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La bataille finale du lied et de la glotte : Wieck, Viardot, Yoncheva


Voilà une expérience particulière qui mérite mention. Pour le progamme, et puis pour deux ou trois autres choses plus amusantes.

1. Lieder de Clara Wieck-Schumann

La raison de ma venue : depuis une dizaine d'années, on enregistre régulièrement Clara, et on lui consacre même quelques monographies au disque, mais il reste rare qu'on l'entende abondamment au concert, hors de quelques pièces isolées. Une moitié entière de programme, c'était une bénédiction !

Par ailleurs, Sonya Yoncheva ne s'y est pas trompée, et a choisi, dans le tiers de son legs qu'elle a joué, ses meilleures compositions : les célèbres « Er ist gekommen » et son caractère de tempête sur son texte tendre, « Liebst du um Schönheit » et ses paliers de lumière, « Die Lorelei » et son thème souterrain, sa trépidation ternaire, couronnée par ses cris, « Ich stand in dunkeln Träumen » dans une vision du passé combien plus paisible que la version du Schwanengesang (d'autant que la version retenue était celle sans la surprise finale) ; mais aussi les plus beaux parmi les restants, les doux accents tragiques de « Sie liebten sich beide » (dans sa version non strophique), le badinage mélancolique de « Warum willst du and're fragen », les liquidités infinie d' « Am Strande », le strophisme délicieux de « Der Abendstern », le récitatif troublé « O weh' des Scheidens das er tat »… il n'y a guère que le joli « Mein Stern » que j'aurais volontiers échangé contre la nudité onirique de « Die gute Nacht ».

D'une manière générale, le style de Wieck, très marqué par Chopin et Schumann, se caractérise par l'abondance de petites appoggiatures (des notes étrangères prennent la place des notes attendues sur le temps fort, et retrouvent leur place sur l'accord suivant) — le procédé est très commun, mais il est sollicité avec prodigalité et beaucoup de goût, créant une (douce) tension permanente. C'est un domaine très subjectif, mais j'y suis très sensible, comme les autres qui aiment la musique de Wieck, je suppose.

2. Mélodies de Pauline Viardot

Le legs de Viardot est à la fois mal connu et peu pratiqué. La sélection a le mérite de faire entendre une facette mal connue de sa production : « Marie et Julie » (1850) présente ainsi une mobilité harmonique très déroutante pour le genre, plus proche de la norme de 30 ou 40 ans plus tard… Les arpèges débouchent chacun sur une surprise et une couleur un peu différente de celle attendue, et ne se répètent pas — sans en avoir la complexité, cela évoque assez la méthode Fauré, jamais spectaculairement dissonant mais échappant toujours au pronostic. Elles sont (très) rares, les mélodies de 1850 à avoir cet aspect-là !
Plus amusant, dans « En mer » (1850), on retrouve les exactes harmonies utilisées par Schubert pour « Am Meer », joli clin d'œil (placé en exergue, au même endroit, ça ne fait guère de doute).

On y retrouve aussi les bluettes moins intéressantes et plus célèbres, comme « Haï luli » (qui m'évoque immanquablement « Youkali » de Weill), toutes de couleur locale factice.

4. Trois bis

Là aussi, l'audace prévalait. « Non t'accostar all'urna » de Vittorelli, également mis en musique par Schubert et Verdi, ici dans une mise en musique inattendue de Carlotta Ferrari. Très belcantiste bien sûr, une longue cantilène où le sens pourtant très dramatique se diluait assez, mais jolie.

L'air léger (très cocorico) de Lecocq qui clôt son CD.

Et « Ich stand in dunkeln Trämen » une seconde fois.

