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jeudi 16 février 2017

Antonio SACCHINI – Chimène ou le Cid – la musique de l'avenir et les débris de Corneille


    À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène, un mot pour replacer ce jalon important dans l'ensemble du répertoire, et en faire entendre quelques extraits.

    D'abord, il faut lire la notule d'introduction consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour introduire cette notule et contient même une liste et une discographie commentée de tous les opéras français de Sacchini.



1.
Piccinni-Sacchini : un duel jusqu'au sang

    Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de Musique en œuvres dans le nouveau style – les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
    Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en tant que représentant du style italien. Renaud (la suite du sujet de l'Armide de Quinault, une véritable sequel pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes, qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni. On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.

    À l'automne 1783, on décide de faire représenter deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le chant et même la déclamation ; tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille contemporaine, à ceci près que Chimène me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a encore jamais été décemment servie.

    Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des commandes jusqu'à sa mort – Dardanus, Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un livret de Guillard.



2. Guillard : un livret volé mais raisonnable


    Nicolas-François Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique « réformée » : librettiste de l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard des Horaces de Salieri, arrangeant même Proserpine de Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam pour Le Sueur en 1809 !  Dans une ère où les livrets sont en général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur laquelle poser la musique, il fait partie des rares poètes un peu soignés et ambitieux. Les Horaces, dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement : entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.

    Dans Chimène ou le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.

    D'abord, il est rare que la matière soit empruntée aux périodes récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à la mythologie grecque, plus rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste ; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en scène des figures historiques de l'Antiquité.

    Ce choix s'explique par la présence au répertoire (parlé) du Cid de Corneille – mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adapté Andromaque de Racine pour Grétry, évidemment.
    Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la citation directe de 80 vers ; ici, une intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts, sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains » pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à Corneille de toute façon.

Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est pas ma faute !)



3. Corneille aplati, Guillard triomphant



L'intrigue.

Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses conséquences portent tout le drame.


Début de l'acte III du Cid dans l'édition de 1639.


Acte I
    Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
    Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas chez feu Gormas mais chez le roi.
    Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un danger dont le roi n'est pas encore informé.

Acte II
    Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche pour champion.

Acte III
    Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
    Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.


Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.

    Ce dernier acte suit vraiment d'assez près la matière de Corneille. Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de la musique.

    L'acte I est particulièrement dense en informations, avec beaucoup d'action pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur », on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la forfanterie pour un héros classique.]


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Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.

    De même, les incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre – où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.

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Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    Le résultat est évidemment sur le strict plan littéraire assez plat, mais sa structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire, préparant pour chaque air (certes pas très subtilement exprimés) un contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du duel.



4. Sacchini, le Mozart français

    Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau représentant du style germanique, Sacchini écrit une musique particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux et plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les numéros isolés (airs et ensembles), dans la mélodie, dans l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.


Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.


Fusées et croches obstinées des violoncelles.

    Réellement de son temps, sa musique, malgré les nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous apparaît tout de même légère, sa gamme de sentiments « positive » – le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
    En revanche, le concertato final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.

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Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs qui est en cause, je crois…), mais l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis sur de belles mélodies. Le plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés (à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est assez frappante dans les conclusions des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs, certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère se sentir fâché.
    D'où vient ce rapprochement ?  Sans doute surtout de l'autonomie des airs, qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non être le centre de toute l'attention comme dans Chimène.

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L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento » de Lucio Silla de Mozart (1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.

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La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend les tournures de « Come scoglio » (Così fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio » dans le Falstaff de Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus grande que chez ses collègues, avec le style européen – et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


    Bien évidemment, ce ne peut être comparé structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique, et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu de racolage, dites-moi ?  [J'ai ajusté le nom du site en conséquence.]

Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.

    Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts de Don Giovanni (1787) et de Chimène (1783), lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en concert. Le seul compositeur d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux (mais pas du tout celui de Richard Cœur-de-Lion, d'Andromaque et de la plupart des opéras comiques).

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Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.



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Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent déjà au début de Chimène ou le Cid en 1783.



5. Coups de maître

Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou leur réussite :

L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».

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Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


L'exploit de Rodrigue contre les Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort l'ubiquité du héros.
    Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais elle étonne, favorablement.

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Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


► Lors des représentations, j'ai eu l'impression que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement, il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).


► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la suggestion de sa suivante : « Si don Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah ! ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame « puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et surtout un rare effet de musique psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule : l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).

chimène hautbois
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Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.


► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la profondeur de son désarroi en reprenant le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse. L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un aboutissement assez spectaculaire.
    Similairement, l'accompagnement de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ». Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton… pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux exemples précis.]

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Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier 2017.



D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique, malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra (francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en réalité, demeure sensiblement la même.



6. Le quasi baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique

    Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la première fois !  Issu d'une scission au sein du Cercle de l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo), qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialogues des Carmélites avec le Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque (alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur vrai nom.

    C'est, je crois, leur seconde production scénique, après Armida de Haydn l'an passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique (plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que Rigel soit déjà de l'autre côté).

    Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur, pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.

    J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais tout de même).

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Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle et Amadis de Gaule



7. Une production réelle

    Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).

    Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée à l'ARCAL, avec le concours des Chantres du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie Beaudette, Paul Antoine Benos (1,2,3,4putto d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…

    Étrange constitution de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles, une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?

    Côté solistes, Mathieu Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.

    Agnieszka Sławińska est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !  Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique !  Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je la trouve magnifique…

    La mise en scène de Sandrine Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan) ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la disgrâce et de la mort de son père.
    Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est la semaine free hugs chez la noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?  Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à l'essentiel.

Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la moitié, je n'exagère pas, la moitié des spectateurs avait de dix à treize ans !  Évidemment, sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ?  J'ai adoré la soirée, mais je suis dubitatif.  Certains avaient étudié la pièce, mais autant le Cid peut fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.   

La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas encore si elle sera captée.



8. Pour prolonger

♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des représentations. Un bon point de départ pour explorer.

♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques extraits sonores dont on disposait alors.

♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide innocent pour tous les autres, les chut ! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant, c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I et le final de l'acte III de Chimène ou le Cid.

♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble Le Concert de la Loge Olympique, à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.


Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles aventures !

vendredi 27 février 2015

Donizetti, orchestrateur de génie — genèse de l'Élixir d'amour


Contrairement aux apparences peut-être, non, ce n'est pas un titre ironique.

Un brin hyperbolique peut-être, mais pas ironique.


Dans cette courageuse investigation, extraits à l'appui, nous combattrons les préjugés et feront triompher les lumières de la Raison des ténèbres de la généralité fallacieuse.

1. L'image de Donizetti

Il est d'usage, chez les mélomanes ou musiciens « purs » — ceux qui ne sont pas particulièrement amateurs de voix, disons, et qui ne se laissent pas abuser sur les qualités d'une partition par un joli timbre ou quelques contre-notes —, de mépriser ouvertement le belcanto romantique. Bien que n'étant pas suspect de glotto-indifférence, je dois admettre sacrifier souvent à ce petit plaisir – sans m'abstenir d'écouter avec grand plaisir certains de ces ouvrages par des glottes illustres ou obscures.

Donizetti est souvent l'étendard de ce type de musique. Pour une raison très simple : la plupart des compositeurs concernés (pré-verdiens, disons – même si Verdi est lui-même l'objet de sarcasmes à mon sens très injustifiés) restent très obscurs (et la plupart pas très bons). Or, Rossini — dont le legs sérieux est peut-être le plus caricatural de tous en matière de virtuosité vocale, d'harmonie sommaire et d'orchestration négligée — reste davantage célèbre pour ses œuvres bouffes, et Bellini a tout de même tendance à rechercher de petites couleurs (par exemple des notes étrangères sur le temps fort avant d'aller vers sont accord parfait), certes très modestes, mais qui le mettent à part du tout-venant des compositeurs belcantistes.

Reste donc Donizetti, qui a beaucoup écrit, et pas toujours des choses de premier plan. Même dans ses œuvres célèbres, on rencontre souvent des simplicités qui évoquent réellement le prétexte à exposer un timbre (harmonie minimale, rythmes identiques, même pas de mélodie saillante…).

2. La bonne blague de Bolena

Prenons Anna Bolena, mieux diffusée que d'autres (il existe une version Callas, coupée et pas bonne, mais ça aide toujours beaucoup…), et qui connaît un réel retour en grâce ces dernières années dans les théâtres du monde. Rien que depuis 2013, on a pu assister à des productions scéniques à Vienne (avec reprise en 2015), Zürich, Cologne, Catane, Cardiff, Buenos Aires, Chicago, Bordeaux, Toulon, Łódź, Ostrava et même une version de concert à Tenerife.

Pourtant, si l'on ouvre la partition (ou simplement ses oreilles), on ne peut qu'être frappé par le caractère sommaire de la composition :




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« Non v'ha sguardo » (Anna). Leyla Gencer accompagnée par Gavazzeni.


La suite se complifie un peu, mais cela reste très représentatif de la manière de Donizetti (et belcantiste en général) :

rythmes parfaitement réguliers et uniformes (une basse sur les temps forts et du remplissage de cordes sur l'accord, tout en croches) ;

¶ les rares effets d'orchestration (ici clarinette et cor, ça alterne tout de même) sont redondants avec la voix ;

mélodie constituée presque exclusivement des trois ou quatre notes de l'accord – même les notes de passage qui les relient (pourtant tout à fait courantes dans les langages baroques ou classique) sont réduites au strict minimum –, ce qui cause de grands sauts d'intervalle non seulement plats, mais assez peu mélodiques (qu'on verra alors comme un test pour le chanteur) ;

¶ l'harmonie est embryonnaire, essentiellement deux accords (dominante pour la tension, tonique pour la résolution), parfois un troisième et de très rares emprunts extérieurs. Même les appoggiatures, procédé tout à fait banal de faire précéder une (ou plusieurs) note de l'accord parfait d'une note étrangère, pour donner un peu de relief, sont assez exceptionnelles (Bellini en fait déjà un peu plus usage).

Bref, essentiellement un écrin à voix, avec les grandes lignes et toutes les agilités qu'il faut pour mettre en valeur un timbre — la plupart des chanteuses disent d'ailleurs que c'est agréable à chanter, et les profs donnent ça presque systématiquement à leurs étudiants, parce que c'est « bon pour la voix ». [Ce avec quoi je ne suis que partiellement en accord, d'ailleurs : ça expose aussi les défauts chez les jeunes chanteurs ou les amateurs, et, surtout ça induit des biais stylistiques, en favorisant le nivellement des sons, voire un type d'émission flottant qui n'est pas forcément le plus opérant ni le plus intéressant (et peu exportable). Mais effectivement, chanter Donizetti, c'est comme faire une vocalise, ça chauffe bien. Il est seulement dommage qu'on ne propose pas un Wagner ou un Ravel une fois que l'opéra est fini, manière que l'échauffement serve à quelque chose.]

Il arrive même, lorsqu'il s'agit de présenter une chanson dans l'opéra (le personnage est supposer chanter dans la vraie vie), que Donizetti se parodie lui-même. Cette romance entière (« Deh, non voler costringere », chantée par Smeton dans le même opéra) ne contient que trois accords (essentiellement deux : tonique, dominante, et exceptionnellement la dominante de la dominante).
À l'échelle de l'harmonie occidentale, cette atrophie est quasiment de l'ordre du gag.




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« Deh, non voler stringere » (Smeton). Bernadette Manca di Nissa accompagnée par Bonynge.


(J'ai mis la réduction piano pour gagner de la place, en version orchestrale la plaisanterie s'étend sur des pages entières.)

Voilà pourquoi l'on peut (et l'on doit !) se moquer de Donizetti.

Toutefois, outre le fait qu'on peut aussi aimer cette forme de minimalisme, ou tout simplement aimer l'écouter comme Donizetti l'a conçu, comme un prétexte à belles voix… notre homme est aussi l'auteur de bijoux beaucoup plus délicats. En particulier Il Diluvio Universale (harmoniquement sa partition la plus raffinée) ou Les Martyrs (assez différents de son style ordinaire), mais aussi…

3. Les merveilles de L'Élixir – ou du Philtre ?

Alors même qu'il fut composé en six semaines (on lit même souvent, même chez des auteurs sérieux, quatorze, dont sept pour le livret — comment est-ce donc seulement possible, rien qu'en recopiant mécaniquement toutes les parties des ensembles et de l'orchestration ?), L'Elisir d'amore est d'assez loin l'opéra de Donizetti qui cumule le plus de qualités.

¶ Est-ce l'abandon à son propre génie que suppose une telle hâte — ne cherchant plus les schémas simples pour plaire ou public ou mettre en valeur les chanteurs, mais laissant parler son métier de musicien ?

¶ Est-ce la nécessité d'un coup de pouce à de mauvais créateurs ? L'épouse du librettiste a rapporté cet avertissement célèbre que Donizetti aurait glissé à Romani :

Bada bene, amico mio, che abbiamo una prima donna tedesca, un tenore che balbetta, un buffo che ha la voce da capretto, un basso che val poco. Eppure dobbiamo farci onore.

Prenez garde, mon ami, que nous avons une prima donna tudesque, un ténor bègue, une basse bouffe à la voix de chèvre, et une basse qui ne vaut pas grand'chose. Et pourtant, nous devons tenir notre rang.

Il aurait alors dû écrire une musique qui suscite elle-même l'intérêt, au lieu de s'en reposer sur les chanteurs. Et limiter la virtuosité au profit de belles mélodies — quand on voit l'agilité extrême de la grande cabalette finale d'Adina, on reste dubitatif sur ce dernier point.

Il s'agissait peut-être de goût personnel, mais plus sûrement d'une façon de conjurer le sort, car le public apprécia fort la distribution, qui fut pareillement couverte d'éloges par la presse. Dès la création, la « gazzetta teatrale » de lEco'' de Milan décerne des prix d'incarnation vocale et théâtrale à l'ensemble de la distribution. Et l'œuvre connaît 32 représentations dans l'année de la création (à partir de mi-mai 1832).

¶ Est-ce le sujet ? Faute de temps, Felice Romani s'est tourné vers une valeur sûre : Eugène Scribe, qui venait d'écrire un Philtre pour l'Académie Royale de Musique.

Le synopsis de L'Elisir opère d'ailleurs un joli va-et-vient ultramontain : Il Filtro de Silvio Malaperta, adapté en français en 1830 par Stendhal pour la Revue de Paris, est transformé en opéra comique par Scribe pour Auber, qui le donne à Paris en 1831.
Pris dans l'urgence, Romani se contente quasiment de transcrire la pièce en italien. Même les noms sont des décalques : à part Térézine [sic] et Guillaume, Jeannette devient Giannetta, Fontanarose Dulcamara, et le sergent Jolicœur il sargente Belcore… Les traits d'humour sont exactement les mêmes : le philtre d'Iseult (« pourquoi faut-il que la recette en soit perdue » devient « que n'en sais-je la recette »), le prix exorbitant (trois pièces d'or ou un sequin, toute la fortune de Guillaume-Nemorino), la fuite du charlatan (« un jour entier – le temps de partir d'ici »), le vin du faux élixir (là aussi, plaisant échange : le Lacryma Christi de la version française devient du Bordeaux chez Romani), la chanson de Zanetto le gondolier, « Grand dieux ! / À mon rival je rends les honneurs militaires ! »…

En réalité, la traduction de Romani fait quasiment du réplique à réplique dans les récitatifs, et n'aménage les numéros qu'à la marge, selon les besoins musicaux italiens. Il existe néanmoins quelques différences (pas forcément mineures) :

  • Les références au Pays Basque sont gommées (« Habitants du bord de l'Adour, / Vous savez que sur ce rivage / On parle toujours sans détour ; / Du Pays Basque c'est l'usage ! »).
  • La scène de cour inversée faite par les demoiselles du village, à la fin de l'opéra, est plus licencieuse chez Scribe, où elles se l'arrachent littéralement. Jeannette a davantage d'épaisseur ici, puisqu'elle sort du rang pour consoler Guillaume au début de l'opéra – et finalement se moquer de lui.
    • Au passage, Frank Dunlop (le metteur en scène, à Lyon, dans la production avec Pidò, Gheorghiu, Alagna…) a manifestement lu l'original, puisqu'il traite non seulement le chœur de femmes avec le même abandon que chez Scribe, mais de surcroît, l'affrontement « Esulti pur la barbara » (où Nemorino défie la coquette, Adina piquée au vif) s'y passe à table, élément de décor explicitement indiqué dans les didascalies de Scribe (« Il va se rasseoir, et continue son repas »).
  • Toute la dimension mélancolique de Nemorino est due à Romani, ce sont même quasiment les seuls ajouts au livret d'origine (dont presque rien n'est retranché) :
    • la réplique à l'air d'inconstance d'Adina (plus développé chez Scribe, mais sans réponse) « Chiedi al rio perché gemente » ;
    • la cantilène désespérée qui romp soudain le grand ensemble où Adina se donne à Belcore pour faire enrager Nemorino « Adina, credimi, te ne scongiuro… » – Guillaume est seulement affolé, mais ne tente pas d'arrêter pas Adina par une telle supplique ;
    • et bien sûr « Una furtiva lagrima », l'air ineffable où se mélangent l'adieu à celle qu'il aime, partant pour la guerre, et la satisfaction de se sentir enfin aimé.


La situation est déjà présente dans le duo du recrutement, Romani n'ayant fait que traduire :

Oui, je sais que la vie
Demain peut m'être ravie,
Mais je dirai : pendant un jour,
Pendant un jour, j'eus son amour !

par :

 Ai perigli della guerra
Io so ben che esposto sono [...]
Ma so pur che, fuor di questa,
altra strada a me non resta
per poter del cor d'Adina
un sol giorno trionfar.

(c'est-à-dire :)

Aux périls de la guerre
Je me sais exposé ;
Mais je sais aussi
Qu'il ne me reste pas d'autre voie
Pour pouvoir, du cœur d'Adina,
Triompher en un seul jour.

Mais le duo n'expose que fugacement cette couleur au sein d'un numéro globalement gai, porté par les forfanteries de Joli-Cœur (« Et les amours qui d'ordinaire / Suivent toujours le militaire »), tandis que l'air la développe à l'inverse sur un mode mélancolique qui n'est éclairé qu'un instant sur ces mots paradoxalement lumineux : « Cielo ! Si può morir… di più non chiedo » (« Mon Dieu, je puis mourir… je suis satisfait »).



La spectaculaire modulation majeure d' « Una furtiva lagrima » (Domingo, Covent Garden, Pritchard).


Cette dimension semisérieuse se retrouve dans le sous-titre donné par Felice Romani à son livret : melodramma giocoso. En Italie, les genres bouffes constituent une masse disparate face aux véritables œuvres élevées et sérieuses (où brillent d'ailleurs les meilleurs interprètes) ; on y trouve aussi bien de véritables farces (les opéras bouffes – opere buffe) que des œuvres aux caractères plus mêlés (Don Giovanni en est l'archétype : dramma giocoso, c'est-à-dire drame joyeux, alors qu'il comporte tout de même des facettes sombres et qui nous paraissent, dans notre regard actuel, même très majoritaires). Giocoso précise que ce n'est pas un sujet pleinement sérieux, mais dramma laisse entendre une forme d'épaisseur psychologique, voire des moments de tristesse ou de mélancolie (melodramma plaçant plutôt l'œuvre dans un cadre quotidien).
Il ne faut pas donner à ces catégories (très perméables) plus de sens qu'elles n'en ont, mais en l'occurrence, la petite nuance apportée par Romani en (disons le mot) recopiant Scribe est vraiment contenue dans ce sous-titre.

Ces circonstances, cette provenance des meilleurs maîtres et ces qualités littéraires ont concouru à produire cette œuvre fortement roborative et pas aussi superficielle qu'elle l'aurait dû… néanmoins, notre sujet était d'explorer la musique de Donizetti sur le plan pratique. Nous y voici.

4. Donizetti, génie de l'orchestration

Pourquoi l'Élixir est-il si différent du reste de la production de Donizetti ? Parce que l'opéra non-serio est plus libre, sans doute, mais il est aussi très supérieur aux autres opéras bouffes du temps, à commencer par ceux (très plats musicalement) qu'il a lui-même écrits.

J'ai déjà évoqué la mobilité harmonique, beaucoup plus grande que dans ses autres ouvrages (Diluvio universale excepté), et donc les changements de couleurs qui adviennent… mais ce ne serait pas très spectaculaire à montrer, dans la mesure où ce n'est impressionnant qu'en comparaison de la norme du lieu et du temps. À côté du Freischütz ou de Robert le Diable, ça reste très… gentil.

Allons donc voir d'un côté qu'on se figure (non sans fondement) comme tout à fait négligé par les compositeurs italiens, l'orchestration.

J'ai pris pour exemple le grand final du I, qui comporte quelques petites mystifications très adroites.






À la fin du grand ensemble de jalousie de Nemorino et Belcore, la troupe des militaires est évoquée, très logiquement, par des rythmes pointés, dans un orchestre prodigue en doublures, mais contenant cors et trompettes. Très traditionnel.

Et puis voilà, ils sont interrompus, le chœur des militaires arrive et annonce la nouvelle de l'ordre du départ, qui va précipiter le mariage et rendre le philtre inopérant.





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Dans ces 15 secondes, on remarque donc quatre strates principales (et simultanées).

Deux motifs « techniques » :

¶ Les triolets chromatiques qui trompent un peu la gamme et descendent en pirouettes (aux violons I et parfois II, puis aux flûtes et piccolo), donnant le sentiment de précipitation tournoyante de la scène — sans doute de la musique subjective, la fanfare telle qu'ouïe par Nemorino. Tout se brouille.

Les contrebasses seules (chose rare, surtout pour un motif entier et non des ploum-ploums) qui jouent un motif à contretemps (appuyé sur les temps faibles de la mesure), et qui donnent à la fois un rythme resserré (les deux triples croches) et une façon de rebond dégingandé. Figurant la précipitation générale ou le ressenti de Nemorino, je suppose.
Un cinquième motif utilise aussi ces accentuations inversées (en indigo sur la partition).

Et deux motifs « thématiques », en lien avec l'action :

¶ Les altos et les violoncelles jouent un tétracorde montant (une demi-gamme, quoi) qui évoque beaucoup ce que dira le chœur une fois sur scène, comme un écho des paroles des militaires encore en coulisses. Lorsque le chœur s'y met, le basson entre aussi dans la danse les mêmes rythmes.

