[La mise en scène aujourd'hui] Mettre en scène la Dame de Pique
Par DavidLeMarrec, mercredi 20 juillet 2011 à :: Opéra russe - Discourir - Pédagogique :: #1784 :: rss
1. Les nations et les traditions
La portion des nations qui représentent l'opéra avec une certaine diversité des oeuvres (périodes, langues, styles...), on l'a déjà souligné ici, est très restreinte. Le phénomène se limite essentiellement à l'Europe occidentale : Allemagne en tout premier lieu (le lieu le plus lyrique et le plus original du monde), Suisse, Pays-Bas, Autriche, Finlande, Suède, Danemark, Norvège, France, Belgique, Espagne, Portugal, Italie, Royaume-Uni.
Ensuite, on voit certes bien plus large que dans les pays où l'opéra n'est pas une tradition (et où l'on ne joue que les Mozart, Rossini et Verdi célèbres, même dans un pays aussi proche que la Turquie), mais on se limite souvent à un répertoire plus local, en particulier dans les pays slaves (+ Hongrie et Roumanie), ou alors à un répertoire assez grand public et pas très renouvelé, comme en Amérique du Nord.
Parmi les pays de tradition lyrique, donc, ceux qui qui innovent sont une minorité ; et parmi ceux-là, ceux qui ont adopté une démarche créatrice façon Regietheater [1] vis-à-vis de la mise en scène sont plus réduits encore, même si le phénomène s'étend.
Mise en scène typiquement traditionnelle de la Dame de Pique de Tchaïkovsky à Santiago.
Les pays germaniques, le Bénélux, la Scandinavie, la France, l'Italie, à présent l'Espagne, et de plus en plus la Russie (qui n'était pas dans le groupe du répertoire le plus original, tandis que le le Royaume-Uni se caractérise plutôt par des mises en scène assez respectueuses et traditionnelles - mais souvent de haut niveau pour Covent Garden). L'Allemagne est le seul pays où il est quelquefois difficile dans les grandes capitales culturelles de voir une mise en scène respectueuse... Mais dans les petites villes de province, très souvent dotées d'un Opéra (avec une programmation audacieuse et souvent de meilleur niveau d'exécution que dans les capitales environnantes, Paris compris), la norme est bien davantage le conservatisme absolu en matière de mise en scène.
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2. La place du Regietheater
Le phénomène de relecture radicale des oeuvres reste donc assez marginal, en quantité (chacun des pays nommés conservant une large part de mises en scène traditionnelles, au moins sur les petites scènes). Leur plus-value est discutable, dans la mesure où elles rendent l'oeuvre, en déformant la lettre du livret, et même l'intrigue, plus difficile d'accès aux candides (contrairement à ce qu'elles prétendent) ; et surtout, leur apport se trouve essentiellement dans la direction d'acteurs (souvent bien plus fouillée), qui peut aussi bien être utilisée dans un décor traditionnel.
En ce qui me concerne, j'accepte beaucoup (aussi bien le kitsch poussiéreux que le dynamitage méchant), si la direction d'acteurs permet de faire sens. Mais l'idéal reste, de mon point de vue, une mise en scène qui ne soit pas en contradiction avec le livret (sinon, je ne suis pas contre la modification pure et simple du livret, mais qu'on soit cohérent), et si possible agréable à l'oeil : donc pas trop littérale et chargée, mais en contexte si possible.
Sur ce chapitre, chacun ses goûts et je ne vais pas m'y étendre. On peut se reporter à cette notule pour une exposition des trois paramètres principaux de réussite d'une mise en scène, et pour une vidéo illustrative des goûts marresques.
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3. Les trois paramètres
A titre indicatif, on les rappelle :
1) Le plaisir esthétique auquel les néophytes et les conservateurs la réduisent parfois, la « mise en décors », le fait que le plateau soit agréable à contempler.
2) L'animation du plateau, le fait que la direction d'acteurs ne laisse pas de place à l'ennui, rende la pièce vivante et fasse sentir la différence avec une lecture pour le théâtre parlé et une version de concert pour le théâtre chanté.
3) Le sens apporté par les choix du metteur en scène, qui éclairent d'une façon subtile ou inédite l'explicite écrit par le dramaturge ou le librettiste.
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4. Les types de mise en scène
Pour être clair, voici un classement (totalement indicatif et empirique) des types de mises en scène. Bien entendu, les frontières sont poreuses, mes définitions parfois contestables, et surtout chez un même metteur en scène, on peut varier de catégorie d'une oeuvre à l'autre ! Lorsque je ne cite le metteur en scène que pour certaines productions isolées, je le précise.
A. Littéral conservateur
Décors exacts, riches si possibles (robes larges, mobilier de style, velours, dorures, bibelots), qui doivent porter une partie de l'émotion par le seul visuel (on applaudit encore quelquefois les décors dans les productions grand public), faire voyager. Direction d'acteurs pauvre : les artistes sont en front de scène, ne bougent pas pendant leur air, ne font pas plus que ce qui est inscrit dans le livret (voire moins). Le seul type de mise en scène qui existait avant les années soixante-dix.
Type Strehler, Schenk, Del Monaco, Stein, Zeffirelli...