3. « On a perdu Yoncheva »

… c'est ce que confiait un de ses admirateurs en sortant de la salle. Et en effet, les qualités qui furent les siennes (voix fine, très exactement focalisée, qui traverse l'espace comme un laser) ont totalement changé. Du fait d'un changement de technique, d'un changement de répertoire et probablement aussi (pardon d'en parler, mais c'est très réel) des effets hormonaux de la grossesse (son enfant a quatre mois tout juste), la voix n'est plus celle d'un lyrique léger mais d'un grand lyrique, voire, à l'échelle belcantiste des choses, d'un lyrico-dramatique. Plus encore, la technique d'émission a complètement changé : alors qu'elle avait débuté dans le baroque (et avait été remarquée par Christie pour ses qualités de finesse et de netteté, justement), c'est aujourd'hui une voix ample, émise assez en arrière, à l'expression et à l'ondulation beaucoup plus globales.

Son répertoire aussi a changé depuis cette Poppea (mars-avril 2012), ces Pêcheurs de perles (juin 2012) et ces quatres femmes des Contes d'Hoffmann (décembre 2012), déjà très ambitieux en termes de tessiture plus lyrique et plus centrale, mais attestant de la même voix. Depuis, c'est partout Lucia, Gilda, Violetta, Marguerite… et la voix s'en ressent.

Aujourd'hui, la voix si libre est devenue assez pharyngée (et même un rien poussée, avec des aigus qui vibrent parfois un peu fort) elle évoque furieusement Netrebko (les mêmes [a] bizarrement allégés, dans la gorge), dont elle utilise la même technique (résonance très large et ronde au fond de la bouche, engorgée mais pas du tout étouffée), avec quelques pointes de Studer ou de Caballé…

Entendons-nous bien, elle chante merveilleusement, et ses Violetta sur scène (ne vous fiez pas aux extraits en studio de son album anesthésié) sont d'un galbe, d'une gloire, d'un abandon théâtral remarquables. De même, dans ses Viardot (faute de répétiteur, le français est ici médiocre alors qu'il était parfait), son épaisseur la sert assez bien, tirant ces pièces de la pure bluette de caractère pour en faire sonner surtout la mélodie. Ça fonctionne un peu moins dans Wieck, qu'elle traite surtout de façon mélodique (l'expressivité se limite largement à des voyelles « soufflées » pour ajouter de l'émotion), mais les pièces s'y prêtent assez bien tout de même. Cela dit, je n'en ai jamais douté, c'est un tempérament de scène, et pas forcément de poétesse ou de chambriste.

[Je n'ai rien dit de son accompagnateur, Federico Brunello, parce qu'il y a peu a dire : répétiteur ou chef de chant, plus à l'aise dans les aplats qui réclament de la lecture que dans la virtuosité digitale… jeu très discret et parfois un peu gauche, le concert n'est pas son métier, on ne peut pas le lui reprocher.]

Une très belle carrière s'ouvre à elle dans les grands rôles du répertoire… Mais, pour ce qui est de la Yoncheva que j'aimais et suivais, celle qui chantait un français immaculé et projetait extraordinairement ce qui ne semblait qu'un filet de voix, elle est définitivement partie : désormais, c'est une voix typiquement slave, incarnant le belcanto d'aujourd'hui (large, ronde, un peu flottante, assez floue et opaque, émise en arrière pour homogénéiser au maximum).

Je ne peux pas dire que ce ne soit pas bien, mais clairement, elle a suivi le chemin opposé de celui que je voulais. Je lui souhaite surtout, même si l'évolution très rapide de sa voix ne plaide pas en ce sens (avec quelques premiers défauts perceptibles), de même que son agenda très chargé et sur les plus grandes scènes, ce qui ne lui laissera pas le loisir de s'économiser ni de s'interroger, de ne pas suivre le chemin de Peretyako ou Damrau, deux chanteuses dont, pareillement, j'admirais la netteté suprême, engloutie lorsqu'elles se sont lancées dans le belcanto. Yoncheva a un instrument plus adéquat pour ce répertoire et résistera sans doute mieux, mais, subjectivement, je trouve bien dommage d'amollir une telle voix…

Ma consolation reste que, dans le répertoire auquel elle se destine à présent, je n'aurai pas lieu de l'entendre trop souvent, et ne verrai de la sorte pas mon malheur.

