Engorgé ou nasal ?
Par DavidLeMarrec, jeudi 21 janvier 2010 à :: Pédagogique - Glottologie :: #1453 :: rss
Ayant moi-même dû apprendre seul les notions d'engorgement et de nasalité, j'ai pu remarquer par la suite qu'un certain nombre d'amateurs d'opéra, y compris acharnément glottophilisants, n'avaient pas les idées claires sur la question. En quelques mots simples et quelques exemples clairs, on va donc tenter de clarifier tout cela de façon indubitable.
Une fois encore, le format web permet d'intégrer des illustrations sonores qui rendent le propos plus parlant.
C'est par ailleurs le début d'une série prévue sur les équilibres vocaux.
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0. Echantillon
L'idéal, pour ne pas se tromper de paramètre lorsqu'on compare plusieurs voix, est d'observer ces altérations sur une même voix. Faute d'autre cobaye plus ragoûtant, je me suis contenté de moi. Certains des lecteurs de CSS m'auront déjà entendu, pour les autres, je donne l'équilibre standard de ma voix (il n'est pas usuel, assez fortement mixé).
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Malgré cet usage d'une voix mixte, vous entendez ici un équilibre à peu près correct. Elle se trouve cependant plus proche de l'engorgement que de la nasalité (un peu en arrière et peu d'harmoniques : un son plus proche de la clarinette que du hautbois si l'on veut).
Je me fonde sur les premières mesures du lied Auf einer Burg Op.39 n°7 (ici chantées a cappella pour le plus de clarté possible dans ce petit exposé) de Schumann.
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1. Engorgement
L'engorgement est l'usage de la résonance au niveau de la gorge.
On le rencontre plutôt chez les voix graves, qui cherchent à grossir leur son ; c'est d'ailleurs ce que font souvent les gens qui veulent imiter les chanteurs d'opéra pour rire : ils engorgent au maximum. Je l'ai fait de façon peu subtile pour que ce soit audible : on entend bien que tout repose sur la gorge, avec une pression pas très saine au fond de la bouche. On parle aussi, même si ce n'est pas tout à fait la même chose, d'émission laryngée lorsqu'on appuie trop sur la gorge pour pousser le son.
L'engorgement est uniquement une résonance (et non une émission forcée), et la voix qui l'émet peut tout de même être saine, sans forcément appuyer articiellement comme je le fais ici pour forcer le trait.
L'engorgement est très mal vu pour plusieurs raisons :
- il est disgracieux, sonne assez empoté et artificiel ;
- il peut entraîner un forçage laryngé et par conséquent de la fatigue vocale ;
- il empêche les aigus de sortir ;
- et surtout, du point de vue des professeurs de chant qui préparent leurs élèves à la carrière, il fait résonner la voix au mauvais endroit et lui fait manquer les résonateurs faciaux, les os du crâne qui font toute la vigueur du son et lui permettent de passer l'orchestre sur d'autres harmoniques (on parle du masque à cause du lieu de résonance, et il sert à obtenir ces harmoniques appelées formant du chanteur).
Il est néanmoins possible de chanter de façon belle et sonore, comme les grands chanteurs qu'on va tout de suite vous proposer, qui peuvent avoir au demeurant un grand impact vocal (attesté au moins pour Goerne et Borodina).
Les voix slaves orientales (russe et bulgare en particulier), du fait de leur émission parlée naturelle, ont d'ailleurs une nette tendance à l'engorgement, qui n'empêche pas des voix très sonores et tout à fait saines. Mais leur articulation se fait très en arrière, et leur résonance aussi. Chez les Danois en revanche, la langue la plus engorgée d'Europe, cela affecte souvent la qualité du placement du chant.
1.1. Observations pratiques
Matthias Goerne, une voix à la fois glorieuse et très engorgée. Il parvient cependant, plus que dans le masque, à faire résonner sa voix dans tout le corps, ce qui produit un effet assez étonnant de rayonnement dans toute la salle.
;;Franz SCHUBERT - Lob der Tränen D.711 - Matthias Goerne, Graham Johnson (Hyperion)
Hermann Prey, autre baryton très apprécié, une voix bien équilibrée mais légèrement engorgée (on entend des appuis un peu pâteux sur la gorge).
;;Hugo WOLF - Auf ein altes Bild - Hermann Prey, Leonard Hokanson (DGG)
Olga Borodina, superbe mezzo-soprano dont la technique russe arrondit considérablement les sons en jouant sur la gorge, particulièrement pour épaissir les graves. On remarque d'ailleurs que les piani filés, dans cet extrait (en studio, donc avec plusieurs prises si nécessaire), sont plus difficiles à obtenir, ce qui est tout à fait logique, on l'a dit.
