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Messiaen et la messe


1. Messiaen et la foi

On lit souvent que Messiaen est indissociable de sa vocation spirituelle. C'est à la fois vrai - comment saisir la portée de ses oeuvres sans leur programme et même plus, leur méthode ? De la même façon que les chants d'oiseaux (qui dialoguent également avec la foi de Messiaen) constituent une structure signifiante pour une partie considérable de son oeuvre. ... et à la fois inexact, puisque son oeuvre a des charmes en musique pure dans la plupart des cas.

Mais je voulais poser la question d'un point de vue plus pratique : est-ce réellement une musique spirituelle ? Dans sa conception, le doute n'est pas permis. Mais sous un jour plus fonctionnel, je ne suis pas convaincu.

Messiaen, et plus généralement l'orgue chargé harmoniquement, est la plupart du temps ressenti comme une bizarrerie par les fidèles ; souvent de façon négative - on perçoit les dissonances surtout, qui contrastent avec le désir d'harmonie recherché en se rendant au culte.

2. Messiaen et les contraintes de l'orgue

Il faut dire que l'orgue est particulièrement violent dans ses dissonances, puisque les notes d'un accord conservent toute leur intensité de l'attaque à l'extinction (cas unique dans les familles d'instruments), si bien que tout frottement dure. Par ailleurs, il n'est pas possible de maîtriser la nuance dynamique des touches individuellement (au plus une pédale d'expression qui vaut pour un clavier ou l'orgue entier), ce qui rend toutes les notes égales, et les chocs d'autant plus rugueux.

Par ailleurs, pour la majorité des fidèles comme pour la majorité de la population, et cela ne saurait leur être reproché puisque la religion chrétienne fait l'éloge des simples d'esprits et des humbles, un accord qui n'est pas parfait majeur ou mineur est forcément agressif. Alors les enrichissements de Messiaen !

3. Messiaen et moi

Pour ma part, j'entends systématiquement au début de mon écoute ces frottements très vigoureux. Je parviens cependant (grâce à une longue fréquentation de la musique du second vingtième ?) à me plonger avec délices dans la logique sonore de Messiaen, que je ne trouve plus alors dissonante ou agressive, qui a sa propre couleur riche, mais pas du tout menaçante, pessimiste ou violente. Au contraire, intensément lumineuse.

Pourtant, j'y ressens un plaisir hédoniste qui est totalement détaché de toute spiritualité, et même incompatible. Ca s'apparente plus, chez moi, au plaisir que je peux prendre - pardon - à écouter les oeuvres sirupeuses d'Elgar, qu'au Via Crucis de Liszt ou à la Missa Solemnis de Beethoven, qui me mènent sensiblement plus loin dans la méditation (sans forcément appeler au mysticisme, d'ailleurs).

C'est une jouissance infraverbale, infrasignifiante, la beauté de se fondre tout entier dans ces sons. A cet instant, je cesse en partie de développer une pensée verbale, si bien que les émotions mystiques, qui sont tout de même en partie narratives (les religions nous racontent avant tout des histoires), en sont tout à fait bannies.

Je dirais même qu'il y a là quelque chose de très égoïste, aussi bien pour le compositeur qui creuse son univers sonore sans vraiment s'inquiéter de la possibilité du fidèle moyen pour l'appréhender, que pour l'auditeur qui se noie avec délices dans un univers de musique pure, déconnecté du monde et de ses semblables et prochains.

4. Messiaen et les fidèles

Dans le cadre d'une messe, ses oeuvres (et plus que tout son Livre d'orgue qui rebute jusqu'aux plus ardents messiaenistes) me paraissent donc d'un usage discutable : on est tellement moins parasité par un petit baroque sautillant haendelien, par une mignardise postromantique de Théodore Dubois, ou par une des innombrables discrètes pièces sur les jeux de fonds dans l'Orgue Mystique de Tournemire (dans ce derniers cas, pas fascinant en tant que tel, mais très fonctionnel)...

Car la musique de Messiaen est réellement exclusive : elle agresse si l'on reste en-dehors, elle accapare si on s'élève vers son monde.