4. Chez les glottophiles

La curiosité a été la plus forte et, ce que je ne fais pas d'ordinaire, je suis allé lire ce qu'on en disait dans les repaires de brutes glossolaliques.

Hilarité.

Bonne surprise, le public était très attentif alors qu'il n'y avait pas de contre-notes, et pourtant, les laryngocompatibles (voire glotto-exclusifs) étaient nombreux dans la salle.

Bien sûr, tout le monde a adoré, mais ce n'est pas étonnant, c'est gros et ça fait du bruit, donc tout va bien — et c'était objectivement bien chanté, même si ce n'était pas dans l'esthétique que j'espérais (sans trop y croire vu ses récents témoignages sonores et son nouveau répertoire).

En revanche, on peut y lire des remarques critiques sur la mauvaise sélection chez Wieck ou Viardot (alors que, on l'a vu, elle a au contrairement très soigneusement constitué son corpus), assez amusantes en ce qu'elles révèlent d'autres attentes musicales.

Mais surtout, le pompon, c'est que sur sept messages, quatre concernent la robe (certes inhabituellement démonstrative pour du lied) et, mieux, le ventre supposément excessif de Yoncheva ! Même en mettant de côté le manque absolu d'intérêt de ces remarques et leur goujaterie insigne (au demeurant ledit ventre n'est pas spectaculairement vaste, on n'en est même pas rendu au délicieux stade rubensien), c'est faire peu de cas d'une grossesse achevée il y a quatre mois… et exhiber une conception de la beauté qui tient plus du vendeur de yahourt que de l'esthète.

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Quoi qu'il en soit, une belle soirée qui a satisfait tout le monde (quel programme !), même pour ceux qui faisaient, en quelque sorte, leurs adieux à Sonya Yoncheva.


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Commentaires

1. Le lundi 9 février 2015 à , par Xavier

Je me suis dit la même chose que toi à propos des remarques sur le physique et les robes... c'est vraiment affligeant.
Pour certains spectateurs, aller à l'opéra ou à un récital de chant, c'est vraiment autre chose que de venir écouter de la musique.

2. Le lundi 9 février 2015 à , par Olivier

Bonsoir

Voilà, tout est dit.
Adieu Leïla, nous enchantant derrière sa voilette, sur son rocher.

3. Le mercredi 11 février 2015 à , par malko

Je n'y étais pas mais j'avais aussi remarqué (au ROH) ce "grossissement" de la voix.

Le "Depuis le jour" tel qu'elle l'avait chanté au Festival Domingo il y a deux ans ne sera plus qu'un mémorable souvenir.

4. Le mercredi 11 février 2015 à , par DavidLeMarrec

Bonjour !

Bien, cette convergence me rassure… étonnant, quand même, en deux ans, plus du tout la même artiste. Sa Manon d'Operalia, sa Leïla de l'Opéra-Comique, et même sa Giulietta des Contes ont totalement disparu. Les parentés avec Netrebko sont désormais frappantes. Elle n'a probablement pas, in fine, le même potentiel d'élargissement, ni les veilléités pour chanter Lady Macbeth ou l'Impératrice…

Mais elle chante déjà Iolanta la saison prochaine, donc elle pourra bientôt faire Natacha et pourquoi pas Le Trouvère et autres lyriques larges…

On en a vu, des mutations, mais passer de soprano baroque façon Christie (vraiment un colibri à ses débuts) à soprano dramatique (même si c'est dans le répertoire italien) en l'espace de quatre ans, c'est un peu du jamais vu.

Ses Traviata sont très convaincantes, mais il est tout de même très frustrant de jeter au panier une telle personnalité, une voie si singulière, une technique si parfaite et durable… et surtout ce potentiel expressif, largement embarrassé par sa nouvelle émission.
Ce récital était un bon moment pour lui dire au revoir.

5. Le dimanche 15 février 2015 à , par Lucy Holle

merci d'avoir aussi bien traduit ce que je ressens ...