;;Giuseppe VERDI - Aida, début de l'acte III - Olga Borodina, Arnold Schönberg Chor, Nikolaus Harnoncourt, Wiener Staatsoper (Teldec)
Ce ne sont au demeurant pas des voix dont on puisse dire qu'elles soient épouvantables, bien au contraire. Mais elles sont objectivement engorgées (autrement dit déséquilibrées dans leur résonance).
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2. Nasalité
La nasalité est l'autre repoussoir, en miroir de l'engorgement. Il s'agit de l'usage d'une résonance dans le nez.
Pour le chant lyrique, on la rencontre de façon assez logique parce qu'en cherchant à 'accrocher le masque', c'est-à-dire à faire vibrer les os de la face (ce qui procure le son intense qui fait passer l'orchestre), on fait facilement résonner les cavités nasales qui se situent avant.
Par ailleurs, l'usage du 'nez' facilite la montée dans les aigus, et c'est pourquoi ce déséquilibre peut s'accentuer chez certaines voix vieillissantes qui perdent de leur ambitus. On les entend en particulier chez les ténors et certains sopranos légers.
L'émission nasale est beaucoup employée pour camper des rôles grotesques ou des méchants caricaturaux. Elle est aussi récurrente dans certaines écoles : les italiens sont toujours légèrement (mais agréablement) nasals (leur langue l'est aussi), ce qui procure un léger brillant à leur voix, certaines vieilles écoles allemandes peuvent l'être (rarement bellement), et bien sûr pour l'école nord-américaine, où elle est très présente, quasiment la technique de base pour accrocher le masque, chez les ténors.
Il existe beaucoup plus de chanteurs nasals que de chanteurs engorgés parmi les professionnels célèbres, tout simplement parce que la nasalité fait mieux rayonner une voix. Elle est mal vue, mais tout de même recherchée avec parcimonie dans les écoles les plus prestigieuses.
D'une manière générale, les chanteurs d'avant 1950 avaient une émission plus haute qui s'appuyait sur un usage raisonné du nez (c'est vrai aussi des orateurs). L'apparition du micro (peut-être via le cinéma) a permis l'exaltation de voix plus rauques et plus engorgées, en particulier chez les hommes.
2.1. Observations pratiques
Le plus célèbre des nez, qui a d'ailleurs récemment incarné Cyrano :
Ruggero LEONCAVALLO - I Pagliacci ("Recitar !") - Plácido Domingo (ténor dramatique), James Levine (RCA)
On entend particulièrement bien dans cet enregistrement la nasalité légendaire de Domingo (qui pousse aussi un peu avec la gorge, mais sans être engorgé, si l'on veut) : entendez la constriction de sa voix qui passe tout entière par le nez dans les aigus (sei tu forse un uoooooooooooooooom !), ou sa façon d'arrondir le son en le faisant passer par 'en-haut' (infarina, applaudira, singhiozzo).
A présent, après cet illustre parrainage procédons pour plus de clarté par tessiture descendante.
2.1.1 Sopranes
Beaucoup de formats très légers, jadis, utilisaient la nasalité pour libérer l'aigu et donner de la rondeur. Parfois, le résultat est juste aigrelet et un peu suranné, comme pour Mado Robin (on entend du souffle qui passe dans la voix, peut-être pour sonner plus populaire dans ce récital de chansons galantes...) :
;;Charles KOECHLIN - Si tu le veux - Mado Robin (EMI)
D'autres fois, ce peut être tout simplement intense, comme ce rayonnement très particulier, cette plénitude légère, ronde et incisive, assez fruitée, qui caractérise Mady Mesplé :
Charles GOUNOD - Roméo et Juliette ("Oui, je veux vivre", valse de Juliette) - Mady Mesplé, Jean-Pierre Marty (EMI)
Pour produire ces sons, elle s'appuie sur son nez, si l'on ose dire. La résonance s'y passe en majorité, si bien que la voix ne sonne pas nasale dans le sens acide du mot, mais bien arrondie grâce à la grande cavité supérieure dont elle fait si bien usage.
Cette caractéristiques, en particulier chez les voix aiguës, était assez universelle à l'époque. Prenons simplement à témoin l'Italie.
;;Domenico CIMAROSA - Il matrimonio segreto ("Le mariage secret") - Graziella Sciutti, Eugenia Ratti, Nino Sanzogno (EMI)
Graziella Sciutti, la première à prendre la parole, est déjà nasale, mais Eugenia Ratti bien plus nettement ; comme Mady Mesplé, elle atteint une certaine plénitude, une grande intensité de timbre et une facilité de l'extension aiguë par ce procédé. En outre, elle peut l'accentuer encore pour les effets comiques (ici la grande soeur jalouse).
