À l'occasion du récent concert (que j'ai raté, abandonné sur les falaises de la Seine par le TÀD meulanais qui n'a pas honoré son engagement…) et à l'annonce du prochain disque, je place ici un petit mot sur Oskar Posa, compositeur viennois au cœur du meilleur milieu musical d'alors, programmé dans les concerts auprès de Mahler et Schönberg, et vanté par ses contemporains pour sa science harmonique.
De fait, sans du tout moduler de façon histrionique ni utiliser d'accords très chargés, il renouvelle sans cesse ses couleurs, et dès qu'une idée a été exploitée, il la fait évoluer et la relance. Pas de surplace, de remplissage, d'expédients… de la musique pure qui coule à débit très élevé.
Les lieder Op.6 sont très beaux, mais la Sonate violon-piano est vraiment une splendeur vertigineuse, d'un lyrisme à la fois direct et sophistiqué, reposant sur le réemploi ininterrompu de son motif-matrice et se relançant sans cesse sans jamais interrompre son flux de mélodies et d'idées. Le premier mouvement est d'une griserie incroyable : je n'ai pu jouer que la partie piano, faute de violoniste volontaire à proximité, mais je la tiens tout de même pour une des meilleures sonates (pour piano !) du répertoire. (Son final, où la basse travaille toujours le motif principiel sans jamais se limiter à un simple accompagnement, avait rendu Julius Röntgen complètement hystérique d'admiration !) C'est devenu une œuvre que je me rejoue régulièrement – en tout cas le premier mouvement, les autres ont davantage besoin du violon et sont beaucoup plus exigeants en travail pour sonner convenablement.
Les lieder, la sonate (et davantage encore, je crois) seront de toute façon au programme du disque qui inaugurera le label voilà records.
Ma gratitude d'auditeur à Olivier Lalane qui a mis ces dernières années tout son temps libre, sa curiosité, ses finances au service de la remise en circulation de ce corpus extraordinaire au sens le plus strict. La musique a besoin de missionnaires de son calibre.
Longtemps attendue, plusieurs fois reportée (départ de Harding, année
sabbatique, covid…), la voici, cette Huitième, ultime maillon de
l'intégrale Harding !
Johanni
van Oostrum, soprano
Sarah Wegener, soprano
Johanna Wallroth, soprano
Jamie Barton, mezzo-soprano
Marie-Andrée Bouchard Lesieur, mezzo-soprano
Andrew Staples, ténor
Christopher Maltman, baryton
Tareq Nazmi, basse
--
Chœur d'enfants de l'Orchestre de Paris
La Maîtrise de Paris du CRR de Paris
Le Jeune Chœur de Paris du CRR de Paris
Chœur de l'Orchestre de Paris
--
Orchestre du Conservatoire de Paris
Orchestre de Paris
--
Richard Wilberforce, chef de choeur
Edwige Parat, cheffe de choeur
Rémi Aguirre Zubiri, chef de choeur associé
Edwin Baudo, chef de choeur associé
Désirée Pannetier, cheffe de choeur associée
Béatrice Warcollier, cheffe de choeur associée
--
Daniel Harding , direction
Je n'avais jamais vu, depuis les débuts de la Philharmonie, un concert
qui reste affiché complet pendant des
mois. Au sein d'un remplissage globalement plus difficile, cette
saison les concerts se sont vraiment polarisés, avec Boston vide au
tiers mais Stockhausen et Mahler 8 pleins dès le premier jour
d'ouverture des réservations, et sans aucun retour de place pendant des
mois, quasiment jusqu'à la date du concert !
On profite à plein (si l'on est bien placé) des qualités de la salle Pierre Boulez :
l'ampleur douce qui saisit d'emblée, grâce aux balcons-nuages qui
laissent le son remonter par devant et par derrière, c'est une
expérience physique assez exceptionnelle.
Pour autant, je me fais la même réflexion à chaque fois pour les très
grandes œuvres de ce type : on a besoin du concert pour en ressentir l'impact physique, mais on a aussi
grand besoin du disque pour entendre précisément ce qui s'y
passe – avec toutes ces informations sonores et ce volume, le détail
finit par se brouiller, si bien que l'on entend surtout la mélodie et
quelques motifs épars, très loin de la richesse réelle de l'écriture.