A l'appui de tout cela, je pourrais citer une expérience personnelle : c'était la première oeuvre de Messiaen que j'entendais. Jouée au moment de la communion, elle fit se retourner brusquement les fidèles, inquiets sur l'état de l'orgue et des doigts de l'organiste. Rapidement rassurés, ils se mirent en procession avec de petits rictus interloqués ou douloureux, comme indisposés - sans jamais oser rien dire, par déférence envers le lieu.
Cette intervention musicale, par son exotisme, semblait avoir complètement parasité le déroulement de la messe, déjà sensiblement moins dramatique depuis Vatican II (ayant perdu en intensité dramatique et mystique ce qu'elle a gagné en ouverture et humanité) : tout le monde était en train de se poser des questions de légitimité artistique... et s'interroger sur la complexité et la relativité de valeurs esthétiques et morales, ce n'est pas très en phase avec la pensée qu'on attend d'un fidèle venu pour célébrer son culte...

Moi-même, qui n'étais pas alors suffisamment familier de la musique du second vingtième siècle, j'avais été assez physiquement indisposé par ces agrégats étrangers qui pénétraient dans tout mon corps, au lieu de goûter un moment de sérénité que le silence des fidèles et le règne de la musique devaient rendre particulièrement agréable.

Pourtant, il s'agissait des "Deux Murailles d'Eau", tirées du Livre du saint Sacrement, donc un choix particulièrement appropriée au moment, en théorie. Mais la rencontre avec le public ne s'est pas faite. Pas avec ce public-là (cathédrale d'une métropole française de province), pas à ce moment-là.

Aujourd'hui encore, où la musique de Messiaen m'est bien plus familière et en tout cas avenante, je ne la perçois pas du tout, structurellement, comme compatible avec l'adhésion spontanée que réclament les démarches de foi.

5. Messiaen et le catalogue

J'en profite pour quelques recommandations si quelques lecteurs encore profanes en messiaeneries souhaitent aborder son versant organistique. C'est d'autant plus commode que mes goûts me poussent d'abord vers des oeuvres de jeunesse, ses plus accessibles :

  • L'Ascension, sans hésiter, bien plus enthousiasmante que pour orchestre.
  • L'Apparition de l'Eglise éternelle, une petite pièce sur un ostinato à l'effet assez grandiose.
  • Le Banquet Céleste, autre petite pièce, très apaisée et discrète, l'une des plus consonantes de son catalogue.


Il y a par ailleurs de très belles choses, plus chargées, dans La Nativité du Seigneur et même les Méditations sur le Mystère de la sainte Trinité.

Je suis plus circonspect sur l'ascétisme plus webernien du Livre d'orgue, qui sonne assez mal de mon point de vue, ou sur le caractère un peu trop pesant des Corps glorieux, particulièrement riches et presque angoissants à force de collisions.
C'est cependant purement un avis personnel : tout le monde est d'accord pour vanter L'Ascension et la plupart pour ne pas trop adhérer au Livre d'orgue, mais dans l'intervalle, toutes les positions sont possibles...

6. Messiaen et la discographie

Je vais tâcher, pour une fois, de faire simple. Ce sera d'autant mieux que l'offre est vaste.

Vous estimez Thiry, et c'est avec justice : l'intégrale de Louis Thiry est une grande réussite. Mais il me semble qu'elle n'est plus aisément disponible à la vente.

Personnellement, je reviens très régulièrement à celle de Hans-Ola Ericsson chez BIS, avec un orgue riche et limpide, comme il sied, une exécution très éloquente et une captation d'une grande netteté.

Et je signale, alors que je suis habituellement très séduit par ses réalisations, qu'Olivier Latry est dans son intégrale en deçà de ses standards.

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Ainsi parés, que La Nativité du Seigneur soit avec vous.


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Commentaires

1. Le mercredi 18 mai 2011 à , par Didier Goux

Superbe billet (pardon : notule…). Et l'envie de revenir à Messiaen séance tenante.

