-Séguin
Bliss: Works for Brass Band Arthur Bliss, Black Dyke Band, John Wilson
Brahms: Piano Trio Op. 101, Trio for Horn Op. 40, Wiegenlied & Op. 49 No. 1 Johannes Brahms, Trio Sora
Fauré: Requiem - Gounod: Messe de Clovis Gabriel Fauré, Le Concert Spirituel, Herve Niquet
Samaras: Tigra, Epinikeia & Chitarrata Spyridon Samaras, Maria Vlachopoulou, Lenia Safiropoulou, Angelo Simos, Sofia Amadeus Orchestra, Byron Fidetzis
Haydn: Late Symphonies, Vol. 3 Joseph Haydn, Danish Chamber Orchestra, Ádám Fischer
Thomas de Hartmann Rediscovered Thomas de Hartmann, Joshua Bell, INSO-Lviv Symphony Orchestra, Dalia Stasevska
Taneyev: Violin Sonata in A Minor & Piano Quintet in G Minor, Op. 30 Sergei Taneyev, Spectrum Concerts Berlin
Wolf-Ferrari: String Trios, Quartets & Quintet Ermanno Wolf-Ferrari, Trio David, Gloria Santarelli, Chiara Mazzocchi, Tommaso Castellano
Wolf-Ferrari: String Trios, Quartets & Quintet Ermanno Wolf-Ferrari, Trio David, Gloria Santarelli, Chiara Mazzocchi, Tommaso Castellano
Ronsard et la musique. Cueillez, cueillez votre jeunesse ! Albert Groz, Marc Mauillon, Anne Le Bozec
Rita Strohl: Volume 2, Musique de chambre Rita Strohl, Raphaëlle Moreau, Edgar Moreau, Tanguy de Williencourt
Roberto Alagna: 60 Richard Wagner, Roberto Alagna, Morphing Chamber Orchestra, Giorgio Croci
Nessun dorma Saverio Mercadante, Pene Pati, Orchestre National Bordeaux Aquitaine, Emmanuel Villaume, Amitai Pati
Carlos Simon: Four Symphonic Works Carlos Simon, Gianandrea Noseda, National Symphony Orchestra\, Kennedy Center
Messager: Coups de Roulis (Live) André Messager, Christophe Gay, Chœur des Frivolités Parisiennes, Orchestre des Frivolités Parisiennes, Alexandra Cravero
Impressions parisiennes Claude Debussy, Quatuor Van Kuijk
Ries: Symphonies Nos. 4 & 5 Ferdinand Ries, Janne Nisonen, Tapiola Sinfonietta
Gluck: Iphigénie en Aulide Christoph Willibald Gluck, Le Concert de la Loge, Julien Chauvin, Cyrille Dubois, Tassis Christoyannis
My American Story: North George Gershwin, Daniil Trifonov, Philadelphia Orchestra, Yannick Nézet-Séguin
Mozart: Requiem Wolfgang Amadeus Mozart, Ensemble Pygmalion, Raphael Pichon
Rita Strohl: Volume 3, Musique orchestrale Rita Strohl, Orchestre national d'Île-de-France, Case Scaglione, Lucile Richardot
Vivaldi - The Norwegian Seasons Antonio Vivaldi, Ragnhild Hemsing, Barokkanerne
Aram Khachaturian: Symphony No. 1 · Dance Suite Aram Khachaturian, Robert Schumann Philharmonie, Frank Beermann
Camille Erlanger: La sorcière (Live) Camille Erlanger, Andreea Soare, Joé Bertili, Chœur de la Haute école de musique de Genève, Orchestre de la Haute école de musique de Genève, Guillaume Tourniaire
East German Flute Concertos Gisbert Nather, Claudia Stein, Brandenburgisches Staatsorchester Frankfurt, David Robert Coleman
Americascapes 2: American Opus George Crumb, Basque National Orchestra, Robert Trevino
Alexandre Kantorow plays Brahms and Schubert Johannes Brahms, Alexandre Kantorow
Fauré: Orchestral Works Gabriel Fauré, National Symphony Orchestra Of Ireland, Jean-Luc Tingaud
Imants Kalniņš. Klusās dziesmas
Līga Priede, Andrejs Grimms
Dixit Dominus - Händel, Lotti George Frideric Handel, Les Argonautes, Jonas Descotte, Julie Roset, Camille Allérat, Anthea Pichanick, Maxence Billiemaz, Ilia Mazurov
Fra l'ombre e gl'orrori George Frideric Handel, Nahuel di Pierro, Ensemble Diderot, Johannes Pramsohler
Robert de Visée: Suites à la Mémoire d'un Poète Jacques Du Buisson, Perrine Devillers, Mathilde Vialle, Myriam Rignol, Thibaut Roussel
Hydropath Ulvi Cemal Erkin, Işıl Bengi
Zelenka: Missa Gratias agimus tibi Jan Dismas Zelenka, Hannah Morrison, David Allsopp, Kammerchor Stuttgart, Barockorchester Stuttgart, Frieder Bernius
Bellini: I Puritani Vincenzo Bellini, Dresdner Philharmonie, Riccardo Frizza


Autres écoutes

Je ne pourrai pas faire un bilan de tout ce que j'ai aimé cette année hors nouveautés, mais vous pouvez vous en faire une idée par les playlists suivantes : liste de toutes mes écoutes (discographiques) de 2024, soit 1500 albums – ne me demandez pas comment ça entre, je lis juste les chiffres et pourtant j'ai écouté nettement moins de musique que les années précédentes, du fait de mon temps dévolu à la pratique musicale, à la marche…. Surtout, la liste des 124 coups de cœur hors nouveautés – que ce soient des découvertes pour moi ou des retrouvailles avec des disques déjà aimés. Et bien sûr, je continue d'alimenter la liste (très incomplète) de mes disques indispensables (les « doudous ») au fil des moments où ils reviennent sur la platine.

Par ailleurs, énormément de playlists (dernièrement, concertos pour flûte et concertos pour cor) qui permettent d'explorer des genres par ordre chronologique. Du quatuor à cordes à la musique d'orgue en passant par l'opéra. Même si vous n'écoutes pas sur Spotify, il y a sans doute beaucoup d'idées d'écoutes à glaner, selon vos goûts – sachant qu'à peu près tous les disques sont désormais disponibles intégralement sur YouTube.

Beaucoup de projets de notules pour 2025, tous ne pourront pas être réalisés… à bientôt pour la suite, estimés lecteurs !

mardi 27 août 2024

Qu'écouter aujourd'hui ? – Les playlists de Carnets sur sol


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Faute de temps pour tout entretenir et poursuivre simultanément des projets plus vastes, j'ai dû renoncer à commenter tous les disques que j'écoutais. Les publier sur CSS risque de noyer les notules de fond sous la masse ; les publier sur DSS les rend invisibles (et l'obsolescence du logiciel rend l'inclusion d'images, particulièrement bienvenues pour les pochettes de disques, assez fastidieuse). J'hésite entre continuer à alimenter de loin en loin le fichier susmentionné ou à lancer un site autonome avec un outil de publication à jour, qui permette de s'abonner par courriel comme on me le demande souvent (j'ai lancé un test ici : https://carnetsoldisques.wordpress.com). Ce serait alors le même modèle que pour mes promenades et 1 jour, 1 opéra où je continue à poster – avec sensiblement moins de vues que sur le site principal, mais j'ai l'impression que cela rend la navigation plus claire (et me permet, surtout, de publier davantage en dépensant moins de temps en mise en forme).

Se pose la question d'un site qui pourrait centraliser tout ça (avec des onglets ?), mais pour l'instant le meilleur choix ne m'apparaît pas tout à fait clairement, et j'ai déjà beaucoup tâtonné sur ce format d'instantanés, alternant les moments où je tâche d'en publier beaucoup, et ceux où je me concentre sur des notules plus longues.

Dans l'attente, sachez tout de même qu'à défaut de commentaires, je constitue des listes, qui feront à terme l'objet de notules. Sur Spotify (accessible même si l'on n'est pas abonné), j'ai ainsi constitué quelques dizaines de playlists thématiques, pour permettre de picorer et découvrir de nouveaux horizons. Ce n'est pas aussi bien qu'un commentaire, mais cela me permet de proposer beaucoup plus de pistes d'écoutes. Les playlists, du moins celles achevées, sont classées par date de naissance des compositeurs – il peut y avoir des approximations ou des noms pas encore classés, mais c'est en général l'esprit. L'idée est de fournir des idées d'écoute, des panoramas diachroniques de tel aspect musical.

Toutes les listes d'écoute sont disponibles sur cette page. (Et j'en exporte régulièrement une version tableur, ce qui permet, en cas de changement de politique de la plate-forme, de pouvoir réexploiter ce contenu.)
Même sans les écouter spécifiquement sur Spotify, vous trouverez sans doute là des idées assez faciles à glaner – avec toutes les références et pochettes, plus facile à parcourir qu'une liste en texte brut.



Vous en rencontrerez plusieurs types.

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Les playlists qui accompagnent des notules :
Caïn en musique (complète, en avance sur la série de commentaires) → notule 1, notule 2 ;
musique & I.A.notule ;
opéra comique et grivoiserie → notules La Laitière, Guillaume Tell, Le roi Carotte ;
¶ origines apocryphes de God Save the King, l'enquête → notule ;
Sturm und Drangnotule ;
déchiffrages inédits d'opéras françaisnotule ;
déchiffrages inédits d'opéras allemandsnotule ;
déchiffrages inédits d'opéras slavesnotule ;
déchiffrages inédits d'opéras en langues diverses, sacré, symphonique, mélodiesnotule ;
déchiffrages inédits lieder 2022-2024notule ;
¶ « célébrités et tubes » (je ne retrouve plus la notule !) ;
Don Quichotte de Paisiello au Louvre → notule ;
notule sur les nouveautés septembre-octobre 2023notule ;
notule Beyoncé-Jenůfanotule.

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Les playlists qui accompagnent des podcasts :
panorama de la musique ukrainienne (avec les podcasts insérés) → notules ;
la musique populaire imprimée, matrice invisible des compositeurs établis (avec les podcasts insérés) → notule ;
¶ « l'opéra ? »  (podcast uniquement) → notules ;
¶ « qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? »  (podcast uniquement) → notules.

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Les séries historiques, qui permettent d'embrasser un genre :
histoire générale de l'opéra (90 titres jusqu'à l'orée de LULLY, je me suis ensuite orienté vers des histoires de l'opéra triées par langues pour que ce soit gérable) ;
histoire de l'opéra italien (jusqu'à Mayr, à compléter largement, avec podcast inséré) → notule ;
histoire de l'opéra français (jusqu'à Lalo, à compléter avec la suite) ;
histoire de l'opéra suédois (complète, avec notule afférente) → notule ;
histoire de l'opéra danois (inachevée) ;
histoire du quatuor à cordes (complète, avec micro-podcasts insérés) ;
les sextuors à cordes (complète, avec micro-podcasts insérés) ;
¶ œuvres écrites en collaboration entre plusieurs compositeurs ;
les états de la chanson Prinz Eugen der edle Ritter ;
les peintres mis en musique (la playlist par laquelle j'ai débuté l'exercice, je crois !).

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Répertoire discographique de compositeurs :
Santiago de Murcia, discographie comparée ;
best of Pierre Rode ;
Hüttenbrenner (associée à une notule) ;
répertoire de Samuel Coleridge-Taylor ;
répertoire de Roy Harris ;
¶ tous les chefs-d'œuvre de Philip Glass (achevée et exhaustive) ;
¶ et même une sélection discographique de la meilleure chanteuse du monde (si j'existe, c'est d'être fan).

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Les sélections personnelles (subjectives), pour conseiller le (mon) meilleur d'un répertoire (plus parlant qu'une notule en forme de liste, je pense) :
offertoires de Requiem (complète, avec une première notule pour l'explorer) ;
variations orchestrales ;
symphonistes décadents (embryon) ;
chefs d'orchestre compositeurs (embryon) ;
symphonies pour cordes ;
concertos pour violon (dans le désordre chronologique, mais versions choisies avec soin) ;
concertos pour hautbois ;
concertos pour clarinette (complète) ;
quatuors piano-cordes (début) ;
trios piano-cordes (embryon) ;
favoris pour piano ;
pièces d'orgue chouchoutes (série de notules à venir), suivies de trois sous-listes :
clavecin chouchou ;
favoris pour harpe ;
favoris pour guitare baroque (embryon, pour l'instant je n'y ai mis que du Murcia et du Sanz par Pitzl…) ;
favoris pour basson solo ;
favoris pour cor solo ;
hors classique (mélange de doudous et de découvertes récentes à approfondir) ;
¶ le top réalisé automatiquement par Spotify à partir de mes écoutes les plus fréquentes en 2023 – pas tout à fait exact (la hiérarchie entre les pistes est tout à fait fantaisiste, j'ai bien plus écouté ce Pękiel que ce Beethoven, par exemple), mais assez représentatif de mes doudous.

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Des listes pour accompagner des événements :
→ pour les curieux qui voudraient pré-découvrir les raretés de la saison francilienne 2024-2025 (à peine commencée) ;
→ mise en ligne du catalogue Château de Versailles Spectaclesnotule ;
→ pour répondre à la commande d'une bande son pour accompagner une exposition sur la mémoire de génocides (le cahier des charges étant discret en volume, pudique en émotions, ni trop déprimant, ni trop emphatique).

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Les relevés de nouvelles parutions :
relevé des nouveautés qui me paraissent intéressantes (et ici les archives 2023-1, 2023-2),
→ liste des nouveautés que j'ai écoutées, si jamais vous voulez m'interroger dessus (archives 2023-2),
→ liste des coups de cœur parmi les nouveautés (archives 2023-2).

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Les relevés d'écoutes :
liste (à peu près) complète des disques que j'écoute, sauf incunables disponibles seulement à l'achat / en médiathèque / sur YouTube, évidemment, là aussi comme base pour retrouver mes petits, ou pour échanger avec des lecteurs (archives 2023-1, 2023-2) ;
→ et parmi ceux-là, les coups de cœur, que ce soient des découvertes ou des réécoutes (archives 2023-2) ;
→ et ces disques doudous auxquels je reviens inlassablement depuis des années.

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Et d'autres indépendantes de CSS :
→ comme celle-ci où je recense quelques disques hors classique que je projette d'écouter plus sérieusement ;
→ ou mes listes d'écoutes pour me bercer le soir ou la nuit : 1, 2, 3, 4 (si vous cherchez de très beaux disques avec peu de contrastes dynamiques, c'est par là).



Voilà un certain nombre d'idées d'écoute, de quoi vous occuper quelque temps. J'en discute volontiers avec vous dans les commentaires – j'imagine qu'il y aura grandement matière à compléter ou.

Par ailleurs, si vous cherchez des idées sur un thème précis, vous pouvez demander, je fais l'exercice avec plaisir tant que le temps à ma disposition n'est pas trop limité. (Ce fut le cas pour la liste Peintres, celle sur les Variations orchestrales ou encore Mémoire des génocides, par exemple.)

vendredi 9 août 2024

Panorama discographique de l'opéra suédois



Le projet : proposer une discographie (et une playlist) assez complète de l'offre en opéra suédois au disque – et en distinguer les titres les plus exaltants.


A. L'opéra en Suède

La Suède était encore l'une des grandes puissances européennes au XVIIIe siècle, sans comparaison avec la place qu'elle occupe aujourd'hui – et reste surtout citée pour son rayonnement culturel et son modèle de société. Elle a donc, en bonne logique, produit ses propres opéras, et la particularité est que, même au XVIIIe siècle, des opéras en langue locale ont été produits.

La première troupe de l'Opéra Royal de Suède n'advient qu'en 1773 – sous le règne du fameux Gustav III dont l'assassinat est raconté par Somma & Verdi dans la version originale d'Un Ballo in maschera. J'imagine que des opéras italiens ou allemands ont dû être ponctuellement exécutés auparavant, mais l'objet de cette notule n'est pas historique – simplement une recension et rapide présentation de ce qu'on peut trouver au disque, et qui contient mainte pépite malgré l'offre très limitée chez un nombre de labels restreint.

L'époque romantique et le tournant du XXe siècle (davantage postromantique que décadent à l'allemande, avec des représentants comme Peterson-Berger ou Stenhammar) sont prodigues en très belles œuvres au lyrisme généreux. La production reste importante aujourd'hui, mais pour des raisons d'exportation des œuvres, beaucoup d'entre elles sont directement écrites en anglais par les compositeurs.

Il faut bien sûr débuter par Johan Helmich Roman (1694-1758), désigné comme « le père de la musique suédoise », chargé des fêtes royales dans la première moitié du XVIIIe siècle ; après des voyages dans toute l'Europe, il écrit des messes et des divertissements qui portent la marque de ses études. Si ses cantates sacrées sont en suédois, ses cantates profanes sont en allemand ou en italien – mais peut-être certaines ont-elles été traduites ultérieurement, vu que l'enregistrement est dû à Hungaroton, par des chanteurs hongrois qui étaient sans doute plus familiers de l'allemand. Je vous les ai glissées en tête de Playlist pour information.


B. Une liste

Il est temps de commencer le tour des opéras suédois que l'on peut trouver au disque ! J'ai écarté les opéras d'autres langues qui étaient exécutés en langue locale au milieu du XXe siècle – le label Bluebell en fait entendre beaucoup d'extraits dans les fabuleux récitals des vedettes de la scène stockholmoise, je vous recommande très volontiers leurs Mozart et Verdi en suédois, par des voix hors du commun !

Comme j'entends bien outrepasser la durée de vie de Spotify, et que les règles d'accès peuvent varier du jour au lendemain, voici sous forme de tableau la liste des disques (et pistes) que j'ai pu accumuler pour cette présentation.


C. Opéras de style classique et premier romantisme

Marqué à la fois par la forme de l'opera seria (récitatifs secs alternant avec les airs) et la langue post-gluckiste, Joseph Martin Kraus (né en 1756) fait entendre dans Proserpina la transition vers des affects et des couleurs plus romantiques. Témoignage (par un des très grands compositeurs de son temps) de ce que produit un opéra de style européen acclimaté à la Cour de Suède.

Franz Berwald (né en 1796) est considéré comme un des compositeurs suédois pionniers, notamment dans le domaine de la symphonie ; à l'opéra, l'œuvre est d'un romantisme très consonant, aux accents assez modérés (on est dans la génération Donizetti), et l'interprétation proposée ici manque de saillances pour outrepasser le patron assez traditionnel.
Au disque : une intégrale d'Estrella de Soria et un air isolé de Drottningen av Golconda, plus marquant, par Elisabeth Söderström.

Le style d'Eduard Brendler (1800-1831) se rapproche bien plus de Verdi (avant l'heure !) – sans doute grâce à l'influence allemande, mais ses carrures sont plus italiennes que weberiennes –, avec un sens de l'expression droite, de l'exaltation de la mélodie vocale mais aussi du drame. Le langage musical n'est pas encore très riche, mais le résultat, dans Ryno, possède un bel élan général.

Adolf Fredrik Lindblad (né en 1801) a beau être un compositeur emblématique du pays – en particulier pour ses chœurs et mélodies, aucun de ses opéras ne semble couramment disponible au disque ; il y en a sans nul doute eu, mais je n'ai jamais pu en croiser, et je n'en trouve pas présentement en flux. J'ai seulement trouvé un extrait de Frondörerna dans un récital de la soprano Gunilla af Malmborg, mais une erreur a dû se glisser dans le pressage du CD ou lors de la transmission de la version numérisée : sur toutes les plates-formes, c'est une œuvre pour piano seul qu'on peut entendre.
D'une manière général, le style de Lindblad se caractérise par une expression très douce et consonante, je ne suis pas sûr qu'il soit le plus apte à soulever les passions dans un opéra… mais je ne connais pas ses œuvres dramatiques !


D. Le grand romantisme suédois

Le style romantique s'épanouit à partir du milieu du siècle, et s'étend assez loin au vingtième siècle, sans que les compositeurs les plus en vue (je ne connais pas assez l'ensemble du corpus pour me prononcer au delà) s'empruntent un chemin qui s'apparenterait aux décadents allemands ou aux impressionnistes français.

Blenda de Per August Ölander (né en 1824) constitue l'une des grandes réussites de cette période : œuvre ardente dramatiquement, où l'on sent les parentés avec les autres drames romantiques européens (Nicolai, Marschner, Verdi, Macfarren…), et une langue musicale soignée qui échappe aux seuls attendus du singspiel et du belcanto. Belle version bien animée au demeurant, chez Sterling (Radio Suédoise, Bartosch), avec de chouettes sonorisations des combats d'épée.

Comme je parle exclusivement d'opéras en langue suédoise, je laisse de côté l'excellent opéra italien de Jacopo Foroni (né en 1825) Cristina, Regina di Svezia. [Je renvoie donc simplement les curieux vers la notule qui en parle, pour la série Une décennie, un disque.]
En revanche, sur Advokaten Pathelin, je lis des sources contradictoires sur sa composition originelle en italien ou, plus logique, en suédois – conçu pour la Suède, et l'adaptation théâtrale de la Farce de Maître Pathelin avait été représentée en suédois dès 1818. On ne dispose à ma connaissance que d'un duo-valse vocalisant chanté par la soprano Rut Jacobson.

Je suis moins enthousiaste sur Bergtagna d'Ivar Hallström (né en 1826). Les notices le présente comme le « Verdi suédois », mais je suis frappé au contraire, dans cette histoire des noces du Roi de la Montagne, venu chercher une belle et jeune mortelle déjà fiancée, par la décorrélation entre texte et musique. Le livret n'est pas mauvais, des mystères, des ruptures, énormément de scènes remplies d'êtres merveilleux… et cependant la musique, belle, paraît imperturbable, ne change pas de caractère selon les personnages qui s'expriment, n'accélère pas quand les situation se tendent, etc. De la belle musique un peu extérieure, pour moi.
Par ailleurs, l'interprétation disponible au disque n'est pas tout à fait enthousiasmante : voix un peu limitées, voire vraiment fatiguées (Hillevi Martinpelto, dans son rôle de jeune première, y ressemble à une mezzo en fin de carrière). Il est possible aussi que dans une œuvre peu courue, le Symphonique d'Umeå ne soit pas de même niveau que ses collègues de la capitale.

Pour Hertig Magnus och Sjöjungfrun du même Hallström, seul un air, à nouveau par Rut Jacobson, peu s'écouter – mélancolique et touchant, il donne envie de connaître le reste ! (Et laisse à penser que, mieux servis que dans l'intégrale Sterling qui a l'immense mérite d'exister, Bergtagna et les autres opéras de Hallström mériteraient sans doute leur chance !)

Faute d'une intégrale pour ce compositeur d'opéra important, je vous ai proposé un oratorio de Noël d'Andreas Hallén (né en 1846), mais je ne connais pas son langage dramatique par ailleurs… Simplement pour essayer de proposer un paysage le moins lacunaire que je puis.


E. Le postromantisme suédois

Bien que nous arrivions du côté des générations qui ont bien connu le vingtième siècle (nés à partir des années 1860), le style demeure pour la plupart très romantique, simplement augmenté d'harmonies un peu plus recherchés et d'une construction orchestrale plus souple, suite à l'influence de Wagner.

Je commence par Jean Sibelius (né en 1865), le seul de cette génération, précisément, à échapper à cette dimension (il faut dire qu'il n'est pas Suédois, mais suédophone de Finlande) : son opéra Jungfrun i tornet (La Jeune Fille dans la Tour) est réellement traité comme un immense duo atmosphérique de Tristan, dont les rares parties dramatiques évoquent plutôt les tournures du Vaisseau fantôme. Une atmosphère très symboliste, quelque part entre la simplicité folklorisante (du type Peer Gynt de Grieg) et la transparence mystérieuse qui évoque plutôt Rodrigue et Chimène de Debussy.

Il en existe deux versions (seulement !) : celle de Neeme Järvi est particulièrement bien chantée, par des voix fermes et colorées (dont Hynninen !), tandis que celle du fiston Paavo Järvi, plus internationale de ton et plus ternement captée, profite tout de même d'un soin de coloriste tout particulier du côté du chef – mais pour un opéra où la partie vocale demeure prépondérante, je vous recommande clairement la première.

La seule intégrale dont on dispose couramment pour Wilhelm Peterson-Berger (né en 1867) est celle d'Arnljot, d'un postromantisme à tendance épique, dans une glorieuse équipe de wagnériens fameux d'alors (Barbro Ericson, encore connue pour sa Kundry avec Knappertsbusch à Bayreuth ; Sigurd Björling, Wotan avec Karajan à Bayreuth) et dirigés par un des excellents chefs suédois de sa génération, Sixten Ehrling.

