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Wagner en français, Wagner et les autres langues

Pour fêter son retour, et sur une suggestion de Philippe[s], revenons-en à nos moutons oiseaux de la forêt.


Partition originale de Siegfried.

N.B. : Pour s’initier à Wagner, on peut se reporter à ces conseils succincts.


Lorsqu'on maîtrise mal l'allemand, Wagner est difficilement accessible, et sans bien posséder le texte, difficile, vraiment, de se plonger avec délices dedans. Aussi cette note sera, je l’espère, potentiellement utile aux touristes futurs de cette page.

Hélas, il n'existe quasiment rien au disque, que des airs isolés, et c'est très regrettable.


1. Les langues disponibles

L’italien n’est pas idéal pour adapter l’allemand ; l’anglais, bien évidemment, dont la structure, le vocabulaire, les sonorités sont proches, est assez idéal pour ne pas perdre l’essence du texte (à défaut de disposer d’adaptations en norvégien bokmål ou en suédois). On perd simplement un peu de nerf en gommant les consonnes et en retirant l’émission vers l’arrière. Quant au français, cela peut bien fonctionner, si la traduction est bonne. L’accentuation française (les finales) et le placement de la voix – assez en avant – sont assez proche de l'allemand, en somme.


2. Wagner à Paris

Wagner a depuis très longtemps été confronté à la question de la traduction française. Il faut savoir que le public parisien, du vivant de Wagner, ne connaissait que :

  1. Tannhäuser ; création française en 1861, six ans après la création mondiale de Dresde ;
  2. Rienzi ; création française en 1869 (mondiale en 1842).

Deux oeuvres jugées mineures dans la production de l'auteur. Wagner meurt en 1883. On n'a donc qu'une très mince idée de ce qu'est Wagner en France - et encore, pour ceux qui l'ont entendu en scène. La wagnérite est donc bien une mode de fin de siècle, surtout répandue chez les érudits qui lisent l'allemand et plus encore les musiciens qui lisent ses partitions.

Wagner avait aussi vendu, au début de sa carrière, le livret du Fliegende Holländer (Le Hollandais Volant/Le Vaisseau Fantôme) à l'Opéra, qui n'avait pas voulu de la musique mais c'était montré intéressé par la densité du texte.

La suite des dates est édifiante :

  1. Lohengrin ; création française en 1887 (mondiale en 1850) ;
  2. Die Walküre, La Valkyrie[1] ; création française en 1893 (mondiale en 1870)
  3. Die Meistersinger von Nürnberg, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg ; création française en 1897 (mondiale en 1869) ;
  4. Tristan und Isolde, Tristan et Isolde[2] ; création française en 1899 au Nouveau Théâtre, à l'Opéra en 1904 (mondiale en 1886) ;
  5. Das Rheingold, L'Or du Rhin ; création française en 1901 (mondiale en 1868) ;
  6. Siegfried ; création française en 1901 (mondiale en 1876) ;
  7. Der Götterdämmerung, Le Crépuscule des dieux ; création française en 1902 au Théâtre du Château-d'eau, à l'Opéra en 1908 (mondiale en 1876) ;
  8. Parsifal ; création française en 1914 (mondiale en 1882).

On notera que les oeuvres les plus abouties musicalement et les plus audacieuses sont dévoilées très tard à la connaissance d'un large public.


3. Wagner en français de son vivant

Avant que l'intégralité du corpus ne soit représentée, on n'avait accès à Wagner, outre par les partitions, que par les traductions des livrets par Challemel-Lacour. Ce fut le biais par lequel Baudelaire, Mallarmé, René Ghil ou Léon Bloy découvrirent Wagner. On admire leur courage.
Il y avait aussi l'ouvrage de promotion commis par Liszt : Lohengrin et Tannhäuser de Richard Wagner. On sait que Zola l'a lu, par exemple.
Naturellement, toutes les oeuvres de Wagner étaient représentées en traduction française.


4. La réception de la musique de Wagner en France

Chez les auteurs, ce sont surtout les symbolistes ou quelques figures isolées (Daudet, Huysmans...) qui sont touchés. Chez les compositeurs, on se répartit entre thuriféraires, sceptiques et opposants farouches.

