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FRANCOEUR & REBEL - Pyrame et Thisbé, creuset de la tragédie lyrique - II - remarques dramaturgiques & sources

Plus une jolie image pour les enfants sages.


4. Courtes remarques autonomes sur les choix dramaturgiques

  • Détail intéressant : contrairement à l'habitude, le personnage malveillant, ici Ninus, ignore le secret amour des amants fortunés. Au contraire, la tragédie lyrique place traditionnellement un soupirant secret qui se venge de son infortune sur les amants fortunés déclarés comme tels.
    • Elément à rapprocher, sans doute, du caractère musicalement éclatant, presque solaire, de la haute-contre à qui est dévolu Ninus ; on l'évoque dans le billet suivant.


  • La Serre a choisi d'exploiter tous les duos possibles entre les trois personnages principaux (hors Zoraïde/Pyrame, absurde, et qui n'aurait pu être exploité que dans un duo paradoxal à la façon romantique). Hors le sommet Zoraïde/Ninus, on s'attache volontiers à ceux qui mettent en présence Thisbé et Ninus.
    1. Dans le premier, Pyrame est présent durant les avances de Ninus, ce qui rend cette déclaration fort étrange. En réalité, le livret indique que Pyrame veut - conformément à la tradition théâtrale -, se retirer entre les deux scènes, mais se trouve retenu par Ninus, qui brise ainsi la convention de ce genre de scène, en prenant quasiment la place du dramaturge - une forme de subversion amusante face aux habitudes. Bien sûr, l'intérêt est surtout de même en évidence la situation inconfortable des personnages : Ninus ignore qu'il ne peut être aimé, et les deux amants ne peuvent ni avouer leur état, ni déceler les intentions de l'autre. A l'acte suivant (III), ce sera l'occasion d'un débat amoureux entre les amants fortunés.
    2. Dans le second, les personnages se croisent. Ici aussi, Pyrame est présent, mais mort. Et Ninus, à peine entré, voit Thisbé se poignarder, quasiment pas de paroles - on est loin des longues (et délectables) protestations généreuses qui clôturent Callirhoé !
    3. Le reste des duos est dévolu à l'amitié initiale entre Ninus et Pyrame et bien entendu aux duos d'affection entre les deux amants principaux.


  • On remarquera aussi que l'épisode fondamental de la légende, autour de la méprise du voile, est escamoté. Thisbé et le choeur, fuyant le monstre lâché par Zoroastre afin de punir l'infidélité de Ninus à sa fille Zoraïde[1], laissent Pyrame entrer seul, qui le tue, puis trouve le voile ensanglanté. On n'a pas signalé la perte du voile. Et a-t-il été souillé par la mâchoire sanguignolante du monstre, ou lors du combat ? On ne sait. La précision semble manifestement ou triviale, ou fastidieuse, et sans nul doute inutile au dramaturge. Chacun connaît l'épisode, et le lien logique est quoi qu'il en soit aisé à rétablir - vers un allègement structurel bienvenu.



Pour mémoire sur le fonctionnement de cette scène, citons la source (avec la figure de la lionne).

Ovide (Métamorphoses, IV, 85-166)

Thisbé, tendrement émue, favorisée par les ténèbres, couverte de son voile, fait tourner sans bruit la porte sur ses gonds ; elle sort, elle échappe à la vigilance de ses parents ; elle arrive au tombeau de Ninus, et s'assied sous l'arbre convenu. L'amour inspirait, l'amour soutenait son courage. Soudain s'avance une lionne qui, rassasiée du carnage des bœufs déchirés par ses dents, vient, la gueule sanglante, étancher sa soif dans la source voisine. Thisbé l'aperçoit aux rayons de la lune; elle fuit d'un pied timide, et cherche un asile dans un antre voisin. Mais tandis qu'elle s'éloigne, son voile est tombé sur ses pas. La lionne, après s'être désaltérée, regagnait la forêt. Elle rencontre par hasard ce voile abandonné, le mord, le déchire, et le rejette teint du sang dont elle est encore souillée.

Sorti plus tard, Pyrame voit sur la poussière les traces de la bête cruelle, et son front se couvre d'une affreuse pâleur. Mais lorsqu'il a vu, lorsqu'il a reconnu le voile sanglant de Thisbé : "Une même nuit, s'écrie-t-il, va rejoindre dans la mort deux amants dont un du moins n'aurait pas dû périr. Ah ! je suis seul coupable. Thisbé ! c'est moi qui fus ton assassin ! c'est moi qui t'ai perdue ! Infortunée ! je te pressai de venir seule, pendant la nuit, dans ces lieux dangereux ! et n'aurais-je point dû y devancer tes pas ! Ô vous, hôtes sanglants de ces rochers, lions ! venez me déchirer, et punissez mon crime. Mais que dis-je ? les lâches seuls se bornent à désirer la mort".

À ces mots il prend ce tissu fatal ; il le porte sous cet arbre où Thisbé dût l'attendre; il le couvre de ses baisers, il l'arrose de ses larmes; il s'écrie : "Voile baigné du sang de ma Thisbé, reçois aussi le mien". Il saisit son épée, la plonge dans son sein, et mourant la retire avec effort de sa large blessure.

On vous épargne obligeamment la suite, insoutenable, la fin symétrique de Thisbé.

Pour la petite histoire, les flots de l'amoureux Pyrame sont apostrophés par le fleuve Alphée chez Nonnos de Panopolis[2], qui lui parle d'Aréthuse et de Thisbé. Il s'agit là d'une autre source, et d'un opéra de Lully (Proserpine).




On ne résiste pas, bien entendu, à proposer le tableau de Poussin :

Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé (1651)
Huile sur toile. 192 x 273,5 cm.
Conservé à Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie.

La méprise est superbement rendue par ces errances contraires entre les deux principaux plans. Pyrame n'est vêtu que du voile de Thisbé, ce qui rend encore plus 'coprésents' l'amour et la mort. Au deuxième plan, les poursuivants (ou peut-être chassent-ils la lionne avant qu'un malheur n'advienne ?), dans le sens inverse de la course de Thisbé, comme figurant l'absurdité de leur quête, en décalage absolu et irréversible avec le coeur du drame ; ce qu'ils n'ont pas compris va définitivement leur échapper.

Toute l'absurdité tragique de cette scène semble contenue dans cette image unique. Sans compter le raffinement esthétique des arrières-plans, qui n'est pas notre objet ici.

Notes

[1] On a §déjà souligné cette ironie tragique qui met en question la puissance de la divinité ; souhaitant favoriser la fuite des jeunes gens afin de punir le roi, ce sont ses pièges mêmes qui amènent involontairement leur perte.

[2] Les Dionysiaques


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