Je trouve toutefois – contre toute attente, n'aimant pas du tout l'intégrale Sibelius très crémeuse et un peu indolente d'Okko Kamu – les extraits parus chez Sterling beaucoup plus vivants, mettant davantage en valeur les beautés mélodiques de cette musique assez lyrique. Peterson-Berger, assez paisible dans le domaine orchestral ou choral, révèle à l'opéra des talents dramatiques insoupçonnés, avec une qualité musicale jamais prise en défaut.

Mais ma préférence va à Domedagsprofeterna (Les Prophètes d'Apocalypse), plus original et intense. Hélas seulement disponible pour une heure vingt d'extraits.

L'autre grand représentant norvégien postromantique de l'époque, Wilhelm Stenhammar (né en 1871), est aussi compositeur d'opéra ; lui qui aime à l'orchestre les consonances et les atmosphères souriantes, voilà qu'il réagit très efficacement aux impératifs du contraste dramatique pour ce Gillet på Solhaug (La Fête à Solhaug) d'après le drame d'Ibsen ! J'y retrouve des traces de Wagner (les trombones en octaves descendants comme pour les Pactes de l'Or du Rhin, des ponctuations qui évoquent les Maîtres Chanteurs…), dans un style qui demeure très romantique, quoique tout à fait continu, avec des frontières entre scènes d'action et airs profondément brouillées.

J'ai encore plus aimé l'exaltant Tirfing, dont les élans épiques emportent immédiatement l'adhésion. Là aussi, disponible seulement en extraits, mais les choix sont judicieux : les finals d'acte, là où se concentrent en général les ensembles, l'action et le meilleur de la musique.

Pour Florez och Blanzeflor, seul un air enregistré par le grand baryton wagnérien Joel Berglund (il existe en particulier un impressionnant Hollandais intégral) nous subsiste – prometteur mais court.

Devant le peu d'œuvres disponibles, je me permets ce détour par Hugo Alfvén (né en 1872), probablement le Suédois le plus singulier après Sibelius (et Allan Pettersson, mais c'est plus tard et je n'aime pas beaucoup l'univers de Pettersson).

À défaut d'opéra, il a écrit quantité de cantates de commande pour toutes sortes d'occasions, qui permettent, à défaut d'action dramatique, de profiter de son écriture vocale de grand format : Cantate de l'Apocalypse, pour la fête de la Réforme à Uppsala en 1917, pour les 500 ans du Parlement suédois, pour les 450 ans de l'Université d'Uppsala, pour le vernissage de l'exposition baltique à Malmö, pour le rassemblement de la Croix-Rouge suédoise en 1930, pour l'anniversaire du demi-siècle de l'Union postale mondiale… !

Malgré les sujets d'apparence peu inspirante, comme l'éloge du Parlement, l'écriture en est en réalité particulièrement élancée et généreuse, musicalement dense. On les écoute et réécoute avec beaucoup de plaisir, davantage que bien des opéras !


F. Écoles du XXe siècle et au delà

Parmi les énormes manques. Naxos avait distribué (de quel label ?) une version DVD que je n'ai jamais revu émerger de Kronbruden (La Couronne nuptiale) de Ture Rangström (né en 1884), d'après Strindberg. Seul un long extrait, marquant par ailleurs – totalement tonal, mais d'une certaine distance émotionnelle, faisant la part belle aux solos de clarinette basse, de hautbois, de cors, avec une écriture vocale qui ne cherche plus prioritairement l'élan lyrique –, se trouve dans ce récital de Joel Berglund publié par l'excellent label spécialiste Bluebell.

Dernier opéra, le plus récent que j'aie, Svart är vitt – sa Kejsaren (Le noir c'est blanc – dit l'Empereur) de Laci Boldemann (né en 1921), un opéra dont l'écriture demeure relativement traditionnelle (et complètement tonale), mais dont le coloris est davantage néoclassique (néoclassique bariolé, on sent davantage la parenté avec Petrouchka et Riisager qu'avec The Rake's Progress). L'aspect parfois dégingandé de sa musique et son sujet de conte terrible (un enfant se retrouve encagé par un Empereur capricieux et ombrageux) ne sont pas sans rapport avec Prokofiev – mais un Prokofiev sans ombres, l'œuvre hésite entre le ton de l'œuvre pour enfant ou de l'opérette, et le véritable opéra ambitieux. On peut penser à Juliette ou la Clef des Songes de Martinů, également, même si la densité musicale de l'œuvre de Boldemann n'est pas du tout équivalente aux modèles cités.


G. Les manques

Considérant l'étroitesse du corpus enregistré, ils sont considérables. Parmi les opéras fondateurs, bien sûr l'opéra à sujet national Gustaf Wasa de Johann Gottlieb Naumann (né en 1741), une commande de Gustave III et un standard des maisons suédoises jusqu'à la fin du XIXe siècle.

Au début du XXe siècle, je citais l'absence de Ture Rangström, figure assez importante de la composition suédoise du temps, mais c'est surtout la seconde moitié du XXe et le début du XXIe qui sont très mal documentés, alors que Dacapo, par exemple, a publié énormément d'opéras danois récents en plus de ceux du patrimoine ! Un manque dans la politique de labels nationaux suédois.

J'aurais aimé, par exemple, disposer du Dracula de Victoria Borisova-Ollas (née en 1969), avec son orchestre mahlérien à oiseaux et cloches, son souffle lyrique au parfum nordique, ses chants aux mélodies conjointes pénétrantes ; j'en ai le souvenir d'une petite merveille, qui puise à bien des influences, et s'organise comme une douce cantate, au service des douceurs de la langue suédoise.

Ou bien Ocean of Time de Lars Ekström, dont j'avais adoré les entrelacs contrapuntiques assez tonals, le lyrisme presque strausso-zemlinskien, mêlé à de l'humour plus ligetisant. J'en avais mis un petit extrait sur la chaîne YouTube de Carnets sur sol, rien n'a jamais paru officiellement et je ne crois pas que ça ait été repris depuis la création en 2003.


H. Qu'écouter en priorité ?

Comme je prévois que vous n'aurez pas nécessairement ma patience pour écouter tout cela, quelques conseils.

Proserpina mérite assurément le détour pour la qualité et la force de l'écriture de Kraus, mais plutôt pour les amateurs de seria tardif ou au minimum d'opéras de l'ère classique et préromantique. De même, le Sibelius est très intéressant, mais j'imagine que beaucoup d'admirateurs du compositeur auront essayé sans mon conseil.

Les chefs-d'œuvre que je recommande sans hésiter sont donc plutôt Blenda de Ölander pour son panache (plutôt destiné aux amateurs de Marschner et Verdi), et puis les extraits de Domedagsprofeterna de Peterson-Berger et Tirfing de Stenhammar pour leurs qualités musicales et dramatiques.

Les principaux labels qui documentent cela sont Musica Sveciæ et surtout Sterling (rien vu en opéra suédois chez Swedish Society Discofil, pour l'instant). Pour information, tous les disques Sterling disposent d'un livret trilingue (suédois, allemand, anglais) ; il est diffusé sur les plateformes qui en prennent la peine, comme Qobuz par exemple. C'est aussi le cas, de mémoire, pour Musica Sveciæ – au moins le texte suédois des chants, je ne suis plus sûr des traductions.

Je serai bien sûr ravi de vous aiguiller ou d'essayer les titres que vous me proposerez !

Prochaine étape pour ce format, la playlist (plus fournie) d'opéras danois. Belles découvertes à vous !


mardi 5 mars 2024

Château de Versailles Spectacles – en flux


J'attendais ce moment depuis quelques années déjà… Voilà une poignée de jours que la soixantaine de disques de Château de Versailles Spectacles est intégralement disponible en flux sur toutes les plates-formes ! Des régals en perspective, dont pas mal d'inédits – les cantates de Dornel, des pièces pour orgue de Piroye, des motets de Fiocco, la seule version décente de Richard Cœur de Lion (et quelle version !), Psyché II de LULLY par Rousset, des opéras de Desmarest, Campra et Destouches qui n'existent pas ailleurs, plein de disques avec Eugénie Lefebvre…

Je me suis sélectionné ceux que je voulais écouter ou réécouter à travers une petite playlist que vous trouverez sur mon profil Spotify. Si jamais cela vous est également utile.



vendredi 23 février 2024

cycle Christoph Spering


Ces derniers jours, cycle de Christoph Spering : j'écoute tout ce qu'il a enregistré (sauf ses nombreux Bach, point trop n'en faut). En réalité, je crois que je connaissais déjà à peu près tout. Et c'est toujours admirablement pensé et conduit.

Mention toute particulière à sa Missa Solemnis de Beethoven (hélas seulement Kyrie, Credo et Agnus Dei), furieuse, aux couleurs généreuses, aux articulations très détachées des spécialistes de l'instrument d'époque, mais avec une qualité de poussée continue et de lisibilité des plans que tous les tradis non plus, loin s'en faut, n'ont pas. Exceptionnel.

Il faut bien sûr écouter son Requiem de Cherubini, la plus réussie des versions sur instruments d'époque à mon sens, version déjà sélectionnée pour « une décennie, un disque ».

Le principal disque que j'ai découvert, et adoré, c'est son ardente Athalie de Mendelssohn, qui hisse l'œuvre à des sommets que je n'y soupçonnais pas.

Il faut dire qu'à chaque fois, il s'adjoint les meilleurs chœurs et de remarquables solistes (Ann Hallenberg en particulier, pour Athalie !).

samedi 27 janvier 2024

Les Offertoires de Requiem


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0. L'Offertoire

Les Messes des morts – genre qui tire son nom courant de ses premiers mots (Requiem æternam dona eis Domine – « Repos éternel donne-leur, Seigneur ») – mises en musique ne suivent pas toutes le même patron. Certaines ne contiennent pas la fameuse et dramatique « Séquence », qui débute par le Dies iræ, et qui évoque de façon proprement apocalyptique la situation du fidèle / du pécheur au moment du Jugement Dernier – son texte, qui a dû naître au XIe siècle, se fixe au XIIIe siècle.

Si l'Introït, l'Offertoire, le Sanctus et l'Agnus Dei sont incontournables, en revanche le Kyrie, le Graduel (variation sur l'Introït), la Séquence, le motet pour l'Élévation Pie Jesu, la première Absoute (« Libera me, Domine, de morte æterna »), la seconde Absoute (« In Paradisum ») sont diversement présents selon l'époque, le type de liturgie, les choix musicaux des compositeurs. Le Trait (« Absolve, Domine »), la Communion, le répons « Subvenite » sont en revanche, autant qu'il m'en souvienne, très peu souvent présents. Quant au Gloria, au Credo, à l'Alleluia, ils sont traditionnellement absents des Messes des morts.

L'Offertoire bénéficie ainsi de l'avantage certain de demeurer toujours présent dans les Requiem musicaux – dans une variante propre à la Messe des morts. Par ailleurs, c'est un texte qui offre beaucoup de contraste : « délivrez les âmes des peines de l'Enfer […] et de la gueule du lion » pour la représentation graphique ou dramatique de l'au-delà, « la sainte lumière que jadis vous promîtes à Abraham et à sa descendance », multitude qui offre occasion (comme dans le Magnificat) de furieuses fugues pour évoquer l'infinité de la postérité d'Abram, dans la troisième strophe les oblats proprement dits la section Hostias (« Ces présents et ces prières de louange […] reçois-les pour ces âmes ») et pour finir une reprise du texte de l'Introitus (« Requiem æternam etc. »).

C'est l'occasion d'aborder l'immense corpus des requiems par le prisme plus dense d'un seul mouvement commun à tous – c'est aussi, souvent, l'un des plus beaux moments d'invention musicale après la Séquence (qui n'est pas toujours présente). Le Sanctus et l'Agnus Dei sont souvent bien plus convenus, même dans les requiems les plus étonnants.

Suivez-moi.


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Cette playlist contient toutes les pièces mentionnées, dans les meilleures versions que j'aie pu entendre. Vous en trouverez quantité d'autres, attachées ou non à des notules, sur mon profil.



1. Renaissance

Antoine de Févin, « Requiem d'Anne de Bretagne ».
Versions recommandées : Organum pour l'articulation, Doulce Mémoire pour les belles couleurs fumées.

Cristóbal de Morales.
Version recommandée : Musical Ficta.

Orlande de Lassus, Requiem pro omnibus fidelibus defunctis.
Version : Cappella Foccara.

Orlande de Lassus, Missa pro defunctis.
Version recommandée : The Hilliard Ensemble.

Orlande de Lassus, Requiem a 5.
Version : Pro Cantione Antiqua.

Tomás Luis de Victoria, Missa pro defunctis a 6.
Version recommandée : The Sixteen.

Pour ces œuvres, qui s'étendent du début du XVIe siècle au tout début du XVIIe siècle, le style musical, contrapuntique dans toutes les parties de la messe – chaque section de chanteurs exécute une ligne indépendante, à des rythmes différents –, n'est pas prévu pour le contraste. Ni à l'intérieur du Requiem, ni à l'intérieur de l'Offertoire lui-même, ni même avec les œuvres des collègues : l'idée est d'écrire de la musique sublime sur les paroles sacrées, pas prioritairement de souligner le sens de ces paroles. C'est d'ailleurs la source d'une querelle qui donna naissance à l'opéra – car il en allait de même dans la musique profane, avec des chœurs polyphoniques pour chanter les textes –, écrire le texte sous forme de monodie (une seule ligne mélodique à la fois), afin de pouvoir d'une part le comprendre, d'autre part en souligner l'expression par l'écriture musicale et par les inflexions des interprètes.

Ce sont pour autant des chefs-d'œuvre que je vous ai sélectionnés, dont quelques tubes (le Morales et le Victoria font vraiment partie des standards de la musique Renaissance). Je suis particulièrement frappé, à la comparaison, par l'attitude de Lassus, qui écrit, dans les deux derniers offertoires que je propose, une entrée progressive des voix supérieures, avec un effet d'illumination particulièrement saisissant. La prière de délivrance prévaut ostensiblement sur la descriptions des peines des damnés – mais il ne faut pas nécessairement y voir, comme je le suggérais précédemment, un projet figuraliste, plutôt une recherche de la beauté pure pour servir un texte sacré.



2. Baroque

Le choix est évidemment immense, aussi je n'ai retenu que mes chouchous.

Jean Gilles.
Versions recommandées : Herreweghe I (celle avec Mellon & Crook), Sow.

André Campra.
Version recommandée : Haïm.

Jan Dismas Zelenka, Requiem pour l'Électeur Friedrich August Ier ZWV 46.
Version recommandée : Luks.

Jan Dismas Zelenka, Requiem en ré mineur ZWV 48.
Version recommandée : Válek.

La proposition de Gilles contient l'un de mes moments favoris de toute la musique universelle : lorsque la basse-taille achève son récit très vertical « des peines de l'Enfer » – ce syntagme est répété plusieurs fois isolé de toute la syntaxe de la prière qui précède, si bien que l'on insiste très vivement sur la perspective de damnation –, les autres solistes entrent en canon (taille, haute-contre, soprano, puis basse) pour répéter l'invocation de « Domine, Jesu Christe » et la supplique du « libera animas ».

Le Campra, lui, est un bijou à la structure particulièrement sophistiquée, débutant par une trépidation dramatique, une plainte de trio d'hommes entrant en canon, très prégnante mélodiquement (et accompagnée de flûtes), exaltant les appuis du texte et son sens – « libera animas » constitue une véritable apostrophe à la Divinité. Les épisodes se succèdent avec beaucoup de variété : chœur soutenu par une basse en volutes, récit de taille avec réponses de ritournelles orchestrales, etc.

Les deux offertoires de Zelenka que je propose sont assez différents : le Requiem en ré mineur est plutôt à dominante chorale, avec assez peu de contrepoint, jouant plutôt de la masse symbolisant les fidèles, avec quelques solos secondaires (mais l'on a tout de même un beau fugato pour « Quam olim Abrahæ », tandis que le Requiem pour l'Électeur se présente davantage sous des atours théâtraux, avec cette note de basse répétée et ce soliste (basse) très enflammé, comme une scène d'opera seria.



3. Classicisme

François-Joseph Gossec, Grande Messe des morts.
Version recommandée : Devos (un peu ancienne, mais chaleureuse, vivante, très correctement articulée, et solistes tellement incroyables…)

Michael Haydn, Missa pro defuncto Archiepiscopo Sigismundo.
Version recommandée (pas parfaite) : Zacharias.

Johannes Chrysostomus Wolfgangus Theophilus Mozart.
Version recommandée : Currentzis (particulièrement articulée !).
Version de complément : Quatuor Debussy.

Le texte de Gossec n'est pas celui du traditionnel Offertoire de Requiem, et se trouve écrit sous forme d'un grand récitatif pour soliste acculé comme un personnage de tragédie, et aux éclats. C'est magnifique, et absolument pas mystique ni recueilli.

Le Requiem de Michael Haydn (le petit frère de Joseph) est bien connu pour l'inspiration manifeste qu'en a tiré Mozart – les parentés de l'Introitus sont véritablement frappantes, on peut quasiment parler d'emprunt ! –, et la comparaison se poursuit dans d'autres numéros, dont l'Offertoire. La traditionnelle fugue « quam olim Abrahae promisisti » (déjà généralisée dès le XVIIe siècle pour le verset parent dans le Magnificat « Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini ejus ») est traitée de façon similaire – comparez notamment l'entrée martelée des basses !  Moins souvent entendue, j'aime beaucoup l'entrée du ténor dès le début de l'Offertoire qui, par sa solitude et ses accents, souligne véritable la dimension de prière, de supplique.

Enfin Mozart, inachevé, où il existe quelques trillons de versions. Je m'étais arrêté à Currentzis comme la plus vivante dans les premiers numéros, mais à la réécoute, je trouve le latin du chœur très lisse et peu articulé, je crois que ça ne répond plus à mon goût d'aujourd'hui et il faudrait me remettre en quête. Parmi les autres que j'ai beaucoup aimées, des versions informées comme Mackerras (celle avec Gritton), Herreweghe, Harnoncourt (celle avec Yakar), Christie, Malgoire I (celle de BMG, pas celle du Brésil), Christophers… d'autres au milieu du gué comme Hickox, et certaines vraiment à l'ancienne comme Böhm (celle avec Siepi, surtout pas celle de DGG), Colin Davis (Symphonique de la BBC en 1967 ou Radio Bavaroise), Bernstein, etc.
J'attire donc surtout votre attention sur la version pour quatuor de Peter Lichtenthal : partition de 1802, qui transcrit tout le Requiem sans solistes vocaux. Le Quatuor Debussy l'a retouchée et enregistrée, il s'agit sans doute de ma version chouchoute absolue de cette œuvre, qui met la musique – et, paradoxalement, le drame – à nu. Coïncidence plaisante, alors que le disque est déjà ancien (2009), le programme est redonné en avril dans une version aux bougies mise en espace par Louise Moaty, à… Herblay !  Vous m'y verrez – à la lueur vacillante de la lumière d'époque.

Afin de vous laisser le temps de découvrir paisiblement tout cela, je vous laisse quelque temps avec ces premières présentations et reviendrai plus tard pour les romantiques et le XXe siècle. La playlist est, elle, complète, vous pouvez toujours la parcourir.



4. De ma vie

Avant de nous quitter, une anecdote que je trouve plaisante.

Depuis l'enfance, lorsque j'écoute la fugue de l'Offertoire, j'entends non pas « quam olim Abrahae promisisti » (« ainsi que tu promis jadis à Abraham ») mais « amor e barbare promettesti » (« tu promis de l'amour et des femmes barbares »). Changement de programme assez radical.

Pour autant, cela correspond vraiment bien à l'ardeur de certaines mises en musique (Michael Haydn, Mozart, Suppé notamment…) et l'illusion continue de me surprendre, je dois rectifier à chaque fois.

En somme, les choristes : articulez, c'est important.
[C'est un peu la même histoire que les dichotomies célèbres à l'écrit : « Ils m'ont tout pris. / Ils m'ont tous pris. » ou « Allons manger, les enfants. / Allons manger les enfants. »  Le détail a son importance pour ne pas briser l'adhésion sans arrière-pensée au moment.]

dimanche 26 novembre 2023

Franz SCHMIDT – Nouvelle intégrale (décisive) des symphonies – BBC Wales, Jonathan Berman


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    Coup de cœur considérable pour la nouvelle intégrale des symphonies de Franz Schmidt chez Accentus Music !  On disposait pourtant de la belle version chaleureuse de Vasily Sinaisky avec Malmø, très ronde mais lisible, et de celle, plus articulée et spectaculaire, de Paavo Järvi avec la Radio de Francfort. Pourtant la BBC du Pays de Galles avec Johathan Berman offre des satisfactions inattendues, en particulier dans la Deuxième Symphonie (les quatre sont des œuvres extraordinaires, mais celle-ci est vraiment la plus proche de mon cœur), où la clarté des bois fait merveille, et où la conduite de la tension est d'une telle évidence qu'on a l'impression, pendant toute la symphonie, de se trouver à l'acmé d'un poème symphonique de Richard Strauss, par la pléthore des voix, la générosité de l'invention harmonique et le savoir-faire d'une tension cinétique qui ne s'abaisse jamais.
    Je la tenais déjà pour une des plus belles symphonies du répertoire, mais jouée ainsi, elle irradie de lumière et révèle toute ses beautés ; toutes les parties dont je ne percevais pas précisément la fonction – dans le contrepoint comme dans le déroulé du discours – paraissent désormais d'une évidence indispensable.

La Deuxième Symphonie est vraiment une œuvre de lumière, assez primesautière et souriante, malgré ses aspects momentanément épiques – ce qui est plutôt rare dans ce genre de langage « décadent ».
J'aime beaucoup aussi la version Leinsdorf avec Vienne – pour Schmidt viril et rayonnant, non sans délicatesses (ce début tendre !). Bychkov avec Vienne est très bien également, mais m'a paru pendant mes multiples réécoutes plus traditionnel, moins intimement lié à la substance de cette musique – qui a décidément fait sa place au sein du répertoire pourtant assez standardisé du Philharmonique de Vienne !

La Première Symphonie représente une sorte de synthèse ultime du postromantisme, particulièrement généreuse quoique un peu moins personnelle. Elle paraît moins urgente que chez Järvi (et même, je crois, Sinaisky), qui a davantage d'angles et de démesure ; mais à la troisième réécoute, je suis à nouveau sensible à la place faite aux vents, et il n'est pas impossible qu'elle deviennent vite un incontournable personnel dans cette version.

En revanche la Troisième, autre symphonie aux affects assez positifs, mais moins expansive mélodiquement et moins colorée, est remarquablement aboutie chez Berman-Wales, peut-être même la meilleure version disponible à mon gré.

Pour la Quatrième, la concurrence est féroce, beaucoup de très belles versions, y compris hors intégrale (Mehta très coloré avec Vienne, K. Petrenko très cursif et élancé comme toujours…), mais j'aime énormément l'évidence avec laquelle Berman se meut dans ce massif assez touffu, et aussi la lumière qu'on sent poindre dans une œuvre totalement immergée dans le désespoir (plutôt un désespoir doux qu'un désespoir violent, certes). Probablement la version que j'ai le plus aimée, mais il y a quantité d'autres approches possibles et d'égale valeur (notamment la perfection très nette de P. Järvi avec Francfort).



(Je précise qu'il existe aussi une intégrale Neeme Järvi avec Chicago & Detroit, mais je la trouve, comme la plupart de ses intégrales, un peu ronde, neutre et pas très urgente, même si elle s'écoute très bien.)

Il s'agit de l'unique disque de Jonathan Berman que j'ai pu trouver, et ce qu'il tire de ces partitions (vraiment le meilleur de ce qui est écrit) et de cet orchestre de radio provincial – dont le niveau a certes beaucoup monté ces dernières années, mais dont il fait réellement, le temps de cet enregistrement, le meilleur orchestre du monde – me donne très envie de l'entendre partout ailleurs.

[Quel dommage que les orchestres les plus en vue s'arrachent la poignée de (très bons chefs) qui ne sont pas du tout les meilleurs, et que quelques très grands, capables de transfigurer des phalanges quels que soient leurs moyens, restent dans des postes intermédiaires, voire dans la précarité. Que Günter Neuhold n'ait pas été accaparé par les plus grandes maisons d'opéra, que Gerorge Cleve n'ait jamais eu un poste permanent prestigieux, que Max Pommer soit resté sagement Kapellmeister de son petit pré carré, que William Le Sage ne soit pas invité par les meilleurs orchestres… voilà tant d'énigmes, lorsque des chefs certes talentueux mais beaucoup moins singuliers et/ou charismatiques (ils sont suffisamment couverts de lauriers pour que je puisse me permettre de suggérer Nelsons, Alsop, Muti, Welser-Möst… je les aime bien, mais à mon sens ils ne jouent pas dans la même cour…) accaparent les meilleurs postes.]