  • Chez les thuriféraires, on peut citer Chausson (Le roi Arthus) et Fauré (Pénélope), qui ont chacun écrit avec minutie un seul opéra, empruntant même à un fonds mythique celte pour le premier.
  • Chez les sceptiques, on citera Debussy, à la fois fasciné, influencé, et cherchant sans cesse à repousser le modèle, ou à tout le moins le laisser à distance respectueuse.
  • Les antiwagnériens étaient très nombreux parmi tous ceux qui ne comprenaient pas cette musique très complexe (inhabituellement pour l'opéra) ou ceux qui n'aiment pas cette musique insuffisamment mélodique, ceux qui détestaient les longueurs interminables de ses livrets, et surtout ceux qui honissaient ces sujets exaltant le nationalisme ennemi.


Incontestablement, Wagner représente le tournant majeur de l'histoire de l'opéra depuis 1700. L'oeuvre scénique devient aussi une oeuvre musicale complexe, répondant aux attentes novatrices du romantisme. Jusque là, les belles modulations de Meyerbeer devaient être ce que le domaine lyrique avait produit de plus recherché musicalement. La mélodie n'est plus le seul objet d'attention, l'orchestre prend une part qui n'est plus simplement de soutenir ou de susciter les effets : il mène le discours, à un point qui n'a plus été pratiqué depuis. On pourrait presque dire (un peu abusivement) que les chanteurs sont là pour déposer le texte, en laissant la musique à l'orchestre.
Inutile de préciser que tout le monde n'était pas disposé à accepter ces changements, même pour Wagner seul. Pour des raisons esthétiques cohérentes ou pour des raisons plus idéologiques, c'est selon. On a brièvement vu les raisons esthétiques. Pour la part idéologique, tout tient évidemment à la rivalité nationaliste entre France et Allemagne. Wagner a commis la maladresse d'écrire en 1873 une comédie au titre explicite, Une Capitulation, sur la débâcle de 70. Inutile de dire qu'on a préféré favoriser le ''Sigurd'' de Reyer, opéra par ailleurs remarquable, et qui utilise abondamment, alors même que Reyer n'avait pas connaissance du Ring, des leitmotivs tout à fait intéressants. Les noms francisés, l'esthétique très décorative, l'urgence dramatique jusque dans les divertissements, le raffinement mélodique et orchestral, la lisibilité les récitatifs, toutes caractéristiques issues du Grand Opéra à la française, s'opposent en tout point à l'austérité sonore, au salmigondis philosophique, au temps distendu, à la recherche musicale en tant que telle qui caractérisent Wagner.
Si l'on appréciait le penchant de Wagner pour la musique (en le considérant un peu vite comme un tenant façon germanique de l'art pour l'art[3]), si l'on admirait l'ambition (tout à fait réussie) du théoricien, on ne goûtait guère le philosophe et le mystique en France. Parsifal n'est pas arrivé bon dernier pour rien.

Lors de sa collaboration avec Alfred Bruneau (voilà un sujet sur lequel il faudrait revenir), Emile Zola a beaucoup insisté pour inscrire sa tentative dans une ambition française. Je vous épargne les diverses querelles et procès en wagnérisme de telle ou telle oeuvre, entre telle et telle autorité, on n'en finirait pas.

Il faut bien concevoir quelle était l'amosphère lyrique de ce temps-là. Un bouillonnement qui mélangeait aussi bien les oeuvres épiques (simili-wagnériennes[4] ou non), la relecture des grands mythes ou surtout des grandes pages d'histoire (notamment la Révolution et l'Empire, une fois la République proclamée), les oeuvres plus réalistes, les oeuvres légères, etc.
Le ton français est longtemps resté majoritairement badin, plus proche de Mignon que de Werther ou Pelléas (oeuvres qui ont eu leur succès progressif, mais qui sont relativement peu semblables à leurs contemporains). Dans ce cadre, choisir le camp de Wagner, d'un sérieux musical et d'une ambition littéraire à l'opéra, était un choix immédiatement décelable et très violemment opposé aux habitudes du temps, même lorsqu'on traitait des sujets sérieux. La vérité est, polémique ou pas, que la période faisait preuve d'un mélange assez étonnant d'oeuvres aux ambitions très divergentes.


5. Les traductions - descriptions

Au disque, il existe plusieurs versions en italien : le très bon Parsifal de Vittorio Gui, avec Boris Christoff et Maria Callas, le Lohengrin avec Tebaldi, et le Tannhäuser de Böhm avec Renata Tebaldi et Boris Christoff. Parsifal passe très bien, même si ça sonne étrange. On n'est pas au plus près du texte non plus. Lohengrin n'est pas passionnant, en revanche, et je n'ai pas encore pu mettre la main sur le Tannhäuser. Chandos et EMI ont publié d'excellents Wagner en anglais, que je recommande chaleureusement : le Parsifal lentissime mais splendide de Goodall, le Hollandais de Parry (avec Tomlinson et Stemme !) - les disques de Parry sont toujours des sommets de goût, de toute façon.