¶ Enfin, et c'est peut-être l'astuce la plus adroite, au lieu de figurer directement la fanfare par un instrument cuivré, l'arrivée imminente de la troupe est évoquée simplement par le rythme pointé (vu précédemment), aux bassons — et il est vrai que le basson peut sonner comme une trompe étouffée, pour donner une impression de lointain je suppose, et en tout cas pour faire bruisser discrètement l'identité de ceux qui vont arriver (car, dans le livret, c'est la babillarde Giannetta qui entre d'abord pour annoncer que quelque chose se passe).
Le premier hautbois, dont le timbre peut aussi évoquer, dans cette tessiture, une trompette douce ou lointaine, prend ensuite le relais, et ce n'est qu'une fois que le chœur des militaires a commencé à parler que Donizetti s'autorise à employer franchement les cors.

Tout cela se passe en 15 secondes, et à un moment où l'on est en principe à la fois tétanisé par la beauté du grand trio qui a précédé (voire couvert par les applaudissements du public!), et captivé par le coup de théâtre dramatique qui se déroule… Donizetti aurait aussi bien pu écrire de grands aplats… Mais précisément, c'est cette superposition de procédés (pas exceptionnels pris individuellement, mais plutôt subtils) qui créent à la fois cette urgence, ce climat, cette impression d'avoir déjà entendu les militaires… on n'a pas le temps de le penser, mais on le sent.
Et c'est bien cela qui peut créer une forme de vertige musical : nous sommes assaillis d'informations que nous ne pouvons traiter rationnellement, mais dont nous percevons confusément la signification.

5. Ce dont on peut déduire que…

Ce n'est pas grand'chose en termes de technique de composition, mais être capable de les convoquer de cette façon, avec cette circulation rapide (et expressive) des instruments, rien que pour évoquer un hors-scène qui était de toute façon visuellement évident (on aurait aussi pu mettre une petite trompette en coulisse), c'est sans doute ce qui fait la différence d'avec les opéras plus lisses et attendus du même auteur…

D'ailleurs Donizetti poursuit l'instillation du procédé lorsque le mariage vient d'être décidé : les triolets et la basse décalée reprennent, Adina reprend le tétracorde militaire en chantant, et la clarinette joue les pointés (là aussi, comme un écho dégradé de la fanfare). Subtilement persuasif.





Toute l'œuvre regorge de petites délicatesses dans le genre – sans même mentionner la simple beauté mélodique des contrepoints dans les ensembles vocaux.

Pour un étronneur de cabalettes, on peut y trouver des finesses inattendues, et ainsi nuancer son jugement : Donizetti, c'est souvent mauvais, mais quand même, ça dépend.

Puisse cette sentence profonde vous accompagner longtemps.

vendredi 6 février 2015

Boismortier – Don Quichotte chez la Duchesse – littérature miniature !


Bientôt représenté, ce qui est excessivement rare… et je m'aperçois que si j'en parle souvent, je n'ai jamais proposé de présentation un minimum évocatrice.




Début de l'œuvre, très représentatif de ses qualités.
Édition autorisée de l'Auteur, vendue chez Mme Boivin (rue St Honnoré [sic]) et M. Le Clerc (rue du Roule).


En en attendant la version versaillaise (Niquet à nouveau, avec les époux Benizio) prochainement vidéodiffusée par CultureBox, voici le studio issu de la production en 1988, seule version disponible à ce jour :


1. Destination

Il s'agit d'un très court « ballet comique » (l'ensemble dure une heure environ) de 1743, plutôt conçu pour servir de préambule ou d'intermède à des œuvres de plus vaste ambition, qu'elles soient sérieuses (par exemple Le Pouvoir de l'Amour de Royer, ballet à entrées, léger mais pas comique) ou bouffonnes (l'œuvre préludait, pour sa création à une reprise des Amours de Ragonde, divertissement pastoral de Mouret, assez farcesque).

En ce sens, sauf informations qui me seraient inconnues, il ne manque évidemment pas de texte et l'œuvre fonctionne de façon très cohérente – ce qui rend douteuses toutes les tentatives fauxjetonnement authenticisantes de s'octroyer les droits de bidouillage sur le livret. Il n'était pas d'usage d'introduire des dialogues parlés dans les (opéras-)ballets chantés – et bien que Boismortier ait composé pour la Foire où ces alternances avaient cours, son Don Quichotte fut conçu pour l'Académie Royale de Musique, en temps de Carnaval… et fut même parodié à la Foire Saint-Germain l'année même de la création.

2. Adaptation

Le livret de Charles-Simon Favart cumule les vertus : à un sens véritable de la farce (les bastonnades et les faux enchantements s'enchaînent à un rythme infernal), il adjoint une remarquable conscience de la structure et du drame — ce Don Quichotte constitue un véritable opéra miniature, où les situations très brèves évoquent, en courant plus qu'en passant, tous les standards de la tragédie en musique.

À cela, il faut ajouter que contrairement à toutes les déformations romantiques postérieures, faisant comme pour Faust ou Don Juan un idéal de ce qui était quand même un contre-modèle, le livret reste non seulement très fidèle à l'esprit des personnages, mais va jusqu'à utiliser très fidèlement la matière du roman. Le détail n'est pas le même, et adapté aux contraintes du théâtre (la scène du cheval de bois, c'était beaucoup demander !) et au goût du public (mignardises obligées), mais le principe est très exactement celui de la mystification de Don Quichotte à la cour du Duc, dans lequel on a simplement inclus la Grotte de Montesinos (pour une interprétation sarcastique de cet épisode énigmatique). Favart conserve, adapte et exploite jusqu'à la manie des proverbes de Sancho !

Degré de virtuosité supplémentaire, le Duc lui-même intervient dans l'opéra, tantôt comme personnage (Merlin), tantôt comme Duc, sans briser l'équilibre merveilleux de toutes ces danses paysannes et airs d'enchanteresses furibardes.

3. L'objet

La musique de Boismortier n'a pas une grande réputation de profondeur et, de fait, sa musique instrumentale et même sa musique sacrée sont largement d'essence décorative, flattant joliment l'oreille par des mélodies qui ne débordent pas d'ambition. Néanmoins, pour ses grandes œuvres lyriques (on n'a pas encore remonté Les Voyages de l'Amour, où intervient Ovide !), Daphnis & Chloé et Don Quichotte, force est de constater la très large étendue des moyens expressifs et des techniques musicales à sa disposition.

Don Quichotte montre cela à un degré extrême, et peut-être plus que n'importe quel autre opéra, il convient parfaitement au goût de notre temps : les récitatifs d'action, les airs (une minute en moyenne) et les danses (deux minutes) s'enchaînent sans coupure, et avec une prestesse et une urgence permanentes, faisant se succéder les styles, les effets et les situations comme dans une synthèse miniaturisée de tout l'art du temps. À rebours de l'habitude coupable de l'opéra d'adjoindre, à la lenteur incontournable du débit chanté, l'épanchement superfétatoire du verbe et le mauvais goût de la couleur locale, Don Quichotte explore tout, effleure tout, juxtapose les combats, les enchantements, les romances, les bastonnades, les réjouissances pastorales, sans jamais s'attarder. C'est une épopée entière… en cinquante minutes.

Chose tout aussi rare, le livret et la musique concourent vraiment à l'amusement, et pas un amusement forcé d'opéra où l'on fait semblant d'être jovial malgré la pesanteur des contraintes musicales : tout virevolte ici dans un même flux primesautier, au gré de surprises permanentes.

4. Le conseil

Don Quichotte chez la Duchesse n'est pas seulement un opéra qui, subjectivement, se place parmi les tout meilleurs ; c'est aussi, à mon sens, l'une des meilleures portes d'entrée pour initier à l'opéra. Bien sûr, tout dépend d'où l'on vient (l'amateur de Black Dark Death Lethal Metal entrera souvent plus facilement dans Wozzeck que dans Così fan tutte, bien logiquement), mais pour un public standard plus ou moins ingénu en musique, la densité de cette miniature échevelée et sa bonne humeur permanente ont vraiment tout pour rendre l'opéra accessible.

Par ailleurs, je n'ai sans doute pas assez insisté sur ce point, mais chaque numéro incarne, en soi, le meilleur de ce qui peut se faire en matière de récitatif dramatique, d'ariettes ornées et de danses pseudo-populaires : la musique est en permanente de très haute tenue, sans la moindre possibilité de baisse de tension vu la brièveté non seulement de la forme d'ensemble, mais de chaque section à l'intérieur.

5. L'actualité

Suite de la notule.

lundi 24 novembre 2014

[la création] Jean-Claude PETIT — Colomba, d'après Mérimée


L'opéra est disponible en vidéo et en intégralité (sans sous-titres, mais la diction est correcte) sur CultureBox, qui documente décidément les spectacles lyriques les plus essentiels de l'actualité française. L'occasion de prendre un peu de recul.

1. Les deux voies de l'opéra d'aujourd'hui

Depuis assez longtemps, Carnets sur sol explore pas à pas l'évolution du genre opéra en dehors des milieux de la création officielle. Du fait de la muséification du répertoire, essentiellement tourné vers le passé (célèbre ou obscur), les créations sont peu nombreuses, ce qui réduit structurellement le nombre de réussites.

Dans ce cadre restreint, à côté des œuvres de compositeurs contemporains reconnus, certaines maisons font le choix de compositeurs moins réputés et complexes, parfois du milieu de la musique de film. Progressivement, deux genres se mettent à cohabiter, l'un qui représente une extension (en général difficilement adaptable à l'action théâtrale) de la musique symphonique la plus savante ; l'autre, sans la même ambition musicale, qui cherche plutôt à présenter une action de façon naturelle et agréable, avec une musique accessible pour le plus grand nombre.

Le premier groupe est bien documenté, c'est ce que l'on appelle généralement l'opéra contemporain ; le second est sans doute décrit de façon moins systématique, moins pris au sérieux — on dit que c'est joli, et puis on passe à autre chose. On ne grave pas de disques, on n'en parle plus dans les magazines. C'est pourquoi, par touches, CSS essaie de se pencher sur cet autre avenir possible du genre opéra — du moins si l'on considère que le musical du West End et de Broadway n'a pas déjà réglé la question.

2. L'état de la création

Avant de dire un mot de Colomba, il faut peut-être conseiller aux lecteurs de se reporter à quelques notules qui explorent la question ici résumée en quelques mots, de façon un peu plus précise. D'abord cette antique entrée consacrée aux difficultés structurelles de l'opéra contemporain (en particulier liées à ses langages musicaux) : on se rend compte que l'opéra fondé sur les langages dominants du second vingtième ne peuvent pas conquérir un large public, vu leurs contraintes (amélodisme, intelligibilité, tensions vocales, langages musicaux difficiles…).

Sur les courants de création et le genre « nouveau » de l'opéra de goût filmique, une notule a tenté de dresser un état des lieux davantage complet, d'Ibert & Honegger à Cosma, en passant par Herrmann, Shore et Maazel. Avec leurs vues justes sur la façon d'atteindre directement le public, mais aussi leurs maladresses, comme dans Marius et Fanny.
Un peu plus ancienne, la notule autour du Postino de Catán abordait ces enjeux, avec ses limites et ses charmes.

Il est vrai qu'étant moi-même dubitatif sur l'orientation de nombreux langages actuels largement inintelligibles (même par les plus passionnés, même par les pros), et particulièrement concernant leur compatibilité avec les contraintes du théâtre musical traditionnel ; et qu'étant largement sensible aux potentialités de la comédie musicale anglophone… je ne me sens pas le plus légitime pour trancher cette question, mon goût pour la mignardise pouvant être suspecté (à bon droit) de troubler mon jugement sur les intérêts respectifs des deux démarches.

Néanmoins, pour ce qui est de toucher le public au delà des amateurs du contemporain, il est certain que l'opéra d'aujourd'hui ne peut pas le faire sans de solides qualités théâtrales (Boesmans, plus que par la musique, a sans doute réussi par là) ou une musique plus familière et pittoresque (comme dans ces opéras à musique « filmique »)… en cela, ces opéras moins « sérieux », plus grand public (et pas forcément plus ratés) peuvent représenter un avenir réel pour la création musicale.

Au demeurant, mon propos n'est absolument pas de discréditer l'opéra contemporain « ambitieux », comme en atteste cette liste de recommandations qui traverse largement les styles. Mais les opéras contemporains bien faits mais un peu tièdes dans le genre de Written on Skin de Benjamin, qui croule sous les récompenses parce qu'on n'a pas tous les jours un opéra récent vaguement écoutable, regardable et reprogrammable, n'a quand même pas de quoi susciter l'hystérie ou l'envie irrépressible de réécouter absolument celui-là, comme cela arrive avec Don Giovanni, Le Trouvère, Tristan, Lady Macbeth de Mtsensk et quantité d'autres moins absolus. J'ai le sentiment (peut-être biaisé, comme dit ci-dessus) qu'à médiocrité égale, voire supérieure, les jolis opéras un peu naïfs, qui peuvent représenter une régression objective en matière de technicité, de subtilité et d'orchestration, toucheront plus directement le public.
En tout cas, en ce qui me concerne, j'aime réécouter Marius et Fanny de Cosma, alors même que l'œuvre me paraît un peu bancale, attestant d'un manque flagrant de familiarité avec les conventions opératiques. (Mais j'ai encore davantage réécouté Ocean of Time d'Ekström, et pas mal aussi L'Autre Côté de Mantovani et Hanjo de Hosokawa, tous résolument sur l'autre versant… Néanmoins ce sont là des inclinations que je crois beaucoup moins aisément universalisables, en tout cas pour les deux derniers.)

Une fois tout cela mis en perspective, on peut se pencher sur Colomba de Jean-Claude Petit.


3. Colomba : promesses et dangers

Lorsque j'ai vu qu'on programmait une Colomba, j'ai été très tenté de voyager jusqu'à Marseille : je tiens le court roman (la grosse nouvelle) de Mérimée pour un (pour ne pas dire le) sommet de l'art français d'écrire. Et même en acceptant qu'une adaptation théâtrale, même excellente, dénaturerait forcément les fines qualités de l'original, la matière narrative est suffisamment sympathique pour servir efficacement un opéra dont le compositeur saurait saisir quelques-unes seulement des couleurs du roman.
Et dans le même temps, vu ce qui se produit musicalement sur les scènes actuellement, la probabilité éminente d'être fort déçu.

Je n'ai pas voyagé.

J'avais manqué la retransmission radio (s'il y en eut), et je me aperçu il y a à peine quelques jours que l'œuvre a été diffusée en direct et reste disponible sur CultureBox. Dont voici un extrait :

Suite de la notule.

dimanche 8 juin 2014

Daphnis & Chloé chorégraphié – Millepied, Bastille, Ph. Jordan


Si Daphnis & Chloé est devenue l'une des œuvres les plus jouées et enregistrées du patrimoine (au moins sous forme de suites ou fragments), ce n'est que fort rarement qu'il a l'occasion d'être donné conformément à sa conception, comme musique de ballet. L'occasion de se déplacer, et d'observer l'œuvre à l'épreuve de la scène.

1. Un ballet qui ne raconte rien

Auparavant, la soirée de l'Opéra Bastille proposait un couplage avec la Symphonie en ut de Bizet, délicat bijou qui parcourt énormément de styles, du développement à l'allemande (on entend Beethoven, Schubert et Schumann à de nombreuses reprises dans les structures générales, alliages instrumentaux et harmonies) aux modes françaises les plus récentes (en particulier l'orientalisme du grand solo de hautbois dans l'adagio).

Philippe Jordan en propose une lecture plutôt large (six contrebasses, déjà...), mais sans épaisseur poisseuse ; pas la référence ultime de l'histoire pléthorique de l'exécution de l'œuvre, mais une belle lecture, honnête et investie, qui donnait bien du plaisir.

Sur cela, George Balanchine a bâti un ballet purement décoratif, Palais de Cristal, qui m'a paru à peu près sans intérêt, ne racontant rien et passant à côté des spécificités de la musique – rien de palpable en écho aux développements classiques du I, ni à la succession d'atmosphères très différentes du II (de l'orientalisme du hautbois au lyrisme discret ou intense des cordes, très occidental)... Certes, le scherzo est traité avec vivacité (encore heureux), et le rondeau final est davantage réussi, avec une nouvelle couleur à chaque reprise, qui finit dans une jolie alliance des entrée en guise de final. Mais qu'est-ce que cela raconte, qu'est-ce que cela apporte à la musique, ou bien qu'est-ce que la musique met en valeur ? Un exercice très formel avec de grands pas, j'avoue passer tout à fait à côté de cela, et ne pas y voir beaucoup plus d'exaltation que dans une Étude de Czerny ou une vocalise de Vaccai (deux grands compositeurs chouchous de CSS, par ailleurs).

Si j'en crois ce que j'ai vu et ce que j'ai lu, l'intérêt tient avant tout dans la succession de costumes (rubis, diamant noir, émeraude et perles) évoquant les pierres précieuses ; il semblerait que les tutus de Christian Lacroix aient réussi à marier rouges, verts et bleus sans trop heurter l'œil (en effet, en dehors des perles rose-bonbon-déjà-sucé, l'ensemble, quoique clinquant, était plutôt agréable), contrairement à d'autres productions antérieures. Dont acte.

Le plaisir musical étant très réel (première fois que j'entendais cette symphonie en concert, alors que je l'écoute très souvent au disque), et constituant ma motivation pour cette partie (salut tout particulièrement au hautbois solo, dont l'aigu étroit, plein et flexible distillait un charme tout français), je n'ai pas lieu de me plaindre – à part de mon insensibilité éventuelle.

Disponible gratuitement en vidéo chez Culturebox jusqu'en décembre.

Au passage, si cela intéresse quelqu'un, je recommande sans réserve cette version, qui fait affleurer toutes les influences avec goût et simplicité : James Judd et l'Orchestre Symphonique de Nouvelle-Zélande (Naxos, existe dans deux couplages différents).


2. Un ballet qui raconte bien...

Daphnis était clairement beaucoup plus intéressant visuellement.

La musique, à la fois séquentielle et étale au disque, prend du sens et de la force en nourrissant une action scénique, même sommaire. La puissance poétique se révèle d'autant mieux, notamment dans les épisodes naturels de coucher et lever du soleil. De même pour le désordre de la liesse générale, assez jubilatoire dans la chorégraphie de Benjamin Millepied. Les costumes de Holly Hynes sont remarquablement réussis, d'une grande simplicité, avec ces jupes-toges qui semblent toujours agitées par le vent (sans paraître jamais froissées, je n'ose imaginer l'ingénierie nécessaire pour la création du tissu et la réalisation de la coupe), dans un univers tout blanc (noirs pirates exceptés) qui ne se colore que lors de la réjouissance finale très bigarrée, offrant une rupture de ton qui fait opportunément écho à la soudaine quasi-sauvagerie de la musique.

La chorégraphie elle-même est marquée par l'épure de mouvements simples, sans virtuosité ostentatoire (un petit manège tout de même, sinon on serait tous déçus, moi le premier), avant tout fondée sur une fluidité douce qui campe l'harmonie de la vie pastorale rêvée, et gomme les frontières entre les sections musicales. La chose est d'autant plus étonnante que les plus érudits pourront y repérer maint emprunt du chorégraphe à lui-même et à d'autres – le résultat, néanmoins, frappe plutôt par sa cohérence et son homogénéité.
J'ai particulièrement apprécié le Daphnis de Marc Moreau (le danseur parisien qui m'ait le plus touché jusqu'à présent, alors qu'il n'est que « sujet » dans la nomenclature aristocratique de l'Opéra), d'une aisance tranquille très congruente avec le propos scénique. Dans des rôles plus payants, Allister Madin (Dorcon, le rival) et surtout Fabien Revillion (Bryaxis, le chef des pirates) convainquent par leur énergie contenue, sans recherche d'extraversion superflue, en harmonie avec la nature musicale de l'œuvre. Belle trouvaille aussi de la Lyceion telle que confiée à Léonore Baulac, plus agile et anguleuse, d'une espièglerie directive qui se lit en toutes lettres dans le programme originel du ballet. Les ensembles étaient fort réussis aussi, en particulier les impalpables nymphes des airs qui consolent Daphnis.

Pour ne rien gâcher, le Chœur de l'Opéra était élégant comme jamais, beaucoup plus doux, souple et nuancé qu'à l'accoutumée ; certes, aidé par la coulisse qui atténue toujours les défauts et les grains épais, mais il n'y avait pas que cela. Une évolution paraît tout de même en cours depuis la nomination de Patrick Marie Aubert (arrivé dans les bagages de Nicolas Joel) qui, sans changer la nature des voix déjà embauchées, bien sûr, les conduit très progressivement, à ce qu'il semble, vers davantage de nuance et de ductilité.

Une belle réussite, lisible, élégante, sur une musique considérable... qui méritera beaucoup de reprises. En attendant, vidéo gratuitement disponible sur Culturebox jusqu'en décembre.

Bonne surprise, même si le public applaudit les danseurs entre les mouvements de la symphonie (et çà et là sur la musique de Ravel), une qualité d'écoute remarquable, que je n'attendais pas du public de ballet dans une œuvre aussi « difficile ». Et comme souvent, réception très chaleureuse aux saluts, qui fait aussi le charme de ce type d'auditoire.

Et cependant, je suis (légèrement) partagé.


3. ... mais qui ne raconte pas tout

Ce serait parfait, si l'on ne se plongeait pas dans l'argument du ballet.

Or, celui rédigé par Fokine et Ravel montre beaucoup plus de détails et même d'événements que ce que nous avons pu voir à Bastille. Bien sûr, le chorégraphe ayant lui-même préparé un argument sur mesure, il n'est pas absurde que son successeur en retouche le contenu... mais nous n'avons pas seulement été dans le sens de la suppression des détails pittoresques (qui sont effectivement un choix esthétique, et qu'on pourrait trouver littéral, inutile ou pesant), nous avons aussi vu disparaître des éléments importants de la narration.

Ainsi, la présence de Pan est absolument implicite : pas de supplication de Daphnis à la fin de la première partie, pas de Deus ex machina à la fin de la deuxième – la libération des pirates s'explique très mal dans la vision de Millepied, il est recommandé d'avoir Longus pour suivre...

