Carnets sur sol

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Gabriel FAURÉ – Pénélope – du Wagner français, mais du sous-d'Indy


1. Où l'on découvre que CSS pense comme tout le monde

Soirée luxueuse qui fête simultanément le centenaire des premières semaines de programmation du Théâtre des Champs-Elysées, et le centenaire de la création de l'unique opéra de Fauré (dans cette salle).

Opéra peu servi au disque — une seule version officielle, le studio de Dutoit chez Erato (Norman, Vanzo, 1980) ; et plus récemment la reparution d'une version historique ()1956 de la RTF par Inghelbrecht (Crespin, Jobin, paru chez Rodolphe, et désormais chez Cantus Classics / Line), initialement prévue pour seule radiodiffusion, me semble-t-il, et assez coupée (en tout cas chez Cantus Classics, qui ne se gêne pas toujours pour raccourcir des enregistrements complets...).

Dieu sait que Carnets sur sol n'est pas le lieu pour rabâcher les hiérarchies officielles — presque toujours justifiées dans leur versant positif, beaucoup moins dans leur redite automatique de mépris séculaires très souvent mal fondés. Pourtant, en ce qui concerne Pénélope, la tiédeur générale de l'historiographie musicale m'a toujours paru justifiée. Le récent concert — dans des conditions idéales, contrairement aux deux parutions commerciales — a confirmé cette impression discographique persistante, et le public a manifestement ressenti la même chose. L'occasion de revenir sur ce qui peut faire qu'un opéra fonctionne ou non, presque objectivement.



Reconnaissance par Euryclée (Marina De Liso) et délibérations.


2. Où l'on dévoile comment faire un livret wagnérien encore plus mauvais qu'un livret de Wagner

L'une des raisons principales à ces réserves, malgré la qualité musicale évidente de la plume de Fauré, tient dans le livret — il est pourtant rare qu'un livret médiocre assassine complètement un opéra, mais celui-ci, sans être catastrophique en apparence, se révèle particulièrement pernicieux.

D'abord, son rythme. Les situations sont longuement développées, presque ressassées ; en tout cas allongées sans réelle progression interne à chaque "numéro". Ici et là plane comme un air du deuxième acte de Tristan (support d'une musique formidable, mais librettistiquement assez redoutable...). C'est aussi une faiblesse de construction : même si le drame est conçu en déclamation continue, les moments sont clairement segmentés en airs, duos, ensembles... bien davantage que chez Wagner, d'Indy, Chausson, Debussy, où les unités sont davantage dramatiques (on met pendant cinq ou dix minutes deux personnages ensemble, et la musique varie au gré des besoins).

Sans être moche, la langue du livret ne ménage en outre aucun grand élan verbal — inutile d'en attendre des poussées d'exaltation aux grands moments. Sans que la langue se drape non plus dans une belle froideur altière, ou un archaïsme original. Bien écrit, mais un peu fade.

Son contenu aussi déçoit :

  • personnages écartés (pas de Télémaque !) ;
  • perte d'épaisseur des caractères (Eumée n'a pas sa dimension miséricordieuse, puisque Ulysse se dévoile immédiatement a lui ; les bergers d'une pièce se rallient tous comme un seul homme ; Euryclée n'est que constance et bravoure, sans que le panache passe pourtant la rampe) ;
  • absence d'équivoque dans la constance de Pénélope, qui ne doute jamais, qui ne se prépare jamais à céder — alors que L'Odyssée est beaucoup plus ambiguë sur ce point, Pénélope finissant par se résigner à l'absence (ou redoutant l'épreuve du retour), malgré ses tours destinés à écarter les prétendants.

Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
— Chère nourrice, ne te glorifie pas en te raillant Tu sais combien il nous comblerait tous de joie en reparaissant ici, moi surtout et le fils que nous avons engendré ; mais les paroles que tu as dites ne sont point vraies. L'un d'entre les Immortels a tué les Prétendants insolents, irrité de leur violente insolence et de leurs actions iniques ; car ils n'honoraient aucun des hommes terrestres, ni le bon, ni le méchant, de tous ceux qui venaient vers eux. C'est pourquoi ils ont subi leur destinée fatale, à cause de leurs iniquités ; mais, loin de l'Akhaiè, Odysseus a perdu l'espoir de retour, et il est mort.

L'incrédulité est telle que la reconnaissance d'Ulysse prend les deux tiers du Chant XXIII (ici dans la traduction de Leconte de Lisle).

3. Où l'on révèle les lacunes dramatiques de la musique de Fauré

L'autre problème réside dans la nature même de la musique mise en oeuvre par Fauré.