On a déjà précisé que cela s'adressait en priorité à des voix légères, mais certains formats plus amples, de grands lyriques en font usage :
;;Richard STRAUSS - Elektra - Daniza Ilitsch, Dmitri Mitropoulos (label Hommage - Florence 1950- on y entendait aussi Anny Konetzni, Martha Mödl et Victor Braun).
On peinerait cela dit à trouver beaucoup d'exemples actuels pour les voix amples. Ruth Ziesak, côté lyrique léger, conserve quelques-unes de ces caractéristiques, mais ce n'est pas le cas de tout le monde, et certainement pas dans les catégories plus graves.
2.1.2 Mezzo-sopranes
Agnes Baltsa est un exemple assez étonnant, héritière d'une certaine école italienne qui émet ses poitrinés sur les notes graves par le nez. C'est assez spectaculaire chez elle - la voix peut aussi bien être ronde et douce que très riche et nasale comme ici. Et ce, dans les mêmes rôles d'une année sur l'autre.
;;Richard STRAUSS - Elektra - Agnes Baltsa, Seiji Ozawa (Florence 2008, radio italienne - on y entendait aussi Susan Bullock, Christine Goerke, Stanford Olsen et Matthias Goerne).
2.1.3 Contre-ténors
Chez les contre-ténors aussi, on peut rencontrer des déséquilibres en direction du nez, mais ce sera nettement plus rare, Dominique Visse constituant tout à la fois un archétype et un hapax.
;;Emmanuel CHABRIER - L'Enfant - Dominique Visse, Kazuoki Fujii (King).
Evidemment, il a beaucoup chanté les rôles de caractère (autrement dit les rôles à effets, souvent comiques), puisque la nasalité est typique de ces rôles (on la considère en effet comme incompatible avec la noblesse, et on l'utilise énormément pour accentuer le ridicule de personnages bouffons). Mais j'ai privilégié pour cette notule les emplois sérieux de voix qui chantent ainsi toutes l'année, pas seulement lorsqu'il faut faire rire.
2.1.4 Ténors
Gerhard Stolze est exactement dans la même situation. Pourtant, cet histrion de premier plan, lorsqu'il ne se sentait pas obligé de surarticuler ses intentions de méchants minables, disposait d'une voix magnifique comme on l'entend ici (en David).
;;Richard WAGNER - Die Meistersinger von Nürnberg ("Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg") - Gerhard Stolze, André Cluytens (repiquage Walhall - on entend aussi Wolfgang Windgassen dans des répliques isolées).
Une voix très timbrée, très souple, pleine, intense... Extrêmement nasale, mais avec un rayonnement doux qui caractérise le meilleur emploi de ce déséquilibre. Pas d'harmoniques parasites comme chez Domingo ou Vickers.
Un certain nombre de voix réputées idéalement placées ont d'ailleurs, en particulier pour l'école italienne, de fortes résonances nasales, comme le parangon de la catégorie "voix saine", Juan Diego Flórez :
;;Vincenzo BELLINI - Il Pirata ("Le Pirate"), "Per te di vane lagrime" - Juan Diego Flórez, Roberto Abbado (Decca).
Chez les Américains du Nord aussi, on l'a dit, c'est la norme, de façon plus ou moins élégante :
Arnold SCHÖNBERG - Die Gurrelieder, "Ross ! Mein Ross !" - Ben Heppner, James Levine (Oehms).
C'est une façon, sans doute erronée vu les grimaces vocales que cela engendre, de recherche les résonances faciales. Cela tient aussi à la langue nordaméricaine, assez nasale dès le départ.
Le plus impressionnant dans ce déplacement vers plus de nasalité est sans le moindre doute Jon Vickers, à partir des années soixante ; auparavant la voix était superbement équilibrée, et puis, très rapidement, le nez a pris le pas sur tout le reste, ce qui se percevait jusque dans ses mimiques crispées du visage.
;;Franz SCHUBERT - Die Winterreise ("Le Voyage d'Hiver"), "Die greise Kopf" ("Le vieux chef") - Jon Vickers, Geoffrey Parsons (EMI).
2.1.5 Barytons
Le cas est moins fréquent chez les barytons, chez qui l'on trouvera plutôt cette habitude chez les grands ancêtres :
;;Hector BERLIOZ - La Damnation de Faust, "Près de la maison de celui qui t'adore" - Charles Panzéra (domaine public).