En ce sens, la scénographie très épurée (et pas très signifiante) de Daniel Buren, pour agréable qu'elle soit, nous prive d'une partie de l'œuvre.

4. Ce qui manque dans le Daphnis de Millepied

On peut très bien accepter une simplification d'éléments pour éviter le kitsch, comme dans la description du début de la deuxième partie :

Derrière la scène, on entend des voix, très lointaines d'abord. des appels de trompes au loin. Les voix se rapprochent. Une lueur sourde. On est au camp des pirates. Côté très accidentée. Au fond, la mer. À droite et à gauche, perspective de rochers. Une trirème se découvre, près de la côté. Par endroits, des cyprès. On perçoit les pirates, courant çà et là, chargés de butin. Des torches sont apportées, qui finissent par éclairer violemment la scène.

En effet, on peut trouver les accessoires contre-productifs. En revanche n'identifiait les pirates comme pirates (satyres, buveurs, étrangers, démons ?), et le jeu avec les torches, les évolutions d'éclairages offraient une animation intéressante.

On a perdu également des détails, lissés par la fluidité de la danse chez Millepied. Témoin le début de la troisième partie :

Aucun bruit. Que le murmure des ruisselets amassés par la rosée qui coule des roches. Daphnis est toujours étendu devant la grotte des Nymphes.
Peu à peu le jour se lève. On perçoit des chants d'oiseaux. >Au loin, un berger passe avec son troupeau.
Un autre berger traverse le fond de la scène.
Entre un groupe de pâtres à la recherche de Daphnis et Chloé. Ils découvrent Daphnis et réveillent. Angoissé, il cherche Chloé du regard.
Elle apparaît enfin, entourée de bergères. Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.
Daphnis aperçoit la couronne de Chloé. Son rêve était une vision prophétique. L'intervention de Pan est manifeste.

Le vieux berger Lammon explique que, si Pan a sauvé Chloé, c'est en souvenir de la nymphe Syrinx, dont le dieu fut épris autrefois.
Daphnis et Chloé miment l'aventure de Pan et de Syrinx.

Il manque tout de même beaucoup de détails, et même des personnages : pas de bergers à troupeaux, pas de Lammon, pas de mime de Pan & Syrinx... Les grands traits sont là, ils se cherchent, se trouvent, croisent les autres bergers, mais tout le détail qui fait l'épaisseur et la singularité du mythe a disparu. L'histoire est agréable à voir, mais elle pourrait être celle de n'importe qui.

Mais le plus grand problème est celui de la causalité, voire de la lisibilité de l'action. Témoin la grande résolution de la fin de la deuxième partie :

Soudain l'atmosphère semble chargée d'éléments insolistes.
Par endroits, allumés par des mains invisibles, de petits feux s'allument.
Çà et là, des êtres fantastiques rampent ou sautillent. La terreur gagne peu à peu le camp entier.
Les chèvre-pieds surgissent de toutes parts et entourent les brigands.
La terre s'entr'ouvre. Formidable, l'ombre de Pan se profil sur les montagnes du fond, dans un geste menaçant. Tous fuient éperdus. Sur la scène désertée, Chloé se tient immobile. Une couronne lumineuse est posée sur sa tête.
Le décor semble se fondre. Il est remplacé par le paysage de la première partie à la fin de la nuit.

Moi, tout ce que j'ai vu à ce moment-là, c'est le coucher ardent du soleil et tout le monde qui s'étend soudainement au sol. Très joli moment, mais c'est un peu moins dense, tout de même.

J'ai tendance à partir du principe que l'important est le résultat, et il était très convaincant, donc je suis content, excellent moment.
Néanmoins, s'il est question de donner à découvrir Daphnis au public, il faut être conscient que tout n'a pas été transmis. Je n'ai pas vraiment d'avis si c'est grave ou pas, dans la mesure où le résultat et beau et sans réelle longueur... mais le fait méritait mention.

À bientôt pour des nouvelles aventures bizarres. [Il y a justement un Maeterlinck en préparation.]

samedi 18 janvier 2014

Benjamin BRITTEN – Le Ravissement de Lucrèce : discordances et uniformités


Les productions scéniques d'œuvres peu données, même dans les grandes capitales du monde, ne sont pas si abondantes qu'on puisse les laisser passer. Malgré une expérience mitigée au disque – et un intérêt, je l'avoue, déclinant pour Britten en dehors de quelques chefs-d'œuvre – il fallait donc tenter l'aventure, secondé de quelques fins-palais théâtraux à même de goûter les complexités du sujet et de sa réalisation.

Pour accompagner votre lecture, vous trouverez le livret complet (avec traduction espagnole en regard, pour les moins anglophones d'entre nous) et la version dirigée par le compositeur :


1. Dispositif mouvant

Le contenu de cet opéra est extrêmement bizarre, pas tant à cause de ses originalités que de ses asymétries, disparités de style et ruptures de logique. À commencer par le livret de Ronald Duncan : un « chœur » masculin (nommé ainsi dans le livret, mais en réalité un coryphée qui parle sans aucun entourage) et un « choeur » féminin présentent l'ouvrage, mêlant à l'histoire antique, la philosophie, la religion chrétienne (postérieure de plusieurs siècles aux faits)... Dans le premier acte, ils se substituent même à un certain nombre de faits qui peuvent être montrés sur scène (c'est largement le cas dans la mise en scène de Stephen Taylor), et que les personnages concernés ne chantent pas – il en va ainsi d'une bonne partie du début de tableau du viol.

En revanche, au deuxième acte, les personnages s'incarnent pleinement et les deux chœurs n'ont plus de rôle déterminant... on assiste même à une adhésion, complètement au premier degré, aux sentiments des personnages – et jusqu'à l'adoption de stéréotypes (manifestement pas du tout parodiques) du livret d'opéra, comme la scène du lever du soleil, longuement commentée par les personnages secondaires comme dans les scènes de genre assez incontournables dans les opéras romantiques.

Bon nombre de remarques sont assez obscures au demeurant : ainsi les propos misogynes qui ne sont pas soutenus par le sens de la pièce (qui présente quand même Lucrèce en personnage exemplaire), mais qui ne servent pas non plus une critique, ni un effet de réel particuliers... simplement déposés là, sans qu'ils ne prennent sens d'une façon ou d'une autre. Ou encore les références à la Passion christique, qui présentent implicitement Lucrèce en prototype du Christ porteur des péchés du monde, offrant un sens à la souffrance... mais qui ne correspond pas du tout au personnage ambigu et pleurnichard montré dans la pièce, assez loin de représenter un modèle, et encore moins de revendiquer une voie. La vie de Lucrèce s'achève en constatant la fragilité ou l'impossibilité d'un amour parfait, insoutenable alors même qu'elle est pardonnée ; et le commentaire nous parle de rédemption du monde. On n'aurait pas fait mieux pour opposer deux systèmes, mais la structure des tirades semblent suggérer que le spectateur doit chercher une analogie.

Étrange ou tout simplement mal fait, je ne puis dire, mais dans les deux cas, étrange quand même.

2. Persistance royale & rémanence romantique

Autre instertice troublant, l'absence d'implication politique de l'histoire racontée. La légende de Lucrèce a son importance parce qu'elle met en scène l'illégitimité de la tyrannie, parce qu'elle justifie la naissance de la République sous un jour moral. Le sort de Lucrèce, pour spectaculaire qu'il soit, n'a pas grand sens en lui-même.
Et pourtant, le livret de Duncan n'évoque qu'une fois cet aspect (l'acte II s'ouvre par un « chœur » romain hostile aux Étrusques), à telle enseigne que la chute de la Royauté n'est jamais mentionnée. Le sort de Lucrèce n'excède à aucun moment l'événement domestique.

Il s'agit déjà d'un changement majeur de perspective, puisque dans cette histoire, on nous rapporte un fait divers sans portée ; et la royauté ne tombe pas.

L'intérêt pourrait alors se trouver du côté du choix atypique de raconter l'histoire du côté de Tarquin junior : celui-ci n'est pas présenté comme un monstre, mais comme la victime tout à la fois de son admiration pour Lucrèce et du piège psychologique d'un camarade malveillant. La scène du viol elle-même est assez ambiguë ; Lucrèce y cède d'abord dans son sommeil en croyant s'abandonner à Collatinus, puis n'y oppose (mollement) que des restrictions d'ordre général (elle n'a pas le droit, ou encore elle n'a pas prévu) :

FEMALE CHORUS
Her lips receive Tarquinius
she dreaming of Collatinus.
And desiring him
draws down Tarquinius
and wakes to kiss again and...

(Lucretia wakes)

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want?

TARQUINIUS
Lucretia!

LUCRETIA
What do you want from me?

TARQUINIUS
Me! What do you fear?

LUCRETIA
You!
In the forest of my dreams
you have always been the Tiger.

Avec un homme dans sa chambre, elle commence par lui demander ce qu'il veut (!), puis lui raconter ses rêves. Point de chantage, point de résistance altière. Et non seulement elle rêve de lui, mais en plus l'image n'est pas si dégradante (le tigre est cruel, mais pas méprisable)... De surcroît, la musique de Britten reste tout aussi lisse et mesurée, si bien qu'on a peine à entendre pudor et verecundia.

En réalité, tout le personnage de Lucrèce se trouve en décalage avec l'image laissée par l'historiographie antique : elle est avant tout présentée comme une amoureuse (qui rêve aux petits oiseaux), puis, après la catastrophe, se plaint en déballant ses affects intimes devant sa maisonnée, changée en figure post-victorienne assez geignarde.

La transformation fait assez conger aux processus d'assimilation des grands mythes par l'opéra seria du XVIIIe siècle : n'importe quel héros devient un amoureux, semblable à tous les autres stéréotypes, sans trop se soucier de ce qui fait la spécificité et la notoriété, originellement, du personnage qu'on a choisi. Dans le cas présent, Lucrèce est une amoureuse victimaire comme une héroïne de Verdi – c'est la petite Luisa Miller, qui forcée au chantage par l'intendant du coin, finit par mourir misérablement avec son amant, après s'être tout deux torturé la conscience. Le deuxième acte tient davantage, littérairement parlant, de Madama Butterfly que des grandes questions morales développées dans les pièces rhétoriques du Grand Siècle.

Et malgré cela, Lucrèce demeure le personnage central, et l'impression de focalisation autour Tarquin disparaît totalement après le viol : il ne reparaît plus, il n'est plus guère question de lui, et toute l'authenticité de la pauvre femme éclate, toute la compassion afflue vers elle.

3. Vers un minimalisme sonore

Le langage musical de Lucretia se range plutôt du côté du Britten ascétique (comme The Curlew River) que de la veine lyrique de ses œuvres les plus jouées (ou du versant plus expérimental du Turn of the Screw également pour petit ensemble instrumental).

La partition s'organise par séquences d'une dizaine à une quinzaine de minutes, chacune assez différente par les moyens (d'écriture comme d'instrumentation) employés.

Pourtant, comme souvent chez Britten, on ne peut qu'être frappé par l'homogénéité du ton de la partition : toutes les parties vocales demeurent dans la même zone prosodique sobre, mais aux contours mélodiques très peu naturels ; l'harmonie est chargée (beaucoup de notes étrangères, peu de repos), mais on tend à retrouver les mêmes couleurs dans les agrégats assez statiques ; les tempi semblent tous s'inscrire entre le lent et le modéré. On retrouve quantité de procédés de type ostinati, où la même cellule ou la même section se trouve reproduite pendant assez longtemps.

En résulte une couleur grise assez uniforme, où dominent les procédés cycliques (la préfiguration des obsessions minimalistes est patente !), et où la prégnance mélodique, la tension harmonique (ou même l'exaltation glottophile) sont tenues à distance.

Cela fonctionne merveilleusement pour le Requiem (où, par ailleurs, les contrastes sont vraiment réussis, et la veine mélodique autrement généreuse), et fort bien pour un certain nombre d'opéras (par exemple dans les univers confinés de Peter Grimes, Billy Budd, Death in Venice, ou dans les délires errants de Curlew River), mais pour ce sujet, surtout traité de cette façon à la fois pittoresque et larmoyante, texte et musique semblent ne pas bien embrayer.

Ce manque d'éclat est d'autant plus étonnant que l'instrumentation, elle, varie énormément selon les sections. Certains alliages servent par ailleurs certains des plus beaux moments de la partition :

¶ Flûte alto, clarinette basse et cor, un vrai moment de grâce – davantage dans les couleurs que dans le langage musical proprement dit.
¶ Cordes (quatuor à cordes + contrebasse) qui semblent jouer un écho du mouvement lent du quatuor de Barber (le fameux Adagio) et hautbois, pour un instant de mélancolie suspendue – ici encore, rien qui ait une portée dramatique, mais c'est bien beau.
¶ Un petit passage pour voix a cappella.
¶ Un mélodrame du Chœur masculin, avec percussions seules. Moment assez fort où la parole à nu se mélange à un mode d'expression « primitif », peut-être le seul où Britten semble laisser la profondeur des émotions s'exprimer au delà d'une musique très écrite, un peu formelle et « intellectuelle ».

4. Représentations 2014 & esthétique de l'Atelier Lyrique

Suite de la notule.

samedi 19 octobre 2013

Gaspare SPONTINI – La Vestale – I : la tragédie en musique à l'heure de l'Empire


… ou plutôt le cas particulier de Spontini, qui dispose réellement d'une identité à part – un peu comme Gluck sur l'héritage duquel on a promis de revenir prochainement par ici.

1. Écouter Gaspare Spontini aujourd'hui

Je n'ai jamais été très convaincu par Spontini, qui est tombé dans une obscurité regrettable sur le plan documentaire, mais à mon sens parfaitement justifiable sur le plan de la rationalité musicale – présenter les meilleures œuvres pour satisfaire (et faire déplacer) le public. Dans le même registre d'opéra français sérieux, il existe des œuvres bien plus abouties à tout point de vue, et le caractère assez terne du livret et de la partition justifient assez bien les coupures à mon sens.

Par ailleurs, La Vestale n'est pas du tout son meilleur ouvrage ; Fernand Cortez (1809) me paraît bien plus inspiré mélodiquement et dramatiquement ; et, sur le seul plan du charme, l'opéra comique Julie ou le Pot de fleurs (1804), réussit avec grâce (et de beaux ensembles, toujours le point fort de Spontini).

Je n'ai pas repéré pour l'heure de belle inconnue qui attendrait, baignée dans la poussière de Louvois, d'être éveillée ; mais il faut dire que parmi ses autres ouvrages sérieux de maturité (en français, puis en allemand), beaucoup n'ont jamais été enregistrés (Pélage pour Paris ; Nurmahal et Alcidor pour Berlin), et les autres l'ont été dans des conditions assez exécrables (Olimpie pour Paris, Agnes von Hohenstaufen pour Berlin) : changement de langue, prises de son pirates difficiles, interprétations méchamment hors style (façon belcanto brucknérien). Or, si l'on prive cette musique, encore très marquée par l'économie générale de la tragédie lyrique, de sa composante déclamatoire, elle sombre méchamment dans la bouillie insipide – car la densité du propos musical n'est pas calculée pour survivre seule.
Néanmoins, en les écoutant, on n'a pas l'impression qu'elles recèlent tant de bijoux cachés.

Pourtant, l'objet (et donc les soirées au Théâtre des Champs-Élysées ces jours-ci) est particulièrement passionnant pour qui s'intéresse à l'opéra français dans sa continuité.


La Vestale endormie de Jules Lefebvre, Premier Prix de Rome de peinture en 1861.


2. Genèse

Spontini naît en 1776 près d'Ancône (États Pontificaux), ce qui fait de lui un contemporain exact de Boïeldieu (1775), et le cadet de Méhul (1763) ; Gluck (1714) et Gossec (1734), avec qui il partage des caractéristiques (et même, concernant le second, une époque commune), sont d'une tout autre génération.

Comme bien d'autres compositeurs de tragédie en musique (Stuck, Vogel, Gluck, Piccinni, Sacchini, Salieri, Meyerbeer), sa formation initiale n'a rien à voir avec la France – c'est Naples, en l'occurrence. Et, écriture des grands ensembles exceptée, il ne se départira jamais de la nudité rythmique, harmonique et instrumentale du style italien. 

C'est l'ambition qui le conduit à Paris, où entre les disgrâces politiques et les évolutions des demandes stylistiques, il reste des places à prendre comme compositeurs officiels pour l'Empire. Après s'être entraîné dans le genre de l'opéra comique (et avoir intrigué dans les salons), il obtient des charges (compositeur particulier de la Chambre de l'Impératrice) et peut composer pour le régime.

La Vestale s'inscrit dans cette logique : la recherche d'un renouvellement du genre de la tragédie en musique, adaptée aux souhaits politiques du moment. Cela explique possible le manque de nécessité musicale qu'on peut sentir dans cette forme nouvelle qui n'invente pas grand'chose.

La médiocrité du livret d'Étienne de Jouy s'explique assez bien également : début de sa carrière de librettiste, il a vu son texte refusé par le grand Méhul (qu'on qualifie, non sans fondement d'ailleurs, de Beethoven français – il est vrai qu'il accomplit ce saut depuis le langage classique vers un ton plus vigoureux vigueur et une musique plsu audacieuse), puis par Boïeldieu (plutôt spécialiste de l'opéra comique où il rencontrait de grands succès, mais auteur de quelques œuvres sérieuses, dont un Télémaque juste avant La Vestale, en 1806).

Mais Spontini veut réussir à s'imposer dans le genre sérieux, et l'adoption du livret tient tout simplement à l'opportunité du moment, quelle que soit sa qualité. Le succès de l'œuvre révèle ensuite qu'il avait bien pressenti la demande latente des commanditaires et du public. En plus de l'accueil triomphal de son opéra, l'Institut de France le couronne à l'époque « meilleur ouvrage lyrique de la décennie » – témoignage assez terrifiant sur le goût officiel de l'époque, mais après tout, jugerait-on le vingtième siècle à la seule aune des Nobel ?

Malgré ces réserves, il est incontestable que La Vestale apporte quelque chose de différent (« neuf » n'est pas forcément le mot juste), un ton particulier. Il suffit de comparer (maintenant qu'on en dispose au disque !) avec Sémiramis de Catel (1802), un drame d'une violence frontale assez ahurissante, dans un langage encore totalement gluckiste (en fait plus proche de Salieri, mais c'est l'esprit), qui développe des couleurs plus sombres et désespérées, fait évoluer le langage... mais reste sensiblement dans le même paradigme esthétique. La Vestale est réellement ailleurs – un univers plus vocal et itaien, d'ailleurs, donc pas forcément de façon si volontaire que cela – et des éléments nouveaux affleurent dans sa musique et son livret.


Caroline Branchu, créatrice célébrée du rôle de Julia, la vestale déchue.


3. Le livret d'Étienne de Jouy

C'est sans doute le changement le plus spectaculaire : mais où est donc passé l'intérêt pour le livret ? Cinq ans après Sémiramis de Desriaux & Catel, dans cet intervalle qui sépare la tragédie en musique (où, même médiocre, le livret reste premier) de la période du Grand Opéra, à nouveau faste pour les librettistes (Guillaume Tell du même Jouy, Robert le Diable de Scribe...), et qui contient de beaux textes savoureux d'opéra comique chez Boïeldieu ou Hérold... Eh bien, manifestement, il n'y a plus rien, comme si la manière italienne avait soudain pris possession de l'opéra français.
Malgré l'inspiration prestigieuse (tirée de Winckelmann), malgré le sujet prometteur, il ne se passe tout à fait rien : acte I, les amants s'aiment à distance ; acte II, les amants se retrouvent ; acte III, les amants attendent leur supplice. Et à peu près rien de plus, si ce n'est les prolongements infinis de ces situations – le drame dure trois heures pleines dans sa version complète.

Jouy est aussi l'auteur, au chapitre des célébrités, des Abencérages de Cherubini et de Moïse de Rossini. Et surtout de Guillaume Tell de Rossini (1829, co-écrit avec Hippolyte-Florent Bis), généralement cité comme le point de départ du genre du Grand Opéra – et il est vrai que si la langue n'est pas vraiment meilleure, la structure de cet ouvrage est beaucoup plus adroite (notamment l'ellipse de la mort de Melchtal) que la linéarité paresseuse de la Vestale.

L'époque veut cela, manifestement, car en lisant La Bayadère de Catel (… et Jouy), j'avais été frappé par l'évolution décorative du style musical (retour de balancier après la génération Gluck, comparable à ce qui s'était avec la génération Mondonville-Rameau abandonnant tout à fait les ambitions dramatiques des post-lullystes) et la « démonétisation » de la langue. De fait, quoique totalement versifié, le livret de La Vestale sonne comme de la prose.

Pour être tout à fait juste, ce n'est pas tant le texte de Jouy que l'écriture de Spontini qui ralentit l'action : il ne se passe rien, certes, mais le texte n'est pas forcément bavard en lui-même, et supporte étrangement mieux d'être lu qu'entendu.

Plutôt que d'épiloguer sur les faiblesses insignes du livret, on peut en revanche regarder de plus près la couleur des affects exprimés par les personnages : en effet, la jeune vestale Julia semble souffrir, durant toute la pièce, d'une forme de détestation de sa vie, de mélancolie persistante, au delà de son amour ; une insatisfaction profonde qui confine à l'envie de mourir, pas si éloignée du « mal du siècle ». Par ailleurs, la façon d'exalter l'amour n'est plus aussi vertueuse ; tandis que l'amour conjugal triomphe dans les grandes œuvres de la période classique : Céphale, Andromaque, Hypermnestre, et que l'amour illégitime est toujours condamné (Pyrrhus, Oreste, Phèdre, Sémiramis...), la passion violente et destructrice pour la société se trouve exaltée dans La Vestale (« au bonheur d'un instant je puis au moins prétendre », dit Julia).

Plus étonnante encore, une déclaration d'individualité assez neuve, du moins de façon aussi théorisée :

LE PONTIFE
Est-ce à vous d'expier le crime ?
Répondez, Julia.

JULIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'on me mène à la mort :
Je l'attends, je la veux ; elle est mon espérance,
De mes longues douleurs l'affreuse récompense.
Le trépas m'affranchit de votre autorité,
Et mon supplice au moins sera ma liberté.

Qu'un héros transgresse la règle, certes, mais à l'époque classique (littéraire, puis musicale) les moteurs en sont les passions nobles ; ici, il s'agit davantage de présenter la liberté comme un bien en soi, quitte à rechercher la mort pour la trouver – et comme ici, via l'opprobre public.