Fauré n'a jamais été le maître des grands éclats, c'est certain, mais en plus de cela, on ne peut que constater une sorte de déconnexion émotive entre l'orchestre (et même la musique chantée), très distant, toujours feutré et tempéré, et le propos dramatique censé représenter une affliction profonde suivie de retrouvailles inespérées. Même la scène de reconnaissance est très sombre, un peu molle aussi, et ses couleurs voyagent uniquement dans les gris.

Fauré déploie en fait un langage post-wagnérien rendu encore plus abstrait : cellules cycliques, évidemment antidramatiques ; de même des fugatos ; des jeux essentiellement harmoniques, avec les glissements équivoques qui ont fait la fortune de son style, mais quasiment pas de mélodies (domaine où il était pourtant loin de la médiocrité). La substance musicale n'étant en outre pas toujours vertigineuse, on se retrouve un peu avec du sous-d'Indy qui annonce l'éthos de Hindemith, sans atteindre les qualités propres de l'un ni de l'autre.

Je crois que le facteur qui rend réellement décevante la partition réside dans la prosodie catastrophique : pas d'appuis expressifs, pas d'acccents grammaticaux, pas de sentiment de direction ni de nécessité, avec pour résultat le sentiment de paroles très lâches et erratiques, qui ne vont jamais à leur but. Les personnages semblent toujours penser à autre chose, même lorsqu'ils jouent leur réputation, leur amour ou leur vie.

Au demeurant, la musique en elle-même n'est pas moche du tout malgré sa grisaille, ses replis et ses raffinements ne passent pas inaperçus. Pour une symphonie, peut-être ; pour de la musique de scène, pourquoi pas ; mais pour un opéra, ce ne peut pas fonctionner sans une prosodie un minimum congruente et une pincée d'empathie musicale pour ce qui se dit.

4. Où il est question de glottophilie

En revanche, considérant la vastitude d'opéras remarquables qui attendent d'êtres montés à nouveau (par exemple Patrie ! de Paladilhe, La Dame de Monsoreau de Salvayre, Xavière de Dubois, Elsen de Mercier ou Le Retour d'Ollone), ou même la place très mince que s'est refait d'Indy ces dernières années (Fervaal à Berne, L'Etranger à Montpellier), il n'y a pas vraiment de justification à ce que les programmateurs, après cette belle soirée idéalement servie, s'acharnent à remonter Pénélope. Certes, le studio Dutoit, par l'opacité de sa prise de son, la mollesse de sa direction et la mélasse de ses dictions, ne rend pas justice à l'ouvrage. Mais une exécution parfaite ne change pas vraiment l'aspect des choses.

Pour remplir sa salle, le Théâtre des Champs-Elysées n'avait pas lésiné sur l'affiche, à la fois adéquate et luxueuse.

J'entendais pour la première fois l'Orchestre Lamoureux en vrai, et je m'étais laissé dire qu'il était en perte de vitesse, et que Colonne était le meilleur des orchestres "municipaux" de Paris (Pasdeloup fermant la marche). Je l'ai très rarement entendu entre la période Markevitch et les années récentes, aussi je ne mesure pas bien d'où il vient... mais l'aisance, la cohésion et la plastique générale étaient parfaites. De beaux vents (superbe flûte solo en particulier), incisifs, légèrement acides, français dans le meilleur sens du terme, pour leur caractère, un beau fondu de cordes, de la ductilité, de l'engagement. Le tempérament général m'a assez évoqué l'Orchestre de Chambre de Paris, excellent aussi dans ce répertoire.
La maîtrise de la tension et du style par Fayçal Karoui, qui a pourtant pour essentiel fait d'armes prestigieux d'être le chef du Lamoureux, mérite un déférent salut.

Difficile de juger du chÅ“ur (fondé et préparé par Patrick Marco) créé cette saison, en faisant appel aux amateurs : l'intervalle est sans doute un peu court pour percevoir le potentiel d'une telle formation, surtout dans des interventions aussi courtes. On y entend les raucités "parlées" des voix d'amateurs, mais aussi de vraies fulgurances, comme le choeur d'entrée des suivantes de Pénélope, dans un français extraordinairement châtié.

Parmi la distribution nombreuse, Khatouna Gadelia offre en Mélantho un naturel, une lumière, une fraîcheur qui font défaut à la partition. Même si elle chante depuis longtemps les petits rôles, j'ai eu la sensation de faire la belle rencontre de la soirée. Parmi les autres personnages fugaces, Marc Labonette réussit un Ctésippe de belle stature.