En tout cas des symphonies et une version à découvrir absolument

Pour ceux qui hésitent sur les versions à écouter, petit résumé mes conseils en matière de symphonies individuellement – mais ça ne vaut que très subjectivement, raison pour laquelle j'ai tâché de préciser les qualités de chacune supra :

SYMPHONIE N°1
1. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
2. Vasily Sinaisky & Malmö
3. Jonathan Berman & BBC Wales
4. Neeme Järvi & Detroit

SYMPHONIE N°2
1. Jonathan Berman & BBC Wales
2. Vasily Sinaisky & Malmö
3. Erich Leinsdorf & Ph. Vienne
4. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
5. Semyon Bychkov & Ph. Vienne
6. Neeme Järvi & Chicago

SYMPHONIE N°3
1. Jonathan Berman & BBC Wales
2. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
3. Vasily Sinaisky & Malmö
4. Neeme Järvi & Chicago

SYMPHONIE N°4
1. Jonathan Berman & BBC Wales
2. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
3. Vasily Sinaisky & Malmö
4. Kirill Petrenko & Ph. Berlin
5. Zubin Mehta & Ph. Vienne
6. Neeme Järvi & Detroit


samedi 23 septembre 2023

(nouveauté) Schubert – Die schöne Müllerin – Hasselhorn, Bushakevitz



Lorsque j'ai découvert (et adoré) Hasselhorn dans le lied, pendant qu'il étudiait à Paris (au CNSM), je me suis demandé s'il pourrait faire carrière. Diseur remarquable, plutôt émise larynx haut, et donc un peu bloquée au niveau du passage, qui ressemblait à une voix de ténor non sortie, mais qui permettait une clarté d'élocution et des irisations superbes dans l'aigu. En revanche, la mécanique était fragile : il n'était pas capable de chanter fort, et selon les langues (l'anglais) le timbre se ternissait totalement. Mais dans le lied (et dans une moindre mesure la mélodie française), c'était assurément l'une des propositions les plus séduisantes de la scène mondiale du liederabend.

La tendance s'est confirmée au Concours Reine Élisabeth – que j'ai été très surpris de lui voir remporter, dans une compétition plutôt orientée « opéra » en général –, grande personnalité, énormes aptitudes poétiques, mais dès qu'il y a un orchestre, même dans un répertoire d'oratorio (air d'Elias de Mendelssohn), la voix est limitée en amplitude et en couleurs. J'ai donc accueilli avec beaucoup de bonheur ses disques, consacrés au lied et captés de près. Son album consacré à l'Intermezzo de Heine m'avait passionné, juxtaposant Die Dichterliebe de Schumann à d'autres mises en musiques. Le Schumann de 2019, était tout à fait bouleversant, juxtaposant des ballades peu courues (et exécutées avec une grande inspiration), un très beau cycle Kerner et triomphant même dans les architubes Belsatzar et Die Löwenbraut – c'est même, pour ce dernier, probablement la plus saisissante version que j'aie entendue, tout en frémissements (alors que la musique ne s'en anime que très progressivement). Et son plus récent récital, des tubes isolés de Schubert (2022), faisait entendre sa double nature, l'inspiration comme les petites fragilités techniques, toujours avec cette qualité de lumière dans le timbre qui n'appartient qu'à lui. On pouvait percevoir une petite inflexion dans l'émission (des résonances nasales plus charpentées et efficaces), mais seulement pour renforcer l'aigu.

J'étais donc tout à fait rassuré, la Carrière ne l'avait pas brisé et il s'était bel et bien consacré au lied comme l'exigeait son talent.
Et puis arrive 2023.

Le premier signal d'alarme vient d'une participation pour quatre pistes du disque An Invitation at the Schumanns', en août dernier, où je trouve non seulement la proposition peu radieuse, mais la voix changée. Et enfin cette Meunière très attendue, qui aurait dû être idéale pour lui.

Bien sûr, l'artiste reste présent, et certaines pièces manifestent toujours la hauteur de son inspiration : Pause, Eifersucht und Stolz (particulièrement animé et charismatique), Die böse Farbe (un lied véhément où on l'attendait moins a priori), et la berceuse finale Des Baches Wiegenlied (finement pesée), font valoir un naturel d'élocution et poids des mots hors du commun. En revanche, plus globalement, il semble avoir retravaillé en profondeur sa technique, avec un résultat débattable : son médium et son grave ont été renforcés, avec un aspect plus baryton et plus « construit », ce qui le rend sans doute polyvalent… mais a éteint la lumière de l'aigu et le naturel de l'émission, qui rendaient son expression si poétique et si directe. Comme je ne suis toujours pas complètement convaincu de sa nature de baryton, je ne suis pas non plus certain qu'à terme il lui soit possible de construire un instrument vraiment efficace de cette façon, mais en tout état de cause je fais un peu le deuil – même si sa nouvelle voix est plus solidement fondée – des qualités très spécifiques qui faisaient la différence avec les autres liedersänger.
Il va de soi que la diction reste souveraine, et peut-être même renforcée dans le médium, mais la proposition devient beaucoup moins singulière et cette Meunière ressemble, en définitive, à beaucoup d'autres propositions d'excellents barytons spécialistes.

En fin de compte, l'atout le plus personnel de ce disque, c'est Ammiel Bushakevitz, le piano israélo-sud-africain qui propose une approche très vive, très liquide, qui anime remarquablement ce cycle – où les mises en musique strophiques peuvent dans certains cas paraître un peu statiques.

Très belle version donc, mais qui marque aussi, manifestement, un tournant dans la technique de Hasselhorn – et tout en gommant ses fragilités techniques passées, laisse un peu de côté ses qualités vocales les plus originales.

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Discographie

Parmi les versions récentes, je recommanderais plutôt Roderick Williams & Iain Burnside (Chandos 2019) pour l'élégance, le naturel (et un piano magnifique comme toujours), si importants dans ce cycle.

Ou Konstantin Krimmel & Daniel Heide (Alpha 2023).
D’abord, parce que Krimmel essaie quelque chose dont j’ignore la pertinence musicologique, mais qui fonctionne idéalement : dans les nombreux lieder strophiques (la musique est la même alors que le texte change), il varie le rythme ou les ornements des reprises. Avec énormément de goût, de variété, et toujours très en style (Schubert a écrit, ailleurs, les choses qu’il fait). L’effet de renouvellement est puissant par rapport aux autres versions, et évite la redite parfois lassante au sein de chaque lied.
Ensuite, l’interprétation elle-même : Krimmel fait parler le texte, nous raconte une histoire comme il sait si bien le faire, et se coule dans le caractère de chaque situation en adoptant (sans aucune affectation ni artificialité) une émission vocale plutôt baryton (avec un médium dense) ou plutôt ténor (avec une focale fine et une émission plus claire et étroite), pour coller au mieux au caractère des scènes et aux contraintes techniques des lieder, sans qu’on sente du tout de rupture. Malgré la souplesse des moyens, on est à peu près à l’opposé de l’esthétique Gerhaher (qui multiplie les effets et les changements d’émission pour accompagner le texte) : ces choix se font au profit d’une approche globale qui laisse parler les poèmes sans les seconder exagérément.

Et sinon, évidemment, on peut revenir aux grands classiques :
Ian Partridge & Jennifer Partridge (EMI 1973) – brillant, généreux, élancé, insolent, ciselé, on ne fait pas plus excitant ;
Christian Gerhaher & Gerold Huber (Sony) – très sophistiqué et construit, d'une variété d'émissions, d'expressions assez hallucinante ;
Hans Peter Blochwitz & Cord Garben (DGG) – naturel d'une belle voix éloquente ;
Josef Protschka & Helmut Deutsch (Capriccio 1986) – attaques mordantes, élan du ténor, et fermeté de conduite chez Deutsch ;
Gérard Souzay & Dalton Baldwin (Philips) – pour la conduite vocale merveilleuse et l'élégance absolue de Souzay (un Meunier-Darcy, certes) ;
Ian Bostridge & Mitsuko Uchida (EMI 2003) – la version la plus aboutie de Bostridge à mon sens, avec ses contorsions caractéristiques, mais sans s'éloigner de l'esprit du cycle (la version avec Graham Johnson, Hyperion 1994, plus directe et naïve, est elle aussi hautement recommandable) ;
Hans Jörg Mammel & Arthur Schoonderwoerd (Raum Klang) – avec pianoforte, voix étroite et un peu blanche, mais sensible à l'expression ;
Olaf Bär & Geoffrey Parsons (EMI) – peut-être la diction la plus naturelle et le plus délicat volkslied de tous, mais le piano indolent et poisseux de Parsons gâche vraiment la fête, ce reste un second choix.

Et puis quelques versions déviantes :
Matthias Goerne & Eric Schneider (Decca 2003) – traité comme un Winterreise bis, très sombre, mais d'une cohérence et d'une finition assez absolues, avec un accompagnement lyrique d'une grande beauté ;
¶ dans le même esprit, Jorma Hynninen & Ralf Gothóni (Ondine) – voix très sombre, et piano d'un tranchant exceptionnel, construisant des danses qui tiennent davantage du Mandarin merveilleux que de la galanterie pastorale ;
¶ par une femme, bien sûr Brigitte Fassbaender & Aribert Reimann (EMI) – version doucement sarcastique, aux couleurs vocales vénéneuses et au piano anguleux ;
¶ à la guitare, Olle Persson & Mats Bergström (Caprice 1994) – le cycle se prête très bien à cette transcription, il en existe plusieurs propositions, mais le naturel absolu, la diction précise et le très beau timbre léger et doux de Persson en tirent idéalement tout le meilleur ;
Max van Egmond & Penelope Crawford – la voix du merveilleux van Egmond s'est complètement asséchée, mais cette proposition quasiment parlée ne manque pas de charmes, considérant la souveraine inspiration de ce chanteur exceptionnel.

Pour l'esprit de chanson populaire, on ne fait pas mieux que Fouchécourt & Planès, pas paru officiellement, mais capté par France Musique et disponible en ligne.

Par ailleurs, quantité d'autres très belles versions que j'aime un peu moins mais qui sont tout à fait réussies : Marshall & Kraus, de Mey & Penson, Schade & Martineau, Trekel & Pohl, Kobow & Bezuidehout, Hendricks & Pöntinen, Jarnot & Schmalcz, Prégardien & Gees, Krebs & Schröder, Navál & Pilz, Haefliger & Dähler, Dermota & Dermota…

dimanche 6 août 2023

[disque du jour] Bach – Motets – Solomon's Knot



johann hus carl loewe

Il faut que je vous parle de cette nouveauté : Motets de Bach (et ascendants) par l’ensemble Solomon’s Knot.

Une version à un par partie (chaque ligne écrite est interprétée à un seul chanteur, soit au maximum huit chanteurs dans les œuvres à double chœur), accompagnée uniquement au violone (basse de violon, sorte de grand violoncelle avec une corde supplémentaire grave, un sol sous le do) et à l’orgue positif. De ce que j’ai compris de mes rapides lectures passées, ce n’est pas forcément la proposition la plus exacte musicologiquement : on pense que ces œuvres étaient exécutées par un petit chœur plutôt que par des voix individuelles, et que les voix étaient probablement doublées par les instruments disponibles.
 
Pour autant, pour moi, en tant qu’auditeur, rien ne vaut la précision expressive des voix articulées par un seul chanteur, et idéalement avec le moins d’instruments possibles. Le Graal, c’est Voces8 dans la cathédrale romane de Vaisons-la-Romaine, totalement a cappella (vidéo) – pas très musicologique, mais d’une jubilation assez inégalable. Hélas, au disque, ils ont été plus sérieux et ont enregistré ces motets avec renfort d’instruments qui doublent les lignes vocales, ce qui a pour effet de masquer un peu les timbres des chanteurs… et le texte. Bien que j’adore leur proposition, je conserve donc une faiblesse toute particulière pour les versions à qui se limitent à un accompagnement de basse continue (corde frottée + positif), comme Sette Voci (très staccato) et surtout le Scholars Baroque Ensemble (les falsettistes sont un peu pâles, mais tout est très vivant, dansant et nettement articulé).

Cela ne m’empêche nullement d’apprécier de belles versions pour petits chœurs (Petite Bande #2, Norwegian Soloists, Junghänel, H. Max, Creed…), et même certaines versions pour grand chœur particulièrement bien articulées (Gardiner, Sourisse, Hiemetsberger, Holten…). Mais aucune de s’approche de l’émotion d’entendre une articulation précise pour une voix, un rapport au texte singulier et personnel par ligne.

Dans cette perspective, j’ai été absolument comblé par Solomon’s Knot : prise de son qui individualise merveilleusement chaque pupitre, et chanteurs qui empoignent le texte de façon très affirmative, pas du tout une pensée de chœur, mais vraiment l’impression de solistes qui essaient tous d’exprimer une émotion singulière.
En première écoute, je les ai trouvés un peu parfaits et froids (par rapport aux couleurs folles de Voces8 ou à l’élan du Scholars Baroque), mais j’ai tout de même écouté le disque 10 fois en 5 jours, et autant il y a peut-être plus dansant pour l’hallucinant Singet dem Herrn ein neues Lied (que je tiens pour l’une des plus vertigineuses œuvres jamais composées, une hymne autant à Dieu qu’à la Musique elle-même), autant pour les plus contemplatifs Komm, Jesu, komm et Jesu, meine Freude, leur tendresse, leur perfection technique, leurs timbres très affirmés provoquent une plénitude à laquelle aucun autre ensemble ne m’avait fait accéder.

Je ne dis donc pas que cela dispense absolument d’écouter toute autre version pour compléter, mais dans l’optique du 1-par-partie et de sa netteté, Solomon’s Knot atteint une perfection technique (et leurs ingénieurs également !) qui est à peu près sans égale – et propose manifestement la plus aboutie des intégrales disponibles à ce jour pour ce corpus où se loge, peut-être, le meilleur de tout le catalogue de Bach.

samedi 10 octobre 2020

Dandrieu, Ives, Terterian : quand les disques expliquent – thèmes traditionnels émergés


Je voulais mentionner ici une nouvelle tendance qui semble se dessiner au disque et au concert : la mise en relation entre les œuvres canoniques et leurs sources populaires.

Ce concept, qui peut paraître évident (tant cette filiation récurrente se trouve partout soulignée dans les commentaires musicologiques) me semble en réalité assez rare, considérant le nombre de concerts (200) et de disques (pas loin d'un millier) que je peux consommer (enfourner ?) en une année. Et c'est grand'pitié, car on passe facilement à côté de l'esprit qui a présidé à la création, si l'on ne repère pas que la plupart des Requiem adaptent simplement les mélodies grégoriennes, ou que les plus géniaux thèmes de Tchaïkovski (les symphonies, les opéras…), Moussorgski (Boris Godounov, La Khovanchtchina en sont saturés !) et Stravinski  (final de L'Oiseau de feu…) proviennent du folklore ukrainien.

Combien de fois ne m'a-t-on fait la remarque « tiens, Kharachosovietski emprunte tel thème à Tchaïkovski », alors qu'il s'agit d'un thème populaire – non seulement la référence pensée par le compositeur n'était pas à Tchaïkovski, mais de surcroît Tchaïkovski lui-même doit être pensé comme un emprunteur. Le sujet est même éclairant sur le champ d'une perception culturelle plus vaste : quand on constate la quantité de thèmes populaires essentiellement ukrainiens (quelques imports de la Volga également) qui innerve la grande musique russe, on mesure mieux en quoi les destinées politiques de l'Ukraine peuvent apparaître comme un sujet de politique interne, pour ne pas dire intime, aux yeux (et oreilles) d'un Russe.
[Les Français ont fait de même, sous l'impulsion de d'Indy, mais leurs œuvres n'atteignent pas un tel degré d'intrication, sont moins diffusées au concert et au disque… et les mélodies moins reconnaissables que les modes ukrainiens traditionnels.]

De même, lorsqu'on se rend compte du nombre de thèmes grégoriens présents partout dans la musique (le Dies iræ est loin d'être le seul !), on mesure aussi tout ce que l'on manque sans la conscience de ce matériau essentiel. Pas seulement dans la musique sacrée.

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Or, dans ces tous derniers mois, trois disques (et un concert) ont paru en épousant cet méthode : donner au public les clefs. En concert, ce peut être facile et interactif, comme l'a fait dès 2019 l'Ensemble Poséidon d'Arnaud Condé pour son programme de Noël – les noëls traditionnels du XVIIe étaient chantés avant de faire entendre la Messe de Minuit et le Noët sur les instruments de Charpentier, ce qui permettait de relier non seulement les mélodies, mais aussi l'implicite des textes (« Joseph est bien marié », « Mais où vont ces gais bergers », etc.), à l'œuvre d'arrivée.

Au disque, cela signifie occuper de la place pour des œuvres non nobles – beaucoup d'auditeurs vont, au fil de leurs écoutes, laisser le disque tourner sans nécessairement y chercher la dimension pédagogique, surtout après l'avoir découverte une première fois –, donc prendre le risque d'un support moins « écoutable » que ceux qui enfilent les œuvres « principales ». (Une des raisons également pour lesquelles on n'enregistre pas toujours les dialogues parlés des opéras, ce qui constitue une erreur considérable à mon sens.)

Et pourtant, le résultat en est réellement stimulant intellectuellement, enrichit l'écoute même pour des oreilles ingénues, et surtout l'on peut découvrir des œuvres du folklore dans des conditions absolument optimales, avec de nouveaux doudous qui peuvent s'ajouter à nos expériences d'écoutes passées…




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Shoger Jan, de l'emblématique Komitas. (Pour deux zukras.)
(Disque du 4 novembre 2019.)

Ainsi, lorsque Karabits publie chez Chandos une nouvelle version des symphonies de Terterian, dont la Troisième qui convoque une paire de duduks (hautbois caucasiens) ainsi qu'une paire de zurnas aiguës (hautbois anatoliens, en bois d'abricot), il insère après sa symphonie deux duos-improvisations traditionnels pour faire entendre les zurnas (ou plutôt zukras, en arménien) dans leur habitat modal naturel. On entend ainsi à nu ces timbres très spécifiques – utilisés en musique de film pour évoquer les univers archaïques, tels Gladiator ou Game of Thrones… –, et jouant les intervalles qui leur sont habituels. Témoignage intéressant, qui évite de tendre l'oreille pendant la symphonie, et de n'entendre que la bizarrerie de leur emploi, dans une œuvre soviétique ambitieuse de 1975…

Je ne suis pas certain de recommander les œuvres en tant que telles – j'ai détesté les aplats uniformes, longs, très bruyants, un côté Orff-à-l'usine assez peu subtil –, mais des amis de confiance ont beaucoup aimé… et la démarche méritait en tout cas ce coup de chapeau !  (Œuvre très rare – il existe seulement une autre version, beaucoup plus confidentielle, de ces deux symphonies au disque –, et accompagnée du matériau pour en comprendre certains aspects.)




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In the Sweet By and By, cantique composé par Joseph Philbrick WEBSTER.
(Disque du 8 novembre 2019.)


Cette fois tourné vers le matériau thématique et non vers l'instrumentarium, le San Francisco Symphony, fidèle à sa vocation de vulgarisation de haut niveau sous Michael Tilson-Thomas, produit sous sa propre étiquette un enregistrement (très réussi par ailleurs) des deux dernières symphonies de Charles Ives, précédé à chaque fois de plusieurs cantiques que le compositeur-colleur inclut dans les strates inextricables de ses œuvres. Cantiques présentés sans coquetterie, très bien exécutés par le Chœur de l'orchestre avec simple accompagnement d'orgue : on entend réellement le matériau nu tel qu'il est présenté lors des cultes auxquels Ives a pu assister.

Or, si tout le monde sait que ces chœurs représentent réellement une part capitale des contenus thématiques de ces symphonies, tous les auditeurs (et en particulier de pays de tradition catholique !) n'ont pas du tout dans l'oreille les mélodies (ni les textes) des cantiques de Mason, Marsh, Webster, Bradbury, Glaser, Converse, Stites ou Zeuner !

L'écoute n'en est pas passionnante musicalement à proprement parler, mais demeure très brève (pas de reprises, juste le premier couplet), et surtout nourrissante et éclairante pour redécouvrir ensuite les références d'Ives, cette fois en les ayant soi-même partagées dans sa chair (pavillonnaire).

Ce protocole pourrait être appliqué régulièrement pour beaucoup de disques (ou concerts) classiques : présenter les thèmes (même les thèmes originaux, par exemple pour les formes sonates ?) et faire entendre ensuite l'œuvre. Ce privilège se rapproche de la mise à disposition du texte pour du lied ou de l'opéra : cela change réellement, profondément l'expérience.




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Laissez paître vos bêtes, noël traditionnel tissé avec les variations pour orgue de Dandrieu sur ce thème célèbre.
(Disque du 15 novembre 2019.)


Enfin, le sommet de l'art : inclure musicalement les œuvres folkloriques dans le programme du disque. Ce disque du label extraordinaire du Château de Versailles (plutôt un label au service du répertoire musical qu'au service de la communication du lieu touristique), Gaëtan Jarry fait jouer simultanément les cantiques traditionnels du XVIIe et leurs grandes paraphrases pour orgue de Dandrieu, Corrette, Daquin et Balbastre, avec le chant en alternance entre les variations – et quelquefois accompagné par l'orgue.

Outre l'excellence du résultat (orgue idéal, registration savoureuse et agilité mordante de Jarry, meilleur chœur d'enfants au monde pour ce répertoire…), on est frappé par ce qu'il révèle : la juxtaposition permanente de l'original et de son altération permet de mesurer les parts respectives de la tradition et du compositeur : c'est-à-dire la façon de s'emparer d'une mélodie ou de ses diminutions, chez chacun d'eux.

Pour couronner le tout, l'alternance des timbres instrumentaux & vocaux évite grandement la lassitude (ou du moins l'anesthésie d'oreille) qui peut naître en n'écoutant qu'une suite de pièces solo – dont les logiques de composition, isolément, peut d'ailleurs sembler bien plus arbitraires.

Étrangement, même pour ces œuvres qui s'y prêtent de façon si évidente, leur filitation étant explicite et les originaux solidement documentés, ce n'est pas du tout la norme – plutôt l'exception.



Je me réjouis donc hautement de cette tendance, et espère qu'elle devienne de plus en plus courante : même pour les auditeurs aguerris, disposer des références (ou même des thèmes originaux) aide vraiment à se repérer dans la structure, et permet au plaisir de prendre une dimension moins superficiellement mélodique, de véritablement suivre les méandres de tout un discours dont la richesse, on le sait, peut être vertigineuse.

J'espère en voir d'autres. Car la pédagogie nous sauvera de l'obscurantisme – qui, comme chacun sait, consiste à écouter du Bach, du Beethoven ou du Mahler pour leurs mélodies. Si vous aussi, vous observez un changement de comportement chez un proche, qui se met brutalement à commenter les lignes vocales chez Wagner ou le génie mélodique de Schönberg, appelez le Numéro Vert gouvernemental de l'Observatoire de Prévention des Radicalités.

Vigilants. Ensemble.

mercredi 25 mars 2020

Petite discographie (sélective) du motet baroque français


Absorbé dans un télétravail intense et le maintien du lien humain par-delà la distance, peu eu le temps d'avancer la notule sur laquelle je planchais.

Afin de ne pas vous laisser sombrer dans la plus complète déréliction, je propose donc un petit guide discographique de la musique sacrée française, qui a l'avantage non négligeable de sa majesté joviale et de sa mélancolie dansante.