De même, l'accusation de crime en exécutant la loi sonne étrangement en décalage avec la tonalité antiquisante générale, héritée de la tragédie en musique :

Suite de la notule.

dimanche 25 août 2013

Les esquisses d'Ernani de Bellini : les surprises de la génétique musicale

L'Hernani mi piace assai, e piace parimenti alla Pasta ed al Romani, ed a quanti l’hanno letto : nei primi di settembre mi metto al lavoro.

Hernani me plaît beaucoup, et il plaît de même à la Pasta et à Romani, et à tous ceux qui l'ont lu : dès septembre, je me mets au travail.

Nous sommes en 1830 lorsque Bellini écrit ces lignes, à la période qui sépare I Capuletti e i Montecchi de La Sonnambula.

Pourquoi le projet n'est-il pas mené à bien ?

L'occasion de regarder de près, à partir du matériau de l'ébauche, les méthodes d'élaboration d'un opéra seria italien de l'ère romantique. (Et j'avoue avoir été surpris du constat.)


Extraits (ceux largement achevés) du début de cet Ernani : Rosanna Savoia (Elvira), Patricia Morandini (Ernani), Paolo Pellegrini (Don Carlo).
Orchestre Philharmonique d'Oltenia, Franco Piva (édition et direction).


1. Genèse manquée

Suite de la notule.

dimanche 7 juillet 2013

Gabriel FAURÉ – Pénélope – du Wagner français, mais du sous-d'Indy


1. Où l'on découvre que CSS pense comme tout le monde

Soirée luxueuse qui fête simultanément le centenaire des premières semaines de programmation du Théâtre des Champs-Elysées, et le centenaire de la création de l'unique opéra de Fauré (dans cette salle).

Opéra peu servi au disque — une seule version officielle, le studio de Dutoit chez Erato (Norman, Vanzo, 1980) ; et plus récemment la reparution d'une version historique ()1956 de la RTF par Inghelbrecht (Crespin, Jobin, paru chez Rodolphe, et désormais chez Cantus Classics / Line), initialement prévue pour seule radiodiffusion, me semble-t-il, et assez coupée (en tout cas chez Cantus Classics, qui ne se gêne pas toujours pour raccourcir des enregistrements complets...).

Dieu sait que Carnets sur sol n'est pas le lieu pour rabâcher les hiérarchies officielles — presque toujours justifiées dans leur versant positif, beaucoup moins dans leur redite automatique de mépris séculaires très souvent mal fondés. Pourtant, en ce qui concerne Pénélope, la tiédeur générale de l'historiographie musicale m'a toujours paru justifiée. Le récent concert — dans des conditions idéales, contrairement aux deux parutions commerciales — a confirmé cette impression discographique persistante, et le public a manifestement ressenti la même chose. L'occasion de revenir sur ce qui peut faire qu'un opéra fonctionne ou non, presque objectivement.



Reconnaissance par Euryclée (Marina De Liso) et délibérations.


2. Où l'on dévoile comment faire un livret wagnérien encore plus mauvais qu'un livret de Wagner

L'une des raisons principales à ces réserves, malgré la qualité musicale évidente de la plume de Fauré, tient dans le livret — il est pourtant rare qu'un livret médiocre assassine complètement un opéra, mais celui-ci, sans être catastrophique en apparence, se révèle particulièrement pernicieux.

D'abord, son rythme. Les situations sont longuement développées, presque ressassées ; en tout cas allongées sans réelle progression interne à chaque "numéro". Ici et là plane comme un air du deuxième acte de Tristan (support d'une musique formidable, mais librettistiquement assez redoutable...). C'est aussi une faiblesse de construction : même si le drame est conçu en déclamation continue, les moments sont clairement segmentés en airs, duos, ensembles... bien davantage que chez Wagner, d'Indy, Chausson, Debussy, où les unités sont davantage dramatiques (on met pendant cinq ou dix minutes deux personnages ensemble, et la musique varie au gré des besoins).

Sans être moche, la langue du livret ne ménage en outre aucun grand élan verbal — inutile d'en attendre des poussées d'exaltation aux grands moments. Sans que la langue se drape non plus dans une belle froideur altière, ou un archaïsme original. Bien écrit, mais un peu fade.

Son contenu aussi déçoit :

  • personnages écartés (pas de Télémaque !) ;
  • perte d'épaisseur des caractères (Eumée n'a pas sa dimension miséricordieuse, puisque Ulysse se dévoile immédiatement a lui ; les bergers d'une pièce se rallient tous comme un seul homme ; Euryclée n'est que constance et bravoure, sans que le panache passe pourtant la rampe) ;
  • absence d'équivoque dans la constance de Pénélope, qui ne doute jamais, qui ne se prépare jamais à céder — alors que L'Odyssée est beaucoup plus ambiguë sur ce point, Pénélope finissant par se résigner à l'absence (ou redoutant l'épreuve du retour), malgré ses tours destinés à écarter les prétendants.

Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
— Chère nourrice, ne te glorifie pas en te raillant Tu sais combien il nous comblerait tous de joie en reparaissant ici, moi surtout et le fils que nous avons engendré ; mais les paroles que tu as dites ne sont point vraies. L'un d'entre les Immortels a tué les Prétendants insolents, irrité de leur violente insolence et de leurs actions iniques ; car ils n'honoraient aucun des hommes terrestres, ni le bon, ni le méchant, de tous ceux qui venaient vers eux. C'est pourquoi ils ont subi leur destinée fatale, à cause de leurs iniquités ; mais, loin de l'Akhaiè, Odysseus a perdu l'espoir de retour, et il est mort.

L'incrédulité est telle que la reconnaissance d'Ulysse prend les deux tiers du Chant XXIII (ici dans la traduction de Leconte de Lisle).

3. Où l'on révèle les lacunes dramatiques de la musique de Fauré

L'autre problème réside dans la nature même de la musique mise en oeuvre par Fauré.

Fauré n'a jamais été le maître des grands éclats, c'est certain, mais en plus de cela, on ne peut que constater une sorte de déconnexion émotive entre l'orchestre (et même la musique chantée), très distant, toujours feutré et tempéré, et le propos dramatique censé représenter une affliction profonde suivie de retrouvailles inespérées. Même la scène de reconnaissance est très sombre, un peu molle aussi, et ses couleurs voyagent uniquement dans les gris.

Fauré déploie en fait un langage post-wagnérien rendu encore plus abstrait : cellules cycliques, évidemment antidramatiques ; de même des fugatos ; des jeux essentiellement harmoniques, avec les glissements équivoques qui ont fait la fortune de son style, mais quasiment pas de mélodies (domaine où il était pourtant loin de la médiocrité). La substance musicale n'étant en outre pas toujours vertigineuse, on se retrouve un peu avec du sous-d'Indy qui annonce l'éthos de Hindemith, sans atteindre les qualités propres de l'un ni de l'autre.

Je crois que le facteur qui rend réellement décevante la partition réside dans la prosodie catastrophique : pas d'appuis expressifs, pas d'acccents grammaticaux, pas de sentiment de direction ni de nécessité, avec pour résultat le sentiment de paroles très lâches et erratiques, qui ne vont jamais à leur but. Les personnages semblent toujours penser à autre chose, même lorsqu'ils jouent leur réputation, leur amour ou leur vie.

Au demeurant, la musique en elle-même n'est pas moche du tout malgré sa grisaille, ses replis et ses raffinements ne passent pas inaperçus. Pour une symphonie, peut-être ; pour de la musique de scène, pourquoi pas ; mais pour un opéra, ce ne peut pas fonctionner sans une prosodie un minimum congruente et une pincée d'empathie musicale pour ce qui se dit.

4. Où il est question de glottophilie

En revanche, considérant la vastitude d'opéras remarquables qui attendent d'êtres montés à nouveau (par exemple Patrie ! de Paladilhe, La Dame de Monsoreau de Salvayre, Xavière de Dubois, Elsen de Mercier ou Le Retour d'Ollone), ou même la place très mince que s'est refait d'Indy ces dernières années (Fervaal à Berne, L'Etranger à Montpellier), il n'y a pas vraiment de justification à ce que les programmateurs, après cette belle soirée idéalement servie, s'acharnent à remonter Pénélope. Certes, le studio Dutoit, par l'opacité de sa prise de son, la mollesse de sa direction et la mélasse de ses dictions, ne rend pas justice à l'ouvrage. Mais une exécution parfaite ne change pas vraiment l'aspect des choses.

Pour remplir sa salle, le Théâtre des Champs-Elysées n'avait pas lésiné sur l'affiche, à la fois adéquate et luxueuse.

Suite de la notule.

mercredi 19 juin 2013

Saintetés mondaines et sainteté maudite - Thaïs d'Anatole France à Louis Gallet


1. Équivoques

Quand le soleil se leva, le désert s’étendait devant eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. À la lisière du sable, des cellules blanches s’élevaient près des palmiers dans l’aurore.

– Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie ?

– Tu l’as dit, ma fille et ma sœur. C’est la maison du salut où je t’enfermerai de mes mains.

Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s’empressaient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes ; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur elles ainsi qu’un sourire de Dieu. D’autres méditaient à l’ombre des tamaris ; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant pleines d’amour, elles avaient choi-si la part de Madeleine, et elles n’accomplissaient pas d’autres œuvres que la prière, la contemplation et l’extase. C’est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des boucles de cheveux ; et il faut croire que c’était malgré elles, car la règle ne le permettait pas.

Toute la logique (diffuse et contradictoire, ce qui n'en est pas le moindre charme) de Thaïs d'Anatole France repose sur l'impossible interprétation de la mission de Paphnuce, et sur les misères du pauvre ermite qui s'arrache à une paix bienheureuse pour ne rencontrer dans le monde que des impies encore plus convaincus que lui, que des chemins de perdition où le mène sa volonté de bien faire.

Anatole France prend un malin plaisir à humilier son personnage, en multipliant les avanies arbitraires qui pleuvent sur le pauvre Paphnuce. Le rapport au sacré et à la foi est très étrange dans cette œuvre, car on y croise aussi bien le ridicule du prêcheur que son admirable constance, et au milieu de détails très critiques on rencontre le surnaturel.

Ce contraste est d'autant plus violent que le texte contient beaucoup de références à la vie érémitique de l'Egypte du IVe siècle. Sainte Thaïs et plusieurs Paphnuce sont attestés par le martyrologe romain :

  • saint Paphnuce le Grand, diacre de Boou, mort en 303, anachorète égyptien torturé à mort sous Dioclétien ;
  • saint Paphnuce, évêque de la Thébaïde, mort en 360, mutilé par les persécutions, présent au concile de Nicée ;
  • Paphnuce le Confesseur / l'Ascète / l'Ermite (mort au-delà de 399), contemporain de saint Antoine, ayant vécu au désert pendant quatre-vingts ans, sans logement et muni d'un seul vêtement, qui combat vigoureusement l'anthropomorphisme, le subordonatianisme, et donc l'arianisme (autrement dit, la croyance que le Fils n'est pas de la même substance que le Père ).


La conversion de Thaïs est généralement attribuée au troisième (mais parfois aussi à Sérapion, présent dans le roman), mais on peut voir des traits communs avec les deux autres figures (cénobite mais devenu anachorète, abbé dans la Thébaïde, références régulières du concile de Nicée... ce qui écarte la possibilité du premier Paphnuce, au passage, pour raisons chronologiques - de même que les références politiques romaines). Et Antoine lui-même paraît vers la fin du récit.

On se trouve donc solidement ancré dans le réel (bien sûr, le réel selon les références, pas toutes vérifiables, du martyrologe et des scholastiques, comme Hrotsvitha de Gandersheim qui a consacré au Xe siècle une pièce latine à la conversion de Thaïs), ce qui procure aux nombreuses petites pointes une allure de satire, comme précédemment : après avoir précisément évoqué les saints travaux et l'organisation pieuse du couvent d'Albine, la petite précision faussement ingénue se pare d'une plaisante teinte de perfidie.

Pourtant, ces moqueries d'athée blasé voisinent avec des moments de véritable surnaturel, présenté sans aucune distance, avec une naïveté confondante :

[Après un rêve mettant en scène Thaïs aimable.]

Il n’osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons n’y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le seuil, entrèrent à la file et s’allèrent blottir sous le lit. À l’heure de vêpres, il en vint un huitième dont l’odeur était in-ecte. Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus petits à mesure qu’ils se multipliaient et, n’étant pas plus gros que des rats, ils couvraient l’aire, la couche et l’escabeau. Un d’eux, ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.

Pour expier l’abomination de son rêve et fuir les pensées impures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avant d’accomplir son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui demander conseil.

Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C’était au déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une colombe qui s’était posée sur son épaule.

[...]

En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut que c’était des myriades de petits chacals.

Cette atmosphère occasionnellement féerique dans un milieu tout à fait quotidien (fût-ce le quotidien exceptionnel de l'anachorète) n'est pas sans rapport avec l'atmosphère de son dernier roman, La Révolte des Anges, où des créatures du Ciel se logent dans le Paris contemporain. Quelques extraits et précisions sur ce roman et sur son adaptation musicale sont lisibles dans ces pages.

Ces apparitions sont généralement traitées, malgré la profonde détresse du juste qui se voit progressivement précipité dans l'enfer, avec un caractère plaisant qui les tourne partiellement en ridicule.

On pouvait croire, au tout début de l'ouvrage, qu'il s'agissait de mettre en doute la véracité des faits décrits :

Il s’en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson, et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé. Lefleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double chaîne de montagnes de granit. C’est là que les Égyptiens, au temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant qu’elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-souris s’échappa d’une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu’il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs siècles. Son zèle s’en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il la jeta à la face de l’idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité, l’expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était empreinte aurait touché l’homme le plus insensible. C’est pourquoi Paphnuce dit au Sphinx :

– Ô bête, à l’exemple des satyres et des centaures que vit dans le désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus ! et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l’Esprit.

Il dit : une lueur rosé sortit des yeux du Sphinx ; les lourdes paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit articulèent péniblement, comme un écho de la voix de l’homme, le saint nom de Jésus-Christ ; c’est pourquoi Paphnuce, étendant la main droite, bénit le Sphinx de Silsilé.

Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s’étant élargie, il vit les ruines d’une ville immense. Les temples, restés debout, étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir.

La mention faussement innocente de la comparaison « comme un écho de la voix de l'homme » semble priver l'épisode de sa valeur, comme s'il était raconté par Paphnuce abusé. Impression confirmée par l'incidence incongrue d'une mention pieuse, qui ne correspond pas au ton général, plus distant (et par moment tirant vers le sarcasme voilé), du narrateur : « et, avec la permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir ».

Cela ne se limite pas aux miracles des saints, et la plaisanterie remonte un peu plus haut, grâce aux gloses du narrateur :

Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je sens l’effet sans m’en expliquer la cause.

Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse :

– Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les apparitions de tes saintes sont un danger pour eux ? Fais-moi connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui vient de l’Autre !

Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas convenable d’éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, résolut de ne plus songer à Thaïs.

Et pourtant, sans se départir de son attitude pince-sans rire - où l'on sent même poindre une tentation plus franchement rigolarde -, le récit repose sur des événements surnaturels présentés comme réels (en un sens, la conversion de Thaïs, même si elle est longuement expliquée pour des raisons psycho-sociologiques remontant à l'enfance de la courtisane, en fait partie), et ne tiendrait pas si on les invalidait.

C’est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude de ce tombeau était plus peuplée qu’un carrefour de grande ville. Les démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de larves, d’empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et l’entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le craignaient plus, ils l’accablaient de railleries, d’injures obscènes et de coups. Un jour un diable, qui n’était pas plus haut que le bras, lui vola la corde dont il se ceignait les reins.

Suite à quoi, il s'évanouit, est conduit par d'autres moines vers saint Antoine, et reçoit une prophétie du moine Paul le Simple, qui se réalise. Mettre en doute ces événements démonétiserait grandement le récit - qui suit donc partiellement la logique du miracle chrétien.

Et il faut dire que l'instabilité du narrateur (il faudrait même parler de « l'instance narrative », tant les jugements portés ne paraissent jamais émis par quiconque) n'est pas pour rien dans l'aspect délicieusement mouvant de ce roman : quelque chose échappe sans cesse, on peine à sentir le positionnement qu'on attend du lecteur - faut-il admirer Paphnuce qui réussit sa mission au prix de sa paix (« Et c’est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, d’avoir fait de moi l’égout de l’univers. »), faut-il moquer son égarement quasiment idolâtre en dotant tous les événements de la vie d'une signification démoniaque, jusqu'à en perdre l'esprit au premier contact avec le monde ? De même, on se moque des miracles et de Dieu, mais on nous présente dans toute sa véracité l'action des démoneaux...
La fin elle-même n'éclaire rien, et la relecture ne permet pas non plus de dégager une unité : quelque chose d'insaisissable laisse le lecteur à la fois libre et désarmé. Vu la richesse de la langue et la saveur du propos, j'ai envie de considérer le procédé comme bénéfique, puisqu'on est invité à vagabonder à travers de très belles pages de la littérature française.


2. Sadisme jobique

Cet univers d'incertitude, cernant les privations excessives de Paphnuce (qui ne peuvent avoir de sens que dans la perspective certaine de la Rétribution),

C’est ce que je crois fermement, et si ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore ; et, pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le croirais pas, je le saurais. Or, ce que l’on sait ne donne point la vie, et c’est la foi seule qui sauve.

n'est pourtant pas la seule avanie imposée au malheureux abbé.

Anatole France se moque beaucoup de lui, et à travers cela, des institutions et des manies des sociétés humaines.

Ainsi, lorsque pour se mortifier de la rémanence impure de l'image de Thaïs qu'il vient de « sauver », en horreur du monde, des plaisirs et de la chair, il quitte sa communauté et monte au faîte d'une colonne au milieu des ruines d'un temple idolâtre, sans place pour s'étendre, sans ressource et exposé aux intempéries, voici ce qu'il advient :

Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de

l’ermitage aérien.

[...]

Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et de paix, se remplit des mouvementset des rumeurs innombrables de la vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles sou-terraines et clouaient aux antiques piliers des enseignes sur-montées de l’image du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en égyptien : On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et dela vraie bière de Cilicie. Sur les murs, sculptés de figures antiques, les marchands suspendaient des guirlandes d’oignons et des poissons fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes des ruines, les rats, s’enfuyaient en longue file vers le fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.

[...]

On voyait se mêler, se confondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes,le pagne blanc des Nubiens, le manteau court des Grecs, la toge aux longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des Barbares et les tuniques lamées d’or des courtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précédées d’eunuques noirs qui leur frayaient un che-min à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des tours d’adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, les glapissements des mendiants qui répétaient d’antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que dominait encorela voix stridente des petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes fraîches. Et tous ces êtres divers s’étouffaient sous le ciel blanc, dans un air épais, chargé du parfum des femmes, de l’odeur des nègres, de la fumée des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à des bergers pour les brûler devant le saint.

Autant dire le cauchemar érémitique suprême : la notoriété qui rend toute expiation impossible, puisqu'on lui offre de quoi manger, qu'on lui bâtit un toi, que chacun l'admire quand il souhaite seulement se mortifier dans la solitude.

Seule solution : la fuite.

Il lui fut certain alors que ce qu’il avait pris pour le siège de son repos et de sa gloire n’était que l’instrument diabolique de son trouble et de sa damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol. Ses pieds avaient oublié la terre ; ils chancelaient. Mais sentant sur lui l’ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de cabarets, d’hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le poursuivait en aboyant, ne s’arrêta qu’aux premiers sables du désert. Et Paphnuce s’enalla par la contrée où il n’y a de route que la piste des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par les fauxmonnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa route désolée.

Ce n'en est pas fini : plus perfide encore, plus loin Paphnuce, secouru des démons dans le tombeau où il reste dix-huit heures par jour en adoration immobile, tête contre sol, reçoit cette allégeance enthousiaste d'un moine - qui laisse le lecteur dubitatif.

– Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels travaux qu’on doute s’il n’égalera pas un jour le grand An-toine lui-même. Très vénérable, c’est toi qui as converti à Dieu la courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle, virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t’entouraient d’une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le sentiment unanime. Il assurait qu’il t’avait vu en rêve emporté par des diables ; la foule voulait le lapider et c’est merveille qu’il ait pu échapper à la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m’agenouille devant toi, afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.

Non seulement la fantaisie de l'épisode est extraordinaire (et explicitement démenti par ce que l'auteur nous a déjà donné à lire), mais le rôle trouble des moines-disciples qui prétendent l'avoir vu - dont son second qui prend sa place - terrifie sur l'étendue de la duperie dont Paphnuce est possiblement victime. Y a-t-il des croyants vertueux, et si l'on peut ainsi inventer des miracles pour louer les pécheurs, où est réellement Dieu ? (Ce qui renvoie, au passage, à la question du serpent dans le grand banquet central imité de Platon.)

Dans cette dernière partie de Thaïs, l'accumulation de misères injustifiées envers le plus vertueux de tous (Zozime ci-dessus est un ancien débauché devenu saint homme, dont la foi se porte infiniment mieux que chez l'irréductible juste Paphnuce) trace un parallèle étonnant avec Job - qui rend à la fois Dieu absent, lointain, cruel, peut-être inexistant... et accrédite la logique chrétienne du récit.





3. Transition

... du roman de 1890 à l'opéra de 1894.

Suite de la notule.

dimanche 9 juin 2013

Henri RABAUD - Mârouf, Savetier du Caire - une renaissance scénique (Opéra-Comique 2013)


Un mot, un seul mot pour signaler la belle initiative. Je l'ai dit, elle me laissait perplexe ; deux intégrales existent déjà, et ne produisent pas d'enthousiasme excessif chez moi. Toutes les oeuvres négligées ne disposant pas de cette chance, était-ce vraiment à ce titre-là qu'il fallait consacrer une des rares grandes productions de la saison ?

Je ne puis que m'incliner, avec plaisir.

Dans une distribution de luxe (Bou, Manfrino, Lamprecht, Courjal, Goncalvès, Leguérinel !), le tout remarquablement joué et dirigé (Philhar et Altinoglu, à des lieues du Dukas raide de Deroyer), dans une mise en scène très mobile et facétieuse (que de progrès de la part de Deschamps depuis ses premières productions, pataudes visuellement, dans ce lieu !), une oeuvre se révélait.