Pour le français, il faut chercher du côté des partitions anciennes.

On trouve notamment le Hollandais, Tannhäuser et Lohengrin traduits par Charles Nuitter. La traduction est extrêmement précise, et fait coïncider, à quelques nécessaires inversions près, les deux langues mot pour mot. Je ne pensais pas que c’était possible avec la langue tarabiscotée de Wagner et la longueur de l’exercice. Très peu de mots sont changés dans le Hollandais, à part le remplacement traditionnel par « Vaisseau Fantôme » pour un public français qui ne connaît pas la légende du Hollandais Volant. La seule réserve serait le petit bidouillage à la fin de l’air du Hollandais, où le texte est étrangement bousculé, certains rythmes modifiés et surtout une césure importune ajoutée en remplacement d’une note (!) qui créait une tension harmonique. En outre, au lieu de s’achever sur « nimm mich auf », on perd la préposition pour le pronom personnel « moi », plus plat, et nettement moins euphonique ; sur ce dernier point, c’est un peu inévitable. Mais pourquoi avoir placé « à moi, néant ! à moi ! » au lieu de « 'E'ternel 'néant, en'gloutis-'moi ! » ? (les apostrophes précèdent les syllabes à accentuer) On aurait ainsi pu respecter à la fois le sens, l’harmonie, le rythme et l’impact dramatique. Mais il est très facile de bricoler une amélioration (et je ne m’en prive pas), aussi il ne s’agit pas d’un réel obstacle. Ce cas est très exceptionnel, c’est justement là le mérite de traduction de Nuitter, extrêmement réussie – et officiellement reconnue et recommandée par les héritiers de Richard.

Le Ring, lui, existe dans une traduction à plusieurs. La Valkyrie de Victor Wilder est également très précise et « colle » au texte, avec des infidélités très minimes. Le lexique en est extrêmement travaillé – Sieglinde et Siegmound doivent joliment être réunis « au sein de l’empyrée » –, tout près du tarabiscotage de son germanique modèle. Il se dégage une grâce certaine de cette langue désuète et ouvragée, qui reflète bien l’esprit de l’œuvre ; on peut dire qu’on perd très peu de choses en découvrant l'oeuvre dans cette traduction, aussi bien pour la lettre que pour l’esprit. On est loin de la réinvention de Rigoletto, sans doute parce qu'on ne touche à la philosophie ou à la littérature wagnérienne que d'une main tremblante.
Un peu moins convaincu pour Le Crépuscule des dieux adapté par Alfred Ernst, dont le sens est visiblement plus libre, plus flou, plus adapté au gré de ce qui sonnera le mieux - et pas forcément d'une fidélité, mesurée, à l'original.


Au disque, il faut se contenter d’airs ou de sections isolées (pas d'intégrale), comme « Aux bords lointains d’où nul mortel n’approche », pendant français de In fernem land – le monologue du Graal de Lohengrin. C’est pourquoi je recommande, si vous le pouvez, de consulter plutôt ces partitions chant/piano.

Notes

[1] Orthographe de la traduction de Victor Wilder. On écrit désormais "walkyrie".

[2] On conserve généralement la forme allemande du prénom d'Iseult/Iseut/Yseut/Yseult. Ce qui facilite au demeurant les choses pour les recherches Google, on saluera la prévoyance des traducteurs.

[3] Alors que l'art converge pour lui vers le drame ; et de façon plus définitive, que le drame comporte une part très sensible de dogme politique, philosophique ou religieux.

[4] Il faut bien reconnaître que Wagner n'a jamais pu être imité, ni harmoniquement, ni littérairement (ouf), ni surtout pour l'usage insidieux de ses leitmotivs, toujours beaucoup plus ostensible ou moins signifiante chez ses successeurs, Strauss y compris.


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Commentaires

1. Le mardi 5 avril 2011 à , par Alfred Ernst

Wagner en Français à l'Opéra de Paris, en 2012!
http://www.operadeparis.fr/cns11/live/onp/Saison_2011_2012/Convergences/spectacle.php?lang=fr&event_id=2187&CNSACTION=SELECT_EVENT

2. Le mardi 5 avril 2011 à , par Gustave Samazeuilh

Tout à fait, annoncé ici même le 26 mars... une grande nouvelle.

Comme pour les Huguenots, ce sont les Belges qui apportent le patrimoine hexagonal clefs en main...

Merci pour l'info !

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