Si vous n'aimez pas le baroque français, vous pouvez aussi vous reporter à d'autres listes de réjouissances :
→ « Jubilation cosmique » ;
→ « Boucles ! ».



lalande ténèbres

Petits motets (pour 1 à 3 solistes et basse continue) :
du Mont (Pierlot), petite saveur italienne.
LULLY Salve Regina, O sapientia, etc. (Christie)  Petites miniatures mélodiques à une voix, délicieuses.
Lalande, Leçons de Ténèbres (Dumestre). Un genre en soi, à la fois mélismatique et déclamatoire.
Charpentier, Magnificat H.73 (Christie), une chaconne à trois voix tout en tuilages, indispensable !
Couperin, Leçons de Ténèbres. Des tas de versions fabuleuses : Boulay II (avec Laurens), Vernet (Desrochers), Mandrin (Warnier), Gester (Haller), Fentross (Zomer), Charlston (Kirkby), Holland (Zanetti), Christie (Petibon), Lesne, Coudurier (Zanetti), Cummings… Un sommet mélodique et harmonique du temps.
Michel, Leçons de Ténèbres (Correas). Pour voix grave, assez différent.

gilles requiem

Grands motets (avec solistes, chœur et orchestre), en essayant de parler de motets précis :
Bouzignac pour point de départ. Christie doit être l'un des rares disques décents.
LULLY, tout le disque García-Alarcón, remarquablement brillant.
LULLY, Domine salvum fac Regem (Niquet)
Lalande, Jubilate Deo omnis terra (Colléaux). Pour moi le plus beau grand motet de tous, des atmosphères extraordinaires.
Gilles, Requiem. Sommet d'inspiration mélodique, en particulier l'Introitus initial et les entrées décalées de l'Offertoire. (beaucoup de très belles versions, en particulier Sow, et Herreweghe I avec Mellon & Crook…)
Charpentier, Te Deum (Niquet, Minkowski, Mallon, Christie, Gester, Tubéry…). Le grand tubes mais aussi le paradis des tuilages !
Desmarest, Usquequo Domine (Christie), pour ses couleurs très personnelles.
Desmarest, Messe à double chœur, Te Deum de Paris (Niquet), d'une belle richesse contrapuntique.
Campra, Exaudiat te Dominus (Christie), pour son atmosphère martiale initiale, et son Implevit d'une tendresse ineffable.
Mondonville, Dominus regnavit (Christie), pour son élan.
Mondonville, In exitu Israel (Christie), pour ses figuralismes inédits (« Super flumina Babylonis »).
Mondonville, Cœli enarrant (Coin), pour son « In sole posuit tabernacula ejus » d'une suspension miraculeuse.

campra exaudiat

Je trouve personnellement les motets de Rameau bien moins marquants que les autres (et aussi que le reste de la production de Rameau) ; de la même façon, j'ai écarté les Te Deum de LULLY et Lalande, ou le Requiem de Campra, qui restent des standards du genre. Mais effectivement, les grands motets de Brossard (Coin) ou Madin (D. Cuiller), ou bien le double disque des Te Deum de Blamont et Blanchard (D. Cuiller) sont aussi à découvrir, parmi bien d'autres choses !

les chantres de saint-hilaire

Pour la période du tout début du baroque, il y a les deux disques (Henri IV et Louis XIII) des Chantres de Saint-Hilaire, ou encore celui d'Athénaïs (avec six voix féminies) consacré à Nivers.



Beau parcours à vous !

De confiner (être tenu dans ses limites) à confier (apporter sa foi), seule la n nous sépare… Puisse cette musique vous aider à faire le chemin.

Vers Dieu paraît un peu loin considérant les limites hectométriques actuelles, mais jusqu'au bout de votre quartier et de cet interminable châtiment sera déjà pas mal.

lundi 2 octobre 2017

[Carnet d'écoutes n°110] – Arnold Bax, les intégrales des symphonies


Là aussi, tiré d'une contribution (non retouchée) pour Classik.

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Ces symphonies sont l'un des corpus les plus célèbres… dans le milieu des pas célèbres.

Un quasi-classique des amateurs de symphonique, mais à peu près inconnu des mélomanes généralistes – ne me dites pas non, vous ne pourrez pas le réfuter, il n'y a par essence pas vraiment de mélomanes généralistes sur un forum spécialisé…

À titre personnel, j'aime beaucoup son caractère syncrétique (les 1 et 2 sont vraiment des récapitulations impressionnantes de l'état de l'art symphonique…), et aussi son aspect vaporeux, dont les arêtes structurelles échappent facilement (les 5-6-7 sont des sortes de Sibelius encore plus invertébrés et noyés dans des vapeurs très britanniques…).

Je ne trouve pas ça meilleur que d'autres symphonies britanniques du temps (le plus divers Vaughan Williams, les plus articulés et tempêtueux Bowen, Bliss, Moeran, Walton m'intéressent sensiblement plus), mais ça reste très intéressant – en plus ça se réécoute très bien, on peut passer très longtemps à côté de la forme…

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À ma connaissance (mais le grand-prêtre Mélomaniac viendra me corriger si je fais fausse route), trois intégrales en CD.

¶ Bryden Thomson et le London Philharmonic (Chandos).
¶ Vernon Handley et le BBC Philharmonic (Chandos)
(À ne pas confondre avec le Symphonic, sis à Londres : le Philharmonic se trouve à Manchester, et a un répertoire discographique un peu plus aventureux, même si les deux sont des orchestres « de radio », donc destinés par statut à l'exploration.)

→ Ces deux intégrales sont assez proches de mon point de vue : la prise de son Chandos, avant les années 2000, était vraiment lointaine et très réverbérée. On entend assez mal les détails, dans une musique où ils sont pourtant essentiels. Petit faible pour Handley néanmoins, un peu plus de netteté et de fermeté, mais tout est – vraiment – relatif.

¶ David Lloyd-Jones et le Royal Scottish National Orchestra (Naxos).
Là aussi, pas dans les meilleures années de Naxos, mais un spectre beaucoup plus lisible, des angles qui paraissent un peu plus fermes aussi. En revanche, les cuivres brament avec assez peu d'élégance (de ces gros cuivres gras britanniques, ce n'est même pas acide ou électrisant), ce qui est un peu pénible dans les symphonies les plus chargées (les premières surtout).
Néanmoins l'intégrale qui, sur la durée, m'a le plus convaincu (les 4-7 sont vraiment très bien).

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Tout récemment découvert la série chez Lyrita, avec le London Philharmonic dirigé par Myer Fredman dans la 2 et, contre toute attente, Raymond Leppard dans la 5.

Prise de son très crue, avec des cordes rugueuses, des bois très verts et en avant, on entend remarquablement les détails, dans une veine combattive (explicite pour la 2, moins impérative pour la 5) qui rend tout beaucoup, beaucoup plus saillant !

Sur les conseils de Mélomaniac, j'ai cherché à poursuivre la série, mais je n'ai pu mettre la main que sur la 6 avec le Philharmonia dirigé par Norman Del Mar. Évidemment, ce n'est pas la même chose que le LPO : la prise de son reste aussi lisible, mais on retrouve l'orchestre visqueux de ces années, avec ses cordes opaques, ses vents sombrés, cette impression de grosse pâte qui ne laisse passer la lumière qu'à regret… Il a vraiment fallu attendre la fin des années 90 pour que cet orchestre tienne le rang de sa notoriété (époque où, justement, sa visibilité et son nombre d'enregistrements ont fortement décliné), et encore, cela tient vraiment des enregistrements et des chefs – les témoignages Simax ne le montrent pas comme le meilleur orchestre du moment, clairement (et ne parlons pas des Brahms avec Thomas Sanderling !).

J'espère donc trouver le volume manquant.


mercredi 4 mai 2016

Beethoven à vents – Fidelio et Symphonie n°7 pour nonette (éditions et discographie)


A. Concert : ouverture de Fidelio et Symphonie n°7 par des membres de l'Orchestre de Paris

Dans la grande salle de répétition de la Philharmonie (assez sèche, la transition avec la salle de concert doit être difficile), un programme d'arrangements pour nonette à vent de Beethoven.

Ce sont les arrangements de Wenzel Sedlak, les plus souvent joués pour Beethoven (alors que Joseph Triebensee et Andreas Tarkmann ont un quasi-monopole sur Mozart), qui sont retenus par les musiciens de l'Orchestre de Paris.

Très beau choix, qui permet d'entendre le contrebasson très exposé, tenant la neuvième partie, celle de la basse – on trouve en général plutôt une contrebasse ; même au disque, alors que Sedlak le prévoit semble-t-il explicitement, il est la plupart du temps absent. Cela s'explique assez bien au demeurant : le contrebasson n'est pas très puissant, et souffler ne permet pas un son aussi continu (si un aussi bon fondu) que la contrebasse, assise plus sûre.

On sent bien, dans la symphonie, que les traits qui correspondent à ceux de leur instrument dans la partition originale passent beaucoup plus facilement et sont beaucoup plus habités que les autres – on se doute que le nombre de répétitions, pour un concert du dimanche matin, n'a pas été infini. Au demeurant, c'est très bien quand même. (Non, JR, si tu nous lis, pas tes viennoiseries à toi, par trop boulangères.)

Belle présentation du programme par Amrei Liebold (la contrebassoniste).

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B. Éditions et discographie

Comme on m'a demandé si l'œuvre existait intégralement transcrite, je réponds : vraisemblablement. Ça existe pour Don Giovanni en quatuor à cordes, par exemple. Et en l'occurrence, Wenzel Sedlak en a transcrit de grandes portions : tous les numéros du I, final inclus, sauf les numéros de Pizarros et l'air de Leonore ; au II l'air de Florestan après le récitatif initial, et le grand duo de retrouvailles.
Plus près de nous, le grand Andreas Tarkmann en a proposé une transcription dont je n'ai trouvé des extraits que dans un seul disque (l'Ouverture, et les premiers ensembles du I jusqu'à la Marche) – comme d'habitude, les associations de couleurs, les relais entre les instruments sont particulièrement poétiques, là où Sedlak réutilise au maximum l'instrumentation de  Beethoven.

otetto italiano

Au disque, on trouve un certain nombre de versions de l'arrangement de Sedlak :
– Membres du Symphonique de la NHK (radio tokyoïte) chez Cryston, particulièrement détaillée, sautillante et expressive, mais il manque l'air de l'or et le final du I.
Ottetto Italiano (chez Stradivarius), le seul à utiliser un contrebasson, version qui se distingue par son sens du lyrisme – on y entend vraiment l'appui des mots d'origine et la ligne de chant avec des respirations vocales ; très persuasif.
Nachtmusique (chez Glossa), plus détaché et purement instrumental, mais très réussi.
Consortium Classicum (chez CPO). Très bien, exactement dans la même veine, un peu moins ardent.

De plus petits extraits ont été gravés par l'Albion Ensemble (chez Somm) et Octophoros (chez Accent), notamment.

deutsche kammerphilharmonie

Je n'ai vu la version d'Andreas Tarkmann que dans un beau disque de la Deutsche Kammerphilharmonie chez Berlin Classics (couplage avec des extraits des Noces de Figaro et de Carmen), pour 5 numéros du premier acte seulement (soit moins 20 minutes au lieu de plus de 40 pour le cycle Sedlak) ; il est probable qu'il en ait transcrit davantage, mais je n'ai pas pu mettre la main dessus à ce jour (les informations sont assez difficiles à trouver sur les transcripteurs).

NHK

Quant à la Septième Symphonie, elle se trouve aussi, par la NHK et par Octophoros, sur les mêmes disques. Sur le disque de l'Albium Ensemble, on trouve à la place la Première symphonie transcrite pour vents par George Schmitt…

Dans ce genre, il faut absolument découvrir les opéras de Mozart (arrangements de Triebensee et Tarkmann notamment, très souvent enregistrés) ou Alfonso und Estrella de Schubert dans sa version Tarkmann (existe au disque, par le Linos Ensemble, chez CPO) : fonctionne avec un naturel épatant. Disques de chevet.

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Autre écho du concert chez une habituée des lieux.

lundi 28 mars 2016

Bach – Sept processions


Sur le modèle des Trois marches crépusculaires, où chaque interprétation ouvrait la voie à des mondes nouveaux et très divers, quasiment à un angle philosophique distinct de la Tétralogie, ecce homo quelques approches possibles de l'étrange Introduction de la Passion selon saint Jean de Bach.

(Vous me croirez ou non, mais la date de parution ne coïncide qu'avec les contraintes de bouclage, et pas le moins du monde avec l'esprit de saison.)







A. Les états de la partition et le chœur liminaire

Toutes les versions discographiques ne l'incluent pas : parmi les nombreux états et sources de la partition, le deuxième (1725), de plus en plus régulièrement enregistré depuis le milieu des années 1990, ne comporte pas le chœur initial Herr, unser Herrscher, remplacé par O Mensch, bewein' dein Sünde groß, celui qui clôt la première partie de la Saint-Mathieu en 1736un chœur beaucoup plus sautillant et traditionnel, à la façon des solennités baroques où la tristesse n'exclut ni la lumière du mode majeur ni le désir de la danse.

johannes passion bach autographeNéanmoins, les autres états de la partition comportent le saisissant Herr, unser Herrscher.

1724 – Première version. Partiellement retrouvée.
1725 – Reprise l'année suivant la création. Remplacement de l'introduction.
1732 – Rétablissement de l'introduction originale.
1739 – Seul autographe de Bach. La reprise annoncée ayant été suspendue, sa main s'arrête au dixième numéro, et le manuscrit est achevé par C.P.E. Bach et d'autres copistes.
Années 1740 – De même que pour les deux précédentes versions, avec le chœur introductif d'origine.

La plupart des éditions modernes se sont fondées (en particulier toutes celles d'avant les mouvements musicologiques dont l'influence ne se généralise progressivement, dans Bach, que dans la seconde moitié des années 80) sur l'autographe de 1739, une version qui ne fut pourtant jamais donnée du vivant du compositeur – mais je suppose que l'exaltation de l'objet lui-même n'y est pas étrangère.
Aussi, avec une version de 1739 massivement présente et 4 états de partition sur 5 qui contiennent Herr, unser Herrscher, l'essentiel de la discographie nous concerne pour la notule d'aujourd'hui.

En outre, les versions qui documentent 1725 se contentent souvent d'inclure tout ou partie des numéros changés, en supplément, sans retrancher les chœurs et airs plus connus. C'est même systématiquement le cas avant les très confidentiels de Joachim Krause en 1996 et 1997, respectivement à Bâle et à Zürich ; la première version un peu largement diffusée (chez Koch) est celle de Craig Smith en 1998 (puis Peter Neumann chez MDG en 1999). Pour un coffret réellement prestigieux et ouvert à un vaste public, il faut attendre Philippe Herreweghe en 2001 (Harmonia Mundi, avec Mark Padmore et Andreas Scholl).

Les versions sans Herr, unser Herrscher sont donc rares : Joachim Krause (autoproduit 1996 & 1997), Hans-Christoph Becker-Foss (1998, là encore autoproduit), Craig Smith (Koch 1998), Peter Neumann (MDG 1999), Philippe Herreweghe II (HM 2001), Kart Rathgeber (autoproduit EHS 2002 & 2010), Wolfgang Kläsener (autoproduit 2003), Simon Carrington (ReZound 2007), Nico van der Meel (Quintone 2007), soit très peu sur les plus de 200 enregistrements commerciaux existants.
Il est simplement regrettable que la version qui, pour moi, passe toutes les autres (Carrington avec Yale), ainsi que quelques témoignages parmi les plus remarquables (Herreweghe II, van der Meel) omettent le chœur initial dont je voulais parler ici (et que j'aurais aimé, accessoirement, écouter).







B. Contenu

Pour commencer, le texte, dont je reprends la traduction par Dominique Sourisse :

Herr, unser Herrscher, dessen Ruhm
In allen Landen herrlich ist !

Zeig uns durch deine Passion,
Daß du, der wahre Gottessohn,
Zu aller Zeit,
Auch in der größten Niedrigkeit,
Verherrlicht worden bist !
Seigneur, notre souverain,
dont la gloire en tous pays resplendit !

Montre-nous par ta Passion
que toi, le vrai fils de Dieu,
pour tous les temps,
et même dans l'extrême abaissement,
tu a été glorifié.

Un véritable programme ; néanmoins la mise en musique diffère assez sensiblement de son thème – mais peut-être est-ce là un biais personnel, je trouve toujours Bach assez triste, voire oppressant, avec ses harmonies dures, son peu de respiration (très peu de silences en général, ce qui est un peu moins vrai dans les Passions qu'ailleurs), alors qu'une grande majorité de mélomanes trouve au contraire qu'il incarne une forme d'exultation cosmique…

Je crois tout de même qu'en observant le détail, on peut s'accorder sur une impression un rien menaçante dans cette hymne, au moins dans sa partie orchestrale – je suppose qu'on peut davantage débattre du caractère impétueusement extatique ou redoutablement enveloppant de la partie vocale.

passion violons

Les cordes (violons & altos) effectuent une sorte de tricot très dense, qui sort très vite de la simple évidente tonale standard pour aller explorer chromatiquement les abords : son écheveau très resserré et son errance harmonique tendent à créer une atmosphère au minimum dramatique, pour ne pas dire tragique – ce qui est complètement cohérent avec le sujet, mais pas avec le texte essentiellement glorieux de cette introduction, qui ne mentionne l'abaissement symbolique (et peu la souffrance) qu'au sein d'une exaltation sans arrière-pensée.

passion hautbois

Chez les deux hautbois aussi, et c'est encore évident, tout tient de la plainte, avec ces frottements de demi-tons à l'italienne (on en trouve fréquemment dans les évocations de Crucifixion, au sein des Credo comme chez Vivaldi, des Stabat Mater comme chez Pergolesi…), en syncopes : une note arrive pour se superposer à l'autre, encore tenue, en dissonant, et l'on glisse ainsi d'un accord à l'autre de façon jamais propre, toujours dégingandée. La symbolique attachée à cela dans la rhétorique baroque, et plus encore en mode mineur comme ici, est clairement celle de la plainte, de la désolation.

On voit aussi les intervalles dissonants ordinairement évités comme disgracieux (saut de triton descendant pour le premier hautbois), qui symbolisent là aussi la dysharmonie (on pourrait y voir le triomphe temporaire des forces du Mal).

passion basse

Pendant ce temps, la basse demeure stable et obstinée (on discutera plus loin de ses interprétations possibles, à la faveur des différentes interprétations sélectionnées), très longtemps en pédale de sol (toujours la même note), mais les claviers et les cordes grattées peuvent, considérant ce qui surplombe, proposer des accords très riches de cinq sons au lieu des trois standards… Ici encore, un effet de densité très inhabituel dans la musique du temps, qui a dû faire beaucoup d'effet – considérant qu'on pleurait à la première d'Iphigénie en Aulide un demi-siècle plus tard (car cette musique faisait un effet inouï), on mesure mal l'impact de ce type d'écriture saturée au début du XVIIIe siècle (ce chœur date au plus tard de 1724 !).
Elle devait mettre particulièrement mal à l'aise, je me dis qu'il faut se figurer Saint-Saëns ouvrant la partition du Sacre du Printemps, ou le public de Maurice Chevalier découvrant Iron Maiden.

passion choeur

Le chœur est plus varié et ambigu, avec ses volutes qui étreignent avec cruauté, me semble-t-il, pour une hymne, mais dont la vocalisation par paliers et les rythmes décalés peuvent tout aussi bien figurer une forme d'extase collective (les aigus assez exigeants des sopranes, cette scansion rituelle des syllabes en croches…).







C. Sept versions

C'est parti pour le voyage.

Sept versions, choisies pour leurs partis pris qui changent tout à fait le sens de ce qui est écrit, sans s'en écarter pour autant.



1) Gardiner I – 1986



Dès l'orée, le principe : on chante un événement, et les hautbois, qui s'entrechoquent douloureusement mais non sans élan, attirent avant tout l'attention. Le reste est moins significatif – le Monteverdi Choir sonnant ici un peu épais.

passion gardiner



2) Harnoncourt III – 1993

Écoutez, Chrétiens, la mort de notre Seigneur. Harnoncourt ne nous ment pas : le texte parle peut-être de gloire, mais c'est avant tout la mort qui règne en maître. Ce vendredi est vendredi d'affliction, et on perçoit surtout le tricotement sombre, les déchirements vénéneux des cordes, les temps qui, loin de paraître réguliers, agitent comme autant de soubresauts une musique qui déborde d'épines dissonantes.


Cette troisième version (la plus ancienne date de 1965, avec Equiluz et van Egmond, la deuxième est une vidéo officielle de 1985, avec Equiluz et Holl) tient très bien cette promesse : voix peu amènes (Lipovšek, Leitner, Holl, Scharinger !), angles durs, couleur grise, intensité amère omniprésente… l'une des Saint-Jean les plus urgentes et les moins plaisantes. On ne peut vraiment pas écouter pour se repaître de belles voix et de jolis chœurs.

passion harnoncourt



3) Parrott – 1990


Des plaintes dissonantes deviennent des cris : les hautbois sont poussés jusqu'à la distorsion, leurs entrechoquements sont exaltés… tout cela paraît très inquiétant, et contraste avec ce chœur en petit effectif, d'une netteté plus décidée qu'affligée, qui paraît presque lumineuse en comparaison, lumineuse à cause de cette musique exécutée avec une maîtrise qui exclut, d'une certaine façon, la dépression du deuil. La franchise des émissions vocales, la régularité absolue des volutes facilite davantage la danse que l'affliction. J'aime beaucoup cette étrange atmosphère, très contradictoire – les hautbois continent de crier.

passion parrott



4) Fasolis – 1998

Entendez-vous les tambours funèbres, qui accompagnent l'inhumation, jadis furtive à la faveur  d'une infamante descente de Croix, assurée nuitamment par deux seuls disciples encore présents, et qui résonnent aujourd'hui, rythmant la douleur de tout un peuple ?


Il n'y a pourtant aucune percussion dans l'orchestre de Fasolis (ici l'ensemble Vanitas, pas ses Barrochisti), cet effet est obtenu par l'épaississement soudain du coup d'archet des basses de violon (et de la basse de viole, sans doute, combinée aux accords riches de l'orgue positif), mais l'on croirait entendre de gros tambourins voilés de crêpe, et malgré le tempo rapide, une sorte d'avancée rituelle, de danse funèbre qui rende visible l'affliction collective.
Le chœur traditionnel (Radio de la Suisse Italienne) mais très bien préparé (par Fasolis qui en était le directeur musical) contribue aussi à cette impression : large comme les multitudes, insistant et pesant, mais sans jamais paraître gourd ou épais, il pleure, lui aussi, de façon codée, ritualisée, une plainte collective.

passion fasolis

Sans doute la version la plus persuasive de cette entrée, à mon sens. (Et le reste, quoique beaucoup plus sobre, est également très réussi.)



5) Pichon – 2013

En exaltant ce rythme obstiné qui tient de la déploration, d'autres trouvent d'autres entrées, comme Pichon, avec ses détachés réguliers des basses, franchement accentuées sur chaque temps. Presque une danse de jeux funèbres.


Quelque chose de très motorique, très allant tout en demeurant parfaitement sombre, et avec un goût de la rhétorique vocale très affirmée dans les sections intermédiaires où le chœur est divisé. Les archiluths sont très audibles et cassants, et par-dessus tout le ronronnement menaçant des basses lorsque les croches se dédoublent en volutes.

passion pichon
(Hors commerce, tiré d'une vidéo captée à Saint-Denis en 2013.)



6) Herreweghe I – 1987

Bercée sur un roulement méditatif, l'expression d'une foi sûre et paisible, peut-être teintée d'un peu de mélancolie, mais surtout baignée dans une tiède lumière, une douce certitude. Les chants apparaissent comme un appel persuasif et non plus comme un cri de douleur.


Chez Herreweghe, on entend tout le contraire des versions emportées ou sinistres, et les mêmes procédés prennent un son tout différent : les hautbois procurent du relief, mais plutôt propice à la méditation que menaçant ; les cordes tournent comme un fuseau, se répètent avec le balancement d'une berceuse ; les basses palpitent avec douceur, en laissant assez floue la régularité des appuis. Et l'on n'entend pas les duretés des cordes grattées ou pincées.

Ce chant de louange n'est pas exalté, il est plutôt l'assurance d'une fin heureuse, malgré la dureté de l'histoire qui va être racontée. Considérant l'écriture très tourmentée et sophistiquée de ce chœur d'ouverture, parvenir (rondeur des timbres du Collegium Vocale de Gand aidant) à communiquer la même paix que dans un choral est un tour de force très impressionnant.

passion herreweghe

Le reste de la version reste sur le même pied, sans chercher les contrastes, et vaut en particulier pour la poésie extrême de l'Évangéliste de Howard Crook, même s'il est encore plus exceptionnel en Matthieu.



7) Takehisa – 2001

Étrange atmosphère vibrillonnante, où chacun semble improviser simultanément, où la déploration rituelle, le motorisme allant, la danse, les dissonances terribles des hautbois, les détimbrages expressifs s'entrechoquent.


Les parties intermédiaires vocales en solo grêles, la masse grouillante de l'orchestre d'où émergent les parties conflictuelles du discours, les frottements multiples, les grincements des cordes… nous sommes chez Takehisa, d'une intensité toujours aussi débridée et personnelle. Ses chœurs réduits du Messie de Haendel sont parmi les plus roboratifs et fascinants de tous, et il en va de même ici, avec toutes les contorsions de ces voix placées en gorge (tous japonais – à l'exception de Jésus, étrangement) et mises en valeur lors des semi-solos intermédiaires.