Malgré l'orientalisme sonore permanent, la variété des procédés force l'admiration, l'aspect de la musique se renouvelant non seulement d'acte en acte, mais au fil des scènes (sans négliger la présence de motifs récurrents) et l'on navigue du côté de Roussel et Ravel, quelquefois Debussy ou le Stravinski de l'Oiseau (dont un petit pastiche évident de la danse de Kastcheï). Le Prélude de l'acte IV se situe ainsi quelque part entre le Faune et la sortie des souterrains de Pelléas.

Chaque acte présente un moment de polyphonie particulièrement spectaculaire. Au I, la scène très virtuose des coups de bâtons, dans une fausse cacophonie extrêmement étudiée, riche et dense. Au II, le chant du muezzin hors scène, alors que se déroule sur un duo très important et tout à fait mélodique entre Mârouf et Ali, provoque une sorte de tuilage très autonome, comparable à la polyharmonie du marché persan d'Aladdin de Nielsen (musique de scène pour la pièce d'Oehlenschläger) ; moment d'une rare poésie. A l'acte III, c'est le ballet qui rejoint cette veine multi-strates bizarre ; enfin à l'acte IV, sans les même finesses, le grand choeur final tient ce rôle.

Très loin de l'image qui reste largement de Rabaud, avec ses poèmes symphoniques assez académiques, on peut considérer qu'en 1914, Mârouf demeure à la pointe de la modernité.

La désuétude de l'ouvrage s'explique sans doute par son livret, un conte pas très profond, aux contours volontairement assez naïfs et doté d'une couleur locale un peu outrée, qui n'a plus la même faveur aujourd'hui - à l'heure où la planète s'est uniformisée et "raccourcie", et où le moindre exotisme à l'échelle du monde est immédiatement accessible en photo ou en vidéo. Sans parler des clichés un peu épais sur le monde méditerranéen, qui seraient sans doute vus comme du racisme aujourd'hui (puisque la moindre tendance à l'essentialisme et à la schématisation est désormais suspecte de vilenie).
La principale qualité du livret réside dans sa grande liberté : chaque acte dément l'orientation attendue de la course. Le premier acte nous présente l'épouse tyrannique comme centrale, et l'on s'attend à y voir une pesante comédie torture conjugale - aux ressorts depuis longtemps émoussés. Pourtant, Mârouf s'enfuit sans encombre. Le titre comportant une fonction et un lieu, on s'attend à voir une histoire cyclique, où le malheureux est rejeté vers sa ville et son épouse. Mais non. A partir de l'acte II, il s'installe dans une supercherie à l'insolence incroyable, et on compte bien qu'il soit démasqué, pour achever son parcours de victime de faits qui lui échappent. Et pourtant, résolument amoral, le conte ne le fait jamais payer pour son mensonge, et ne soulève même pas la question de sa bigamie. Le quatrième acte enfin laisse entrevoir la désillusion d'une princesse enlevée vers le désert par un savetier, et l'impossibilité de poursuivre dans la fuite et dans le mensonge - hésitant même à dépouiller leur hôte et bienfaiteur. Bien au contraire, cet hôte est un deus ex machina qui permet une fin joyeuse qui ne ménage même pas la moindre leçon attendue sur le mensonge, l'ingratitude ou le fatalisme. Liberté remarquable de la storyline, qui semble se jouer à chaque fois des résolutions attendues.
En cela, le livret de Lucien Népoty, en dépit de son absence de profondeur, apparaît comme un objet particulièrement sympathique.

Suite de la notule.

mercredi 22 mai 2013

Louis DIETSCH - Le Vaisseau Fantôme ou le Maudit des Mers - l'esprit du siècle


(On met aussi Der Fliegende Holländer version parisienne dans la remorque. Tout cela est semble-t-il à venir chez Naïve !)

Le Palazzetto Bru Zane frappe encore une fois un grand coup. Profitant éhontément de ce soporifique anniversaire Verdi-Wagner (pourtant, ce n'étaient pas les noms qui manquaient), voici qu'est présenté au public cet opéra dans l'ombre de l'Histoire - qui ne s'est pas demandé, en lisant une biographie même sommaire de Wagner, ce qu'il était advenu de son livret une fois acheté par l'Opéra de Paris, qui s'en était chargé, à quoi cela ressemblait-il ?


Fin du duo Senta-Troïl, et grand trio final du mariage (modérément festif). Loin de représenter la diversité de l'oeuvre, mais assez révélateur de ce que peuvent être les grands moments de la partition.


La curiosité était d'autant plus grande qu'il était très difficile de trouver des partitions (en dehors d'arrangements de salon) de Dietsch, et même des renseignements un peu précis sur cet opéra - sans avoir non plus remué ciel et terre, je n'ai tout de même à peu près rien trouvé, ce qui est assez peu commun, y compris pour des compositeurs absents du disque.

D'où la question qui brûlait les lèvres : chef-d'oeuvre méconnu par préjugé face à Wagner, ou bien oeuvre médiocre que même la comparaison avec Wagner ne pouvait rendre écoutable ?

Depuis mardi (et très bientôt à Grenoble et Vienne), le public a sa réponse. Et Carnets sur sol, dans sa munificence proverbiale, va vous la donner.

1. (Pierre-)Louis Dietsch (1808-1865)

Comme de coutume, je ne vais pas m'étendre sur les données contextuelles : il existe désormais un peu de matériel critique sur Dietsch, et on trouve le minimum nécessaire sur la Toile pour situer le bonhomme. Ce qui n'est pas forcément disponible en revanche, c'est ce à quoi ressemblait factuellement l'oeuvre. Là, les lutins de CSS entrent en lice.

Il suffit de savoir qu'il a débuté contre contrebassiste, puis organiste, maître de chapelle à Paris (Saint-Paul-Saint-Louis, Saint-Eustache, plus tard la Madeleine), et, à partir de 1840, chef de chant à l'Opéra, poste privilégié pour observer les tendances du répertoire.

Deux choses sont, à mon sens, particulièrement révélatrices dans sa formation :

=> son parcours dans le versant "savant" de la musique vocale, où les compétences techniques en composition sont plus exigeantes qu'à l'Opéra où l'effet et la vocalité peuvent primer ;

=> sa Messe solennelle à quatre voix, choeur et orchestre de 1838, qui lui a valu la notoriété (et même une décoration par le roi de Prusse), était dédiée à Meyerbeer.

2. Qu'est-il advenu du synopsis de Wagner ?

Je ne dispose pas de détails privilégiés sur la question, n'ayant même pu accéder au livret (ces gros malins de Château-de-Versailles-Spectacles ne vendent pas de brochures à l'entracte, je cours après l'achat du programme de la saison depuis octobre...). Mais la structure et les profils diffèrent assez du Vaisseau que nous connaissons, vraisemblablement à cause des retouches ultérieures de Wagner pour son propre drame. En effet Wagner écrit son livret (en français, semble-t-il, comment se fait-il qu'on n'en trouve pas trace facilement ?) lors de son séjour misérable en France - sans emploi de chef, sans possibilité de faire jouer Rienzi, il copie des partitions et écrit des articles pour payer les dettes de son couple. Une audition à l'Opéra de Paris lui permet de vendre le texte ; la musique qu'il avait commencée (ballade de Senta et choeur festif des marins de l'acte III) n'est pas acceptée. Il compose après ce refus, pendant l'année 1841, sa propre musique, ce qui doit coïncider avec la genèse du propre Hollandais de Dietsch (création à l'automne 1842).
Il est possible - mais je n'ai d'élément précis sur cette question, et je me méfie des affirmations relayées de génération en génération sur des sources que je n'ai pas lues... on est souvent surpris - qu'il ait donc changé son livret à l'occasion de sa composition musicale.

En tout cas, dans le livret de Paul Foucher et Henri Révoil (retouches, arrangement, ou refonte complète à partir du sujet originel ?) pour Dietsch :

=> Tout commence au début de ce qui est l'acte II de Wagner, quasiment avec la romance de Minna (Senta), un procédé liminaire habituelle dans l'opéra français, qu'on retrouve massivement chez Hérold, Meyerbeer, Halévy, Auber... L'amoureux (Magnus) est aussi éconduit sans trop de ménagement, mais le signe distinctif du hollandais n'est pas la ressemblance au portrait, mais une blessure éternelle au bras (faite par le père de Magnus, tué lors de sa rébellion contre le pacte diabolique de son capitaine). Les psychologies entrent en interaction dans un ordre opposé au livret allemand : Minna tombe amoureuse de Troïl (également le nom du marin maudit dans le Schnabelewopski de Heine qui a inspiré Wagner) avant de découvrir son identité, et non à cause de celle-ci. Evidemment cela change complètement les places respectives de l'Idéal et de l'Amour.
Magnus-Erik a un rôle encore plus important de dévoilement, puisqu'en les mariant, il découvre la marque d'infamie.

=> Le livret ménage une suite de numéros et de tableaux de caractère (il est possible que des ballets aient été coupés, cependant il ne s'agit pas d'un format Grand Opéra), assez statique (une scène pour chaque action, entre chaque personnage, chacun avec son air...) alors même que la musique est construite de façon très moderne et continue. On est loin, littérairement parlant, de la poussée inexorable du drame dans la version allemande, où les personnages prennent de l'épaisseur, sans se dévoiler eux-mêmes, par leurs actes. Chez Dietsch, chacun vient bien traditionnellement dévoiler sa subjectivité dans "sa" scène.
Livret moyen, donc - alors que le Fliegende Holländer est le seul livret wagnérien de la maturité que je trouve sans faiblesse.

3. La musique de Dietsch

Il faut le dire, c'est un coup de théâtre. Que je ne m'explique pas bien.

=> D'abord parce que l'oeuvre utilise beaucoup de procédés assez caractéristiques du Vaisseau de Wagner : leitmotive (notamment un thème de la Rédemption par l'Amour !), usage de ponctuations avec instruments nus pour faire monter la tension lors des entrées, trémolos omniprésents, lyrisme orchestral de style comparable, clausule extatique avec harpe (chose que Wagner ajoute seulement dans sa seconde version du Vaisseau !)... Avec son style propre bien sûr, mais comme si Dietsch avait lu la partition et s'était inspiré, avec son style propre, des idées musicales - d'une partition que Wagner n'a apparemment jamais laissée à l'Opéra. Bref, une concordance de pensées troublantes.

=> Une oeuvre qui prend le meilleur de son époque : beaucoup de moments évoquent le langage d'Hérold (le style des mélodies en particulier !), mais les efforts d'orchestration ont beaucoup à voir avec Meyerbeer (on songe même, dans le grand duo central, au mouvement lent de la Symphonie en ut de Bizet !), les cantilènes se réfèrent au belcanto (ce style de chant ne se trouve pas en France avant les années 1810, voire 1820), les danses sont d'un folklorisme endiablé qui évoque le Freischütz (pour lequel il écrira d'ailleurs un ballet en 1846... il avait sûrement déjà fréquenté la partition en 1842 ; une des cabalettes évoque même celle d'Ännchen), le tout débute par une ouverture suspendue, pointée et menaçante dans le goût de Rigoletto (pas encore écrit), le récit chromatique de Magnus fait écho au style des lectures de lettres dans les opéras du temps et, plus précisément, au spectre d'Hamlet de Thomas (1868)...

=> De manière plus générale, musicalement, même si sa consonance est sans commune mesure avec les frottements et les quintes à vide du Holländer, on a affaire à une oeuvre de grande qualité, qui culmine, exactement comme Wagner, dans ses ensembles. Le duo Minna-Magnus (qui évoque les portions les plus lyriques du duo Senta-Holländer), le duo Minna-Troïl (dont la matière de la partie la plus tempêtueuse est extrêmement proche du trio de l'orage de Dinorah de Meyerbeer), le trio final sont très impressionnants, des poussées de fièvre musicales assez comparables à ce qui se passent dans l'oeuvre de Wagner.
Et avec cela, pas vraiment de parties faibles - même si ces trois dominent nettement.

Une très belle oeuvre qui méritait clairement d'être réentendue, et peut-être pas qu'une fois.

4. Les questions posées

Devant cet opéra qui n'avait pas laissé de trace dans la postérité, le seul proposé au public par Dietsch semble-t-il, on se prend à rêver.

Est-ce une coïncidence, et a-t-on laissé échapper ce petit bijou assez visionnaire, qui s'approprie manifestement avec un rare talent les leçons de style d'Hérold et les leçons d'orchestration de Meyerbeer, avec un peu de danses frénétiques de Weber ? Ou bien est-ce une oeuvre tout à fait normale, et nous gave-t-on d'Halévy et d'Auber en laissant le public dans l'ignorance d'une veine plus originale, dont beaucoup d'autres opéras seraient témoins ?

Je penche plutôt pour la première hypothèse, dans la mesure où je n'ai jamais lu de partition d'opéra avec ce genre d'ambition purement musicale à cette époque en France, en dehors de Meyerbeer. Mais considérant que Dietsch n'était pas vraiment accessible, sauf à être chercheur dans ce domaine, il est tout à fait possible qu'il en reste d'autres.

.5 Interprétations

Suite de la notule.

dimanche 24 février 2013

Tancrède de Campra, l'Académie Royale et la Galerie des Batailles


Ambiance sonore :


Désarroi d'Herminie à l'acte V : son frère Argant combat Tancrède. Avec une musique hors-scène inspirée de Thésée de Quinault & Lully, autre point commun entre les deux oeuvres.
Catherine Dubosc (méconnaissable pour ceux qui sont familiers de ses Ravel) et Jean-Claude Malgoire, tiré du disque Erato capté à Aix-en-Provence.




Décor de la forêt enchantée de l'acte III, dessin à la plume, à l'encre noire et au lavis gris de Jean Berain (un peu de pierre noire et d'encre brune).


1. Retour

Petit événement ce jeudi à Versailles : depuis la production de 1986 de Malgoire et Penchenat (Aix, puis Châtenay-Malabry l'année suivante), on n'avait plus guère entendu Tancrède. Une autre version scénique à Tourcoing avec Malgoire en 2000, et une des nombreuses reprises de grands ouvrages français par Iakovos Pappas à Athènes en 2010.

Le grand public en est donc resté au disque (tout à fait épuisé, Erato oblige) pris pendant les représentations de la re-création. Disque pas totalement convaincant : à cette époque, la Grande Ecurie et la Chambre du Roy ne maîtrisaient pas complètement le style français. Le résultat reste infiniment supérieur à la redoutable Alceste parue chez Auvidis (pourtant ultérieure, et dans une distribution pourtant idéale sur le papier), et tout à fait écoutable, mais l'ensemble ne déploie pas beaucoup de séduction sonore et ne se départit pas toujours d'une certaine raideur - certes pour partie inhérente à l'écriture de Campra.

Cette audition avait donc pour vertu de faire réentendre, avec les acquis sonores stylistiques d'aujourd'hui, une oeuvre qui avait rencontré un immense succès en son temps.

2. Le livret de Danchet

Tancrède, créé en 1702 à l'Académie Royale, est une oeuvre singulière à plus d'un titre.

=> Son sujet est l'un des rares à ne pas être tiré de la mythologie antique, mais de l'imaginaire médiéval. Il n'est pas le premier, et suit en cela les modèles Amadis, Roland et Armide (1,2) de Quinault & Lully, les deux derniers étant respectivement tirés de l'Arioste et du Tasse. Un second pas est franchi avec [Scanderberg|http://operacritiques.free.fr/css/index.php?2009/05/25/1260-evolution-mentalites-scanderberg-antoine-houdar-de-la-motte-jean-louis-ignace-de-la-serre-sieur-de-langlade-sophie-arnould-jelyotte-jeliotte-jeliote de La Motte, La Serre, Francoeur et F. Rebel en 1765, qui traite d'événements récents, distants de trois siècles seulement.
Le sujet est donc déjà singulier, et Campra en tient compte dans sa mise en musique.

=> Son livret, dû à Antoine Danchet, avec lequel Campra avait déjà collaboré pour Hésione, beau succès en 1700, s'apparente aux sujets épiques, tels qu' Amadis, mais aussi Cadmus (Quinault) et Bellérophon (Th. Corneille, Fontenelle & Boileau) : malgré le tropisme habituel de la tragédie en musique (épisodes essentiellement galants et nombreuses interventions du merveilleux), son intrigue principale reste centrée autour du héros se débattant contre des forces surnaturelles. L'amour réciproque entre les deux amants principaux reste même assez largement éludé - Clorinde meurt hors scène, et Argant ne fait que révéler progressivement ce qui s'est passé.
Dans l'une des fins alternatives postérieurement ajoutées, Danchet permet cette rencontre finale entre Clorinde mortellement blessée et Tancrède désespéré, comme dans le Tasse.

=> Comme il est d'usage (à l'exception d'Amadis et de l'Alcide de Marais & Lully fils), les héros guerriers sont tenus par des voix graves (taille pour Cadmus, c'est-à-dire ténor grave ou baryton ; basse-taille pour Roland, pour Alcide dans Omphale, pour Pélops dans Hippodamie, pour Pyrrhus chez Royer...).
Cela reste néanmoins un cas minoritaire dans un théâtre qui exalte plutôt le côté surnaturel de l'aisance aiguë que le charisme des voix graves, limitées aux expressions de la majesté.
Cette remarque sur les voix graves vaut d'ailleurs pour la pugnace Clorinde, puisqu'il s'agit de la première fois qu'on entendait une voix de contralto (Mlle Maupin) sur la scène de langue française. Et de l'une des rares fois, depuis le début de la tragédie en musique (cela advient ensuite), où un bas-dessus est présenté comme une héroïne 'positive'.

=> Enfin, Tancrède ressortit au courant de la « tragédie noire » (1,2), avec ses sentiments extrêmement violents (techniquement, on pourrait parler de perversité) et ses dénouements qui n'évitent pas le vrai désespoir. Roland et Armide, c'était gentil parce que dans un cas le spectateur a surtout sympathisé avec les amoureux, dans l'autre l'enchanteresse récolte peu ou prou ce qu'elle a semé. Mais dans d'autres cas, on ne plaisante plus.
On trouve ce type de pièces très tôt, dès Quinault & Lully, avec Atys (1676) et Achille et Polyxène (1687), mais elles deviennent surtout fréquentes à partir de 1693, avec Médée de Charpentier et Didon de Desmarest. Suivent Céphale et Procris de Duché de Vancy & Jacquet de La Guerre (1694), Tancrède (1702), Philomèle (1,2, 3) de Roy & La Coste (1705), Hippodamie de Roy & Campra (1708), Idoménée de Danchet & Campra (1712), et plus tard Pyrame et Thisbé (1,2,3,4) de La Serre, Francoeur & F. Rebel (1726), Pyrrhus de Royer (1730), Scylla et Glaucus de Leclair (1746)...
Autour des figures de Danchet et Roy se dessine alors une petite période où, tandis que le goût du public plébiscite les opéras-ballets à intrigues esquissées, l'Académie produit aussi, sans grand succès la plupart du temps, des oeuvres terribles. Tancrède est l'une des rares oeuvres de ce ton qui furent bien accueillies à l'époque.


Projet de Jean Nicolas Servandoni pour deux "horizons" de toiles de fond à l'acte I, représentant des tombeaux. Préparé pour la reprise de 1729, à la plume, à l'encre brune et au lavis brun.


A cette sombre histoire d'amours impossibles déjà présente dans le Tasse (dans une façon moins mélodramatique), Danchet ajoute ce qu'il faut de vilains enchanteurs et de forêts magiques, assurant ainsi le succès de sa pièce.

3. La musique de Campra

Suite de la notule.

jeudi 24 janvier 2013

Héautontimorouménos II : La Motte librettiste


(Héautontimorouménos I.)



Projet dessiné par Jean Berain pour le décor de la troisième entrée de l'Europe Galante en 1697. Plume, encre brune, lavis brun, traces de pierre noire.


En vain avois-je fait une espèce d'apprentissage dans mes opéras, je ne me fiais pas à ces avances ; ils ne me paraissaient que des tragédies tronquées, où d'ordinaire la galanterie étouffe le grand, et qui, à l'égard du style, doivent être, pour l'avantage de la musique, bien plus près du madrigal que du pathétique soutenu de la tragédie.

D'ailleurs, je m'en suis tenu le plus souvent à des ouvrages d'une courte étendue, qui ne demandent pour l'invention qu'un premier effort de génie, dont l'imagination embrasse aisément les parties différentes, où l'on s'anime par l'espérance de voir bientôt la fin du travail, et qui par le plaisir de les avoir achevés, sans qu'il en ait coûté beaucoup, redonnent à la faveur de quelque repos, et du courage et de la force pour songer à d'autres. C'est ainsi que se multiplient jusqu'à remplir des volumes, de petites piéces, qui, pour le grand nombre, ont demandé du temps, mais dont chacune n'a coûté que de faibles efforts.

Suite de la notule.

lundi 3 décembre 2012

Offenbach - Les Contes d'Hoffmann - aux sources du livret


Ce texte fait suite au point général sur la genèse et les multiples éditions de l'oeuvre. Il y a été dupliqué pour faciliter la lecture.

4. L'adroit fatras du livret

Car du côté du texte également, l'ouvrage ne se signale pas par la simplicité la plus pure.

Le livret des Contes provient directement (comme Faust de Gounod !) de la pièce de 1851 Jules Barbier et Michel Carré - qui se sont mainte fois signalés dans l'adaptation des grands standards littéraires : Goethe (Faust, Mignon), Hoffmann, Shakespeare (Roméo et Juliette, Hamlet), Molière (Le médecin malgré lui), Corneille (Polyeucte)...

Le principe de la pièce est discutable mais astucieux : une collection de personnages et de situations tirés des nouvelles d'Hoffmann, et reliés par l'unification du héros amoureux - devenu Hoffmann lui-même (pour des raisons de publicité, je suppose). Ce choix n'est pas totalement arbitraire, dans la mesure où les récits à la première personne, avec des héros empruntant certains traits à leur auteur, ne sont pas rares chez Hoffmann.

Les auteurs se sont néanmoins amusés, dans le cadre de cet usage un peu sauvage de trames et de personnages qui ont tout juste le temps d'être caractérisés (là où Hoffmann travaillait finement son art du climat), à glisser nombre de références, au delà des intrigues qui servent de support aux trois femmes.