2.1.6 Basses
Pour les basses, alors que les Italiens ont tendance à engorger (Furlanetto, Colombara...), sans parler des Anglais (Miles, Lloyd...), pour donner l'impression d'une voix majestueuse, l'école germanique (et finnoise qui lui est apparentée) utilise beaucoup la nasalité pour ses voix les plus graves.
Pour le meilleur :
;;Ludwig van BEETHOVEN - Neuvième Symphonie - Kurt Moll, Leonard Bernstein (DG).
avec la voix ronde et glorieuse de Kurt Moll, ici tenant une partie de baryton avec un moelleux invraisemblable, et disposant de la même plénitude jusque dans le grave.
Et pour le moins meilleur :
;;Wolfgang Amadeus MOZART - Die Zauberflöte ("La Flûte enchantée") - Matti Salminen, Nikolaus Harnoncourt (Warner Classics - réédition du fonds Teldec).
avec la voix toujours contrainte de Matti Salminen, ample en salle, mais qui sonne très étroite, comme limitée au nez, au disque.
2.1.7 Types de nasalité
On peut donc, dans notre bref parcours, établir trois types de nasalité :
- une nasalité parasite, utilisée de façon disgracieuse par les chanteurs pour monter ou 'accrocher le masque' (chez les amateurs, en particulier débutants, on trouve aussi des nasalités malsaines, mal placées, mais c'est encore autre chose) ;
- une nasalité-plénitude, qui obtient des sons très ronds en se fondant sur une technique qui utilise beaucoup les fosses nasales (cette technique s'utilise peu aujourd'hui, cette couleur vocale n'est plus valorisée) ;
- une nasalité secondaire, qui provient assez naturellement de la résonance faciale, proche des cavités nasales : celle, légère, qu'on trouve chez les voix brillantes et bien placées, en particulier de type italien.
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3. Ou bien
On peut en profiter pour indiquer un autre type de placement, qui n'empêche pas l'emploi de l'un ou l'autre des déséquilibres que l'on a décrits. On peut parfois entendre parler d'un son placé 'dans les joues', ce qui est mal vu et désigne un son qui semble se concentrer dans la bouche, mais qui produit en général un son rond et intense. Si les joues sont les seuls résonateurs, évidemment on n'entendra rien, mais cette impression de 'bajoues' n'empêche absolument pas de très bien chanter, bien au contraire : c'est souvent de pair avec un placement assez dynamique et une belle présence vocale.
L'exemple le plus célèbre est bien sûr la façon particulier de 'tuber' de Callas, souvent mal imitée (d'où, peut-être, la défiance contre cette technique) :
;;Giuseppe VERDI - Un ballo in maschera ("Un bal masqué"), "Morrò, ma prima in grazia" - Maria Callas, Antonino Votto (EMI).
Et, plus récemment, Jennifer Larmore, qui utilise cette posture vocale de façon assez spectaculaire :
;;Hector BERLIOZ - La Damnation de Faust, "D'amour l'ardente flamme" - Jennifer Larmore, Bertrand de Billy (Warner Classics, ex-Teldec).
Enfin Sonia Prina, dotée d'un véritable impact physique, utilise aussi ce gros son qui assure un superbe halo en salle :
;;Antonio VIVALDI - Il Farnace, "Sorge l'irato nembo" - Sonia Prina, Jordi Savall (Alia Vox).
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4. En guise de conclusion
On espère avoir un brin clarifié ces questions d'équilibre.
Il s'agit ici du lieu de résonance de la voix ; on abordera une autre fois la question du placement du formant et celle de la voix mixte.
Pour retrouver nos notules explicatives sur tous sujets, vous pouvez vous reporter à cette section de l'index.
Commentaires
1. Le vendredi 22 janvier 2010 à , par Jorge :: site
2. Le vendredi 22 janvier 2010 à , par DavidLeMarrec
3. Le mercredi 11 mai 2011 à , par La Stupenda
4. Le mercredi 11 mai 2011 à , par La Stupenda
5. Le mercredi 11 mai 2011 à , par DavidLeMarrec
6. Le jeudi 7 juillet 2011 à , par math
7. Le jeudi 7 juillet 2011 à , par DavidLeMarrec
8. Le jeudi 23 août 2012 à , par Sandrine
9. Le dimanche 26 août 2012 à , par DavidLeMarrec
10. Le dimanche 26 août 2012 à , par Sandrine
11. Le dimanche 26 août 2012 à , par DavidLeMarrec
12. Le dimanche 26 août 2012 à , par Sandrine
13. Le dimanche 26 août 2012 à , par DavidLeMarrec
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