Observez la première reprise, plus rapide, plus forte, qui débute par un accord d'orgue, rejoint par les sortes de clusters de toutes les basses et les tissus intermédiaires, comme si émergeaient mille souffrances potentielles de ce chaudron de l'enfer. Lors de la seconde reprise, les cordes se mettent à grincer, l'effet percussif déjà entendu chez Fasolis se décuple, ajouté aux ronronnements menaçants de Pichon, aux improvisations nouvelles des hautbois… Terrifiant.

passion takehisa

On fait difficilement plus loin des paroles, mais ce débordement d'expression a quelque chose d'assez magnétique. Le reste du disque (avec Conversum Musicum chez ALM, comme les autres) est tout aussi passionnant, mais il faut accepter les voix blanchâtres (et placées à la japonaise), qui n'ont pas la qualité verbale exceptionnelle de la plupart de la concurrence. [Il n'empêche, l'une des versions qui s'écoutent le plus facilement, à mon sens.]







D. Discographie

Il est assez fascinant de constater, en plus du traitement déjà contradictoire de Bach par rapport à son texte, comment, tout en jouant très exactement ce qui est écrit, les interprètes peuvent tirer ce chœur introductif vers quantité d'affects tout à fait opposés, qui vers la paisible certitude de la Foi, qui vers la plainte désespérée, qui vers les tourments d'un drame à venir, qui vers la déploration collective et rituelle…

Il serait trop long de suggérer une discographie parmi près de 250 enregistrements officiels en langue allemande ; il se trouve néanmoins que les extraits choisis ici sont tirés de versions hautement fréquentables, même si elles ne ressemblent pas forcément (Parrott, Fasolis, Takehisa) au traitement de leur chœur liminaire.

Je recommande tout de même chaleureusement d'essayer la version de 1725 par Carrington avec les musiciens de Yale (ReZound 2007) : l'élan musical et la chaleur verbale en font vraiment de très loin celle que j'aime le plus fréquenter, malgré les manques par rapport à l'édition habituelle. Comme mentionné précédemment, Herreweghe II (HM 2001, avec Padmore) et van der Meel (Quintone 2007) sont de superbes réussites dans ce même état de partition.

passion carrington version 1725

Sinon, si l'on veut débuter par le chœur fulgurant qui nous a occupé aujourd'hui, je peux toujours mentionner les versions auquelles j'aime à revenir, parmi les masse de celles disponibles (dont un certain nombre que je n'ai pas essayées, il va de soi !) :
Harnoncourt III (Teldec 1993), voix peu gracieuses mais constance dramatique impressionnante ;
Rilling II (Hänssler 1996, avec Schade et Goerne), version semi-informée qui va droit au but, avec une simplicité et une sincérité touchante, sans jamais paraître attachée à une école, cela fonctionne, tout simplement (par ailleurs, la sobriété du clavecin est très persuasive et les chanteurs sont superbes) ;
Herreweghe I (HM 1987, avec Crook), plus rigide, mais la beauté du chœur et l'éloquence son évangéliste en font une fréquentation nécessaire ;
Suzuki II & III (BIS 1998, TDK 2000, avec Gerd Türk), versions qui valent pour leurs équilibres, assez parfaits (et superbe évangéliste), avec un faible pour la première, tout comme :
Gardiner I (Arkiv 1986, avec Rolfe-Johnson) ;
Fasolis (Arts 1998), d'atmosphère sombre, d'aspect plus lisse que les versions très baroqueuses (chœur non spécialiste, alto féminin de Claudia Schubert – très bon d'ailleurs), tout empreint d'échos funèbres. 

Parmi tant d'autres choix possibles et pour certains très valables : Takehisa, Dijkstra, Parrott, van Asch, Huggett, Koopman, Gardiner II…



Et n'omettez pas, chers lecteurs, de souhaiter une joyeuse fête à toutes les cloches de votre entourage.


[Ainsi qu'un bisou aux ressuscités, mais ils se font rares en ces temps décadents. Plus rien n'est pareil depuis la mort de Mathusalem et Jéroboam.]

mardi 26 janvier 2016

Antonín DVOŘÁK – Rusalka – discographie exhaustive commentée


1. Pourquoi une discographie de Rusalka ?

Voilà bien un répertoire où le choix des versions est délicat – et important. Les grands labels appartenant à des régions et des cultures sonores très différentes du patrimoine et du style tchèques, circulent beaucoup de versions assez éloignées des équilibres conçus par les compositeurs.

Aussi, comme pour Dalibor de Smetana, une proposition de parcours dans la discographie de l'autre grand standard de l'opéra romantique tchèque – et le seul opéra dans cette langue, hors Janáček, à être régulièrement joué dans le monde. Vous pouvez retrouver ici une présentation de particularités de Rusalka en deux notules, autour du livret (sources et mise en œuvre) comme de la musique (folklore et wagnérisme).

Cette limitation à quelques titres est bien sûr très injuste, dans la mesure où le répertoire tchèque regorge de bijoux dans ce style, qui recueillent généralement d'assez beaux succès publics. Rien qu'en restant avec Dvořák, il faudrait donner régulièrement son ultime opéra, Armida, qui adopte un style « militaire » archaïsant, très différent de la féerie de Rusalka, tout en demeurant très raffiné. Sans aller chercher très loin non plus, Dalibor, Libuše (Smetana), Šárka (Fibich) assureraient des succès massifs (bien plus que la Fiancée vendue, quelquefois donnée, et pas du tout du même tonnel). À condition de faire déplacer le public, ce qui est toujours le problème lorsqu'on ne joue pas la centaine d'opéras très célèbres (le seuil critique pour remplir une salle requérant nécessairement un public plus occasionnel, pas seulement de spécialistes du style en question – sauf dans les très grandes métropoles où le nombre d'habitants permet d'atteindre le nombre requis).

Comme pour l'opéra russe, je demeure vaguement dubitatif devant la frilosité des maisons d'opéra à programmer ces répertoires. Proposer un chef-d'œuvre décadent allemand, de la nuova schola italienne, des pièces passionnantes mais obscures ou exigeantes de Scandinavie ou de Finlande peut représenter un risque. En effet, cela requiert des efforts même une fois dans la salle, et ne s'adresse pas forcément à des publics déjà constitués – par exemple, le public de l'opéra italien appréciera sans doute plus aisément un nouveau Donizetti qu'un Leoncavallo innovant, un Mascagni sévère, un Gnecchi germanisant ou un Montemezzi crépusculaire.
En revanche, le romantisme tchèque (ou russe) a prouvé son accessibilité et sa bonne fortune auprès de publics assez divers (amateurs de voix, de mélodies lyriques, d'harmonies riches, d'orchestrations raffinées) : de quoi rassembler verdiens, wagnériens et slavophiles. Comme le style en est identifiable et très apprécié, il doit être possible de remplir sans coup férir, une fois le public habitué à cette nouvelle offre.

Dans l'attente d'être entendu (ou plus exactement, que quelqu'un en haut lieu se mette fortuitement à suivre le même raisonnement que moi), je ne puis que trop vous engager à ne pas vous limiter à collectionner les Rusalka : il existe beaucoup d'excellentes versions idiomatiques des autres, dans un goût comparable et une veine très différente – la disponibilité des livrets est un peu plus épineuse, mais si on est un peu motivé, on trouve (dans le cas contraire, contactez-moi).



2. Discographie exhaustive et commentée

Voici donc l'ensemble des versions commerciales disponibles à ce jour (discographie préparée en 2014, j'ajoute Nézet-Séguin, mais il est possible que d'autres éditions aient dans l'intervalle paru et trompé ma vigilance), avec un mot de présentation pour guider.

Je commence par préciser que je n'ai pas tout écouté : je le précise dans ce cas, et je me contente alors d'hypothèses (donc de préjugés) sur l'affiche... ça donne toujours des informations sur les habitudes des interprètes et du label, mais ne garantit absolument rien en termes de résultat final.

Dans l'ordre de citation des rôles : Rusalka, Prince, Ondin, Ježibaba, Princesse Étrangère.

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1951 – Joseph KEILBERTH – Urania, Hänssler, Brilliant Classics (en allemand)
Chœurs de l'Opéra de Dresde. Staatskapelle de Dresde.
Elfride Trötschel, Helmut Schindler, Gottlob Frick, Helena Rott, Ruth Lange.
putto

Version pas particulièrement passionnante : l'œuvre perd beaucoup de sa saveur spécifique en allemand (et joué dans un style qui fait peu de place à la couleur), la direction est très sommaire (aussi bien dans l'intention que dans la réalisation), et Trötschel est tout sauf gracieuse. Une version en force, dont la poésie n'est pas le fort.

Par ailleurs, coupures significatives (20 minutes manquantes).

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1952 – Jaroslav KROMBHOLC – Supraphon, Line Cantus Classics
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Ludmila Červinková, Beno Blachut, Eduard Haken, Marta Krásová, Marie Podvalová.
putto

Première version chez Supraphon, dans un son assez extraordinaire pour l'époque : les voix restent un peu en avant, mais l'orchestre est très lisible (et remarquablement assuré), avec des couleurs typées et beaucoup de chaleur dramatique.
On dispose en outre de plusieurs des plus grands chanteurs tchèques de tous les temps : Červinková, voix de soprano dramatique placée avec clarté, très incisive et expressive (seule réserve : un peu stridente à l'acte III), et le divin Blachut, sorte de Bergonzi tchèque (quelque part entre l'héroïsme et la préciosité), usant d'une émission large mais constamment mixée. Sans parler du grand luxe de Podvalová, autre soprano dramatique de premier plan, en Princesse étrangère.

Une version cohérente de bout en bout, très bien chantée, bien captée. Très belle référence.

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1954 – Felix PROHASKA – Walhall, Line Cantus Classics, The Art of Singing (en allemand)
Radio autrichienne (Großes Wiener Rundfunkorchester).
Eleanor Schneider, Waldemar Kmentt, Walter Berry, Hilde Rössel-Majdan, Gerda Scheyrer.
putto

Évidemment, les bandes de la radio autrichienne des années 50 sont toujours aussi frustrantes orchestralement (lointain, gris, écrasé, très peu détaillé), et Prohaska dirige assez droit, façon germanique, pas beaucoup d'alanguissements ni de poésie. En revanche, tout le monde s'exprime ici avec une véritable chaleur, en particulier Kmentt (qui paraît chanter une sorte d'opérette viennoise héroïque, mais le fait avec charme et conviction). En CD, ma seule version allemande satisfaisante sur le plan prosodique.

Ce n'est vraiment pas mal, mais insuffisant pour profiter pleinement de l'œuvre, dans la mesure où l'on perd le tchèque, et où il s'agit d'une version très coupée – il manque 30 minutes de musique, même en prenant en compte le tempo vif !

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1961 – Zdeněk CHALABALA – Supraphon
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Milada Šubrtová, Ivo Židek, Eduard Haken, Marie Ovčáčíková, Alena Míková.
putto

La version légendaire de l'œuvre. Fort belle, mais deux réserves importantes : Šubrtová est très séduiante d'ordinaire (fantastique Léonore du Trouvère en tchèque), mais la voix paraît un peu étroite et aigrelette, ainsi captée, pour un rôle de grand lyrique de ce genre. Plus gênant, la prise de son et la direction de Chalabala sont assez plates, le relief des pages (couleurs harmoniques, effets d'orchestration, solos, intensité dramatique) est largement gommé.

Très bonne version, mais qui ne donne pas toute sa mesure à l'œuvre.

En 1975, Bohumil Zoul en fait un film avec des acteurs mimant le chant – cela ressemble à une mise en scène de théâtre très tradi filmée de près, avec un Ondin tout vert et des gestes très empruntés. Vraiment pas pas exaltant, sauf à considérer Otto Schenk comme un avant-gardiste hystérisant.

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1971 – Arthur APELT – Eterna, Berlin Classics (extraits en allemand)
Chœur du Staatsoper Berlin, Staatskapelle Berlin.
Elka Mitzewa, Peter Bindszus, Theo Adam, Annelies Burmeister, pas de Princesse Étrangère.
putto

Version originale et très typée, avec ses bois berlinois presque aigres, pour un univers plus dur et moins féerique. Assez convaincant, même si Mitzewa n'est pas la meilleure titulaire du rôle.

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1975 – Peter SCHNEIDER – Gala (en allemand)
Chœur der Deutsche Oper am Rhein, Düsseldorfer Symphoniker.
Hildegard Behrens, Werner Götz, Malcolm Smith, Gwynn Cornell, Hana Svobodová-Janků.

Découvert son existence en préparant cette notule. Lu les plus grands éloges sur Werner Götz, au sein d'une interprétation paraît-il particulièrement germanique ; mais l'élan de Schneider et l'aplomb de Behrens (alors d'une fluidité et d'une musicalité exceptionnelles) rendent bien sûr très curieux, probablement une version allemande qui fonctionne.
J'ai l'impression que c'est indisponible depuis longtemps, en revanche.

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1976 – Bohumil GREGOR – Opera d'Oro, BellaVoce
Chœurs de l'Opéra Néerlandais. Orchestre de la Radio Néerlandaise.
Teresa Stratas, Ivo Žídek, Willard White, Gwendolyn Killebrew (Ježibaba et Princesse).
putto

Un peu de souffle sur la bande, les équilibres de la prise ne sont pas toujours parfaits (obturation d'une partie du spectre du microphone par les cors, par exemple).

Gregor joue la partition de façon essentiellement lyrique, en exaltant les mélodies supérieures au détriment des autres détails (cela tient aussi à la façon toujours élancée de la Radio Néerlandaise) ; je ne trouve pas les transitions (pourtant toujours superbes, vraiment sur le modèle wagnérien) bien soignées, et on passe à côté de beaux détails à l'intérieur du spectre orchestral, mais ce n'est pas déplaisant.

Vocalement, Stratas surprend, mais pas désagréablement : une boule de son bien efficace au fond de la bouche, une implication notable, ça se défend très bien pour une voix pas le moins du monde tchèque. Žídek est clairement sur le déclin, la voix s'est beaucoup asséchée ; la technique lui permet de tenir son rang, mais ce n'est plus aussi aisé et séduisant.

Une version très valable, si l'on n'avait que celle-là, on serait déjà bien contents.

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1983 – Václav NEUMANN – Supraphon
Chœur & Orchestre de la Philharmonie Tchèque.
Gabriela Beňačková-Čápová, Wiesław Ochman, Richard Novák, Věra Soukupová, Drahomíra Drobková.
putto

Neumann n'est pas le plus ardent des chefs, mais la mise en situation à l'Opéra l'a poussé, semble-t-il, à une générosité dont il n'est pas si coutumier. La Philharmonie Tchèque est comme toujours le moins idiomatique des orchestres du territoire, et l'on se surprend à trouver les composantes structurelles germaniques (motifs, harmonie), mais l'ensemble demeure d'une transparence et d'un style parfaits.
À cette belle lecture orchestrale s'ajoute la meilleure distrbution depuis Krombholc. Certes, les amants ne sont pas des tchèques (il y a chez Beňačková, somptueuse, une petite rondeur typiquement slovaque, presque une mollesse façon Caballé, qui compense la grandeur acide du format dramatique à la tchèque), mais la langue est très respectée, les irisations vocales remarquables.

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1987 – Václav NEUMANN – Orfeo
Chœur & Orchestre de l'Opéra de Vienne.
Gabriela Beňačková-Čápová, Peter Dvorský, Yevgeny Nesterenko, Eva Randová (Ježibaba et Princesse).

La distribution peu paraître encore plus tentante que chez Supraphon, avec Dvorský (en général plus solaire qu'Ochman, mais potentiellement plus court aussi, surtout à cette date) et Randová. Duo principal cette fois-ci entièrement slovaque – et, pour les avoir entendus avec Pešek ou en concert à Prague, la différence se perçoit avec les tchèques (légèrement plus rond et confortable, moins incisif). Tchèque, c'est Urbanová ; slovaque, c'est Popp.
Néanmoins, l'association Neumann-Vienne fait craindre une certaine neutralité expressive et stylistique – je ne suis pas si pressé de tenter, d'autant que la version pragoise fonctionne sur tous les points (Ochman y est très aisé et délicat, un peu plus blanc que Dvorský, mais aussi considérablement plus souple).

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1997 – Alexander RAHBARI – Koch, Brilliant Classics
Academic Choir « Ivan Goran Kovačić ». Orchestre Philharmonique de Zagreb.
Ursula Füri-Bernhard, Walter Coppola, Marcel Rosca, Nelly Boschkova, Tiziana K. Sojat.
putto

Comme pour Halász, il existe un autre visage à l'art de Rahbari, beaucoup plus valorisant, que ses contributions cachetonnantes au jeune label Naxos. Profil orchestral absolument pas tchèque, avec des cordes très rondes et homogènes, mais l'ensemble demeure habité. Le ténor blanchit en essayant la demi-teinte, la basse sonne extraordinairement italienne (on croirait entendre Siepi sauvé des eaux), mais tout le monde concourt avec générosité à un drame prenant.

Une belle version qui, considérant son prix, constitue un choix tout à fait satisfaisant.

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1998 – Charles MACKERRAS – Decca
Chœur mixte de Kühn. Orchestre Philharmonique Tchèque.
Renée Fleming, Ben Heppner, Franz Hawlata, Dolora Zajick, Eva Urbanová.
putto

La version longtemps la plus aisément disponible, et probablement la plus écoutée dans la plupart des pays.Elle n'est pas sans vertus ; plateau de stars, mais très soucieuses de se conformer à l'esprit spécifique de l'œuvre : les liquidités affectées de Fleming se fondent assez bien dans ce personnage plaintif de conte bariolé, une vision très différente de la tradition, Heppner à son zénith chante avec application, mais pas sans générosité, et Urbanová est glaçante et superbe à la fois en Princesse Étrangère – elle aurait mérité une immortalisation dans le rôle-titre, même si son format est un rien plus dramatique que Beňačková, et sa souplesse pas tout à fait équivalente.

Orchestralement, tout est merveilleusement détaillé, dans un confort sonore remarquable (Decca), pour une lecture plus hédoniste que dramatique, mais très sensible : Mackerras exalte les velours plutôt que les reliefs, à rebours ici aussi de la tradition tchèque – qui est beaucoup moins soignée et bien plus impétueuse. Mackerras tire plutôt vers l'évocation poétique que vers le drame en musique. (Le minutage en témoigne fidèlement : 15 à 30 minutes de plus que les autres versions.)

Une très belle version qui peut servir de référence, mais qui ne dispense pas d'essayer d'autres lectures plus frémissantes et tranchantes.

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2006 – Franz WELSER-MÖST – Orfeo
Chœur de l'Opéra de Vienne. Orchestre de Cleveland.
Camilla Nylund, Piotr Beczała, Alan Held, Birgit Remmert, Emily Magee.

Mis à part Nylund, qui m'intrigue (vu la date, la voix pourrait encore être fraîche, et pas courte et cassante comme dans ses mauvais jours désormais), ce n'est pas très engageant : quel respect du style et de la langue attendre de ces spécialistes des grands titres germaniques lourds – Beczała, à cette date, a peut-être plus de clarté que désormais, mais la voix me paraît robuste et ancrée dans le sol pour ce rôle où je me suis habitué aux plus souples et lumineux (sans doute très beau, mais pas forcément indispensable à découvrir).

Quant à Welser-Möst et Cleveland, déjà pas toujours engagés dans leur meilleur répertoire, je ne suis que modérément curieux (résultat stylistique ?).

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2007 – Richard HICKOX – Chandos
Opera Australia Chorus. Australian Opera and Ballet Orchestra.
Cheryl Barker, Rosario La Spina, Bruce Martin, Anne-Marie Owens, Elizabeth Whitehouse.
putto

Pas très enthousiaste sur celui-ci : Barker sonne très mûre, La Spina évoque vraiment le versant efficace-si-pas-séduisant de l'école australo-américaine (avec ce timbre un peu farineux et pincé dans le nez)... sans parler de l'état du tchèque. L'intérêt est surtout à chercher chez Hickox, qui propose une lecture chambriste étonnante, très délicate et suspendue.

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2009 – Jiří BĚLOHLÁVEK – Glyndebourne
Glyndebourne Festival Chorus. London Philharmonic Orchestra.
Ana María Martínez, Brandon Jovanovich, Mischa Schelomianski, Larissa Diadkova, Tatiana Pavlovskaya.

Parution récente dont on n'a pas à attendre beaucoup de grâce (et puis Bělohlávek, très en cour à Paris, et surtout Londres et Glyndebourne, ne se départit jamais d'une petite indolence) mais j'aimerais beaucoup essayer l'Ondin de Schelomianski, à vrai dire, surtout que le rôle n'est pas extraordinairement servi au disque.



3. Vidéographie exhaustive et commentée

En bleu, les films en studio (pas forcément disponibles commercialement). En rouge, les captations de représentations.

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1962 –  Václav KAŠLÍK – Filmexport Home Video
Arrangement, mise en scène et réalisation de Václav Kašlík.
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Milada Šubrtová, Zdeněk Švehla, Ondrej Malachovský, Věra Soukupová, Ivana Mixová.
putto

La vidéo la plus célèbre de l'œuvre, un studio très littéral (production du studio Barrandov de Prague, joué par des acteurs professionnels), aux teintes verdâtres pas toujours avenantes, mais qui tient assez bien ses promesses : dans le genre théâtre de studio, si l'on accepte la part de naïveté, voilà qui vaut bien la Flûte de Bergman.

Kašlík y est à la fois chef et réalisateur, et pour une version avec Šubrtová, l'ensemble est autrement vivant (et plus coloré) que Chalabala ; sans parler de la valeur ajoutée de l'Ondin Malachovský, ample et mordant, pas du tout élimé comme Haken.

Attention, la version est très coupée (il manque au moins 30 minutes de musique).

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1975 – Zdeněk CHALABALA – télévision tchécoslovaque
Réalisation de Bohumil Zoul.
Chœur & Orchestre du Théâtre National de Prague – Národní divadlo Praha.
Milada Šubrtová, Ivo Židek, Eduard Haken, Marie Ovčáčíková, Alena Míková.
putto

Doublage par des acteurs professionnels (sauf Haken qui tient son propre rôle) du fameux studio de 1961. C'est à peu près ce qu'on fait de pire dans cette veine : images très lisses (où personne ne semble très concerné), mal raccordées entre elles, suite d'images de catalogue qui n'ont plus aucun impact dramatique, le tout soutenu par le son un peu plat (orchestre gris et écrasé) de la prise de son de 61.
C'est un peu dans la veine des pires productions de Ponnelle, avec des couleurs plus crues caractéristiques de la télé slave occidentale de cette période (sans parler du goût des surimpressions). À tout prendre, écoutez le disque.

Je n'ai pas eu le courage de tout regarder, on y voit quelques jolies gambades dans les fleurs et peut-être de réels bons moments, mais je doute que ce soit complet de toute façon.

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1976 – Libor PEŠEK – ZDF
Réalisation de Petr Weigl.
Chœur & Orchestre de la Radio Bavaroise.
Gabriela Beňačková-Čápová, Peter Dvorský, Ondrej Malachovský, Libuše Márová, Milada Šubrtová.
putto

Très proche du studio Neumann, étrangement (alors que seule Beňačková est commune), encore plus habitée. La Radio Bavaroise joue cela avec un naturel tchèque très surprenant, parfaitement éloigné, jusque dans les timbres, des habitudes germaniques.
Dvorský est un peu plus tendu qu'Ochman, mais plus radieux aussi, dans une belle forme ; Malachovský, un rien moins splendide qu'en 62, demeure beau diseur. Šubrtová, à cette date, s'est acidifiée, mais sonne encore très bien, pour une Princesse Étrangère de format plus léger que de coutume (et une impression de jeunesse moindre), mais pas plus fragile que les autres. Beňačková y est un peu plus ronde et confortable, un peu moins engagée, mais l'ensemble constituerait facilement une référence absolue (en tout cas, musicalement, on n'a pas mieux dans le choix vidéo) s'il n'y avait, à nouveau, des coupures significatives (il manque 20 minutes de musique).

Car visuellement, malgré le studio, il y a là une forme de simplicité très réussie : traditionnel et naïf, mais soigné, avec de beaux plans (le manteau ondoyant et mousseux de l'Ondin, les départs des personnages toujours très expressifs…). Le doublage des acteurs se révèle adroit (très exact, en faisant semblant de chanter tout en gommant l'effort, c'est assez réussi) ; Weigl montre pendant le ballet des épisodes laissés dans des ellipses du livret, de façon assez élégante. J'aurais simplement aimé que le rythme des pas corresponde au tempo, ce qui n'est pas le cas et gâte un peu la majesté de belles séquences.

Une réussite à tous les niveaux, qui peut constituer un bon premier choix, malgré les coupures.