2. Le jeudi 19 mai 2011 à , par aymeric (ne commente plus beaucoup mais lit toujours) :: site

Messiaen a pourtant été organiste d'église pendant de longues années. Si je me souviens bien (j'ai lu une biographie il y a de cela trois ou quatre ans), il était sincèrement surpris et déçu par l'accueil quelques fois tiède que réservaient les fidèles à ses improvisations.
Je ne fréquente que très rarement les églises mais il me semble effectivement que sa musique ne devait que très peu correspondre aux attentes des paroissiens.
(Pour autant, j'aime beaucoup Messaien, avec une préférence pour la Turangalîla et le Quatuor pour la fin du Temps.) ((Et aussi Saint-François d'Assise et Éclairs sur l'Au-Delà et Des canyons aux étoiles ; bon, j'aime beaucoup Messiaen, quoi.)) (((J'ai même changé de montures de lunettes pour en prendre qui ressemblaient à celles qu'il portait dans les années quarante...)))

3. Le vendredi 20 mai 2011 à , par DavidLeMarrec

Merci à tous deux. :)

Indépendamment des paroissiens, c'est l'essence même de cette musique, chargée, hédoniste, avec son univers propre, qui me paraît incompatible avec une forme ou d'adhésion spontanée au culte, ou de méditation métaphysique.

Si on rejette cette musique au loin, elle parasite par sa densité ; si on s'y plonge, elle ne laisse pas la place à d'autres émotions.

((((Oui, Messiaen c'est chouette.))))

4. Le vendredi 20 mai 2011 à , par Papageno :: site

Une anecdote de première main à propos de Messiaen: quelque part en France, il y a quelques années, dans une communauté de Bénédictines. La plupart des soeurs sont âgées (70 ans et plus) mais deux d'entre elles, assez jeunes, sont fans de Messiaen. Lors d'un moment de "chapitre" c'est à dire de détente dans une salle commune où l'on peut passer de la musique, nos jeunes soeurs enthousiastes mettent sans crier gare un disque de Messiaen dans l'appareil (peut-être le début du Saint François). Emois, cris, glapissements des soeurs les plus âgées traumatisées par tant de dissonances sans préavis. Depuis ce mémorable incident, Messiaen est officiellement banni de ce tranquille et sympathique couvent.

Sinon pour savoir à quoi pouvait ressembler un messe accompagnée de musique de Messiaen du début à la fin, il faudrait demander aux paroissiens de la Madeleine s'ils s'en souviennent.Sans vouloir recourir aux clichés habituels Paris/province je soupçonne les églises parisiennes d'être plus progressistes concernant le style de musique. Ainsi par exemple les improvisations de Thiery Escaich à St Etienne du Mont abondent en dissonances (pour le commun des mortels du moins: la musicologie "officielle" aurait plutôt tendance à le classer parmi les néo-quelquechose).

5. Le vendredi 20 mai 2011 à , par DavidLeMarrec

Merci pour l'anecdote savoureuse qui rencontre éloquemment (et avec de belles images !) la mienne.

Pour avoir effectivement fréquenté les deux publics de mélomanes, je suis tout à fait d'accord sur le clivage qui est réel : à Paris, il y a un public pour les audaces, un public qui vit de culture, qui accepte de prendre des risques, qui peut se nourrir de controverses esthétiques pendant des mois, etc. Ca a ses charmes et ses travers, mais c'est quelque chose qui n'existe pas couramment en province.

Et de la même façon, le public de certaines paroisses doit être beaucoup plus réceptif. L'exemple d'Escaich est excellent, il est presque "banal" (même s'il improvise très bien ses sorties !) vu de Paris, mais il serait très subversif de faire ça dans pas mal des métropoles de province (et je ne parle même pas des paroisses de campagne !).

6. Le lundi 25 juin 2012 à , par Cololi

Je n'avais pas vu cet article :)

Bon en plus des pièces que tu as conseillé, et qui effectivement sont les plus accessibles, il faut écouter aussi le Dyptique, La Nativité du Seigneur et surtout le Livre du Saint Sacrement.

Je pense que le Livre du Saint Sacrement est sa meilleure oeuvre pour orgue.

Je suis d'accord avec toi sur tout, dans cet article. Sauf quand tu compares à Elgar évidemment ^^. Quand je te disais que Messiaen était le seul au 2° XX° (à part Chosta) à pouvoir rivaliser avec les classiques du passé ^^ (c'est à dire à avoir autant d'enthousiasme à l'écouter).

Sur Youtube il y a une impro à l'orgue d'une bonne demi heure dans les années 80, sur un thème grégorien. C'est absoluement bluffant !! Il fait quasiement aussi bien (et même bien mieux quand on compare au Livre d'orgue) que ses compos écrites.