B. Traditionnel inventif
Décors exacts, mais le soin se porte sur la direction d'acteurs, et le but est l'efficacité théâtrale, ce qui peut inclure ponctuellement des audaces, des imprévus ou du second degré. On pourrait inclure dans cette catégorie les transpositions mineures - c'est-à-dire les transpositions dans un univers qui paraît également distant au spectateur d'aujourd'hui : La Clémence de Titus au XVIIIe siècle, les Contes d'Hoffmann dans le Paris de 1900, etc.
Type McVicar, Hytner, Sharon Thomas, Savary, Dunlop, Lehnhoff (Frosch, Elektra), Jourdan (Dinorah, Noé), Mussbach (Arabella), Villégier, Marelli...
C. Epuré
Le cadre contexte et spatio-temporel est gommé : peu de décors, on laisse l'action dans une époque indéterminée (éventuellement plus proche du présent que celle du livret) et en se concentrant (en principe, car tout le monde ne le fait pas !) sur la direction d'acteurs.
Type Frigeni, Braunschweig, Decker... ou plus idiosyncrasique, Freyer et Wilson, à cheval avec la catégorie suivante.
D. Transpositeurs / Novateurs
On change le cadre de l'histoire, on en modifie des détails, des dispositifs, mais sans changer le propos.
Type Kupfer, Guth, Fura del Baus, Bieito, Wieler & Morabito, Kušej, Freyer, Wilson... (les deux derniers entrant aussi dans la caégorie "épure")
E. Regietheater versant dynamiteur :
On déforme l'oeuvre telle qu'elle est écrite pour faire passer des messages ou raconter sa propre histoire.
Type Alden (Rinaldo), Konwitschny, Warlikowski, Schligensief, Tcherniakov, Neuenfels...
On trouve des choses réellement intéressantes dans les cinq catégories, même si, à mon sens, les trois centrales sont dans l'écrasante majorité des cas plus efficaces que les deux autres sur le plan théâtral.
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5. Et la Dame de Pique ?
Notes
[1] On appelle Regietheater, dans le milieu lyrique, les productions où le metteur en scène est tout-puissant et transpose le cadre de l'oeuvre, modifie l'intrigue, introduit des éléments subversifs, impose éventuellement des changements à la partition. Le phénomène est stimulant, mais souvent excessif et très contesté par le public - très minoritairement intéressé, concernant surtout les amateurs de théâtre "moderne", qui ne sont vraiment pas la majorité à l'Opéra.
Tout simplement, en parcourant différentes vidéos de l'oeuvre, j'étais étonné du traitement assez largement traditionnel (et peu inventif) d'une oeuvre qui se prêterait pourtant très bien à la fantaisie. Est-ce la présence d'un pastiche grétryste et l'apparition de Catherine II qui pétrifie ainsi les programmateurs dans leurs choix de metteurs en scène... ou tout simplement le hasard du (respectable mais) petit nombre de productions que j'ai vues, sur l'immensité de l'offre ? Les transpositions sont souvent assez respectueuses de la lettre également, sauf chez Lev Dodin, mais sa relecture depuis l'asile est non seulement une facilité (ça n'apporte rien de neuf, tout le monde a vu qu'Hermann était un peu dérangé...), mais surtout une impasse théâtrale, avec tous ces spectres immobiles vraiment ennuyeux à contempler. Statisme pour statisme, autant avoir de jolis décors...
Indépendamment de la question d'école des metteurs en scène, dont l'intérêt est limité, je m'étonne surtout de ne jamais avoir vu exploiter la structure même du livret et de la musique. Du livret, parce qu'il reste parcouru de trous qui sont du pain bénit pour un metteur en scène : cette Comtesse, puisqu'elle nous revient explicitement sous la forme d'un démon, on peut bien lui fait faire quelques fantaisies pendant qu'elle est vivante.
Même chose, pour la musique, qui utilise des motifs récurrents, en particulier pour la Comtesse (sorte de pas feutrés) et le jeu. Lorsqu'ils interviennent, il serait si évident, pour faire écho visuellement à l'obsession d'Hermann autrement que par des roulements d'yeux, de faire voir que la Comtesse tient dans son dos une carte, ou qu'Hermann en trouve dans ses poches, bref, quelque chose qui comble les manques, qui habite la scène, qui crée un peu de mystère et de relief.
Le livret, qui reprend habilement la matière de Pouchkine sans former un tout aussi cohérent psychologiquement se prête tellement bien à l'adjonction de détails, de gestes ambigus entre personnages qui ne sont pas censés se parler... Vraiment étonnant que le Regietheater ou à tout le moins les metteurs en scène audacieux s'en soient pas emparés avec éclat.
On ne dispose pas tous les jours d'un livret à la fois psychologisant et tirant sur le fantastique ! Le basculement d'Hermann de l'amour vers le jeu n'est pas explicité, on attendrait là l'intervention du metteur en scène...
Comme il est compliqué d'accéder au plus grand nombre de témoignages visuels, les télédiffusions étant plus rares et moins accessibles que les radiodiffusions, si certains lecteurs de CSS ont vu des productions de l'oeuvre qui leur ont paru répondre à ces objections / suggestions, qu'ils ne se privent surtout pas de le signaler...
Simplement ce petit étonnement qui a été l'occasion d'un rapide tour d'horizon sur la mise en scène aujourd'hui.
Commentaires
1. Le dimanche 12 août 2012 à , par fontyve
2. Le dimanche 12 août 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le lundi 13 août 2012 à , par Fontyve
4. Le lundi 13 août 2012 à , par fontyve
5. Le lundi 13 août 2012 à , par DavidLeMarrec
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