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1976 – Marek JANOWSKI – ZDF
Réalisation de Petr Weigl.
Chœur & Orchestre de la Radio Bavaroise.
Lilian Sukis, Peter Hofmann, Theo Adam, Rose Wagemann, Judith Bekmann.

Mêmes visuels, mais cette fois en version allemande. Je n'ai hélas pas encore pu mettre la main dessus ; Janowski dans une partition colorée et lyrique, Hofmann en Prince très terrien, Adam dans un rôle de basse… beaucoup de raisons d'être intéressé.

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1986 – Mark ELDER – Arthaus (en anglais)
Chœur & Orchestre de l'English National Opera. Mise en scène de David Pountney.
Eilene Hannan, John Treleaven, Rodney Macann, Ann Howard, Phillis Cannan.
putto

Cette production constitue une excellente surprise : Pountney réussit une très belle lecture assez concrète, mais féerique, qui déborde de petits gestes éloquents. Par ailleurs, l'orchestre palpite avec beaucoup de chaleur sous la direction de Mark Elder, dont on sent clairement la maîtrise stylistique.

Eilene Hannan chante remarquablement, et Treleaven rayonne complètement à cette époque...

Principale réserve, l'anglais, totalement en bouillie : très peu de choses sont intelligibles, et l'intérêt du changement de langue paraît ténu.

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2002 – James CONLON – TDK
Chœur & Orchestre de l'Opéra de Paris. Mise en scène de Robert Carsen.
Renée Fleming, Larissa Diadkova, Sergej Larin, Franz Hawlata, Eva Urbanová.
putto

Moyens et esthétique proches de Mackerras. Le problème réside précisément dans la comparaison : la distribution largement commune est dans un moins bon jour (ou plus fatiguée), Conlon cherche l'hédonisme mais trouve surtout la mollesse (et l'Orchestre de l'Opéra de Paris sonne évidemment considérablement moins bien dans cette musique).

Surtout, la mise en scène de Carsen, entièrement à base de jeux de miroir, évidents comme à l'acte I (où le reflet permet de se placer d'instinct dans un univers subaquatique), ou ajoutés au livret comme à l'acte II (la Princesse Étrangère comme un double de Rusalka, piégée derrière son miroir muet), est complètement ruinée par la captation vidéo. Les gros plans empêchent de comprendre la mise en scène, et les plans d'ensemble ne sont de toute façon pas télégéniques – alors que cette production est réellement à couper le souffle sur scène, probablement ce que j'ai vu de plus intense sur une scène d'opéra.
En l'état, cela évoque surtout une relecture bourgeoise du mythe (ce qui n'est absolument pas le propos de Carsen, dont les intérieurs ne sont pas une transposition, mais une forme d'univers alternatif), sans grand intérêt.

Fleming s'est déjà amollie ; Larin reste toujours assez monolithique et farineux. Rien de mauvais, mais pas du tout prioritaire.

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2010 – Tomáš HANUS – C Major
Chœur & Orchestre de l'Opéra de Munich. Mise en scène de Martin Kušej.
Kristīne Opolais, Klaus Florian Vogt, Günther Groissböck, Janina Baechle, Nadia Krasteva.
putto
(Aussi disponible en Blu-Ray.)

On retrouve la violence intime habituelle des productions de Martin Kušej : ici les nymphes vivent dans la maison Kampusch (ou dans le sous-sol de leur souteneur), se traînant misérablement parmi les fuites d'eau, violentées de façon assez crue sur la scène. Je suis un peu gêné par la complaisance de certaines images (viol, ou peu s'en faut, de Rusalka par son « père » ; ses habits complètement mouillés ; la tenue très révélatrice de la Princesse Étrangère), qui semblent rechercher le scandale ou, en matière aquatique, le rinçage d'œil à bon compte.
Je trouve aussi désagréable la contradiction, pour ne pas dire le sabotage de la féerie évoquée par la musique. Dans le même temps, il faut admettre que ces amendements fonctionnent très bien sur scène : le milieu oppressif gouverné par l'Ondin qui menace de mort ses filles désobéissantes à l'acte I, les pouvoirs inquiétants de Rusalka qui brûlent le Prince et terrifient la Princesse Étrangère à l'acte II… Ce sont malgré tout des images fortes, très opérantes sur scène – disons que ce n'est simplement pas le type d'émotion suscité par Rusalka, et que l'on peut trouver dommage de nous imposer autre chose. (Le ballet avec les carcasses de faons, par exemple.) Cet autre chose fonctionne assez bien, en tout cas. Voyez ces deux critiques assez opposées, toutes deux assez révélatrices.

Kristīne Opolais est très impressionnante, pas du tout stridente au bout du spectre comme quelquefois, au contraire d'une rondeur et d'une facilité extrêmes ; l'exploit est d'autant plus notable qu'elle doit chanter (certes peu) à l'acte II en étant complètement mouillée (sa robe de mariée trempe pendant de longues minutes dans un aquarium surélevé, dont elle doit descendre dégoulinante sans que ses pieds ne puissent toucher le sol !), ce qui doit être particulièrement inconfortable. Une rivale mal intentionnée aurait tôt fait de ménager le bon courant d'air…
Réserve notable : le texte n'est pas du tout articulé, si bien que malgré la beauté de la voix et les qualités expressives du phrasé, on perd vraiment le détail des mots (ce pourrait aussi bien être du bulgare chanté par une américaine).

Le reste est moins intéressant : Vogt impavide dans un tchèque complètement lessivé, particulièrement peu idiomatique et généreusement inexpressif, Krasteva qui caricature les mezzos russes épais…

La direction de Hanus est très vivante, et l'ensemble constitue une curiosité pas du tout déplaisante.

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2012 – Ádám FISCHER – Euroarts
Chœur & Orchestre de la Monnaie de Bruxelles. Mise en scène de Stefan Herheim.
Myrtò Papatanasiu, Pavel Černoch, Willard White, Renée Morloc, Annalena Persson.

(Aussi disponible en Blu-Ray.)

Avec une Rusalka purement lyrique et le meilleur Prince de tous les temps – Černoch est dans la tradition tchèque d'émission très antérieure et de voix mixte, capable de surcroît de changer son émission par degrés d'héroïsme, de poésie, de couleur, au fil des besoins non pas techniques (totalement dominés) mais expressifs du rôle –, voilà qui promet beaucoup. Ensuite, que produisent Fischer et la Monnaie là-dedans, je n'ai pas testé.

La production de Herheim (également passée à Dresde et à Lyon) s'inscrit aussi dans la perspective d'une démystification – esthétiquement un peu bric-à-brac, à ce que j'ai lu et vu, mais je ne puis juger du propos et de la direction d'acteurs.

Je n'ai pu en apercevoir que des extraits, où Papatanasiu fait entendre un médium étonnamment renforcé et corsé, dans un tchèque pas du tout idiomatique, mais pas inintéressant. Visuellement, un peu difficile à décrypter (en costume de scène sur un piédestal au milieu d'une ruelle modeste), pas possible d'émettre un avis avant d'avoir tout vu.

En tout cas, la prochaine version sur la liste, assurément.

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2014 – Yannick NÉZET-SÉGUIN – Decca
Chœur & Orchestre du Metropolitan Opera de New York. Mise en scène d'Otto Schenk.
Renée Fleming, Piotr Beczała, John Relyea, Dolora Zajick, Emily Magee.
putto

Schenk réussit très bien le conte concret : les décors, dans le même genre que ceux du Ring (mais plutôt de ses parties réussies, comme la fin de Siegfried), rendent assez bien l'atmosphère naïve des clichés de chasse, par exemple.
Vocalement, ce n'est évidemment pas la fête du tchèque, même chez le seul slave de l'équipe, qui semble tâtonner pour trouver la bonne couleur – par ailleurs, de nombreux réflexes issus du répertoire italien (obturations audibles, attaques par palier) ne cadrent pas très bien avec le style attendu (même si c'est, évidemment, très bien chanté !).



4. Conseils

D'autres versions peuvent apparaître dans les discographies, mais toutes celles qui me manquaient étaient jusqu'ici (János Fürst pour la vidéo de la production de Jacques Karpo à Marseille, Janowski en version CD…) issus du marché pirate – autrement dit, des sites qui commercialisent sauvagement des bandes radio ou vidéo, pas toujours en état convenable, sans rémunérer les ayants droit (ce ne sont pas des éditions officielles, à ce compte-là il faudrait doubler ou tripler les discographies).
Quitte à descendre dans l'interlope, autant se délecter des bandes enregistrées au Národní Divadlo (Théâtre National), pour la typicité du son serré et chaleureux de l'orchestre... et le profil de distributions alignant les voix antérieures, acides, parfaitement idiomatiques et généralement très adéquates. [Les visuels scéniques sont en revanche plutôt évocateurs de ce que la tradition a pu produire de moins conforme au Goût.]

Pour une fois, le choix sera facile, et correspond assez à la hiérarchie traditionnelle : en CD, sur les 3 habituellement recommandées (Chalabala, Neumann, Mackerras), 2 le sont vraiment à bon droit, et sur les 4 qui ont été le mieux diffusées (Kombholc, Chalabala, Neumann, Mackerras), 3 demeurent les meilleures références.

En ce qui me concerne, c'est sans hésitation Krombholc qui me donne le plus de satisfaction, mais il faut considérer le tropisme personnel : voix antérieures et claires (tranchante pour Rusalka, souple pour le Prince), drame intense, timbres acides de l'orchestre… Pour l'éloquence et la couleur, on ne fait pas mieux ; pour le confort d'écoute ou la rondeur d'émission, ce n'est pas le bon choix.
Neumann 83 (le studio Supraphon) est susceptible de plaire à tous : les voix sont magnifiques, le drame est là, le style est respecté sans trop exalter les spécificités de timbres qui peuvent rebuter (la Philharmonie Tchèque est l'orchestre tchèque de loin le moins typé).

Par ailleurs, Mackerras, qu'on trouve aisément du fait de sa distribution prestigieuse et de son label hôte (Decca), mérite tout à fait d'être entendu ; peut-être pas un premier choix considérant sa perspective avant tout rêveuse et poétique (assez peu dramatique, l'ensemble dure d'ailleurs 15 à 20 minutes supplémentaires), mais une vision alternative aux antipodes de la tradition, très intéressante et réussie, dans un confort sonore délectable.

Moins original, Rahbari constitue une autre fréquentation tout à fait recommandable. Si vous êtes curieux de la tradition de Dvořák en allemand, très significative en Allemagne, c'est plutôt vers Prohaska qu'il faut se tourner – ou vers les extraits d'Apelt –, très chaleureux vocalement pour l'un, plein de ravigotante verdeur orchestrale pour l'autre.

Je mettrais donc surtout en garde contre Chalabala, souvent citée comme la version des initiées, mais où l'orchestre est capté très en arrière, et surtout comme aplati, sans couleurs. Les chanteurs semblent aussi demeurer assez inhibés par le studio… Cela ressemble vraiment à ces studios de radio en lecture à vue, pas très frémissants, même si parfaitement chantés.

Côté vidéo, le cas est plus compliqué : le film Weigl-Pešek est formidable, sorte de Neumann plus généreux, mais coupé ; la représentation Pountney-Elder de l'ENO, superbe, est en anglais (mal articulé de surcroît) ; Kušej-Hanus a ses hauts et ses bas, alternativement complaisant ou neuf visuellement, fade ou intense musicalement ; et je n'ai pas vu Herheim-Á.Fischer, autre relecture du quotidien contestée, mais dotée d'une distribution qui promet beaucoup. Difficile d'imposer une norme là-dessus, chacun doit vraiment choisir selon ce qu'il est prêt à voir…

hickx, gregor ; rahbari



5. Se les procurer et poursuivre

Pour un premier essai en extraits (tirés de l'œuvre, ou d'une minute sur chaque piste) ou en intégralité : quelques possibilités (toutes légales). Pour Qobuz et Naxos, l'abonnement est nécessaire pour entendre l'intégralité des pistes.

==> Les droits de Keilberth sont à vérifier (date de première commercialisation ?) ; il se trouve chez Naxos, en extraits sur Qobuz.
==> Krombholc est libre de droits ; il se trouve sur Deezer et YouTube, en extraits sur Qobuz et Naxos.
==> Prohaska est libre de droits ; il se trouve sur Deezer.
==> Chalabala (audio) est libre de droits ; il se trouve sur YouTube, en extraits sur Qobuz et Naxos.
==> Apelt se trouve sur Deezer, Qobuz et Naxos.
==> Gregor se trouve sur Deezer.
==> Neumann 83 se trouve en extraits sur Deezer.
==> Rahbari se trouve sur Deezer.
==> Mackerras se trouve sur Deezer et Qobuz.
==> Hickox se trouve sur Deezer et Naxos.


Par ailleurs, sur Rusalka, on a déjà mentionné :

Et quelques autres discographies (exhaustives) autour du répertoire romantique tchèque, récemment mises à jour :


lundi 21 décembre 2015

Benjamin BRITTEN – Discographie exhaustive du War Requiem


À l'occasion du cinquantenaire (et de l'âge d'or de la production discographique que nous vivons), l'éclosion de publications est impressionnante (six nouvelles versions en un peu plus de deux ans). Sans compter les premières éditions récentes de témoignages historiques (Britten 62, Leinsdorf 69 ; et un peu plus tôt Ansermet 67 et Giulini 69…). J'avais un peu écumé ce qui se trouvait il y a une dizaine d'années (sans en toucher un mot sur CSS), c'est peut-être l'occasion de faire ce détour aujourd'hui.

Et vous bénéficierez aussi de quelques commentaires additionnels pour vous guider dans une discographie qui fait peu la une des magazines, mais qui se révèle très fournie.

Notez bien que la prétention d'exhaustivité est un horizon (j'ai vraiment essayé de recouper les sources pour ne rien laisser passer, même les bandes distribuées seulement avec les magazines), mais qu'il serait étonnant qu'il n'en manque pas quelques-unes (outre un défaut de vigilance, si on va chez les labels autoproduits, les publications dématérialisées, les semi-pirates, les vinyles jamais reportés, je suis sûr qu'on peut compléter)… n'hésitez pas à les signaler si c'est le cas.



Légende

CC : prise en concert
CCs : prise en concert sur plusieurs soirées ou avec raccords
ST : enregistré en studio


Liste des enregistrements officiellement commercialisés

Britten 62 / Harper, Pears, Fischer-Dieskau / Melos Ens, Birmingham SO, Testament (cc)
Britten 63 / Vichnevskaïa, Pears, Fischer-Dieskau / Melos Ens, LSO & Ch, Decca (st)
Leinsdorf 63 / Ph. Curtin, Di Virgilio, Krause / Ch Pro Musica, Boston SO, DVD VAI (cc)
Ančerl 66 / Kniplová, English, J. Cameron / Prague PhCh, CzPO, Supraphon (cc)
Ansermet 67 / Harper, Pears, Th. Hemsley / Ch Pro Arte, Suisse Romande O & Ch, Cascavelle (cc)
Giulini 69 / Woytowicz, Pears, Wilbrink / Melos Ens, New Phia & Ch, BBC Legends (cc)
-
Rattle 83
/ Söderström, Tear, Allen / Birmingham SO, EMI (st)
Shaw 88 / Haywood, Rolfe-Johnson, Luxon / Atlanta SO & Ch, Telarc (?)
Kegel 89 / Lövaas, Roden, Adam / RCh Leipzig, Dresdner Phie, Berlin Classics (st)
-
Hickox 91
/ Harper, Langridge, Shirley-Quirk / LSO & Ch, Chandos (st)
Gardiner 92 / Orgonašová, Rolfe-Johnson, Skovhus / Monteverdi Ch, NDR, DG (cc)
W. Hall 94 / Altmeyer, M. Sells, D. Lawrence / William Hall O & Chorale / Klavier (?)
Brabbins 95 / L. Russell, Randle, Volle / Scottish FestCh, BBC ScottSO, Naxos (cc)
Shafer 95 / Goerke, R. Clement, Stilwell / Washington O & Ch, Gothic (cc)
Masur 96 / Wiens, Robson, Hagegård / Prague PhCh, Israel Ph, Helicon (cc)
Masur 97 / Vaness, Hadley, Hampson / Westminster Ch, NYP, Teldec (st)
-
I. Volkov, G. Walker 04
/ Guryakova, Padmore, Gerhaher / Edinburgh FestCh, Paragon Ens, BBC ScottSO, BBC Music Magazine (cc)
Masur 05 / Brewer, A.D. Griffey, Finley / LPO & Ch, LPO Live (cc)
Rilling 07 / Dash, J. Taylor, Gerhaher / Stuttgart FestEns, Hänssler (cc)
Ozawa 09 / Goerke, A.D. Griffey, J. Westman / SKF Mastumoto Ch, Tokyo OpSg, Ritsuyukai Ch, Saito Kinen O, Decca (ccs)
-
Noseda 11
/ Cvílak, Bostridge, Keenlyside / LSO & Ch, LSO Live (cc)
Zweden 11 / Dobracheva, A.D. Griffey, Stone / PBCh, PBPO, Challenge Classics (cc)
Nelsons 12 / Wall, Padmore, Müller-Brachmann / Birmingham SO & Ch, DVD Arthaus (cc)
Jansons 12 / Magee, Padmore, Gerhaher / BayRSO & Ch, BR (cc)
Pappano 12 / Netrebko, Bostridge, Hampson / Santa Cecilia & Ch, Warner (st)
McCreesh 13 / Gritton, Ainsley, Maltman / Wrocław PhCh, Gabrieli C&P, Signum (st)



Tendances

On constate la suprématie numérique évidente des ensembles britanniques : Birmingham (3x), LSO (3x), BBC écossaise (2x), Philharmonia, LPO, l'ensemble de McCreesh, le chœur de Gardiner… et pour le reste, on dispose tout de même de New York, Washington, Atlanta et d'un autre ensemble américain.

On remarque aussi, au passage, qu'on conserve volontiers un ténor anglophone même dans les versions hors-sol (Ančerl, Kegel, Rilling…), une soprane slave (Vichnevskaïa, Kniplová, Woytowicz, Orgonašová, Cvílak, Dobracheva, Netrebko…), et quelquefois même le baryton germanique (Fischer-Dieskau, Krause, Müller-Brachmann, Wilbrink, Adam, Volle, Hagegård, Gerhaher, Müller-Brachmann… plutôt dans les versions hors pays anglophones), avec des chefs qui n'auraient aucun mal à recruter un ténor britannique ou américain dans leur carnet d'adresse.
Autant la soprane slave ne me dérange pas (ce n'est que du latin), autant Owen mal mâchonné par de grands liedersänger, j'avoue que ça ne m'exalte pas trop, et je ne m'offusque donc pas si


Quelques choix


Là-dedans, beaucoup de bijoux. J'aime énormément la ferveur de Giulini 69, plus un ensemble bouleversant qu'une collection de morceaux de bravoure, qui se goûte dans le silence, d'une traite. Côté versions récentes, Pappano 2012 est l'un de ceux qui distille la poésie avec le plus de sûreté – à la fois plastique et recueilli, même si le studio n'atteint pas l'intensité des concerts de 2005 (et j'aimais davantage Brewer, ma référence personnelle dans la partie, que Netrebko). Bien sûr, le studio de Britten en 63 reste incontournable, et pas seulement à cause du parfum d'histoire (Testament a depuis publié la bande de la création à Coventry en 62) : Britten dirige son œuvre avec une sorte d'objectivité très droite, peu de legato, avec une lisibilité maximale du contrepoint choral, en particulier – et puis ces personnalités, toutes imparfaites mais très fortes, qui émergent comme autant de symboles.

Sans doute plus discutable (les solistes, le ténor Gerald English excepté, ne sont pas très gracieux), Ančerl 66 joue cela avec la même pâte que pour ses Requiem de Dvořák, très typé centre-européen et dramatique, assez méchant et sombre… à l'exception du dernier accord, il y a peu de lumière là-dedans, même dans les sonneries baroques du Sanctus. On pourrait presque parler de version poisseuse, du point de vue psychologique – rien d'épais musicalement.

Sinon, les distributions anglophones de versions plus lyriques comme Hickox 91, Masur NYP 97, Rattle 83, Shaw 88, sont dignes des plus grands éloges, de pair avec des directions très adéquates (à la réécoute, je suis frappé par le grand legato et la sorte de poussée lyrique un peu insolite imposée par Masur) ; de même pour la grande fresque chorale liturgique et fusionnelle de Shafer 95.

Je m'aperçois que j'aime moins les versions purement plastiques, très léchées, comme Jansons 2012 (excellent, mais plus beau qu'émouvant), Rilling 2007 (où, comme chez Jansons, je suis un peu gêné par le placement et l'anglais de Gerhaher) ou, pis, McCreesh 2013 (que je trouve peu incarné).

Seule version que je déconseillerais vraiment, Gardiner 92, blanc, impavide… toutes les notes semblent avoir le même poids, et toutes sont écrasées, aucun relief du début à la fin, dans une œuvre où les climats sont pourtant spectaculaires. Peut-être est-ce la tentative d'insister sur la limitation du vibrato avec un orchestre (NDR) avec lequel Gardiner avait peu collaboré ?  En tout cas, vraiment décevant, et j'ai reçu plusieurs témoignages en ce sens, bloqués par cette approche.
Brabbins 95, version très estimable (même si Tom Randle a beaucoup progressé depuis), peut aussi rebuter en raison de sa prise de son (un peu étroite, blanche et métallique, du type de ce que faisait Naxos à l'époque, avant la perfection actuelle) ; ce n'est pas la faute des artistes, mais ce peut être un obstacle pour les plus audiophiles.

Sinon, parmi les bandes et expériences en salle, grande impression faite par Metzmacher en 2010 avec l'Orchestre de Paris (quel chœur !), Indra Thomas, Paul Groves (rondeur, mots, projection, c'était confondant) et Matthias Goerne (un peu épais, bien sûr, mais vraiment intense).

J'aurais bien aimé entendre une version Inghelbrecht empesée (avec Sarroca ou Brumaire, Peyron ou Giraudeau, H. Etcheverry, Roux ou Lovano) et surtout une version Kondrachine bien acide, méchante et lumineuse, mais je suppose que c'est un vœu pieux. 


Glottophilie


Si vous désirez sélectionner les meilleurs chanteurs, je n'ai pas vraiment opéré de comparatif précis (l'œuvre ne s'y prête guère, s'écoutant d'une traite), mais je décerne la palme à Brewer et Vishnevskaya pour leur autorité liturgique menaçante. Chez les ténors et les barytons, ce sont évidemment les anglais et quelques américains qui s'en tirent le mieux : Langridge, Hadley, Gerald English, Bostridge, Ainsley, Padmore, Rolfe-Johnson, Pears, Fischer-Dieskau (malgré l'accent), Shirley-Quirk (très sombre et direct), Luxon, Allen, Hampson… Considérant qu'on leur confie de (beaux) poèmes anglais, il ne peut vraiment en aller autrement.



Prolonger

==> Une traduction et présentation du poème Parable of the Old Man and the Young de Wilfred Owen, utilisé dans l'Offertoire du War Requiem.

mardi 9 décembre 2014

Quelques versions choisies des Sonates & Partitas pour violon de Bach


À l'occasion d'une exécution récente par Patrick Cohën-Akenine de la Chaconne pour violon de Bach, quelques pistes discographiques ont été proposées. Si jamais ce peut fournir des idées de versions (pas forcément couramment recommandées) à nos aimables lecteurs, en voici le contenu :

Suite de la notule.

lundi 17 novembre 2014

Quelques pistes discographiques avec Christian Gerhaher


La restitution du Carnets sur sol intégral prend du temps, aussi bien du côté de la réactivation chez Free (un dossier est nécessaire, beaucoup d'interventions de ma part sur l'interface, sans parler des délais de traitement) que de la remise en ligne des contenus… Aussi, dans l'attente, manière d'alimenter un peu ce nouvel espace assez vide, et tandis que des notules un peu plus ambitieuses, sont en préparation, un petit parcours du côté de Christian Gerhaher, l'un des très rares liedersänger à pouvoir remplir les salles sur ses mérites non opératiques (qui, à part Goerne, aujourd'hui ?). [Posté à l'origine sur AMC.]

Ce qui est extraordinaire, chez Gerhaher, c'est que l'élocution très articulée ne regarde jamais vers la préciosité : la voix et l'expression demeurent très directes, presque brutes par certains aspects. C'est cette simplicité (pas d'abus de couverture non plus, régulièrement des [a] ouverts) qui en fait l'un des plus grands artistes de notre temps.