Au disque, on se rend compte qu'il manque la sensation d'ampleur
titanesque, les différences d'échelle entre pianissimi d'un fragment
d'orchestre et fortissimi des
tutti, mais en salle, il faut
bien admettre qu'on n'entend pas très bien le détail de ce qui se passe
; et vu la densité en motifs, assez complexe, de cette Huitième, on ne
peut vraiment pas comprendre sa construction sans un passage par
l'étude ou par le disque. Paradoxe difficile à intégrer
émotionnellement.
Très belle interprétation lumineuse,
en particulier du Prélude de la seconde partie, parfaitement étagé,
très intensément habité. Le choix de chœurs amateurs permet d'éviter
d'écraser l'orchestre sous des harmoniques de solistes, et de proposer
un fondu doux que je trouve toujours très convaincant. On perçoit
toutefois la différence entre le Chœur de l'Orchestre de Paris
(aux couleurs limpides) et la fusion de cette formation avec le Jeune Chœur de Paris, formé
d'étudiants au CRR de Paris, dont les voix ne sont pas pleinement
développés – les timbres sont plus ternes et opaques (on entend que ça
pousse un peu chez les ténors) et la diction moins nette qu'à
l'accoutumée. Pour autant, vu l'ampleur de l'œuvre, le choix de voix
pas totalement charpentées est un excellent choix d'équilibre.
Impressionné par ailleurs par Jamie
Barton (alto 1 & Samaritaine) et Christopher Maltman (Pater
Ecstaticus) qui sefont aisément entendre dans cette
salle défavorable, et environnés de ces masses orchestrales et
chorales.
Rêveries – Passions
Un spectateur qui venait pour la première fois (mené par une amie très
informée sur l'œuvre et la production) se met, tout joyeux, à entonner
un chant de stade pendant les saluts. Et je me prends à rêver :
j'aimerais beaucoup entendre, sur le modèle des ländler mahlériens, un
compositeur construire une grande
symphonie épique à partir de motifs tirés de Gloria Gaynor, de Nous sommes les Bordelais ou de Les Marseillais, on va les ***… Ce
serait à coup sûr très réjouissant – et la matière simple et
reconnaissable permettrait de produire quelque chose de très personnel
et ambitieux.
Je n'ai pas les moyens compositionnels pour composer une symphonie de
Mahler, mais si un jour cela advient, je suis assez motivé par la
démarche !
(Sinon, plus prévisiblement, je me suis pris à rêver, pendant le
concert, d'une version à un par
partie, où l'on pourrait bien mieux entendre les différentes
composantes de chaque ensemble, tout en conservant un effet de masse
non négligeable ! Mais je suppose qu'il ne faut y voir qu'une des
nombreuses marques de la perversion de mon esprit malade.)
Coup de cœur considérable pour la nouvelle intégrale
des symphonies de Franz Schmidt chez Accentus Music ! On
disposait pourtant de la belle version chaleureuse de Vasily Sinaisky avec Malmø,
très ronde mais lisible, et de celle, plus articulée et spectaculaire, de Paavo Järvi avec la Radio de
Francfort. Pourtant la BBC du
Pays de Galles avec Johathan Berman offre des satisfactions
inattendues, en particulier dans la Deuxième Symphonie (les quatre sont
des œuvres extraordinaires, mais celle-ci est vraiment la plus proche
de mon cœur), où la clarté des bois
fait merveille, et où la conduite de
la tension est d'une telle évidence qu'on a l'impression,
pendant toute la symphonie, de se trouver à l'acmé d'un poème
symphonique de Richard Strauss, par la pléthore
des voix, la générosité de l'invention
harmonique et le savoir-faire d'une tension cinétique qui ne s'abaisse
jamais.
Je la tenais déjà pour une des plus belles
symphonies du répertoire, mais jouée ainsi, elle irradie de lumière et
révèle toute ses beautés ; toutes les parties dont je ne percevais pas
précisément la fonction – dans le contrepoint comme dans le déroulé du
discours – paraissent désormais d'une évidence indispensable.