Acte d'Olympia :
- Fondé sur « Der Sandmann » (« L'Homme au sable ») des Nachtstücke (Contes nocturnes, 1817), où le héros rencontre Spalanzani (physicien obsessif) et Coppelius (démiurge de l'optique).

Acte d'Antonia :
- Fondé sur « Rat Krespel » (« Le Conseiller Crespel », plus célèbre sous le titre « Le violon de Crémone »), l'une des nouvelles les plus célèbres d'Hoffmann, tirée de Die Serapionsbrüder (Les Frères Sérapion, 1819). Dans le texte original, l'interdit qui règne est bien plus subtil, et nimbé de mystère et de culpabilité pour le héros, le personnage de Crespel plus enthousiasmant aussi, mais l'objet final constitue en réalité une transposition adroite de la matière vers l'efficacité scénique d'un drame musical, avec ses moments suspendus.
- Cela se fait avec l'introduction de la figure très opératique du Docteur Miracle, inspiré du personnage d'Ottmar, en communication avec des régions mystérieuses dans « Der Magnetiseur » (1814, publié dans les Fantasiestücke in Callots Manier), qui permet de mettre en branle toute la machinerie tragique, de façon plus spectaculaire qu'avec le sobre récit postérieur de Crespel.
- La mort de trop chanter se trouve également dans le « Don Juan » du recueil Callot.

Suite de la notule.

dimanche 2 décembre 2012

Offenbach - Les Contes d'Hoffmann - la (nouvelle) nouvelle édition Keck


A l'occasion des représentations par Minkowski et les Musiciens du Louvre, un petit point sur cette partition, l'une des moins fixes de tout le répertoire.


Revoici l'extrait mis en ligne cet été pour CSS : Mireille Delunsch sous la direction de Marc Minkowski à Lausanne en 2003, précédente version Keck. En attendant un peu de la nouvelle.


1. La création

D'ordinaire, les musicologues se réfèrent au manuscrit original, au matériel de la création, ou à la dernière révision du compositeur (ou approuvée par celui-ci). Il est donc possible de fixer éventuellement plusieurs éditions, mais toutes cohérentes : l'oeuvre originale, l'oeuvre originale rectifiée par la scène, l'oeuvre remaniée...

Pour Les Contes d'Hoffmann, ce n'est pas possible.

En 1873, Offenbach contacte Jules Barbier (survivant du duo Barbier-Carré, célèbre pour ses succès notamment avec Meyerbeer et Gounod) pour qu'il adapte sa propre pièce de 1851. Le but pour Offenbach est de triompher à l'Opéra-Comique où il n'a connu que des succès mitigés, mais il prévoit également d'écrire des récitatifs pour remplacer les dialogues parlés typiques de la facture opéra-comique, et pouvoir exporter son opéra à Vienne et Londres.

Mais il advient revers sur revers, et tour à tour le changement de direction de l'Opéra-Comique, l'impossibilité au Théâtre-Lyrique, la faillite de la Gaîté-Lyrique en 1878 repoussent le projet. C'est finalement l'Opéra-Comique qui endosse définitivement la création (avec commande ferme de la version en récitatifs pour le Ringtheater de Vienne) ; mais son célèbre directeur Léon Carvalho demande en échange des changements dans les profils vocaux des personnages.
Hoffmann, à l'origine un baryton (promis à Jacques Bouhy, créateur d'Escamillo et de Don César de Bazan de Massenet), devient ténor pour Alexandre Talazac (après ses succès en Roméo de Gounod). Stella doit être confiée à Adèle Isaac, soprano colorature à large ambitus (alors que les quatre rôles étaient semble-t-il prévus pour une voix plus large et sombre), et le rôle d'alto de Nicklausse est offert à la jeune prodige Marguerite Ulgade, soprano léger (d'où les nombreux changements d'airs selon les sources).

Pendant les répétitions de 1880, l'oeuvre subit des ajustements de la main du compositeur, mais celui-ci meurt au début du mois d'octobre. Auguste, son fils, confie l'achèvement des retouches à Ernest Guiraud (qui composera également les récitatifs pour Vienne), et Carvalho, inquiet de la longueur de l'ouvrage, décide de couper l'acte de Venise, contre l'opinion de Jules Barbier - puisque cela déstabilise toute le concept même de l'ouvrage.

Excellent accueil néanmoins à la création de 1881.

En 1887, le théâtre brûle, avec le matériel d'orchestre de la création, irrémédiablement perdu.

Malgré les succès des Contes d'Hoffmann, il faut attendre qu'Albert Carré en programme une nouvelle procduction en 1911, dirigée par Albert Wolff, pour que l'ensemble des actes soient donnés.

2. Etats de la partition

Rien qu'en s'en tenant à l'époque de la création, on dispose donc de plusieurs sources partielles et contradictoires.

1) La partition d'origine pour piano et chant, avec Hoffmann baryton (1879).

2) La partition pour piano et chant avec les nouvelles tessitures (1880).

3) La partition pour piano et chant avec les ajustements de la création (1880), mais ajustements incomplets.

4) La partition avec les dernières mises au point de Guiraud (1881).

5) La partition avec récitatifs de Guiraud.

On ne dispose donc pas de l'orchestration originale. Tout ou partie de ces partitions ont été perdues, et parfois retrouvées au fil des ans (1970, 1984, 1993, 2004 !).

Par ailleurs, l'oeuvre finale comporte des ajouts, par exemple le superbe sextuor apocryphe de l'acte de Venise, dû à Raoul Gunsbourg (par ailleurs compositeur d'opéras, son Ivan le Terrible est réellement intéressant) qui l'introduisit lors de la création des Contes à l'Opéra de Monte-Carlo (1904) dont il était directeur.

Considérant que ces versions sont fragmentaires et mutuellement exclusives, il est compliqué, aussi bien pour les musicologues que pour les chefs d'orchestre, d'opérer des choix cohérents - d'autant qu'il existe plusieurs versions alternatives pour chaque section.

3. Les éditions du marché

=> L'éditeur Choudens a proposé plusieurs versions de l'oeuvre. Les premières ne contiennent pas l'acte de Venise, et sont assez fragmentaires aussi sur la musique que nous connaissons aujourd'hui.

=> La cinquième édition Choudens (1907) est celle qui fait référence, jouée partout dans le monde, sauf expériences musicologiques. Au fil des ans, elle s'enrichit des restitutions d'autres éditions, mais demeure la base de la plupart des représentations des Contes.
- L'acte de Venise y est placé comme la deuxième rencontre féminine (devenant une initiation de jeunesse et non plus la marque déliquescente d'un héros vieillissant comme dans le projet originel), et non en troisième position. Il est de plus en plus fréquent désormais que les actes soient remis dans leur ordre "légitime", même en utilisant cette édition. Les ajustements de Guiraud comprennent la réitération de la fameuse barcarolle empruntée aux Rheinnixen, avec en particulier un très beau mélodrame servant de support à la mort en duel de Schlémil.
- En cet état, le livret comporte plusieurs manques étranges et petites incohérences dans les références des répliques.
- Toutes les versions d'avant les années 70 l'utilisent, et un grand nombre par la suite (avec quelques amendements éventuels) - étant libre de droits et déjà acquise par les théâtres, la tentation est forte d'en rester là.

Suite de la notule.

mercredi 24 octobre 2012

Franz SCHREKER, Der Ferne Klang sur scène : Braunschweig, Letonja, Strasbourg-Mulhouse 2012


La mise au répertoire de l'Opéra du Rhin de Der Ferne Klang (la première française, il me semble) constitue l'occasion, jamais saisie alors qu'on s'est beaucoup attardé ici sur les Gezeichneten, voire sur la Symphonie de Chambre, de présenter un autre chef-d'oeuvre au sein d'une production très inégale.

En fin de présentation, un mot sur les représentations strasbourgeoises (pas dépourvues de réserves bien sûr, mais en réalité assez idéales). Et un bref bilan discographique (trois versions officielles à ce jour).

Avec extraits sonores.

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L'interlude de l'acte III, dit Nachtstück, la partie la plus célèbre de l'oeuvre et l'une des plus originales, parfois présentée de façon autonome au concert, comme ici - Karl Anton Rickenbacher dirige le Radio-Symphonie-Orchester Berlin, ex-Radio de Berlin-Est, dans un disque Orfeo partagé avec Michael Gielen, et qui contient les trois meilleures pièces symphoniques de Schreker dans des interprétations de premier plan.
Des extraits des représentations strasbourgeoises sont à venir, plus loin.


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1. Création

Son premier opus, Flammen (1901-1902), est le seul dont il n'ait pas écrit le livret. La tâche était alors assurée par Dora Pollak (sous le pseudonyme de Dora Leen), fille du médecin personnel de Ferdinand von Saar - ami et mentor de Schreker, auteur majeur du naturalisme germanophone (ce qui n'est pas sans faire écho à certains traits de Ferne Klang). Dès ce coup d'essai (un seul acte, de soixante-quinze minutes), Schreker fait valoir un orchestre luxuriant, assez indépendant (rythmiquement et mélodiquement) du chant, et disposant de couleurs orchestrales et harmoniques singulières.
Il faut bien voir qu'en 1901, Pelléas n'était pas encore créé, et que le premier opéra allemand décadent d'importance (du moins tel que documenté à ce jour, car il peut tout à fait y avoir des surprises dans les bibliothèques !) n'a pas encore été créé : Salomé de Richard Strauss, en 1904 - qui s'inspire de la matière musicale de Cassandra de Gnecchi, mais avec une modernité, une densité et une puissance sans commune mesure. De ce fait, ce premier opéra de Schreker peut quasiment être considéré, jusqu'à plus ample informé, comme le point de départ du mouvement lyrique décadent (essai de segmentation ici).

Et ce premier livret est déjà centré sur les questions de création, de vie de l'artiste, de sacrifice féminin (notion très wagnérienne, n'est-ce pas), qui seront complètement récurrentes dans les livrets de la main de Schreker.

L'opéra qui nous occupe, Der Ferne Klang (Le son lointain), est le deuxième opéra de son auteur, le premier de cette envergure (deux heures et demie). Il est intéressant de noter que sa composition débute également avant la création de Salomé (1903-1910), même si sa création est sensiblement plus tardive (1912, à Francfort-sur-le-Main). Malgré son vif succès à l'époque - Schreker représentant, jusqu'à son interdiction par les nazis, l'un des compositeurs les plus en vue de la République de Weimar -, l'oeuvre arrivait donc après les paroxysmes d'Elektra, et n'a certes pas le même impact - ni, à mon sens.
Néanmoins, elle demeure à la pointe de la modernité, et très singulière, vraiment différente du ton des Strauss ou de la palanquée de post-wagnériens (parfois très séduisants, comme Humperdinck, Pfitzner ou Siegfried Wagner).

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2. Synopsis

Nécessaire pour suivre la logique de ce qui suit si l'on n'a pas déjà lu le livret, voici les quelques articulations importantes de l'intrigue.

Acte I, tableau 1. Grete et Fritz s'aiment en secret, mais Fritz part à la recherche du soin lointain qu'il entend sans cesse - un sacrifice que Grete accepte avec générosité. Mais celle-ci découvre soudain que son père, ivrogne perclus de dettes au cabaret d'en face, vient de la jouer (et la perdre) pour un tonneau de vin. Désespérée, elle finit par accepter l'offre du cabaretier (qui lui offre, une fois mariés, de prendre des amants à son gré). Mais, une fois seule, elle se sent incapable de tenir sa parole et s'enfuit pour retrouver Fritz.

Acte I, tableau 2. Grete est désespérée de sa quête infructueuse, mais émerveillée des beautés de la forêt. Elle songe à se noyer dans le lac, mais la Vieille Femme (qui la persiflait au premier tableau) reparaît, et lui propose de retrouver l'équivalent de Fritz.

Acte II, tableau unique. Ile vénitienne qui sert de luxueux lupanar. Grete, à la fois flattée dans sa vanité par l'idolâtrie des hommes, et mélancolique sur le souvenir de son premier amour perdu, écoute le concours de contes qu'elle a lancé - et dont elle est le prix. Le Chevalier galant fait dans le badin ; le Comte, qui soupire en vain pour Grete (à qui il rappelle trop Fritz), épris contrairement aux autres, propose une sombre ballade germanique. Grete rejette sa proposition d'enlèvement pour une vie décente.
Fritz paraît, et reconnaissant tardivement Grete, lui raconte sa recherche égoïste qu'il déplore. Celle-ci lui accorde le prix, mais alors qu'il compte partir, elle lui fait entendre qu'il s'agit d'une nuit voluptueuse, très loin de leurs entretiens naguère. Horrifié, Fritz s'enfuit ; Grete accepte la proposition du Comte.

Acte III, tableau 1. Au café en face de l'Opéra. Remords du docteur Vigelius, à l'origine de la « vente » de Grete, et qui s'accuse de sa disparition. Les artistes, sortant du théâtre, font écho au grand succès de l'oeuvre, avant la chute terrible de l'acte III. Grete, devenue une prostituée de rue, a fait un malaise pendant la représentation, et tandis qu'elle se remet, se fait importuner par un homme connu antérieurement et mépriser par la compagnie. Néanmoins le manège attire l'attention de Vigelius qui l'identifie. Devant l'échec de la pièce et l'annonce de la maladie du compositeur, Grete décide de voler au devant de Fritz pour le consoler.

Acte III, tableau 2. Chez Fritz. Désespoir du compositeur déchu. Vigelius, forçant sa porte, lui parle sans être entendu, alors qu'il lui révèle la présence de Grete, à laquelle Fritz pense en se reprochant son abandon à Venise, lorsqu'elle était dans la fange. Finalement, apparition de Grete, fugace moment de joie, avant que chacun ne se mette à délirer simultanément, Grete sur sa dévotion à Fritz (avec des réflexes assez « physiques »), Fritz sur le son lointain toujours plus présent. Finalement, mort de Fritz.

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3. Le premier livret de Schreker
Rémanences thématiques

On retrouve dans cette oeuvre un nombre important de motifs communs à beaucoup d'autres livrets de Schreker. Rien qu'au niveau de l'histoire racontée : la figure de l'artiste (d'une façon ou d'une autre maudit), le départ pour une quête surnaturelle, l'auberge sordide, la vie misérable à la campagne, la question du désir évoquée sans détour (mais toujours connectée à l'égarement moral et à l'expiation).

Il est frappant de constater à quel point, aux côtés d'une musique très moderne, d'une écriture tonale très souple (et parfois, comme au milieu du III, complètement floue), volontiers ironique et grinçante (musique de scène de l'acte II), le propos littéraire de Schreker demeure profondément marqué par le romantisme. Et pas seulement de pair avec les grands épanchements lyriques assez extraordinaires dont, comme Strauss, il est maître : tout le drame est innervé par des représentations morales typiquement romantiques.
On y retrouve cette fascination pour la pureté (l'amour doit être unique), ce goût paradoxal pour la passion destructrice (dont, comme chez les romantiques "classiques", on ne parvient jamais à savoir si elle est plutôt modèle ou plutôt repoussoir, vu les résultats obtenus), cette exaltation de la femme et de la rédemption terrestre.

Mais à tout cela s'ajoute une atmosphère sulfureuse [1] et fortement sexuée. Sans les crudités de Wozzeck, Lulu ou Lady Macbeth de Mtsensk, bien sûr, mais à défaut de consommation, le désir sous sa forme la plus écarlate y est évoqué sans détour.

Et précisément, on sent un trouble très palpable autour de ces éléments, car on ne parvient jamais à distinguer entre fascination et condamnation ; d'un côté, Schreker ose le sujet, exalte le pouvoir de la femme, confie à ces moments de superbes pages musicales et ses tirades les plus soignées ; de l'autre, il décrit une forme de déchéance (sous divers aspects selon les oeuvres, mais très évidente), de punition immanente pour celui qui s'égare dans ces absolus trompeurs.

Ainsi, de même que la culpabilité judéo-chrétienne subsiste, mais avec une possibilité de la verbaliser, de même l'artiste romantique demeure, avec l'adjonction de son aspect maudit très fin-de-siècle. Schreker ne bouleverse pas les paradigmes, mais il les rend plus complexes et contradictoires.

D'une certaine façon, si Der Ferne Klang n'est pas l'oeuvre la plus aboutie de Schreker, elle peut en être la plus représentative.

Matière autobiographique

Et le compositeur y a ajouté une dimension encore plus personnelle :

Notes

[1] Déjà en germe chez les premiers romantiques, il suffit de voir comment dans Le Roi s'amuse de Hugo, Blanche sort de la chambre du roi, ce qui était d'une transparence plutôt scandaleuse.

Suite de la notule.

dimanche 14 octobre 2012

C'est Tristan - [Franck, Stemme, Franz, Pleyel]


Il existe un phénomène singulier, que je ne crois pas avoir rencontré pour un autre opéra, et jamais à ce point dans une oeuvre instrumentale, le « c'est Tristan, quoi ».

Alors que le classiqueux aime généralement s'étriper avec son semblable (à plus forte raison s'ils ont globalement les mêmes goûts) sur une histoire de tempo, d'articulation, de timbre, d'équilibres, Tristan, sans être exempt de ces débats, paraît étouffer les velléités de dispute sous l'admiration béate de l'oeuvre. Une sorte de communion magique, un des très rares cas où le mélomane-geek ne dira pas « étonnant comme le tempo était lent » ou « la soprane était brillante » mais en reviendra sobrement à l'oeuvre elle-même : « c'est Tristan, quoi ».

Etant au nombre de privilégiés qui ont pu assister, dans une salle pleine comme un oeuf, au Tristan donné à Pleyel ce samedi, je ne puis que perpétuer la tradition. Je vais tout de même tâcher d'en dire un mot, car nombreux sont ceux qui n'ont pas pu assister à la soirée, intégralement vendue en vingt minutes à l'ouverture des réservations.

Retour sur le livret

D'abord, une impression étonnamment favorable sur le livret. Ce n'est pas faute d'avoir dit à quel point la poétique du ressassement (qui se veut épique) ou l'esthétique dévoyée du récit hors-scène à la façon des stasima peuvent être vaines et pénibles, et rendre longs des drames dont la musique est pourtant passionnante de bout en bout - typiquement, le Crépuscule des dieux, pourtant un beau sujet à la (dé)mesure de Wagner compositeur (mais qui dépassait assez largement le Wagner poète).

Néanmoins, au sein des vers allitératifs, des répétitions archaïsantes,

Dir nicht eigen, / Ne t'appartenant pas,
einzig mein, / seulement à moi,
mitleidest du, / tu partages ma souffrance
wenn ich leide : / lorsque je souffre ;
nur vas ich leide, / seulement, ce que je souffre,
das kannst du nicht leiden ! / il t'est impossible d'en vivre la souffrance.
(Tristan à Kurwenal en III,1)

des syntaxes médiévalisantes,

Die kein Himmel erlöst, / Dont aucun Ciel ne libère,
warum mir diese Hölle ? / Pourquoi cet Enfer ?
Die kein Elend sühnt, / Qu'aucun désespoir n'expie,
warum mir diese Schmach ? / Pourquoi cette honte ?
(Marke à Tristan en II,3)

d'aphorismes contorsionnés,

wie könnte die Liebe / Comment pourrait l'Amour
mit mir sterben / avec moi mourir,
die ewig lebende / lui toujours vivant
mit mir enden ? / avec moi finir ?
(Tristan à Isolde en II,2)

... peut se dégager un certain charme, celui d'un pastiche un peu crispé, avec quelques fulgurances ici et là. Si l'acte I se perd un peu en détails et redites à partir de la scène 3 (les mêmes motifs psychologiques étant à peine réagencés), si le duo d'amour de l'acte II est réellement difficile à sauver d'un point de vue littéraire (mais quel texte proposer pour une scène d'amour « végétative », d'une passion vécue et peu sujette à une mise en conversation ?), l'acte III ménage quelques belles images dans le délire de Tristan, où la bavarde profusion d'aphorismes et la logique confuse des enchaînements siéent à merveille à la situation.
On peut même avoir le sentiment que Wagner maîtrise réellement sa langue ici, et que ce n'est pas seulement l'adéquation fortuite de ses traits habituels à la situation qui donne satisfaction.

La mort d'Isolde (dont je n'aime pas beaucoup le texte, pourtant), culmine tout de même en une forme de virtuosité métatextuelle, puisque soudain Isolde sort du cadre du drame et désigne directement la musique qu'on entend dans ce concert (une fois de plus, comme dans les Maîtres, Wagner en profite pour d'autocongratuler) :

Höre ich nur diese Weise, / Entends-je seule cet air,
die so wundervoll und leise, / qui si merveilleux et si léger,
Wonne klagend, / d'une plainte extatique,
alles sagend, / énonçant tout,
mild versöhnend / réconciliant doucement,
aus ihm tönend, / sonnant de lui,
in mich dringet, / me pénètre,
auf sich schwinget, / s'élève,
hold erhallend / résonant harmonieusement
um mich klinget ? / me retentit alentour ?
(Isolde en transfiguration, en III,3 -
le charabia illisible de ma traduction est d'une certaine façon assez fidèle au gloubi-boulga original)

Et en tout état de cause, même si je reste persuadé qu'un livret honnête écrit par un auteur extérieur aurait grandement profité au résultat, je dois bien convenir que peu de monde aurait pu prétendre écrire un livret qui, d'une façon ou d'une autre, ne paraisse pas trop en deçà de la musique.

La musique

Tristan est l'un des très rares chefs-d'oeuvre lyriques à ne pas perdre de sa force en étant privé de son texte.

Je ne reviens pas sur cette musique, dont tout a été dit par les plus grands érudits, depuis les techniciens de l'analyse et de l'harmonie jusqu'aux philosophes. Elle incarne en quelque sorte l'absolu de la musique sérieuse, d'un lyrique débordant mais d'une inventivité constante, à la fois spontanément enthousiasmante et d'une modernité folle. Un fonds peut-être moins inépuisable, du point de vue technique, que la grammaire musicale du Ring ou des deux derniers actes de Parsifal, mais d'une immédiateté et d'une puissance émotive telle qu'aucun amateur de cet opéra ne semble l'être avec tiédeur.
A telle enseigne que « c'est Tristan » semble pouvoir commencer et clore à la fois toute conversation sur le sujet - la communion étant telle que la parole y semble superflue.