Au sommet, on trouve ses Schumann: cycle Eichendorff, Dichterliebe, Scènes de Faust (deux versions au disque : Harnoncourt et Harding, et énormément de témoignages radio)…

Miraculeux Wolfram… je crois que je n'ai jamais entendu mieux, c'est encore un cran au-dessus de DFD, Mattei et quelques autres immenses titulaires. À la fois mordant, poétique et dit à la perfection. Dans la version Janowski récemment parue, l'alliance avec les chœurs transparents, fervents et glorieux de la Radio de Berlin (ex-Est) rend l'acte III à peine soutenable d'intensité.

À cela il faut ajouter le disque d'airs rares allemands, une tuerie : que de très belles choses, et là aussi dans une voix et un frémissement extraordinaire. Son Froila (Alfonso und Estrella) tient du miracle, alors même que la concurrence est sévère : Fischer-Dieskau, Hampson, Werba !

Tout autant hors des sentiers battus, même si les plus grands l'ont pratiqué (Fischer-Dieskau, Bär, Le Roux, Tüller, Eröd…), il a fait le merveilleux Notturno de Schoeck.

Et puis son Posa inattendu (version en quatre actes à Toulouse, en 2013) — ne forçant jamais son naturel, mais j'étais très étonné d'entendre un italien aussi bien sonnant (alors que je ne l'ai jamais entendu chanter autre chose que de l'allemand, à cette exception près).
Preuve supplémentaire, au passage, de la perfection technique absolue de cette voix : toutes les voyelles sont riches et solides, toutes les couleurs disponibles, du grave râpeux (jamais tubé) à la voix mixte, et bien sûr un excellent ilegato/i, une excellente extension aiguë, qu'elle soit couverte ou mixée…

Suite de la notule.

samedi 19 juillet 2014

Bedřich Smetana — Dalibor — III : discographie exhaustive



1. Aimez-vous Smetana ?

Étrangement, Smetana conserve auprès du public, même averti, l'image d'un aimable illustrateur de paysages de Bohême — alors même que Má Vlast n'est pas sa seule œuvre passée à la postérité, et que le Premier Quatuor témoigne d'une vision plus audacieuse de la musique, et même d'un langage autrement rugueux.

Aussi, il ne faut pas hésiter à aller fouiner du côté de la musique de chambre (Trio avec piano de facture sérieuse mais très entraînant, Quatuors à cordes très modernes et exigeants), voire de la musique pour piano — au milieu de pièces de danse pour salon, une longue pépite comme Macbeth et les Sorcières offre un tableau dramatique détaillé et saisissant (ou, plus inattendue encore, cette Vision de bal, rhapsodie-polka qui déraille de façon presque apocalyptique).

En opéra, il en va de même : alors qu'on joue surtout Prodaná nevěsta (« La Fiancée vendue »), ses deux autres opéras célèbres, Dalibor et Libuše manifestent un lyrisme d'une chaleur et d'une audace qui excèdent amplement tout ce que Dvořák a pu produire dans le domaine — alors même qu'en ouvrant les partitions, la complexité est nettement supérieure chez le second (mais les opéras de Dvořák épousent effectivement un ton beaucoup plus classique qu'on pourrait l'attendre).

2. Une perle majeure du répertoire

Dalibor, puisque c'est de celui-ci qu'il sera question, se distingue en particulier par une urgence dramatique permanente (alors même qu'il se passe peu de choses dans le texte, assez contemplatif et rêveur), tandis que la veine mélodique se révèle d'une générosité invraisemblable.
D'ordinaire, dans les œuvres regorgeant de hits comme Don Giovanni, Il Trovatore ou Les Pêcheurs de Perles, les grands moments mélodiques s'enchaînent de façon autonome. Ici au contraire, sans qu'il y ait de mélodie qu'on ait envie de rechanter (tout cela est très lyriquement-vocal, avec de grandes courbes, des sauts d'intervalle conséquents ou des tessitures hautes), le flux mélodique de haute volée est continu, tout s'enchaîne en beautés ininterrompues, glissant immédiatement de l'une à l'autre.

À la fois immédiatement avenant et impossible à isoler, presque insaisissable : s'il y a bien un opéra qui décrive l'ineffable, c'est Dalibor.

Le tout dans de très belles couleurs atmosphériques, aussi bien dues à l'harmonie un peu typée, quasiment folklorique, qu'à l'instrumentation délicate, usant de constantes variations de la coloration — par les doublures successives des pupitres, en particulier les bois, au sein de mêmes phrases musicales.

Pour d'autres points de vue sur la matière du livret (attention spoiler) ou sa relation aux théâtres tchèques… lisez CSS. C'est profond, c'est spirituel, c'est gratuit.

3. Discographie commentée de Dalibor

Suite de la notule.

samedi 7 juin 2014

Chtchédrine – la chorégraphie de Carmen


Le ballet adapté pour cordes et percussions par Rodion Chtchédrine, à partir de la matière de l'opéra de Bizet, est l'une des œuvres les plus immédiatement enthousiasmantes, pour tout public, qu'on puisse trouver dans le répertoire : les hits de l'opéra sont concentrés ensemble, répétant les instants ineffables qui le méritent (variations sur l'étonnant fragment du final du II « Tu n'y dépendrais de personne »), et magnifiés par des rythmes incantatoires.

Quelle déception, alors, en découvrant la chorégraphie d'Alberto Alonso pour Maïa Plissetskaïa, à l'origine de la composition ! Une suite d'espagnolades sans épaisseur, quasiment sans propos, et réduisant l'histoire pourtant pas bien compliquée à une suite de clichés à la fois absents de l'original et particulièrement sommaires.

Bref, à écouter absolument au disque et en concert, mais il ne faut pas forcément regretter l'absence du ballet dans les salles. Une nouvelle chorégraphie, avec l'accord du compositeur, ne serait pas malvenue.

Pour les franciliens résidents ou de passage, l'œuvre sera donnée par l'Orchestre de Paris et Josep Pons, les 8 et 9 octobre prochains (à Pleyel).

Pour les mêmes et les autres, la discographie est assez riche : la récente Mikhaïl Pletnev / Orchestre National de Russie (DG) est à la fois la plus virtuose et la plus spirituelle que j'aie entendue, mais la version la plus diffusée à ce jour, Theodore Kuchar / Orchestre Symphonique de l'État Ukrainien (Naxos), tient très bien son rang, avec des cordes clairement moins voluptueuses, mais un engagement qui reste palpable. Dans un genre virtuose un peu moins subtil, Rico Saccani / Orchestre Philharmonique de Budapest (BPO Live) a ses mérites. Je ne crois pas qu'il existe de version réellement ratée, tant l'écriture des cordes et les effets de percussions, très habilement étagés, assurent la réussite, vu le relief musical de la matière première.

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Pour les curieux, le ballet peut se voir en ligne, dans une lecture musicale très lyrique du Bolshoï en tournée à Madrid en 1983 (avec l'épouse-créatrice). Il existe aussi une captation vidéo de 1987, plus nette, mais le son disponible (peut-être qu'un DVD existe, je n'ai pas vérifié) est assez horrible.

mardi 22 avril 2014

[Avant-concert] Les grands cycles du piano français : Schmitt, Hahn, Decaux, Dupont, Debussy, Ravel, Inghelbrecht, Le Flem, Koechlin, Samazeuilh, Tournemire et Migot


Les Heures dolentes de Gabriel Dupont sont données ce mercredi à l'Amphi Bastille.

Pour ceux qui seraient intrigués sans avoir écouté les disques, on peut se reporter à cette vieille notule autour des mélodies (avec extrait sonore). Ses opéras, dans des styles très différents – du vérisme de La Cabrera, très apprécié en son temps, à la veine épico-orientale d'Antar (extrait ) – n'ont pas encore eu les honneurs du disque. En revanche, en musique de chambre, on trouve son Poème pour piano et quatuor à cordes, et ses deux grands cycles pour piano.

Ceux-ci s'inscrivent dans la veine française des grands cycles pittoresques pour piano seul, sous forme de vignettes, travaillant la couleur harmonique et le figuralisme évocateur – au contraire de la littérature germanique, concentrée sur la forme abstraite du développement d'idées purement musicales.

C'est tout un pan du patrimoine pianistique, parfois de premier plan, qui est ainsi absent des salles et à peine représenté au disque. Dupont figure parmi les premiers à exploiter ce type bien particulier.

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Ont à ce jour été édités commercialement :

Florent SCHMITT : Les Crépuscules (1898-1911).
Comme les Clairs de lune de Decaux, les Miroirs de Ravel et les Images de Debussy, ce sont encore des recueils courts et un peu dépareillés, où les points communs restent lâches entre les pièces qui ne forment pas de réelle progression. Néanmoins une très belle œuvre thématique, avec des couleurs harmoniques originales et superbes, comme toujours chez Schmitt.
Il en existe plusieurs versions (Wagschal chez Saphir est excellent).

Reynaldo HAHN : Le Rossignol Éperdu (1899-1910).
C'est le premier cycle véritable, une très vaste fresque de plus de deux heures, répartie entre quatre livres (« Première Suite », « Orient », « Carnet de voyage » et « Versailles »), qui exploitent toute l'étendue des possibles pianistiques, avec énormément d'aspects et de techniques différents. Cette volonté totalisante se réalise sous forme de catalogue, mais avec un soin de l'évocation, de la couleur, du climat, très particulier, et typiquement français. Peut-être le plus ambitieux de tous, avec Les Clairs de lune et Les Heures persanes.
Deux versions : Earl Wild (Ivory Classics) et récemment Cristina Ariagno (Concerto).

Abel DECAUX : Clairs de lune (1900-1907).
Quatre pièces qui exploitent l'atonalité franche (les deux premières), en 1900. On ne trouve rien d'autre d'aussi radical, à ma connaissance, avant Erwartung (1909) et le Sacre du Printemps (1913), avec une avance d'une ou deux décennies sur toutes les grandes recherches hors de la tonalité traditionnelle, sans que Decaux semble s'être illustré par ailleurs dans la composition. Surtout un professeur, et d'autres de ses pièces sont beaucoup plus académiques. Pourtant, ces pièces ont un pouvoir atmosphérique rare – en particulier la troisième, « Au cimetière », qui alterne atonalisme et lyrisme de glas.
Ce cycle, ces deux dernières années, est joué de temps à autre à Paris (par Kudritskaya cette saison à Orsay, par Bavouzet la saison prochaine au Louvre... et il me semble l'avoir vu passer ailleurs). C'est le mieux enregistré de sa famille : Chiu chez Harmonia Mundi (1996), Girod chez Opes 3D (2001, épuisé), Hamelin chez Hyperion (2006) ; les deux dernières versions sont tout à fait remarquables.

Gabriel DUPONT : Les Heures dolentes (1905).
Le premier cycle publié, et aussi le premier à ménager une forme de contnuité – sur près d'une heure. Les pièces s'enchaînent selon un ordre logique qui raconte les épisodes de la maladie, avec des moments particulièrement spectaculaires (les délires cauchemardesques), un figuralisme permanent (mais sous forme d'esquisse plutôt que d'imitation, un peu comme chez Schubert). L'ensemble est un sommet de l'esprit « illustratif » français.
Assez nombreuses versions à présent : Blumenthal, Girod, Naoumoff, Lemelin, Paul-Reyner...

Claude DEBUSSY : Premier Livre des Images (1905).

Maurice RAVEL : Miroirs (1904-1907).

Claude DEBUSSY : Second Livre des Images (1907).

Désiré-Émile INGHELBRECHT : La Nursery (1905-1911).
À rebours des cycles « sérieux », une série d'arrangements délicieux. Quelques extraits dans cette notule (Lise Boucher chez Atma).

Maurice RAVEL : Gaspard de la nuit (1908)

Gabriel DUPONT : Les Maison dans les dunes (1908-1909).
Versant lumineux des Heures dolentes ; un peu plus court, un peu moins spectaculaire, mais tout aussi abouti, avec la contemplation émerveillée de paysages plaisants, au gré de recherches de figures pianistiques et de couleurs harmoniques adéquates.
Là aussi, de rien auparavant, les versions se sont accumulées en moins de dix ans : Girod, Naoumoff, Kerdoncuff, Lemelin, Paul-Reyner. Je recommande Kerdoncuff (Timpani), en particulier pour débuter : jeu très harmoniques, qui fait très bien entendre le contenu des accords, et les changements de textures sont spectaculaires (on entend des traits translucides, je ne vois même pas comment c'est techniquement possible). Sinon, Girod, avec plus de rondeur, fait de très belles nuances, et ses Dupont ont été réédités il y a quelques semaines par Mirare. Ou bien Naoumoff (intégrale chez Saphir), dans une perspective plus narrative et cursive, sur un piano plus cassant.

Claude DEBUSSY : Deux livres de Préludes (1909-1913).
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, Debussy n'est donc absolument pas pionnier dans ces Préludes, même s'il pousse la recherche de la couleur et de la singularité à son plus haut degré.

Paul LE FLEM : Sept prières enfantines (1911).
Elles s'inscrivent, à l'opposé, dans la recherche de la plus grande sobriété : pas d'ostentation digitale, harmonique ou même mélodique. Un petit cycle charmant, sans rechercher l'envergure.
Gravé par Girod pour Accord. Il existe aussi une orchestration, bien plus tardive (1946).

Florent SCHMITT : Les Ombres (1912-1917).
Langage proche des Crépuscules.

Charles KOECHLIN : Les Heures persanes (1913-1919).
Autre véritable cycle, qui décrit réellement un parcours à travers l'Orient. La musique sent la touffeur des étés généreux et les vapeurs lourdes de styrax, sans non plus verser dans la couleur locale simili-orientale alors à la mode. C'est à travers un langage personnel et tout à fait inédit que Koechlin bâtit ces vignettes évocatrices. Il faut en particulier entendre les mélismes infinis d' « À l'ombre, près de la fontaine de marbre » (XI), dans le goût des Nectaire et les couleurs résonantes des « Collines au coucher du soleil » (XIII), des sommets de la littérature universelle pour piano.
À ce jour, quatre versions, et on entend de plus en plus souvent des extraits en concert : Herbert Henck (Wergo 1986), Kathryn Stott (Chandos 2003), Michael Korstick (Hänssler 2009) et Ralph van Raat (Naxos 2011). À cela, il faut ajouter deux disques consacrés à la version orchestrée par le compositeur (qui perd l'essentiel de son charme, à mon humble avis) : Segerstam (Marco Polo) et Holliger (Hänssler). Je recommande Henck sans hésiter, pour la qualité des plans et de la suspension générale, mais Stott (plus ronde) et van Ratt (rond aussi, et rapide, par peur d'ennuyer le public dit-il, puisqu'il l'ose manifestement en concert !) s'écoutent très bien. Korstick est différent, la prise de son plus sèche laisse moins de place à la poésie, mais ici encore, beau jeu d'une assez bonne clarté.

Charles KOECHLIN : Paysages et Marines (1915-1916).
De même que pour les Heures, un beau travail de peintre d'émotions, sans la progression / procession de l'autre cycle, bien sûr. La version pour petit ensemble (flûte, clarinette, quatuor à cordes, piano), achevée un an plus tard, est plus chatoyante et entraînante.
Deux versions au piano (et davantage pour la version septuor) : Michael Korstick (Hänssler) et Deborah Richards (CPO). La seconde est particulièrement élégante.

Gustave SAMAZEUILH : Le Chant de la Mer (1918-1919).
Le moins intéressant de la liste. Même principe, mais la densité musicale y est moindre.
Existe par Girod (3D Classics, épuisé) et par Lemelin (Atma).

Charles TOURNEMIRE : Préludes-Poèmes (1931-1932),
dotés de titres mystiques. L'une des œuvres pour piano les plus virtuoses de tous les temps, dans une langue musicale totalement différente de l'œuvre pour orgue : c'est une réelle écriture pour piano, bardée de traits (souvent récurrents, d'où la dénomination de Préludes), mais avec un pouvoir évocateur et la volonté de créer un ensemble cohérent, une sorte d'univers propre. La diversité des moyens et des atmosphères est phénoménale, à telle enseigne que l'œuvre figurait dans la sélection des dix disques.
Bien qu'organiste, le disque de Georges Delvallée chez Accord est stupéfiant de robustesse et de finesse à la fois.

Charles KOECHLIN : L'Ancienne Maison de campagne (1933).
Plus apaisé et épuré que ses autres cycles, mais une autre très belle collection de moments convergents.
On trouve Christoph Keller chez Accord (réédité), Jean-Pierre Ferey chez Skarbo (épuisé), Michael Korstick (Hänssler), Deborah Richards (CPO).

Georges MIGOT : Le Zodiaque (1931-1939),
évocation thématique dans le style de ses confrères, moins personnelle que les meilleurs cycles, mais qui mérite l'écoute.
Existe par Girod chez 3D Classics (2001, épuisé) et Lemelin chez Atma (2004).

Suite de la notule.

mardi 15 avril 2014

Franz SCHUBERT – Die schöne Müllerin – discographie exhaustive


Contrairement à d'autres répertoires, la discographie des cycles de Schubert n'est pas qu'un exercice formel : on y découvre quantité de fantaisies qui stimulent la curiosité. C'est moins le cas pour la Meunière que pour le Voyage d'Hiver, mais j'avais déjà mentionné, il y a huit ans de cela (il doit donc en manquer beaucoup désormais), certains bizarreries discographiques.

Plus modestement, donc, voici la Belle Meunière, qui doit rester le second cycle le plus enregistré (ou le troisième, après Frauenliebe qui se pousse facilement dans un coin de récital).

181 références commerciales tout de même (le Winterreise dépassant les 300), et j'ai bien dû en laisser passer une poignée – sans compter donc les multiples témoignages radio, certains librement accessibles, d'autres conservés par les collectionneurs, et parfois revendus par des intermédiaires peu scrupuleux.

1. Remarques

¶ En matière d'arrangements, rien à voir avec le Winterreise, ce cycle a peu inspiré hors du sérail. On trouve seulement, à partir de 1980, 6 accompagnements pour guitare (dont un avec deux guitares), une version pour trombone solo (sans pianiste !) et une version pour chœur et piano, assez intrigante.

Il y a aussi l'atypique version pour contre-ténor (fort peu convaincante, mais il fallait bien essayer) de Kowalski – côté femmes, Stutzmann est la seule contralto de la discographie.

Karl Kammerlander a gravé deux versions (non incluses dans la liste ci-après) pour piano solo (en 96 en tonalité originale, en 98 transposée pour voix grave), vendue sur le site MusicSense. Manifestement plutôt à but d'accompagnement, je ne suis pas certain de la qualité artistique.

Les versions pour guitare fonctionnent remarquablement bien avec la veine folklorique, les lieder strophiques et ces accompagnement réguliers, dansants et assez simples. Parmi celles disponibles, je recommanderais en priorité Persson / Bergström, très douce et intime, très bien dite (avec un reste audible de rondeur suédoise dans l'accent). Côté guitare, Ragossnig, Kläger et Bergström sont tous admirables (il faut de toute façon de sacrés doigts pour remplacer un piano, même en enlevant quelques notes !), avec plus de tranchant chez Kläger et plus de douceur chez Bergström.

Je n'ai pas inclus les extraits arrangés sur des poèmes de Pagnol (souvent sans rapport avec le poème original) et orchestrés façon Francis Lopez, délicieusement chantés par Tino Rossi pour le film, et présentés en CD il y a peu.

¶ On remarque l'ère d'expansion incroyable du disque à partir de 1997 jusqu'en 2003 – pour la période suivante, je n'ai pas pu recouper mon travail avec d'aussi bonnes discographies, donc je suis sûr qu'il m'en manque. On parle de la crise du disque, mais il est un fait que si les grands se regroupent pour éviter de s'étioler, le nombre de petits labels a au contraire explosé dans ces vingt dernières années. Beaucoup étant liés à une institution, une région, publiant les bandes de leur pays, de leur ville, de leur festival... Par exemple Gramola ne publie peu ou prou que des enregistrements d'autrichiens en Autriche, dans un répertoire surtout... autrichien : Adrian Eröd dans Schubert, un chœur masculin de Linz dans Bruckner, Hüttenbrenner par Bästlein (certes, l'interprète est allemand)...

¶ Ce panorama permet aussi d'identifier les pionniers.

Nigel Rogers (le Deuxième Berger dans l'Orfeo fondateur d'Harnoncourt, puis Orfeo lui-même dans deux enregistrements) est le premier à oser, dès 1975, une version sur piano d'époque, un Hammerflügel joué par Richard Burnett (vinyle Telefunken, introuvable aujourd'hui).
Il est suivi, cinq ans plus tard, par Schreier III (avec Steven Zehr, la plus difficile à trouver des 5 versions Schreier), gravée en février 1980, entre sa version avec guitare (Ragossnig) et la version Shetler en juin. Viennent ensuite Haefliger & Dähler en 1982 ; ce n'est qu'à partir de la fin des années 80 que l'usage des instruments anciens dans ce cycle se répand grandement.

Pour la guitare, c'est justement Peter Schreier II & Konrad Ragossnig qui ouvrent la voie de ce qui est devenu un arrangement habituel et légitime. C'est toujours la version pour guitare la plus couramment diffusée.

¶ On se régalera de la présence de quelques traductions :
– 2 en anglais (Singer), bien sûr ;
– 1 en néerlandais (Jan Rot), chantée par Marcel Beekman (ce qui ne doit pas produire un écart énorme, à part pour les « j » toujours étonnants) ;
– 1 en français (Chevillard), la plus ancienne. Malheureusement Germaine Martinelli n'articule que très mal, ce qui ne permet pas de goûter pleinement la traduction assez réussie de Chevillard, bien sonnante sans s'éloigner trop du texte. Un peu niaise, certes, mais la caractéristique est d'origine !
– 1 en russe, chantée par Georgi Vinogradov ;
– 1 en slovène, chantée par Marcos Fink ;
– 2 en japonais (Takashi Matsumoto au moins pour l'une des deux), une nation assez fortement représentée dans ce cycle ces vingt dernières années, même si leurs versions sont très peu distribuées en Europe.

2. Statistiques

Peter Schreier a enregistré trois le cycle en six mois (avec guitare en janvier, avec pianoforte en février, avec piano en juin).

Rudolf Buchbinder a enregistré deux fois ce cycle : en 1967 (à 21 ans) et en 2010 (à 64 ans), soit une distance de 43 ans entre ses deux témoignages.

¶ Qui a occupé la discographie du cycle comme accompagnateur ?
5 versions : Gerald Moore (Schiøtz en 1943, Fischer-Dieskau I en 1951, Rudolf Schock en 1958, Fischer-Dieskau II en 1961, Fischer-Dieskau IV en 1971).
5 versions : Graham Johnson (Hill en 1982, Bostridge I en 1995, Kutschera en 1998, R. Kohn en 2001, Maltman en 2011).
4 versions : Helmut Deutsch (Protschka en 1986, Skovhus en 1997, Jarnot I en 2001, Kaufmann en 2009).
3 versions : Jörg Demus (Fischer-Dieskau III en 1968, Holzmair I en 1983, F. Koenig en 1992).
3 versions : Hubert Giesen (Walther Ludwig I en 1949, Wunderlich sur le vif en 1965, studio Wunderlich en 1966). Accompagnateur terne, par ailleurs.

¶ Qui a occupé la discographie du cycle comme chanteur ?
6 versions : Dietrich Fischer-Dieskau, bien sûr, de 1951 à 1991. Plus une version comme récitant des poèmes non mis en musique par Schubert (version Bostridge & Johnson chez Hyperion).
5 versions : Peter Schreier, de 1971 à 1989. Bel exploit pour une voix peu avenante et un chanteur qui n'a pas du tout le même statut international ou starisé que d'autres collègues. Sa voix et sa conception du cycle restent, au passage, très similaires.
4 versions : Ernst Haefliger, de 1959 à 1982. Pour lui au contraire, depuis la franchise un peu blanche de la voix de 59 jusqu'à l'instrument un peu lassé de 82 (avec pianoforte), il y a plusieurs mondes parcourus.
4 versions : Hermann Prey, de 1971 à 1986.
4 versions : Fritz Wunderlich, de 1957 à 1966. Attention à l'effet d'optique : le statut icônisant de Wunderlich a conduit à l'édition de nombreux témoignages sur le vif (57 et 59 avec Stolze, ainsi qu'un concert de 65 avec Giesen, juste avant le studio DG). Il n'y a pas eu de démarche de réenregistrement, en réalité – et, sur une période aussi courte, on verra peu d'évolution d'une conception assez lyrique et fort simple.
- 3 versions : Walther Ludwig, de 1949 à 1957. - 2 versions : Jorma Hynninen (même pianiste), Benjamin Luxon, Wolfgang Hozlmair, Zeger Vandersteene (même pianiste), Andreas Schmidt (même pianiste), Florian Prey, John Elwes, Ian Bostridge, Christoph Prégardien, Matthias Goerne, Konrad Jarnot, Michael Schade.