La Deuxième Symphonie est
vraiment une œuvre de lumière, assez primesautière et souriante, malgré
ses aspects momentanément épiques – ce qui est plutôt rare dans ce
genre de langage « décadent ».
J'aime beaucoup aussi la version Leinsdorf avec Vienne –
pour Schmidt viril et rayonnant, non sans délicatesses (ce début tendre
!). Bychkov avec Vienne
est très bien également, mais m'a paru pendant mes multiples réécoutes
plus traditionnel, moins intimement lié à la substance de cette musique
– qui a décidément fait sa place au sein du répertoire pourtant assez
standardisé du Philharmonique de Vienne !
La Première Symphonie représente
une sorte de synthèse ultime du postromantisme, particulièrement
généreuse quoique un peu moins personnelle. Elle paraît moins urgente
que chez Järvi (et
même, je crois, Sinaisky),
qui a davantage d'angles et de démesure ; mais à la troisième réécoute,
je suis à nouveau sensible à la place faite aux vents, et il n'est pas
impossible qu'elle deviennent vite un incontournable personnel dans
cette version.
En revanche la Troisième,
autre symphonie aux affects assez positifs, mais moins expansive
mélodiquement et moins colorée, est remarquablement aboutie chez Berman-Wales, peut-être même la
meilleure version disponible à mon gré.
Pour la Quatrième, la
concurrence est féroce, beaucoup de très belles versions, y compris
hors intégrale (Mehta
très coloré avec Vienne, K.
Petrenko très cursif et élancé comme toujours…), mais j'aime
énormément l'évidence avec laquelle Berman
se meut dans ce massif assez touffu, et aussi la lumière qu'on sent
poindre dans une œuvre totalement immergée dans le désespoir (plutôt un
désespoir doux qu'un désespoir violent, certes). Probablement la
version que j'ai le plus aimée, mais il y a quantité d'autres approches
possibles et d'égale valeur (notamment la perfection très nette de P. Järvi avec Francfort).
(Je précise qu'il existe aussi une intégrale Neeme Järvi avec Chicago &
Detroit, mais je la trouve, comme la plupart de ses intégrales,
un peu ronde, neutre et pas très urgente, même si elle s'écoute très
bien.)
Il s'agit de l'unique disque de Jonathan
Berman que j'ai pu trouver, et ce qu'il tire de ces partitions
(vraiment le meilleur de ce qui est écrit) et de cet orchestre de radio
provincial – dont le niveau a certes beaucoup monté ces dernières
années, mais dont il fait réellement, le temps de cet enregistrement,
le meilleur orchestre du monde – me donne très envie de l'entendre
partout ailleurs.
[Quel dommage que les orchestres les plus en vue s'arrachent la poignée
de (très bons chefs) qui ne sont pas du tout les meilleurs, et que
quelques très grands, capables de transfigurer des phalanges quels que
soient leurs moyens, restent dans des postes intermédiaires, voire dans
la précarité. Que Günter Neuhold n'ait pas été accaparé par les plus
grandes maisons d'opéra, que Gerorge Cleve n'ait jamais eu un poste
permanent prestigieux, que Max Pommer soit resté sagement Kapellmeister
de son petit pré carré, que William Le Sage ne soit pas invité par les
meilleurs orchestres… voilà tant d'énigmes, lorsque des chefs certes
talentueux mais beaucoup moins singuliers et/ou charismatiques (ils
sont suffisamment couverts de lauriers pour que je puisse me permettre
de suggérer Nelsons, Alsop, Muti, Welser-Möst… je les aime bien, mais à
mon sens ils ne jouent pas dans la même cour…) accaparent les meilleurs
postes.]