6. Le dimanche 15 février 2015 à , par DavidLeMarrec

Merci Lucy !

Sur Wieck ? Sur Yoncheva ? Sur la conspiration glottophile mondiale ?

(sur tout ?)

7. Le lundi 16 février 2015 à , par Lucy Holle

sur l'évolution de la voix de Sonya :
les opinions glottophilesques m'intéressent bien peu et leur caractère affligeant a déjà été signalé ...
quant à Wieck ou Viardot, j'ai trop peu de connaissances musicales pour me risquer à formuler un "avis autorisé" !
Sonya est l'une des meilleures sopranos de ces dernières années, voire la meilleure (pour moi en tout cas !), mais la fraîcheur juvénile de sa voix "d'avant" me manque déjà ; heureusement, elle garde tout son naturel, toute sa sensibilité, toute sa spontanéité ...
"elle chante merveilleusement" dites-vous ; je dirais "elle chante toujours merveilleusement", donc "on a perdu" Sonya, mais ... on a découvert Yoncheva !
(et pour tromper ma nostalgie, je ré-écouterai sa Leïla de l'Opéra Comique ou sa Norina de Madrid en CD !)

8. Le lundi 16 février 2015 à , par DavidLeMarrec

D'accord.
(peut-on encore parler d'opinions glottophiles lorsqu'il n'est plus question de voix, d'ailleurs ? – je crains que la réponse puisse être positive, mais je laisse la question en suspens)

Yoncheva était effectivement une découverte majeure de ces dernières années, justement parce que la voix était très sonore tout en restant très fine, flexible, juvénile, facile, expressive. Toutes choses que sa nouvelle orientation ont grandement compromis : les aigus deviennent moins assurés (forcément : plus en gorge), le timbre a perdu de son éclat, la voix a beaucoup perdu en précision et même, j'ai l'impression (mais à Gaveau dans du lied, il un peu difficile d'en tirer des conclusions), en concentration / projection.

Pour moi, elle entre désormais dans la catégorie de très bonnes chanteuses qui m'intéressent beaucoup moins, allant gonfler les rang de belcantistes « flottantes », à ranger aux côtés de ses collègues opaques, de Damrau à He — vraiment, l'ai eu l'impression d'entendre une mini-Netrebko. Elle reste une très bonne chanteuse (même si l'on peut entendre des petits détails un peu forcés), mais la direction qu'elle prend la rend beaucoup plus banale à mon sens — en plus d'être d'une esthétique qui me paraît beaucoup moins intéressante.

Parmi les jeunes grands lyriques actuels, je trouve les carrières de Helena Juntunen, Martina Welschenbach, Catherine Hunold ou Virginia Savastano plus prometteuses quant à leur évolution actuelle. Et concernant les sopranos aigus élargis vers des rôles de grands légers, Julia Kleiter et Patricia Petibon ont autrement mieux négocié leur virage (sensiblement plus doux, aussi !).

Nous verrons bien, mais je risque de moins voir, justement (entre le répertoire rebattu et l'évolution qui m'intéresse moins…).

9. Le mardi 17 février 2015 à , par DavidLeMarrec

Sonya Yoncheva vient d'annoncer officiellement qu'elle retirait Fiordiligi et Lucia de son répertoire (et renonçait donc aux représentations prévues dans les prochaines semaines) ; ce qui est intéressant, c'est que ces deux rôles représentaient déjà un élargissement rapide de sa typologie, et qu'elle relie ce changement à sa grossesse (qui a, il est vrai, ce genre d'impact, à défaut d'expliquer totalement un changement aussi massif).

Il faut dire que vu comment fonctionne la réputation lyrique, il faut chanter des mégères à gros tromblons pour qu'on commence à parler de vous… forcément, c'est tentant pour une jeune chanteuse éprise de gloire (ce qu'elle a pu raconter sur les souhaits de sa mère qui la voyait en vedette de télévision est assez parlant).

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