Tempo : – Le cycle se joue habituellement pour une durée autour d'une heure, qui tend d'ailleurs à augmenter, depuis 2008, vers une moyenne plutôt autour de 65'. L'immense majorité des disques se tiennent entre 55' et 68'.
- Franz Navál à 31'03 et Germaine Martinelli à 36'04 ne sont pas des extraits ; ils chantent réellement deux fois plus vite que les autres. [Il faudra néanmoins vérifier s'il ne manque pas des strophes, je n'ai pas eu l'impression chez Martinelli, mais je n'ai pas écouté tout Navál.] Ce n'est pas tant que les parties vives soient précipitées : il n'y a pas d'alanguissement dans les parties lentes, qui filent droit. Je n'ai au demeurant aucune impression de précipitation en les entendant, surtout Navál qui manifeste beaucoup d'équilibre. Même à l'époque de Martinelli (on n'a pas beaucoup d'autres témoignages intégraux d'avant 1930...), ce minutage était atypique.
– Sinon, dans les rapides plus « normaux », on peut citer Walther Ludwig III (50'37), Singher (52'08) qui ne paraît pas du tout excité, Vinogradov (53'41).
– Pour la lenteur, le spectre est encore plus étagé. On ne trouve que Fischer-Dieskau 51 à plus de 65' (66'06), valeur qui n'est approchée que par Haefliger 59 (65'02) et Bufkens, avant les années 70. Il faut attendre Tappy en 1974 pour dépasser cette barre. Et il est un fait qu'au fil du temps, à partir des années 70 et singulièrement depuis 2000, le nombre de versions lentes (au-dessus de 65') tend à augmenter. Sans que cela s'entende vraiment, la fourchette étant minime et les changements de tempo nombreux (et diversement abordés).
– Le record est détenu par Schade II & Buchbinder (71'51), Goerne II & Eschenbach (71'03), Tappy & Lifschitz (70'53), P. Naef & Bassa (70'17), Goerne I & Schneider (70'01). Szmyt, Hadjikinova et Jarnot II sont aussi au-dessus de 68'. Dans le cas de Goerne, on entend bien la lenteur, parce que les mouvements lents sont vraiment suspendus. Ce n'est pas évident pour tous les cycles au-dessus de 65'.

3. La sélection de CSS

¶ Je n'ai bien sûr pas pu tout entendre (une soixantaine de cycles), mais je peux mentionner :

  • Ian Partridge & Jennifer Partridge,
  • Matthias Goerne I & Eric Schneider,
  • Jonas Kaufmann & Helmut Deutsch IV,
  • Christian Gerhaher & Gerold Huber I,
  • Francisco Araiza & Irwin Gage,
  • Hans Peter Blochwitz & Cord Garben,
  • Josef Protschka & Helmut Deutsch I,
  • Jorma Hynninen II & Ralf Gothóni II,
  • Brigitte Fassbaender & Aribert Reimann,
  • Olle Persson & Mats Bergström,
  • Gérard Souzay & Dalton Baldwin

comme particulièrement souverains, dans des genres très différents.

¶ Ce n'est bien sûr que mon goût personnel : Bostridge, Padmore, Bär (fantastique, mais le piano de Parsons me gâche vraiment le plaisir), Mammel II (surtout pas le I, mal chanté), Marshall, de Mey, Schade, Trekel, Kobow, van Egmond, Hendricks, Jarnot, Prégardien, Krebs, Fischer-Dieskau (avec des réserves sérieuses), Schiøtz, Haefliger, Wunderlich, Güra et quelques autres méritent complètement le détour, et je prends aussi beaucoup de plaisir chez eux, notamment.

¶ Je peux tout de même nommer aussi quelques rares cycles dont je ne recommanderais pas la fréquentation :

  • Dietrich Fischer-Dieskau I & II : très vocal (la voix est même lourdement couverte en 51, aux antipodes de ses Winterreise de ces années), dur, peu expressif, et tout à fait à côté du sens. Ce n'est pas que parce qu'on attend beaucoup de DFD, c'est vraiment parce que ça ne fonctionne pas du tout. Cela dit, il faut l'écouter, parce que c'est DFD, et que si on veut pouvoir causer avec d'autres mélomanes, il est bon d'avoir un avis dessus.
  • Christian Elsner : ici aussi, alors que son Winterreise (avec le Quatuor Henschel) est très valable, la voix s'engorge jusqu'au naufrage. Même pas intéressant expressivement.
  • Jochen Kowalski : pour falsettiste, ça ne fonctionne pas du tout. Trop mis à distance pour du romantisme, et puis les mots sont noyés dans l'émission lâche. En musique populaire (en tout cas celle de ce genre), même les sopranos utilisent la voix de poitrine, pour des raisons de proximité, de stabilité, de naturel, d'élocution. Alors un homme en fausset...
  • Lotte Lehmann : vraiment pas expressif, lourdement chanté, et l'accompagnateur (Ulanowsky) sonne surtout comme un répétiteur. Pas du tout horrible, néanmoins.
  • Les versions avec Peder Severin, Elka Puukko et David Breitman sont, tout simplement, très mal chantées. La dernière est même difficile à croire pour un chanteur professionnel (voire pour un semi-professionnel).


¶ Côté accompagnateurs, se distinguent tout particulièrement Deutsch (avec Kaufmann en particulier, mais aussi avec Protschka) pour le tranchant et la danse, Schneider pour le galbe, Gothóni pour le tranchant, Eisenlohr pour la souplesse musicale. Et plus discrets, Huber (avec Gerhaher) ou Gage (avec Araiza) font montre d'un grand goût.

¶ Au chapitre des souhaits, on peut regretter qu'Anthony Rolfe-Johnson, Mark Ainsley, Thomas Bauer (du moins dans son état d'il y a cinq ans) ou Henk Neven n'aient rien laissé au disque. Sur le vif (et à la radio), Fouchécourt (avec Planès au pianoforte) a été particulièrement mémorable, rendant au cycle toute sa dimension de chansons populaires sans arrières-pensées.

4. Registre d'abréviations

À des fins de clarté, je n'ai pas multiplié les informations. Ne figurent pas le nombre de publications chez un label donné ni les tessitures exactes de chaque interprète – paramètre d'autant plus intéressant qu'il évolue au fil d'une carrière, et permet de se représenter ce qu'on entendra. S'il y a des questions à ce sujet, il suffit de les poser en commentaire.

Les dates sont celles d'enregistrement. Évidemment, vu la quantité d'information à traiter, il n'a pas été possible de toujours les contre-vérifier, il reste donc des manques, ou des dates qui peuvent être celles de publication, voire de réédition. En principe très peu, j'ai tâché d'être vigilant.

En gras, les cas atypiques.

s : soprano
ms : mezzo-soprano
a : alto
t : ténor
br : baryton
bs : basse
pf : pianoforte
hkl : Hammerklavier
hfl : Hammerflügel
St : Steinway moderne
LD : libre de droits en France, donc probablement partout dans le monde, le droit français étant particulièrement restrictif ; susceptible d'être publié sous divers éditeurs, et librement copiable et distribuable.

La numérotation en chiffres romains indique que la commercialisation de plusieurs témoignages chez un artiste. Évidemment, au fil des reparutions.

Quelquefois, les voix peuvent s'écarter de la catégorie officielle de l'artiste. J'essaie de m'adapter à ce qu'il fait dans le cycle.

5. Liste complète

Et voici le matériau discographique :

Suite de la notule.

vendredi 7 mars 2014

Carnet d'écoutes : les Symphonies de Beethoven par Georg Solti et Chicago (I)


Le choix, alors qu'il y a tant de choses moins courues à présenter, peut paraître étrange. Mais après avoir écouté en un temps resserré la première intégrale du tandem (1972-1974), je trouve l'objet passionnant. On peut aimer son Beethoven exact ou fantaisiste, épais ou aigrelet, majestueux ou cinglant, motorique ou poétique – faute de pouvoir reconstituer l'époque et le son, faute de pouvoir seulement se conformer aux indications du compositeur, on est obligé de choisi, et le goût personnel de chacun n'est pas un critère plus mauvais qu'un autre (a fortiori lorsqu'il s'agit d'une excuse pour fréquenter les plus grands musiciens).

Ça s'écoute par ici :


Quand on se plonge dans cette version, on est forcément frappé par la difficulté, précisément, de déterminer si ses caractéristiques tiennent de l'objectivité froide ou de la plus forte idiosyncrasie.

Suite de la notule.

dimanche 26 janvier 2014

Antonín DVOŘÁK – Requiem Op.89 – discographie exhaustive


1. Œuvre et état de la discographie

Il m'a pris la fantaisie de me promener dans la discographie disponible. Malgré un désintérêt progressif et continu pour Dvořák au fil des ans, je reviens sans cesse à une poignée d'œuvres : le second Concerto pour violoncelle, un peu d'opéra, et ce Requiem... des bijoux indispensables. Il s'agit d'une partition de maturité (numéro de catalogue B. 517), composée en 1890, à l'intention du Birmingham Triennial Musical Festival de l'année suivant, où Dvořák dirigea lui-même son œuvre. [Il s'agit, au passage, du Festival de musique classique dont l'existence fut la plus longue, de 1768 à 1912, à intervalles réguliers depuis 1784.]

On sera plutôt surpris de constater, dans notre ère d'opulence discographique, la dimension assez réduite du corpus. Pourtant, on peut considérer à bon droit ce Requiem comme l'un des plus beaux de tout le répertoire (à titre personnel, c'est même celui qui me touche le plus, avec Ropartz et le premier de Cherubini), et admirer sa façon de balayer toute la gamme des expressions sacrées, du grand théâtre de la Séquence au recueillement des Offertorium et Agnus Dei, ménageant aussi bien les soli vocaux et tempêtueux que les chœurs extatiques, mêlant Fauré et Verdi dans une même poussée continue.


L'œuvre n'est par ailleurs pas obscure, et généralement appréciée des mélomanes, ce qui s'explique facilement par la très belle veine mélodique. Pour ne rien gâcher, Dvořák se montre particulièrement sensible à la prosodie de la messe : malgré son soin de la ligne mélodique, toute la musique semble découler naturellement des accentuations du texte latin.

À ces questions qualitatives, s'ajoute une absence de difficulté technique majeure, pour l'orchestre, pour le chœur, pour les solistes, chacun étant tout de même très bien servi avec des moments de fort caractère. Il faut de bons musiciens, mais pas besoin de virtuoses particulièrement extraordinaires comme pour Berlioz (orchestre et chœur) ou Verdi (tout le monde).

Et pourtant, après avoir fouillé les catalogues de bibliothèques, les bases de données centralisées, les sites de vente en ligne... il ne doit plus en manquer : 13 versions, dont 3 chez des majors (DG, Decca, Erato) et 3 sur des labels vraiment confidentiels (ClassicO, ArcoDiva, voire carrément insolite, comme Massimo La Guardia).

Ou plutôt, il en manque forcément, mais vraisemblablement plutôt du côté des vinyles non réédités, des éditeurs pirates non légalisés, des labels d'interprètes ou à compte d'auteur...

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Pour accompagner votre lecture :


Extrait d'un concert inédit, donné le 19 août 1989 à Lübeck, lors du Festival Musical du Schleswig-Holstein : le Graduale dirigé par Krzysztof Penderecki. Avec les beaux graves de Lucia Popp, mais aussi Kathleen Kuhlmann, Josef Protschka, Siegfried Lorenz, la NDR, dont les chœurs sont renforcés de ceux de la Radio Bavaroise.


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2. Distributions et commentaires

Dans la mesure du possible, figurent les dates d'enregistrement et non de publication (le plus souvent, les disques sont enregistrés l'année qui précède leur diffusion, mais quelquefois, l'écart peut être supérieure).

(Mise à jour du 24 novembre 2015 : Ajout des deux versions les plus récentes, Wit et Herreweghe, et quelques ajustements des conseils en conséquence.)

1959
Karel ANČERL – Philharmonie Tchèque – (Supraphon & DG)
Maria Stader, Sieglinde Wagner, Ernst Häfliger, Kim Borg – Chœur Philharmonique de Prague
¶ La version la plus célèbre, et une belle référence.
Atouts : beaucoup d'allant, une sensibilité à la prosodie et aux climats, un beau plateau.
Réserves : le chœur sonne étroitement chez les femmes, et j'ai personnellement de la peine à m'attacher à la voix presque droite et au vibrato irrégulier de Stader.
(Attention à la réédition Ančerl Gold, qui massacre totalement la bande à coups de filtres sauvages.)

1964
Karel ANČERL – Orchestre Symphonique de la Radio de Berlin (de l'Est) – (Forlane)
Elisabeth Rose, Gertraud Prenzlow, Peter Schreier, Theo Adam – Chœurs de la Radio de Berlin (Est)
¶ Version plus fruste en apparence sans doute, tendue comme un arc, parcourue d'une ferveur qui n'a rien de concertant, avec en particulier un Offertoire d'une poésie extraordinaire. Le Rundfunkchor Berlin est évidemment d'une plasticité et d'une beauté extatique idéales pour ce type de répertoire (et les autres). Combien les femmes semblent plus jeunes ici, sans les voix boursouflées et instables qui peuplent d'ordinaire les grands chœurs symphoniques – de véritables qualités d'oratorio, comme souvent pour les chœurs de radio allemands. Solistes pas forcément jolis, mais très charismatiques. Et une urgence, une évidence de tous les instants. Celle à laquelle je reviens inlassablement, en tout cas.

Suite de la notule.

mercredi 22 janvier 2014

Dire du mal d'Abbado


Avec un bon titre comme cela, si vous n'ouvrez pas la notule, c'est à désespérer des bienfaits du racolage.

Suite de la notule.

vendredi 9 août 2013

L'ordalie Siegfried


Au commencement

À€ la suite d'une conversation sur le caractère supposé très médiocre de Manfred Jung (le Siegfried honni du Ring Boulez / Chéreau dans la version vidéo), j'ai réuni ici quelques exemples concrets.

25 Siegfried célèbres d'hier et d'aujourd'hui, réunis dans cette archive : http://piloris.free.fr/siegfried_ordalie.zip .

Il s'agit du même extrait, une petite tirade à la fin du grand duo final de Siegfried, où est repris le thème du héros. Évidemment, c'est très loin de rendre compte de ce que les uns et les autres font sur l'ensemble des deux journées qui les concernent ; néanmoins les caractéristiques techniques et les tempéraments affleurent assez bien, même en si peu de temps (cet extrait est révélateur de beaucoup de paramètres).
Ce n'est donc pas du tout suffisant pour porter un jugement, en revanche pour se représenter un peu l'évolution des esthétiques vocales, il y a déjà un peu de matière.

Principe

J'invite donc les lecteurs de CSS qui le souhaitent à se joindre au premier panel, accessible ci-dessous ou à cette adresse (conseil pratique : relisez-vous avant d'envoyer, il n'est pas commode de supprimer des lignes dans le tableau une fois les données entrées).

Évidemment, il faut bien sûr préciser que ce qu'on entend change selon la prise de son (et on se doute ici ou là que la voix, quoique séduisante, ne passerait pas forcément bien la rampe) et les conditions d'enregistrement (fatigue à la fin d'une prise sur le vif en public dans une grande salle !). L'objectif étant de remettre en cause concrètement certains jugements répétés automatiquement, le principe est de s'en tenir à ce qu'on entend, sans considération de qui chante, de sa qualité dans l'ensemble de l'œuvre, de ce qu'il produirait en vrai ou avec une autre prise de son... Bien sûr, on n'est pas obligé de se limiter à la technique et au timbre (sinon on peut tout de suite récompenser Melchior et tout arrêter) ; la musicalité, la tension, la mise en valeur du texte ont toute leur place.

Évidemment, chacun est invité à dire un mot de ses choix en commentaires. Les références de chaque extrait seront fournies dans quelques jours. Dans l'attente, pour accéder aux résultats détaillés des participants, il faut aller voir ici (demander l'autorisation via Google Documents si nécessaire).

Conséquences ?

Malgré le caractère profondément superficiel de ce type d'exercice, j'aime le fait que, très concrètement, il permet en peu de temps d'écarter certains préjugés reproduits pendant des décennies dans la critique, à se demander si les commentateurs croient leurs oreilles ou ce qu'ils ont lu sur ce qu'ils écoutent. Et en l'occurrence, à mon humble avis, l'expérience remet pas mal de choses en perspective (et notamment en ce qui concerne Manfred Jung)...

Ce serait plus intéressant avec des compositeurs, et je projette depuis longtemps de proposer un QCM « Mozart ou Salieri », mais cela prend un peu plus de temps à préparer. De toute façon, le caractère surprenant des résultats dans ce simple questionnaire glottophile tend à montrer qu'on peut toujours tirer profit d'aller réellement écouter les choses au lieu de s'en remettre à la musicographie. C'est encore plus vrai pour les compositeurs que pour les œuvres, et vaut pour bien des damnés de l'Histoire, comme Piccinni, Salieri, Grétry, Czerny ou Meyerbeer ; et, plus près de nous, les « perdants » de la bataille institutionnelle des années 60-70 en France, largement écartés du disque (Damase, Constant, Landowski, Daniel-Lesur...).

(le formulaire est toujours disponible via le lien ci-dessus)


Et moi et moi

A titre personnel, sur les 6 choix possibles :

Suite de la notule.

lundi 20 mai 2013

Gazouillis dramatiques - Vincenzo BELLINI, Norma ; Cecilia Bartoli, Sumi Jo, John Osborn, Giovanni Antonini (Decca)


Suggestions discographiques en fin de notule.


Ecoute intégrale, gratuite et légale possible en ligne en cliquant sur la pochette. De quoi accompagner la lecture de la notule.


1. Concept

Je n'ai jamais fait mystère de mon intérêt pour les voix minces surdistribuées dans des rôles dramatiques - tout simplement parce qu'elles sont généralement moins sombres et couvertes, et que la couleur, la tension et la diction sont supérieures de ce fait. Ce n'est évidemment pas possible partout, mais dans les petites salles, avec des effectifs allégés ou encore en studio, il n'y a pas de raison de se priver.

J'attendais donc avec curiosité la version à paraître, dirigée par Giovanni Antonini - directeur musical historique du Giardino Armonico, explorant le XIXe siècle ces dernières années, avec notamment une intégrale des symphonies de Beethoven avec l'Orchestre de Chambre de Bâle (sur instruments d'époque). Le Casta diva de studio de Cecilia Bartoli était d'ailleurs prometteur : pur produit de studio, baissé et murmuré, mais avec beaucoup d'intensité et d'original - non plus tour de force, mais prière murmurée.

Cette intégrale, dans cette perspective, tient ses promesses. En un sens, elle ressemble assez (le style en plus !) aux intégrales faites autour d'Andrea Bocelli par Decca : la première star de la distribution (peut-on encore parler de prima donna ?) voit son volume vocal confidentiel élargi par le potentiomètre, sans changer sa voix, tandis que les partenaires sont rejetés un peu en arrière, dans la zone de réverbération (même dans une cathédrale, on n'obtient pas un son aussi ample, on se croirait dans une immense carrière de marbre). Rien de tout cela n'est une injure dans ma bouche : il s'agit d'un produit assez grand public, qui tient à son confort sonore, et dont l'objectif n'est pas de rendre de compte fidèlement de ce qui se produirait sur scène - et de fait, le résultat est très différent du final de Norma déjà entendu il y a quelques années par Bartoli et Osborn.

Et en effet, on a de la nouveauté (vraiment quelque chose de neuf à entendre dans une oeuvre aussi courue, ce n'est pas tous les jours), de l'éclat, de la virtuosité vocale, du drame... A tout point de vue on peut estimer qu'on a une vraie Norma, ainsi qu'un produit différent. On peut ensuite discuter le détail.

2. « L'orchestre de Bellini »

L'argument de vente, outre Bartoli, se fonde sur le fait qu'on entendrait, plus ou moins pour la première fois (Fabio Biondi ayant déjà procédé à des expérimentations sur instruments anciens), des équilibres d'orchestre différents, conformes à la volonté du compositeur et à ce qui se produisait à l'époque.

Carnets sur sol regorge de considérations critiques à propos de la notion d'authenticité, en général davantage le fait des éditeurs que des artistes, plus lucides sur ce point, je ne reviens donc pas sur l'impossibilité de se fier aux seuls mots (parviendrait-on à donner une image fidèle d'un chanteur d'aujourd'hui rien qu'avec des mots), aux témoignages d'époque (souvent de qualité très médiocre), et par-dessus tout au ressenti de gens qui étaient nourris de latin et n'avaient pas encore entendu le Sacre du Printemps ni vu le dernier Tarantino - on comprend mieux, dans cette perspective, qu'on ait tant pu pleurer aux créations des deux Iphigénie de Gluck... On pourrait ajouter à cela l'écart déjà immense qui nous sépare du début du XXe en termes de technique vocale parlée ou chantée, rendant tout simplement inconcevable l'aspect des voix du premier XIXe siècle... et la discussion de l'intérêt de limiter la portée d'une composition à ses premiers interprètes.

En plus de tout cela, je trouve que le résultat sonore apparaît vraiment très « années 2000 », conforme au son à la mode dans les ensembles baroques : très tranchant, presque percussif, marqué par la génération des Biondi, Alessandrini, Spinosi & Sardelli. Pas très étonnant, dans la mesure où Antonini a été l'un de ceux qui sont allés le plus loin dans l'exploration des possibles des concertos de Vivaldi - écoutez par exemple l'Hiver de ses Quatre Saisons, au moins aussi fort que Biondi dans le figuralisme, et en plus de cela sans jamais rien céder à la musicalité pure. Cette vision de l'interprète qui réinvente la partition outrepasse vraisemblablement la part improvisée prévue dans ses musiques, où le compositeur ne prenait pas la peine de tout noter pas tant pour en faire une oeuvre ouverte que parce que les interprètes pouvaient très bien compléter seuls des schémas familiers.
C'est pourquoi je me garde d'autant plus de formuler une opinion sur le caractère proche ou non des origines. Que l'orchestre de Bellini soit plus malingre que les lectures post-brucknériennes qu'on en a fait tout au long du XXe siècle, je n'en doute pas une seconde. Qu'il ait eu cette chaleur, ce tranchant et cette virtuosité, j'en suis moins certain, surtout si l'on observe le niveau des orchestres italiens au début du XXe siècle - à une époque où il avaient pourtant sûrement progressé pour pouvoir jouer Wagner et Puccini !

Je me contente donc d'émettre un avis sur ce que j'entends. Globalement des tempi très rapides, qui resserrent le drame et sortent pour partie Norma de son atmosphère nocturne habituelle. Comme pour les Parsifal de Boulez, je trouve que cela apporte une forme d'urgence et surtout d'évidence ; on évite ainsi les grands aplats harmoniques immobiles, qui peuvent ennuyer les moins glottophiles d'entre nous (je veux dire les gens bizarres qui écoutent un peu la musique quand ils écoutent de l'opéra). Cet opéra qui tirait beaucoup sur l'oratorio dramatique se replace ainsi beaucoup mieux dans sa généalogie et son économie dramatique.

Je ne suis pas très convaincu par les sections les plus sonores, où cymbales et cuivres résonnent avec une agressivité qui change le pompiérisme habituel plutôt qu'elle ne le résout. Il est vrai que l'orchestration le veut, mais la tendance à peu près systématique à accélérer sensiblement le tempo à la fin de chaque section ou à chaque fois que le volume sonore augmente ne s'apparente pas exactement au meilleur goût.

En revanche, dans tous les moments suspendus ou délicats (de loin les plus nombreux), les cordes ne sonnent pas malingres, et surtout, on entend des vents d'une beauté à couper le souffle, fortement caractérisés - et un gros travail du chef perceptible sur l'éloquence de chaque solo. La clarté des plans sonores rend aussi plus sensible l'élan motorique, mais sans accentuer chaque temps comme le font souvent les chefs dans ce répertoire... au contraire, l'orchestre s'efface doucement dans une bienheureuse régularité, sans jamais battre la mayonnaise.

Pour ma part, donc, très convaincu, pour ne pas dire enthousiaste. Il faut dire que la concurrence n'est pas sévère, mais d'ordinaire les grandes bonnes directions sont celles qui secondent le mieux l'élan dramatique, sans être pour autant tapageuses. Ici, on assiste à un véritable travail de chef, passionnant en tant que tel alors qu'il ne s'agit que d'accompagnements - comme pour les lieder de Schubert, on a quelquefois l'impression qu'on pourrait accéder au ravissement même sans les voix.

3. Cecilia Bartoli avant Norma

Précisons, pour plus d'honnêteté, où je me situe vis-à-vis de Bartoli.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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