En tout cas des symphonies et une version à découvrir absolument
Pour ceux qui hésitent sur les versions à écouter, petit résumé mes
conseils en matière de symphonies individuellement – mais ça ne vaut
que très subjectivement, raison pour laquelle j'ai tâché de préciser
les qualités de chacune supra
:
SYMPHONIE
N°1
1. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
2. Vasily Sinaisky & Malmö
3. Jonathan Berman & BBC Wales
4. Neeme Järvi & Detroit
SYMPHONIE N°2
1. Jonathan Berman & BBC Wales
2. Vasily Sinaisky & Malmö
3. Erich Leinsdorf & Ph. Vienne
4. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
5. Semyon Bychkov & Ph. Vienne
6. Neeme Järvi & Chicago
SYMPHONIE N°3
1. Jonathan Berman & BBC Wales
2. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
3. Vasily Sinaisky & Malmö
4. Neeme Järvi & Chicago
SYMPHONIE N°4
1. Jonathan Berman & BBC Wales
2. Paavo Järvi & Radio Frankfurt
3. Vasily Sinaisky & Malmö
4. Kirill Petrenko & Ph. Berlin
5. Zubin Mehta & Ph. Vienne
6. Neeme Järvi & Detroit
(Ah, et aussi un opéra fabuleux, mais ça vous aurait pas autant incité à cliquer, avouez.) (Note pour 2021 : mettre davantage les mots « morts-vivants » et « apocalypse nucléaire » dans mes titres.)
Voici une notule que je vous invite tout particulièrement à lire en entier. (Attention, plot twists à prévoir.)
[[]]
Le début de Das Schloß Dürande,
version Venzago.
Chapitre I – Il Davidde
deluso
En 2018, événement : la résurrection de Das Schloß Dürande,
opéra tardif d'Othmar Schoeck d'après le roman d'Eichendorff.
L'entreprise est menée par Mario Venzago, directeur musical du
Symphonique de Berne.
Mais voilà : il s'avère que le texte n'est pas le
livret d'origine, mais une réécriture, décidée par un collectif
universitaire de berne, coordonné par Thomas Gartmann. Schoeck a fait
représenter son œuvre (débutée avant la guerre mondiale) pour la
première fois dans le Berlin de 1943, compromission (pas du tout
idéologiste, mais concrète) inacceptable qui rendrait impossible
d'écouter à nouveau l'œuvre, et le livret serait trop connoté. Si mon
amour pour les bidouillages
me place au-dessus de tout soupçon de psychorigidité en matière
d'interprétation et d'arrangements, j'étais tout de même assez
mécontent de découvrir ceci. Pour de multiples raisons, que ne me
paraissent pas toutes dérisoires.
1) J'espérais une résurrection de
l'œuvre depuis longtemps, après en avoir entendu des extraits
totalement exaltants… et je me rends compte que non seulement ce n'est
pas la véritable œuvre que j'entends, mais qu'on me théorise que de
toute façon personne ne remontera jamais la version originale. Du coup,
pourquoi ne pas avoir fait l'effort, pour ce hapax, de remonter la version
authentique de Schoeck ?
Mon mouvement d'humeur s'est un peu apaisé depuis : je n'ai découvert
qu'en préparant cette notule qu'il en existe en réalité déjà deux
versions captées.
a) Une publication
commerciale intégrale (que je croyais seulement fragmentaire !) de la
bande radio de 1943 – certes chez un label qui repique à la louche,
pratique des coupes indéfendables pour comprimer en 2 CDs, n'inclut
aucune notice et encore moins livret… les gars sont capables de publier
une Walkyrie en deux disques… Mais cela existe.
b) Sans doute une bande radio de Gerd Albrecht en
1993– version remaniée du vivant de Schoeck et coupée pour être montée
sur scène, comme le faisait souvent Albrecht avec les musiques qu'il
défendait.
2) En tant qu'amateur d'art,
d'histoire, de musiques anciennes, j'ai envie de connaître l'objet
d'origine, de pouvoir le replacer dans son contexte, d'entendre les
échos (et au besoin les tensions, les contradictions) entre l'auteur et
son époque. En proposant une œuvre composite, on me met face à de la
musique certes sublime, mais hors sol (elle ne tombe pas sur les mots
qu'a connus l'auteur, et Venzago a même retravaillé les rythmes pour
coller au nouveau livret !).