Tu as tout dit : non sa musique n'est pas "religieuse", non sa musique n'est pas déprimante, noire, et sans logique. C'est profond, par contre (c'est là où je m'éloigne de toi), car si ce n'est pas noir, ce n'est pas coloré béâtement.
J'y vois des abysses, presque du drame. C'est très difficile de dire ce qu'évoque son harmonie. Je ne peux nier que ses oeuvres m'évoque aussi, malgré la couleur, le chaos ... et l'au delà.

Bon après on se doit de taper sur Vatican II, comme tous organistes :)

7. Le lundi 25 juin 2012 à , par Cololi

Merci aussi pour l'anecdote Papageno, elle est vraiment succulente :)

J'en ai une de cet ordre :

Pendant la guerre Messiaen, au front, a eu (très peu certes) accés à un orgue. Il raconte qu'il s'est payé une "improvisation style avant-garde à faire palir Schoenberg lui-même". Et à son grand étonnement les soldats ont très bien accepté celà, contrairement aux paroissiens dont il avait l'habitude.

8. Le lundi 25 juin 2012 à , par DavidLeMarrec

Tu avais donc raté le meilleur. :)

J'avais bel et bien cité la Nativité. Je suis d'accord sur la richesse du Saint Sacrement, mais pour une initiation, je ne le recommanderais qu'à ceux qui ont déjà l'habitude de Debussy au minimum (et si possible du Ravel des Mallarmé, voire de Berg).


Quand je te disais que Messiaen était le seul au 2° XX° (à part Chosta) à pouvoir rivaliser avec les classiques du passé ^^ (c'est à dire à avoir autant d'enthousiasme à l'écouter).

Il y en a quelques autres tout de même. Mais en ce qui me concerne, ce sont surtout des néo-français (néo-Debussy pour Daniel-Lesur, post-Debussy pour Constant et Takemitsu, néo-Poulenc pour Damase...), qui ne sont pas au même niveau d'innovation, sauf Takemitsu.

On pourrait tout de même citer certaines oeuvres de Ligeti et Kurtág qui sont profondément jubilatoires (le piano pour l'un, dont le concerto, les quatuors pour l'autre...).

Ca fait déjà quelques noms... et je suis sûr qu'on pourrait en citer d'autres, des gens comme Hillborg ou Hakola ont aussi fait des oeuvres jouissives (leurs concertos pour clarinette, par exemple).

Mais sur le principe, oui, comme gros monument du second vingtième important dans l'histoire musicale, on pourrait citer Messiaen, Takemitsu et Ligeti avant beaucoup d'autres, clairement.


Il fait quasiement aussi bien (et même bien mieux quand on compare au Livre d'orgue) que ses compos écrites.

Beaucoup d'organistes sont dans ce cas, certains improvisent infiniment mieux qu'ils ne composent. Les oeuvres sont certes moins structurées, mais beaucoup plus allantes et ludiques, quelque chose de plus direct, plus de souffle, d'urgence...

Tiens, typiquement, Escaich, que je trouve bien meilleur en simple improvisation à la messe qu'en improvisant pour accompagner de la musique de film ou en composant...

Je te vois rêveur en imaginant ce que produisait Bruckner... :)


J'y vois des abysses, presque du drame. C'est très difficile de dire ce qu'évoque son harmonie. Je ne peux nier que ses oeuvres m'évoque aussi, malgré la couleur, le chaos ... et l'au delà.

Ah, tiens, c'est amusant, je ressens au contraire une forme de naïveté dans la jubilation des sons...


Bon après on se doit de taper sur Vatican II, comme tous organistes :)

Vatican II est un grand sujet (une lubie imprudente du bon pape Jean...), aux objectifs généreux (bien que les tractations qui y aient initialement présidé...), mais il est évident que du point de vue de l'esthétique de la messe et de l'efficacité dans la communication de la foi, c'est une petite déroute...

Si on le regarde sous un angle artiste, oui, clairement, on peut parler de catastrophe. :)


J'attends ton opinion sur Merkel, je crois que tu goûtes assez les grandes choucroutes organistiques pour abonder dans mon sens. Et un jour aussi, j'aimerais ton opinion sur Dubois.

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