On pourrait peut-être inventer quelques clivages : sur le caractère limitant ou non du livret, sur le meilleur des trois actes (pour ma part, je trouve les deux premiers tiers du II d'une énergie suprême, mais plus le temps passe, plus je me repais avant tout du III, plus dense musicalement et dramatiquement, moins « facile » mais plus disert), sur la nécessité de le jouer sur trois soirs pour éviter l'épuisement des spectateurs... mais on a beau essayer les sujets de dispute, on en revient toujours, en une touchante évidence, à ce sobre constat : « c'est Tristan ».

Interprétation

Suite de la notule.

jeudi 11 octobre 2012

À toi Marmontel - III : Pureté


La suite de cette série impitoyable.

Dieu, pour tenter Adam, créa l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Pour le perdre, il fit le Serpent. Pour le châtier, il inventa l'exil du Paradis. Pour le mortifier, il conçut Marmontel.

Qu'ils me sont doux ces champêtres concerts,
Où rossignols, pinçons, merles, fauvettes,
Sur leur théâtre, entre deux rameaux verts,
Viennent gratis m'offrir leurs chansonnettes !
Quels opéras me seraient aussi chers !
Là n'est point d'art, d'ennui scientifique,

Suite de la notule.

lundi 8 octobre 2012

À toi Marmontel - II : Oraison


Plus mordant encore, un simple quatrain sur le même modèle, dont l'économie est admirable :

Pauvre Atys, dis-moi, je te prie,
Qui fut plus funeste à ton sort,
Ou Cybelle pendant ta vie,
Ou Marmontel après ta mort ?

Ça pique.

samedi 6 octobre 2012

À toi Marmontel ! - I : Pénitence


Les chansonniers des XVIIe et XVIIIe siècle avaient une pugnacité qu'on mesure mal à l'aune de notre pratique contemporaine. Non pas que les invectives y fussent plus fleuries, mais la profondeur des reproches (souvent injustes au demeurant) était sans commune mesure, et portaient sur les motivations, la fatuité ou les faiblesses techniques de leurs auteurs.

Marmontel a été une cible particulièrement féconde en son temps, et à plus forte raison lorsqu'il a entrepris d'amender Quinault. Malgré tout mon intérêt pour lui (car Marmontel a écrit de jolies choses), j'ai concédé son égarement dans son adaptation d'Atys. Ses contemporains ont pris moins de gants, avec quelquefois un certain esprit.

Revue d'épigrammes.

J'ai lu Quinault ; est-ce un péché, mon père ?

Suite de la notule.

lundi 17 septembre 2012

Pancrace ROYER, Pyrrhus (1730) - I - Une tragédie sans amour (Versailles 2012)


Dimanche 16 septembre, première mondiale. Du fait du peu de succès à l'époque (sept représentations sans accueil favorable, pas de reprise), livret et partition ne sont pas aisés à trouver, c'était donc une exhumation complète, peu de monde dans la salle (à moitié désertée, au fil de la représentation, par les touristes fatigués) en avait déjà lu plus que le titre.

Sans vouloir abuser de superlatifs, la redécouverte de cette tragédie en musique était d'une assez grande importance, à cause d'une notable nouveauté de la musique, mais surtout en raison de la remarquable qualité générale – l'oeuvre culmine en quelques moments qui sont à placer dans le florilège restreint de la tragédie lyrique.

Revue de détail, assortie de quelques extraits sonores.

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Polyxène immolée aux mânes d'Achille, Gravure de Johann Wilhelm Baur (1703) incluse dans l'édition anglaise de 1717 des Métamorphoses d'Ovide.


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1. Les sources du livret de Fermelhuis

Il existe des doutes sur la paternité de ce lettré amateur (accentués par la qualité du poème, sans rapport avec les bricolages d'Henri Guichard pour Ulysse de J.-F. Rebel, par exemple), mais je n'ai pas pris le temps de remonter la piste de M. de S. X., il y a plus intéressant pour ce qui nous occupe.
L'avantage est que ce genre de dispute survient généralement lorsque le livret est bon !

Les antiques

L'auteur du livret se fonde sur la légende traditionnelle de Polyxène. Jadis aimée d'Achille et cause de sa mort lors de leur promesse solennelle au temple, elle est sacrifiée par les Grecs à la fin de la Guerre de Troie. C'est la version d'Euripide dans Les Femmes Troyennes et dans Hécube ; c'est aussi ce que dit Ovide, source intarrissable des tragédies en musique, au treizième livre de ses Métamorphoses :

Tout à coup, de la terre entr’ouverte surgit l’ombre gigantesque d’Achille, terrible et menaçant comme au jour de sa colère, lorsqu’il voulait tuer Agamemnon : « Grecs, partirez-vous en m’oubliant ? s’écrie-t-il ; le souvenir de ma valeur est-il mort avec moi ? Ecoutez : une offrande digne de moi n’a pas encore honoré ma tombe ; les mânes d’Achille demandent le sang de Polyxène ».

Pyrrhus s'exécute :

Les larmes coulent de tous les yeux ; la victime seule n’en verse pas ; et Pyrrhus ne frappe qu’à regret, et en pleurant, le sein qu’elle lui présente. Elle reçoit le coup sans pâlir ; ses genoux fléchissent, son corps s’affaisse sur lui-meule, et, en tombant, elle cherche encore à voiler sa beauté : dernière pensée de la pudeur.




Le sacrifice de Polyxène représenté avec tact sur une amphore d'origine tyrrhénienne conservée au British Museum (570-550 av. J.-C.).


Rémanence

Le sujet fait partie des motifs récurrents dans la littérature européenne à partir du retour des écrits grecs. Boccace l'inclut dans ses portraits de femmes célèbres (De mulieribus claris n°33, 1362), et le sujet connaît une certaine vogue pendant la Renaissance italienne et française, puis pendant le classicisme, aussi bien en prose qu'au théâtre, et ce jusqu'aux Scudéry (Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques, 1642).


Enluminure du XVe siècle figurant le sacrifice de Boccace sur une édition de De mulieribus claris, conservée à la BNF.


Tragédies précédentes

Outre Euripide et Ovide, Fermelhuis s'inspire des transformations apportées dans La mort d'Achille de Thomas Corneille (1673). Conformément à l'usage, Th. Corneille ajoute un épisode mineur qui ne modifie pas les fondements de la légende mais étoffe sa dimension affective : Pyrrhus y devient amant de Polyxène, si bien que le meurtrier du père de la princesse soupire pour celle qui devait être l'épouse du sien, devenant ainsi le rival de son père en courtisant celle qui a causé sa mort. Autrement dit : Pyrrhus a tué le père de Polyxène, Polyxène a causé la mort du père de Pyrrhus, et pourtant Pyrrhus aime Polyxène, amour évidemment défendu par les deux ombres, et de surcroît aux frontières de l'obscénité (en tout cas pour une lecture française du XVIIe) en désirant la quasi-épouse du père.
Comme on le devine, cela ajoute un peu de tension dramatique.

Les auteurs dramatiques français, à sa suite, reprennent en choeur l'idée. Dans La mort d'Achille (1696), La Fosse (dont je reparlerai prochainement à propos de Callirhoé) modifie même la cause de la mort de Polyxène, la changeant en victime d'un coup de Pyrrhus lors d'une dispute avec Agamemnon. Dès 1687, Campistron pour Lully & Collasse avait utilisé une variante déjà présente dans les textes anciens, celle du suicide de Polyxène, désespérée d'avoir été la cause du traquenard destiné à occire Achille – mais Pyrrhus n'y apparaît pas. En revanche, dans la « suite » sans succès qu'écrit La Serre (auteur du livret de Pyrame et Thisbé de Francoeur & Rebel) pour Collasse, en 1706 (Polyxène et Pyrrhus), le suicide de Polyxène se fait, sur fond d'oracle vengeur, pour se soustraire à l'amour impossible qu'elle porte à Pyrrhus. C'est exactement la solution qu'adopte Fermelhuis.


Gravure représentant Polyxène dans l'édition originale des Femmes illustres des Scudéry, ouvrant la « Harangue de Polyxène à Pyrrhus ou Que la Mort vaut mieux que la Servitude ».


Circonstances

L'année qui précède Pyrrhus de Fermelhuis & Royer, on joue avec succès Polyxène de Jean du Mas d'Aigueberre – repris très rapidement au Théâtre Italien sous forme de parodie (Colinette). Cette proximité temporelle explique peut-être pourquoi le titre de Pyrrhus a été retenu alors que le personnage pivot du drame, celui qui suscite l'empathie, celui enfin qui reçoit les meilleurs vers et la meilleure musique... est bel est bien Polyxène.

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2. Le livret

En remontant le fil des inspirations du librettiste, je crois que l'essentiel est dit sur les choix, par particulièrement audacieux, de la matière.

Contenu

Globalement, l'action se déroule assez doucement, le poème est très correctement écrit, sans fulgurances particulières à l'exception des monologues de Polyxène au I et au V, où librettiste et compositeur (et même, ce soir-là, les interprètes) semblent s'être donnés le mot pour donner le plus vibrant échantillon de leur talent.

L'action se répartit comme suit.
Prologue semi-allégorique, où les divinités lèchent pesamment les bottes de Louis XV (à peine plus subtilement que dans Médée de Th. Corneille / Charpentier), mais on y sent déjà la tendance à la stylisation allégorique, où les grandes divinités (Mars, Minerve, Jupiter) partagent avec le public différentes conceptions « philosophiques » du monde.
Acte I : Amour impossible, Polyxène refuse d'entendre les aveux de Pyrrhus, qui la tient captive et qui est le meurtrier de son père. Acamas, ami de Pyrrhus, lui rappelle ses engagements envers Ériphile qu'il devait épouser.
Acte II : Ériphile, furieuse de l'infidélité de Pyrrhus, menace de se venger sur Polyxène si Acamas ne l'enlève pas. Celui-ci, amoureux de Polyxène, se laisse fléchir. Pendant la réjouissance des sujets de Pyrrhus, l'ombre d'Achille exige le sacrifice de Polyxène. Pyrrhus la confie à Acamas pour la sauver.
Acte III : Le peuple souhaite la mort de Polyxène, celle-ci est horrifiée de l'aveu d'Acamas qui trahit son ami, Pyrrhus souhaite la conserver près de lui, Ériphile lui rappelle ses serments, mais rejetée, elle invoque les Enfers.
Acte IV : Sous l'emprise infernale, le peuple s'entre-tue. Ériphile feint d'encourager Acamas à emmener Polyxène, puis les dénonce comme amants à Pyrrhus, qui réclame le secours de Thétis contre les fuyards – sa mamie demande en échange le sacrifice de Polyxène.
Acte V : Hésitations de Pyrrhus. Retour des deux prisonniers. Acamas se suicide en révélant le mensonge d'Ériphile. Pyrrhus veut alors s'opposer au sacrifice, mais Polyxène se suicide pour délivrer les Grecs de la malédiction d'Achille. En mourant, elle peut enfin avouer son amour pour Pyrrhus, en proie à tant de maux pour elle.

Particularités

Différence notable par rapport aux autres versions du mythe, l'action se situe en captivité en Grèce, et non sur le sol troyen – dans les version initiales, le sacrifice de Polyxène constituait une forme de purification avant le départ des Grecs victorieux. Il est vrai qu'en déplaçant la cause du sacrifice (l'amour de Pyrrhus rendant insupportable à l'ombre d'Achille la survie de Polyxène), le lieu n'était plus aussi fondamental.
Mais on peut s'amuser du fait que l'action se déroule après la mort de Polyxène chez Campistron-Lully-Colasse.

Il existe bien Éryxène chez La Serre-Colasse, mais Ériphile est semble-t-il une invention de Fermelhuis – trouvaille onomastique assez congruante pour une enchanteresse, puisque son nom signifie « l'amie de la Discorde », et que cela fait pendant avec la cause de la Guerre de Troie (la vengeance d'Éris, la Discorde, qui n'avait pas été invitée aux noces de Thétis et Pélée), la vendetta sauvage l'encadrant tout à fait.

L'oeuvre, quoique non dépourvue de sections brillantes (plusieurs triomphes de Pyrrhus avec trompettes & timbales) ou un peu galantes (en particulier le long divertissement de l'acte IV, pourtant dévolu aux conditions cruelles de Thétis !), s'apparente fortement à la « tragédie noire » des années 1690-1720, une période (où des tragédies très rugueuses alternent avec des tragédies légères et galantes en un contraste saisissant) qu'elle clôt quasiment.
Les déroulements n'en sont pas aussi durs que les parangons du genre (Médée de Th. Corneille-Charpentier, Didon de Saintonge-Desmarest, Tancrède de Danchet-Campra, Philomèle de Roy-La Coste, Idoménée de Danchet-Campra, Pyrame et Thisbé de La Serre-Francoeur-Rebel...), mais la fin laisse une impression particulièrement sombre : non seulement l'innocence de Polyxène est sacrifiée, mais de surcroît le dramaturge attend ce moment pour nous révéler que Pyrrhus était aimé en retour. La situation tient d'autant plus du coup de théâtre qu'étant tenu par une basse-taille, rôle d'habitude dévolu aux héros virils (souvent éconduits, comme Roland chez Quinault-Lully ou Alcide chez La Motte-Destouches), aux opposants ou aux pères. Rien ne prépare donc à cet aveu, vraiment étonnant pour qui n'a pas lu La Serre.

Nouveautés

J'en retiendrai deux.

D'abord l'enjambement d'acte. On cite souvent Gentil-Bernard, dans la seconde version du Castor et Pollux (1754) de Rameau (la fin de la bataille enchaîne avec l'air fameux de déploration « Triste apprêts »), mais ici, le lien est encore plus fort et moins traditionnel. On peut le comparer à ce que fait Destouches dans Callirhoé en 1712, en reprenant une thématique agitée au début de l'acte III, suite aux fureurs bachiques de l'acte II. Mais dans Pyrrhus, le « pont » entre les actes III est IV figure même dans le livret : l'invocation infernale d'Ériphile est prolongée très naturellement, dans le texte comme dans la musique, par les désordres meurtriers du peuple au début de l'acte IV. La pratique est suffisamment rare, a fortiori dans la tragédie en musique où l'on aime à voyager entre les actes (et les décors de Jean-Nicolas Servandoni ont été salués à l'époque comme particulièrement somptueux), pour être relevée.

Plus fondamental, l'oeuvre est l'un des très rares cas (je ne suis pas sûr d'en voir d'autre, spontanément) où l'on ne rencontre, à aucun moment, un couple amoureux constitué. La haute-contre (Acamas), qui aurait pu être l'amant charitable de Polyxène sous d'autres plumes, trahissant son ami le héros valeureux (comme Iphis dans Omphale de La Motte-Destouches, ou, sans lien préalable avec le héros, Médor dans Roland de Quinault-Lully) pour être aimé, est ici un repoussoir absolu, non seulement faible, mais en outre méprisé par l'héroïne – et trahi à son tour par Ériphile.
D'ordinaire, l'amour est présenté comme un absolu alternatif à la gloire. Ici, il est seulement la source de passions destructices, pour tous. Et Polyxène, la seule vertueuse, ne peut s'y abandonner qu'en signifiant son impossibilité, et seulement mourante.

Si l'on pousse jusqu'à tragédie en musique de l'ère classique, il y a bien Andromaque de Pitra et Grétry, où le fameux cercle racinien des affections ne permet à personne d'être aimé en retour, puisque ledit cercle aboutit à Andromaque. Mais précisément, Andromaque est liée par un fils en plus de son serment, et incarne une forme de responsabilité familiale très différente de la dignité de Polyxène dont le statut de jeune fille n'est pas tout à fait comparable. Et le livret d'Andromaque, adaptant jusqu'aux vers de la tragédie parlée, a cinquante ans de plus que ce Pyrrhus !

Bref, une véritable originalité, qui ne présente pas vraiment l'amour sous son jour le plus lumineux.

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Et c'est en somme un bon livret.

Oui, vous êtes impatients, lecteurs révérés, d'entendre enfin un peu de musique.

Suite de la notule.

samedi 16 avril 2011

Paul DUKAS - Ariane et Barbe-Bleue - Pleyel 2011, Radio-France, Deroyer : Karnéus, Haidan, Hill, Cavallier, Harnay, de Negri...


1. Un livret

Maeterlinck est surtout resté célèbre pour son Pelléas et Mélisande, grâce à la surface médiatique de Debussy, mais on associe souvent abusivement, de ce fait, sa poésie dramatique à un univers uniquement allusif.

Certes, le silence, les réseaux symboliques horizontaux, la puissance de l'imaginaire stimulé par les "blancs" dans ce que signifie le texte, tout cela y a le plus souvent sa part (si l'on excepte certaines pièces un peu hors de la norme comme son Oiseau bleu).


Néanmoins, dans d'autres pièces, et pour s'en tenir à l'opéra, dans les livrets pour Dukas et Février, il en va autrement. Le livret d'Ariane développe au contraire une succession d'actions et d'opinions très nettes, même si Maeterlinck ménage un assez grand nombre d'interstices. Il ne s'agit pas vraiment un poème dramatique chargé de représenter une vignette, une part de vie ou de réalité humaine, mais davantage d'un apologue plus ou moins clos pour lui même, qui amène une démonstration.
Evidemment, une démonstration façon Maeterlinck, avec tout ce que cela suppose de parentés avec les fromages savoyards.

Maeterlinck le considérait comme un libretto d'opéra féérique, sans prétention, et il est un fait que sa portée reste plus limitée que d'autres de ses ouvrages, malgré son très grand sens de l'atmosphère. Le titre complet nous renseigne au demeurant fort bien sur son caractère de fable : Ariane et Barbe-Bleue ou La Délivrance inutile. L'oeuvre a en effet tout d'une représentation, sur un mode à la fois allégorique et domestique, de la servitude-volontaire.


La différence serait encore plus flagrante avec Monna Vanna, puisqu'il y est question assez ouvertement de viol (l'épouse de Guido Colonna, gardien d'une place assiégée et clairement située géographiquement, dont se livrer nue sous un manteau au chef ennemi pour permettre de sauver la ville), et que les scènes d'amour ont quelque chose des bluettes sentimentales qu'on voyait sur les écrans en France dans les années trente, à coups de souvenirs nostalgiques d'enfances à la campagne.
Sans parler du final de transfiguration des amants : bref, la recette de Pelléas n'est pas unique chez Maeterlinck, même si plusieurs traits, en particulier dans l'expression verbale, perdurent.

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2. Une musique

Sans que je puisse m'expliquer tout à fait pourquoi, je rencontre toujours une grande difficulté à caractériser la musique de cette oeuvre, assez loin des habitudes de Dukas, et tout à fait singulière bien que parfaitement inscrite dans le courant des novateurs français de l'époque.

Le langage est tout à fait classable esthétiquement : on est dans ce postwagnérisme transcendé par le nouveau goût français, celui des opéras de Chausson, d'Indy, Lekeu, Debussy, Dupont, Fauré, Cras, Ropartz, Février... et dans un registre moins onirique (pour les sujets ou pour les musiques) les opéras de Bruneau, Lazzari, Magnard, G. Charpentier, Bloch, Hirchmann...

La lecture de la partition montre elle aussi beaucoup de similitudes avec Pelléas, montrant des alternances d'aplats - où tout passe par l'harmonie et l'orchestration - avec des tournures rythmiques plus complexes (notamment le goût pour les surpointés, les fusées qui ne démarrent pas sur le temps, et bien sûr l'alternance fréquente, voire la superposition, entre binaire et ternaire). Ici aussi, la déclamation est réinventée pour être la fois "vraie" prosodiquement (ce n'est pas tout à fait réussi) et liée à la musique, détachée des inflexions quotidiennes.

Pourtant, quelque chose (m')échappe dans cette oeuvre. Toujours tendue, continue, sombre, avec quelques rayons aveuglants de clarté (en symbiose impressionnante avec la question centrale du retour à la lumière dans le livret), mais si difficile à décrire : ça ne sonne pas comme du Wagner bien que ça hérite totalement de sa conception du drame (longues tirades, continuité absolue, prééminence de l'orchestre, "abstraction" de la prosodie avec des mélodies assez disjointes, invention continue de l'harmonie, expressivité majeure des timbres instrumentaux), ça ne sonne pas non plus comme du Debussy bien que ça en soit totalement parent (couleurs harmoniques, carures rythmiques, type mélodique, conception de l'orchestre, et même des citations de Pelléas [1]). C'est peut-être bien le versant français qui est le plus fuyant, plus difficile à organiser en critères vérifiables : au fond, on pourrait penser en en écoutant des extraits que cette musique est tout aussi bien allemande (pas si lointaine du Barbe-Bleue de Bartók non plus, dans l'invention et la chatoyance orchestre des ouvertures de portes).


Bref, la densité, la pesanteur de son ton ont quelque chose d'assez singulier, qui sonne homogène mais qui se trouve comme déchiré par différents moments toujours radieux et étonnants : l'ouverture des portes, l'amplification spectaculaire du chant des femmes prisonnières depuis le souterrain, quand la porte interdite est ouverte (un choeur toujours plus nombreux et toujours plus soutenu par l'orchestre), les apparitions de la lumière, l'entrée des paysans au III, et d'une façon générale l'ensemble de l'acte III (caractérisations de chaque épouse, ou encore la fin).

Une vraie personnalité là-dedans, même si, me concernant, j'avoue volontiers que cet opéra est, parmi la première partie de la liste (des postwagnériens "oniriques") que je proposais plus haut, bien moins prenant que la moyenne (au niveau de Pénélope de Fauré et d'Antar de Dupont, deux opéras dans lesquels je me laisse un brin moins transporter). Il me faut à chaque fois l'ensemble de l'acte I pour être réellement plongé dans l'oeuvre.

Mais il est vrai qu'ensuite, et à plus forte raison en salle, lorsqu'on débouche sur les folies musicales de cet acte III, nourri au demeurant par un livret qu'il épouse d'assez près... ce n'est pas une petite impression qui se ressent.

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3. Problèmes d'interprétation

D'abord, il faut dire le bonheur de tous les lutins du monde d'entendre cette musique en concert. Ceux qui s'y sont prêtés ne sauraient être assez remerciés.