Je suis tout à fait intéressé par des propositions alternatives, mais
pour le seul disque disponible (car l'autre publication, dans un son
ancien, confidentielle et sans livret, est épuisée depuis longtemps),
n'avoir qu'une version retravaillée, c'est vraiment dommage – tout ce
que la postérité aura, c'est un bidouillage dont l'auditeur ne sera
jamais trop sûr des contours.
3) Surtout, ce qui m'a réellement
scandalisé, c'est l'argumentaire qui l'accompagnait.
a) Argumentaire
esthétique : « de toute façon le livret n'était pas bon ». Pour les
raisons précédemment évoquées, j'aimerais qu'on me laisse en juger !
b) Argumentaire politique, celui que je trouve le
plus insupportable. Il y aurait (j'y reviens plus tard) un lexique qui
à l'époque évoquait la phraséologie nazie, donc on ne peut pas le
monter sur scène. Qu'en tant que citoyen, on suppose que monter un
opéra qui contienne les mots Heimat
ou Blut
(oui, ce sont vraiment les exemples retenus dans la notice de Thomas
Gartmann !) me change instantanément en racialiste buveur de sang, je
me sens profondément insulté.
Toutefois, le résultat demeure très enthousiasmant, un des disques de
l'année 2020, et bien au delà – je reparlerai plus loin du détail. Je
m'en suis bruyamment réjoui.
Photographie (Sebastian Stolz) de la production de Meiningen
(novembre 2019) qui a suivi le concert de Berne.
[[]]
Gabriele et les pierreries (acte II), version Venzago.
Chapitre II – Le passé
dérobé
Je m'en suis bruyamment réjoui, oui. Et j'ai dit mon humeur.
Cette notule était censée faire écho à ma perplexité face à cet air du
temps… Je trouve salutaire qu'on ne déifie plus les grands hommes du
passé et qu'on rende à ceux que nous admirons pour d'autres raisons
leurs vilains traits racistes, misogynes, mégalomanes… mais ne puis me
résoudre à comprendre que nous les jugions ou pis, les effacions de la
mémoire collective – comme si seul ce qui est identique à nous-mêmes et
à notre opinion du jour pouvait être intéressant. Comme si le passé,
fût-il imparfait, ne pouvait apporter ses satisfactions et ses
enseignements.
La question légitime du regard critique sur le passé (un philosophe des
Lumières misogyne, un politicien émancipateur qui vit au milieu de ses
esclaves, un général vénéré comme un faiseur de paix…) mérite le débat,
et non l'iconoclasme en son sens le plus concret, l'effacement du
passé, le rejet sans nuance de tout ce qui nous est différent.
Le comble de la stupidité s'est incarné devant moi à
la Sorbonne, le 25 mars 2019, lorsqu'un groupe d'étudiants militants –
et manifestement plutôt incultes – s'était infiltré pour empêcher la
représentation par d'une mise en scène des Suppliantes
d'Euripide s'inspirant de la tradition antique sous l'égide de Philippe
Brunet, spécialiste éprouvé de la question. Certaines comédiennes
portaient un maquillage sombre, ce qui se serait apparenté à un blackface – car, bien sûr,
Euripide a tout volé aux chansonniers américains du XIXe siècle.
(Outre l'incohérence chronologique / culturelle de
cette hantise du blackface,
je trouve absolument invraisemblable d'accepter d'habiller des femmes
en homme, de faire de gros Falstaff avec des coussins sur le ventre, de
mettre des valides en fauteuil roulant, mais d'interdire absolument de
rappeler, dans des œuvres dont ce peut être un ressort capital – et un
joli symbole – comme Aida,
sorte de Roméo & Juliette
égyptien interethnique, qu'il existe des gens noirs. Ou alors il
faudrait cantonner les interprètes à leur couleur de peau et leur
phyique, et les noirs n'y seraient pas gagnants – sans parler de la
quête de sopranos dramatiques de seize ans pour faire Isolde…)
D'une manière générale, et ceci concerne le cas de notre livret, ne pas
faire la différence entre la défense d'une théorie racialiste (« les
noirs sont inférieurs aux blancs »), les motifs qui peuvent rappeler
cette théorie (comme le blackface ou
le vocabulaire utilisé par les nazis, qu'on peut employer dans plein
d'autres contextes qui ne sous-entendent aucune infériorité), et la
capacité des gens à ne pas être racistes même s'ils utilisent mal
certains mots (aux USA, le mot race
reste consacré dans le langage courant, à commencer par ceux qui ne
sont absolument pas des racists)
demeure un problème de notre temps.