Le couple vedette fut à la hauteur de ce qu'il promettait : le rôle d'Ulysse ne porte pas aux débordements, aussi Robert Alagna sonne-t-il à son meilleur dans les nuances intermédiaires, toujours un peu mince en puissance, mais distillant de très belles irisations. Anna Caterina Antonacci ne retrouve pas ici le potentiel déclamatoire de ses meilleurs rôles, mais tient une tessiture difficile et assure une présence (scénique et sonore) indispensable pour soutenir la pièce croulante.

J'ai du plaisir à pouvoir dire du bien de Vincent Le Texier (qui a depuis dix ans l'agenda le plus exaltant de tous les temps, dans quelle variété de répertoires, dans quel nombre de grandes productions et de chefs-d'oeuvre adulés ou obscurs !) : le rôle d'Eumée convient assez bien à son étoffe rude, et chantant avec plus de mesure que de coutume, il fait davantage valoir les résonances graves naturelles de sa voix, avec un certain charme. S'il pouvait s'abstenir de pousser en permanence, alors que la voix sonne très bien ainsi, ce serait un immense gain pour sa longévité et sa popularité. Mais c'est évidemment facile à dire quand on n'a pas un nouveau rôle lourd à chanter chaque semaine.

En revanche, Edwin Crossley-Mercer (Eurymaque), du baryton lyrique mordant qu'il était, est devenu méconnaissable : un baryton-basse qui engorge sur toute la tessiture. Les aigus ne sortent plus bien, mais il peut effectivement tenir de façon sonore des rôles de basse. En plus le français s'est singulièrement dégradé. (Il se tirera sensiblement mieux de cette nouvelle "nature" en Arcalaüs dans Amadis à Versailles, il y a deux jours - grâce précisément à un verbe affûté.)

Globalement une soirée luxueuse, qui a permis d'entendre l'oeuvre à son maximum... On sait maintenant avec certitude que l'historiographie a raison sur Pénélope. J'attends maintenant qu'on la démente avec quelques-uns des titres proposés dans cette notule.


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Commentaires

1. Le lundi 8 juillet 2013 à , par Reilly

Il est fort difficile d'embellir une oeuvre si plate et si peu mélodieuse.

Il fallait appeler Monsieur Alagna et Madame Antonacci à la rescousse pour remplir la salle.

Le tandem dans les rôles-titres a fait ce qu'il a pu, ainsi que tous les autres chanteurs et je me garderai de critiquer quiconque à l'aune d'une composition si médiocre (même Fauré avait compris que le meilleur de lui-même ne se trouvait pas dans cette tentative) et un livret d'un français au-dessous du banal.

Monsieur Crossley-Mercer était "impeccable et impérieux" pour reprendre les épithètes d'Altamusica à son égard. Vous vous trompez dans votre critique. Le baryton lyrique de la Winterreise au Musée d'Orsay ou de son Figaro à Los Angeles il y a quelques semaines a clairement choisi une autre attitude pour un des prétendants de Pénélope qui d'ailleurs avait fort peu à dire dans ce thème peu original du "retour du héros" . Une oeuvre à entendre en version concertante. C'est tout.

2. Le lundi 8 juillet 2013 à , par David Le Marrec

Bonjour Reilly,

Peu mélodieuse, assurément (et délibérément, je suppose, vu les qualités de Fauré dans ce domaine), ensuite... ce n'est quand même pas sans intérêt, la musique est raffinée, à défaut d'entrer en résonance avec ce qui se passe dans le texte (de toute façon mauvais).

Ce qu'a fait Edwin Crossley-Mercer n'était pas mal du tout, mais étonnant (et très décevant) eu égard à ce qu'il a pu donner par le passé dans Lully ou dans le lied, avec une voix de baryton beaucoup plus centrale, agile et claquante (même si l'émission a toujours été un peu basse et de haute impédance, comme c'est actuellement la mode). Et ce n'est pas une question de choix personnel, vraiment une évolution technique délibérée, parce qu'il en était de même dans le Lully que je viens d'entendre le 5 juillet (où dans le même opéra il est passé du côté des basses, même si la frontière est assez ténue dans ce répertoire), avec une voix beaucoup plus en arrière et pâteuse.
En revanche, en Arcalaüs, le français était impeccable et cinglant, rien à voir avec l'empâtement de son Eurymaque - je suppose qu'il n'y a pas eu de répétiteur, ou en tout cas pas en quantité ou en qualité comme avec Rousset...

Je parle là de choses plus mesurables, parce qu'il est difficile d'argumenter sur des matières aussi subjectives que le caractère impeccable ou impérieux d'une composition théâtrale. Ce n'était pas très gracieux, mais le personnage était réussi et le chant très honorable, ce qu'il y a de sûr. Après, le reste est vraiment lié à la réception émotive de chacun, que je me garderai bien de contester.

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David Le Marrec

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