Notes

[1] On entend bien sûr la citation du motif de Mélisande dans l'oeuvre de Debussy, dans la même orchestration, lorsqu'elle est présentée à Ariane, puis lors de l'éloge de ses cheveux, de façon plus ostentatoire aux cordes. On retrouve au passge quantité de liens dans le livret avec le traumatisme aquatique, le moment de midi... Mais on entend aussi à plusieurs reprises des motifs musicaux qui font songer aux entrées subites de Golaud aux actes III et IV, ou bien aux souterrains. La composition d'Ariane débute en réalité un an avant la création de Pelléas, commencé bien auparavant, d'où l'hommage évident et les influences sous-jacentes.

Suite de la notule.

samedi 26 mars 2011

Sylvio LAZZARI : La Lépreuse - un autre vérisme


(Nombreux extraits musicaux inédits.)


L'ample prière d'Aliette (Jeanne Ségala) tirée de l'enregistrement de Gustave Cloëz. Le motif principal que vous entendez ici est manifestement lié à "la détresse de la lèpre". Contrairement aux trois autres extraits de cette captation, ci-dessous, l'extrait n'a pas été mis en ligne par les lutins mais par l'utilisateur "PopoliDiTessalia" [sic] sur YouTube. L'occasion de fournir un bel extrait supplémentaire aux trois que nous avons choisis...


1. Opéra vériste, naturaliste ou wagnérien ?

La Lépreuse de Sylvio Lazzari, écrite de 1899 à 1901 et créée en 1912 à Paris, est communément rattachée au courant du naturalisme musical français. On a déjà exposé ici les ambiguïtés de la notion, discutable sur le plan littéraire (en ce qui concerne les opéras), mais recouvrant une réalité sur le plan musical. On peut aussi se reporter à ces deux notules sur des cas précis.

En deux mots, La Lépreuse appartient à la frange discutable de ce qu'on appelle le naturalisme musical (équivalent du vérisme italien, d'ailleurs littérairement issu du naturalisme...) : comme Andrea Chénier ou Adriana Lecouvreur, c'est un drame plus ancré dans l'Histoire que dans le propos scientifique ou misérabiliste. Nous sommes chez des paysans bretons du XVe siècle, et pas vraiment chez les masses laborieuses du XIXe. Néanmoins, l'engrenage redoutable, la gratuité du mal, le sordide des souffrances, tout cela ressortit au naturalisme.

Du point de vue musical en revanche, pas de doute : leitmotive bien identifiables (très efficaces, d'ailleurs), wagnérisme patent, mais aussi lyrisme intense et noirceur des coloris... on est en plein "naturalisme lyrique".

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2. Aspect général

On en a déjà donné une idée avec ces quelques raccourcis, et les extraits ci-après permettront de s'en faire une idée plus précise.

On se trouve donc une esthétique qui doit beaucoup à l'héritage français de Wagner : nombreux motifs récurrents (très expressifs, en l'occurrence), orchestre capital dans la construction dramatique, orchestration très travaillée (les tourbillons de clarinettes, les contrechants populaires de hautbois, les contreforts ou hoquets de cors, ses cordes graves ponctuées de timbales, les fusées diverses...). Une des oeuvres les plus impressionnantes de l'époque (en France), on s'en aperçoit y compris avec un enregistrement de la RTF (où orchestre et prise de son ne sont pas très généreux, en principe).

Mais c'est avec quelque chose de plus direct que Wagner, une veine mélodique ni lyrique ni déclamatoire, comme une ligne droite, progressant comme la parole quotidienne, sans panache mais très prenante.

Bref, la musique qu'on trouve pour les drames naturalistes, mais particulièrement réussie - même la plus réussie que j'aie entendue, d'assez loin.

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3. Héritage populaire

Le sujet y est totalement ancré, puisque les amours d'Aliette et Ervoanik se trouvent dans le contexte du village breton médiéval, avec ses parents tout-puissants, ses pèlerinages vers les Pardons locaux, ses parias, mais aussi l'exploitation de chants traditionnels - réels ou reconstitués, les bois les entonnent régulièrement, en particulier du côté du hautbois. Mais toujours à l'état d'esquisse, de motifs, voire de cellules, jamais pour étaler une couleur locale factice : ces citations bretonnes sont totalement intégrées au discours.

Par ailleurs, en me documentant autour de l'oeuvre, j'ai mis la main sur un volume de Gwerziou Breiz-Izel ("Chants populaires de la Basse-Bretagne") recueillis sur plusieurs années par François-Marie Luzel et publiés en 1868. Quelle ne fut pas ma surprise, d'y trouver, textuellement, des extraits du livret, mis dans la bouche d'Ervoanik ou de ses parents, mais absolument pas sous forme de chansons. Une façon, ici aussi, d'intégrer totalement le matériau.

Pour les amateurs, il s'agit notamment d'Ervoanik le lintier (recueilli à Plouaret en 1845) :

La malédiction des étoiles et de la lune,
Celle du soleil, quand il brille sur la terre,
La malédiction de la rosée qui tombe en bas,
Je les donne aux marâtres !

et de Renée le Glaz (recueilli à Keramborgne la même année) :

— Je donne ma malédiction, de bon cœur,
Aussi bien à ma mère qu’à mon père,
Et à tous ceux qui élèvent des enfants
Et les marient malgré eux ;

L'ensemble du texte est d'ailleurs rédigé, dans la même perspective de simplicité et de continuité, en vers libres par Henri Bataille d'après sa "tragédie légendaire".

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4. Le sujet

L'histoire assume une noirceur et une amoralité réellement naturalistes, loin des jolis contes du Rêve de Bruneau et Gallet d'après Zola, de son final de légende dorée avec sa Rédemption et sa Gloire... ou même du gentil pittoresque populeux de Louise !

Ici, le propos est plus rugueux, et suffisamment inhabituel pour qu'il mérite un bref synopsis.

Acte I.
Ervoanik, jeune fermier, annonce à ses parents, de façon détournée, qu'il souhaite épouser Aliette, fille de lépreux (et dont on se demande si elle est contaminée à son tour). Ceux-ci, le pressentant, le poussent à l'aveu. Devant la malédiction de son père sur les lépreux, Ervoanik maudit ses propres parents avant de demander pardon.

Acte II.
Chez la mère d'Aliette, qui distribue des tartines contaminées (puisque la propagation se fait par les muqueuses et les plaies) aux enfants qui lui jettent des pierres. Le Sénéchal vient la menacer à ce propos. Sa haine contre les humains, à l'exception de sa fille, éclate devant elle, si bien qu'elle lui raconte, pour la tromper, qu'Ervoanik est déjà marié et père.
Celui-ci, sur le chemin du Pardon de Folgoat contre l'avis de ses parents, paraît. Quasiment sur le point de la violer devant sa mère dans son impatience amoureuse, il s'installe finalement. Devant la mine renfrognée d'Aliette, la vielle lépreuse lui conseille de la "piquer au vif". Chaleureux, expansif, plaisantant avec Aliette, il badine, tandis que celle-ci le sonde, sur sa famille putative. Convaincue qu'elle est trahie, Aliette boit en faisant tourner le verre sur ses lèvres et l'offre à Ervoanik. Conclusion ironique de la vieille Tilli : "Prenez maintenant, ceci est mon sang."

Acte III.
Ervoanik, affaibli, retrouve sa mère lors de célébrations au village, où il est regardé curieusement. Il la supplie de ne pas l'embrasser, et finit par révéler, par allusions progressives, son malheur : il a été contaminé volontairement par Aliette, alors qu'il l'aimait sincèrement. I l annonce sa prochaine retraite pour aller mourir en "maison blanche". Plongé peu à peu dans le délire,. Il entend la voix d'Aliette surmonter la procession (réelles ou supposées, compliqué à définir, ne disposant pas du livret ni de la partition, à l'heure actuelle).

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5. Extraits commentés

Suite de la notule.

mardi 12 janvier 2010

Cheltenham Opera House


(Illustrations vidéo ci-après.)

Les représentations à petit budget mettent souvent mal à l'aise : faute de moyens, faute de travail, elles peuvent révéler les coutures, l'effort dans l'Art plus que sa souveraine suggestion - et les vérités ou les émotions qu'il peut porter disparaissent alors sous une impression mitigée de bricolage.

Ce constat est valable y compris avec d'excellents professionnels dans des lieux parfois inadaptés qu'ils sont forcés d'occuper faute de carrière prestigieuse.

Cette impression est devenue très vive depuis que le disque - et à présent la vidéo - est devenu la première source d'information musicale, alors qu'autrefois il n'était possible de compter que sur la production locale et la pratique amateur de la famille. L'excellence la plus léchée passe ainsi en boucle dans nos oreilles, et à présent, à prix d'ami les disquaires en ligne - pour ne pas parler des sites de flux en libre accès comme MusicMe, Deezer ou Jiwa.

On a du mal à concevoir désormais qu'il y a un siècle, on ne pouvait écouter encore qu'assez peu d'oeuvres, et une à deux fois dans sa vie un titre précis... Autant dire qu'il fallait être bien préparé (ou un sacré voyageur) pour ne pas passer à côté de Wagner !
Restait alors, pour accéder au répertoire, les réductions des symphonies pour piano à quatre mains et des opéras pour piano accompagnateur, ce qui ne s'adressait qu'aux amateurs éclairés capables d'un certain niveau de déchiffrage et de jeu.


La glorieuse cité lyrique de Cheltenham vue depuis le Sud, sur Leckhampton Hill.


Pourtant, il existe aussi des cas où l'entreprise artisanale peut raviver les couleurs de chefs-d'oeuvre trop entendus, révéler de la beauté ou de la poésie là où les grandes exécutions semblent ne redire que la même perfection trop confortable, trop assurée, trop évidente.

Je pense en l'occurrence à une entreprise d'une association du Gloucestershire, dont l'inventivité du nom (Bel Canto Opera) est inversement proportionnel à l'apport en termes de répertoire et d'interprétation.

Le principe est simple : William Bell, chef d'orchestre, a fondé son petit festival annuel à Cheltenham en 1989, et se trouve rejoint par le producteur Tim Boyd en 1995. Il se trouve que le travail de Tim Boyd est très bien documenté sur la Toile, comme metteur en scène et... librettiste.

La compagnie joue, avec un orchestre correct et des chanteurs vraiment excellents, beaucoup d'oeuvres célèbres de Mozart, Donizetti, Verdi ou Puccini, mais aussi des choses moins courues de Nicolai, Flotow, Bizet, Bernstein ou Menotti.

A chaque fois, c'est en langue locale, dans une traduction réalisée par Tim Boyd.

Et c'est là où l'affaire devient diablement intéressante.

Suite de la notule.

jeudi 5 novembre 2009

Wagner littéraire


Wagner a écrit absolument tous ses textes, seul. Ce processus fait évidemment partie intégrante de son ambition totalisante (la fameuse « oeuvre d’art total », le Gesamtkunstwerk).

Pour le Ring, Wagner a écrit son poème dramatique dans le sens inverse de la chronologie. Cela explique sans doute que Götterdämmerung soit franchement bancal, au moins dans les proportions et la progression, avec ce premier acte immense et fragmenté, chaque acte allant raccourcissant. Il a ensuite composé la musique, longuement, dans le sens chronologique que l'on sait, de l'Or au Crépuscule.

Aspect

D'un point de vue purement littéraire, il y a débat. On a affaire à du vers allitératif archaïque (censé évoquer la matière telle que notée au Moyen-Age), et il est par conséquent difficile de le rapprocher de la poésie romantique allemande (et du théâtre attenant) : on n'y trouvera ni les standards expressifs du romantisme, ni les aspirations archaïsantes vers la Grèce Antique à la façon des poèmes de Hölderlin ou Mayrhofer, ou de la spectaculaire et profonde Fiancée de Messine de Schiller. Encore que, dans ce dernier cas, la relecture des mythes (Oedipe en l'occurrence) et la profondeur de l'introspection sur des problématiques prépsychanalytiques puisse être considérée comme un précédent, en dépit de la fondamentale disparité stylistique entre les deux auteurs. [Qui, clairement, ne joue pas dans la même cour.]

Déjà, cet exotisme de la forme déroute, et rend le jugement plus complexe à formuler.

Fonctionnement

Les wagnerolâtres considèrent que le résultat est inspiré et génial. Ce qui l'est indubitablement, c'est que malgré des visées assez dogmatiques pour nous communiquer sa vision du monde, Wagner a laissé une kyrielle d'infractuosités dans le sens, qui fait qu'on peut s'y glisser à l'infini. Et habiter le texte d'une façon très personnelle et subjective. Contrairement aux opéras de (Richard) Strauss par exemple, qui sont extrêmement fins dans leur propos, plus littéraires, des portraits psychologiques merveilleusement détaillés (Arabella), des réflexions abouties sur l'art (Capriccio), Wagner a réussi quelque chose d'un peu mal dégrossi, à la façon des maladresses des mythes. Mais qui ont précisément leur universalité.

Du point de vue des prétentions littéraires en revanche, ça ressasse beaucoup : au lieu d'observer les facettes d'une idée, Wagner la rabâche sans cesse sous le même angle. C'est flagrant en particulier dans Tristan : sur une durée aussi longue, avec autant de texte, on pourrait attendre un brassage assez efficaces des grandes problématiques du mythe, par exemple la question de l'avilissement et de la désocialisation. Au lieu de cela, le duo d'amour de l'acte II (l'une des plus grandes pages de musique jamais écrites, au demeurant) se complaît dans une espèce d'exultation végétative, qui est certes tout à fait pertinente, mais un peu longuette pendant trois quarts d'heure.

Par ailleurs, la langue n'est pas spécialement belle, un peu épaisse dans ses martèlements très étudiés. Autrement dit, sans musique, ce serait à la fois inreprésentable et illisible, et pour tout dire sans intérêt.

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Un verdict ?

Suite de la notule.

jeudi 25 juin 2009

Carmen révélée - III - ... à l'opéra de Bizet (b, Remendado et le mari de Carmen)


Troisième épisode : où l'on jauge l'humour de la Carmencita ; où l'on vérifie la grande fidélité à l'original, que masquent les honteuses coupures ; où l'on apprend que Carmen est mariée et en quoi cela conduit à la perte du Remendado.

Suite de la notule.

mercredi 24 juin 2009

Carmen révélée - II - ... à l'opéra de Bizet (a, la révélation)



Elizondo, le village natal de don José.



Carmen de Bizet ; Acte I, scènes 3 à 6.
Dans la version de Michel Plasson chez EMI (2003), qui a le mérite de tout jouer à la façon de l'opéra français, ce qui est une véritable révélation, bien plus cohérente que les espagnolades. Par ailleurs, on entend ici les dialogues chantés d'Ernest Guiraud, d'une grande justesse et d'une grande force ; sans doute le plus beau de la partition... [Et une version alternative de la Habanera, mais par Bizet. Plus dramatique, mais moins lascive.]
Angela Gheorghiu (Carmen), Roberto Alagna (Don José), Ludovic Tézier (Moralès), le Choeur les Elémens et l'Orchestre du Capitole de Toulouse : que de l'excellence.


4. Retour sur la qualité de Carmen chez Mérimée

On l'a dit dans une première notule, l'opéra de Bizet est tout entier contenu dans la troisième partie de Mérimée, c'est-à-dire le récit enchâssé de don José, visité par le narrateur la veille de sa pendaison.

On le précise aussi si ce n'était assez clair, l'oeuvre de Mérimée n'est, d'assez loin, pas sa meilleure, un récit sans grand relief, ni verbal, ni ironique, comme peuvent l'être ses meilleurs titres. Pas de panache particulier à la lecture (pas le frémissement, par exemple, face au dénouement qui s'annonce pour le Vase Etrusque ou même La Partie de Trictrac), pas d'écriture assez personnelle pour refléter un projet.
On l'a déjà précisé : on ne sait trop, et plus encore avec cette absence de conclusion une fois le récit enchâssé terminé et cette quatrième partie informative comme jetée à la hâte, sans objet... où veut en venir l'auteur. Sans doute à une présentation exemplaire de la vie bohémienne - mais dans ce cas, une accroche plus claire aurait peut-être aidé. Et malgré sa longueur réduite, le sentiment par moment que c'est trop long par rapport au propos, mal ciblé aussi.

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5. La troisième partie et le livret de Carmen

Le personnage de Micaëla n'existe pas chez Mérimée, c'est une de ces inventions typiquement opératiques - il lui fallait bien une amoureuse candide. Qu'on songe qu'on faisait déjà de même pour la tragédie lyrique - tout ce qui n'était pas explicité par la tradition antique pouvait être ajouté.

Cependant, le livret de Meilhac et Halévy, à quelques concisions près, à la façon de Dumas, suit très fidèlement la nouvelle, jusqu'à en reproduire certains passages de façon quasiment littérale.

Partons, pour plus de netteté, du livret de l'opéra, et voyons. C'est aisé, car du fait du format de nouvelle du modèle, il ne manque guère d'épisodes essentiels.

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6. Découpage commenté

Acte I, scène 1 :
Pas de Micaëla, donc pas de scène d'attente de don José, qui ne peut évidemment, parlant de lui, commencer que par sa propre histoire. C'est un Navarrais (d'où son surnom de bandit andalou - José Navarro), c'est-à-dire un originaire de la province basque la plus méridionale, d'où son nom (José Lizarrabengoa) et sa langue maternelle à plusieurs reprises déterminante dans le récit. Il est hobereau, et l'histoire tragique de sa déchéance n'en est qu'accentuée, tout en justifiant le don qui précède son nombre. Mérimée lui prête, c'est amusant, la même caractéristique bagarreuse que le Navarrais de la Vénus d'Ille, un temps soupçonné d'avoir tué le fils de la maison pour une bête rivalité de jeu de paume : don José occit en effet un homme de l'Álava (autre province du Pays Basque) qui lui avait cherché querelle, et quitte le pays pour cela.
Il s'engage alors dans l'armée et sert si bien qu'il est en effet brigadier chez les dragons, et bientôt maréchal des logis, lorsqu'il fait la rencontre de Carmen.

La présentation est citée textuellement dans le dialogue de la scène 3 ; voici l'original :

Je suis né, dit-il, à Elizondo, dans la vallée de Baztán. Je m'appelle don José Lizarrabengoa, et vous connaissez assez l'Espagne, Monsieur, pour que mon nom vous dise aussitôt que je suis Basque et vieux chrétien. Si je prends le don, c'est que j'en ai le droit, et si j'étais à Elizondo, je vous montrerais ma généalogie sur parchemin. On voulait que je fusse d'église, et l'on me fit étudier, mais je ne profitais guère. J'aimais trop à jouer à la paume, c'est ce qui m'a perdu. Quand nous jouons à la paume, nous autres Navarrais, nous oublions tout. Un jour que j'avais gagné, un gars de l'Alava me chercha querelle ; nous prîmes nos maquilas, et j'eus encore l'avantage; mais cela m'obligea de quitter le pays.


Armes de la hidalguía colectiva d'Elizondo, avec leur damier sable et argent.


Acte I, scène 2 :
Relève de la garde. Un moment pittoresque, avec la course imitative des petits enfants.
La seule mention qui est faite de la relève se trouve au moment où don José conduit Carmen en prison et la laisse échapper. Les librettistes ont clairement ménagé à partir de là (car on y retrouve des termes communs) une scène chorale de couleur locale, nécessaire dans le cahier des charges de l'opéra.

Acte I, scènes 3 & 4 :
Scène d'exposition qui présente la fabrique de tabac, utile pour la suite. Le narrateur le fait en une phrase chez Mérimée. Mais pour Bizet, c'est l'occasion de faire à nouveau une scène de caractère, avec le chant des cigarières - il faut bien dire qu'il ne se passe absolument rien dans ce premier acte, y compris musicalement d'ailleurs, une satanée coquille vide... [Oui, ceci est un avis tout personnel, nous savons.]

Acte I, scènes 5 & 6 :
C'est là que se situe l'information la plus fondamentale. Carmen est cigarière et surtout bohémienne (étonnant, d'ailleurs, ce poste fixe, sans doute quelque couverture pour une contrebande) chez Meilhac et Halévy... chez Mérimée, on nous dit très souvent qu'elle est fille de rues. Or, si on lit une version complète du livret, on trouve dans les didascalies :

Entre Carmen. – Absolument le costume et l'entrée indiqués par Mérimée : – elle a un bouquet de cassie à son corsage et une fleur de cassie dans le coin de la bouche. – Trois ou quatre jeunes gens entrent avec Carmen ; ils la suivent, l'entourent, lui parlent ; elle minaude et caquette avec eux.

Et qu'on se reporte à Mérimée :

Suite de la notule.

mardi 23 juin 2009

La vraie Carmen - I - Du texte de Mérimée...



L'amateur d'opéra sérieux qui cherche à s'informer lira, dans force notices, résumés, présentations, ouvrages « de référence » et de synthèse sur l'Opéra que Carmen était, dans la nouvelle originale de Prosper Mérimée, dont les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy se sont inspirés, une prostituée. Chose si inconvenante sur scène - on se souvient qu'un critique de la création avait classé Carmen comme « opéra pornographique » [1] - que le compositeur et ses sbires, par saine prudence, avaient choisi de la faire cigarière, sans changer totalement ses manières libérées.

Passionnant, assurément. Le seul problème demeure que... c'est faux.

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Le 19 décembre 2006 à Covent Garden, onze jours après sa prise de rôle, Jonas Kaufmann (Don José) en compagnie d'Anna-Caterina Antonacci (Carmen), dirigés par Antonio Pappano.
Pappano réussit des couleurs proprement inouïes et un relief incomparable dans l'articulation de l'orchestre ; et de son côté Antonacci propose sans nul doute le plus beau portrait vocal et dramatique de Carmen : rien de vulgaire chez elle (dans cette veine, Callas a réussi tout ce qu'on pouvait, avec un rare bonheur), une fascination quasiment intellectuelle pour cette femme qui dégage une force charismatique assez étonnante dans ses aspirations à la liberté et ses caprices. Elle utilise la voix chantée populaire de façon extraordinaire lorsque l'orchestre la met à découvert, comme vous pouvez l'entendre dans cet extrait... Vraiment unique.


--

Carnets sur sol a enquêté - pas fort ingénieusement du reste : il a suffi de lire les quelques paginettes de la nouvelle. On en profite pour étudier la façon dont les librettistes on redistribué la matière textuelle de Mérimée.

Lire la suite.

Notes

[1] Il faut dire que Bizet venait d'écrire Djamileh, une délicieuse fantaisie orientale, et que ni Flammen de Schulhoff, ni Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch n'avaient encore été conçus.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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