Et autant le blackface reste
une coquetterie de mise en scène dont je me passe très bien si cela
peut ménager les sensibilités, autant récrire des œuvres me gêne
vraiment. Pas si ce sont des œuvres disponibles par ailleurs (qu'il
existe une traduction amendée des Dix
petits nègres
ne lèse personne, chacun peut choisir la version de son choix), mais
pour un opéra qui ne sera diffusé que par le biais de ces
représentations et de ce disque, c'est prendre une responsabilité
considérable dans l'occultation de l'histoire des arts.
Se pose ainsi la question de la documentation historique : si l'on
récrit Mein Kampf
en remplaçant toutes les occurrences de « ce sont des êtres inférieurs
» par « on voudrait leur faire des bisous », on risque de passer à côté
du sujet. (Et ce n'est même pas un point Godwin, puisqu'il est
précisément question d'affleurements nazis dans ce livret…)
En somme, j'aurais beaucoup aimé pouvoir découvrir l'œuvre originale
d'abord, et disposer de refontes fantaisistes ensuite, ce qui ne me
paraissait pas trop demander : ce livret ne contient pas de manifeste
nazi ; les fascistes ne gouvernent pas le monde ; les spectateurs sont
capables de ne pas devenir instantanément des chemises brunes parce
qu'il est écrit Feuerquelle
(« jet de feu »)…
Schoeck dirige à Lucerne
l'Orchestre de la Scala de Milan (1941).
(Une des illustrations saisissantes que j'ai empruntées à la Neue
Zürcher Zeitung.)
[[]]
Malédiction de Penthésilée, Penthesilea
version Venzago.
Chapitre III – La
puissance de ma colère
Et j'ai donc partagé avec mes camarades mon excitation et ma
réprobation, que je réaménage ici en lui conservant toute sa véhémence
échevelée.
Vous pouvez aussi consulter la notice complète (lien vers le site de l'éditeur
Claves) pour vous faire votre propre opinion.
Je ne comprenais pas pourquoi
j'avais entendu le thème mais pas le texte du duo emblématique « Heil
dir, du Feuerquelle ».
Comme ils trouvaient le texte «
lexicalement trop nazi », le groupe scientifique en charge de cette
résurrection a embauché un librettiste – qui a bidouillé le texte pour
le rendre plus acceptable.
Celui-ci a donc réintégré de gros
bouts d'Eichendorff dedans (ce qui se défend), en prenant en certains
endroits le contrepied de la littéralité du livret d'origine, pas
simplement en expurgeant de mots trop connotés « comme Heil », dit la
notice ! Sérieux, vous êtes allemands et vous n'avez entendu Heil
que dans les films de nazis ?? J'attends avec impatience
l'argumentation sur la censure du final de Fidelio et de l'Hymne à sainte Cécile de Purcell…
Je trouve assez aberrant, lorsqu'on
est dans une démarche patrimoniale (c'est un partenariat avec
l'Université de Bern), de bidouiller une œuvre, alors que justement,
quand on a le texte d'origine, on peut se faire une représentation des
idées du temps, on peut débattre des présupposés idéologiques… D'autant
que Schoeck n'est pas précisément un compositeur de cantates
aryanisantes sur des accords parfaits – et vu qu'il n'y a plus guère de
nazis, on ne peut même pas dire qu'on risque de servir la soupe à un
parti actuel menaçant…
À l'écoute avec le livret, c'est
encore plus saugrenu : à cause des inclusions (non adaptées… mais qu'a
fichu le nouveau librettiste ?) les personnages se mettent à parler
d'eux-mêmes à la troisième personne – typiquement Gabriele, pendant sa
scène d'amour ou lorsque son frère les surprend, décrit ses propres
actions : « Gabrielle tint fermement son bras, le fixant d'un air de
défi ». Les têtes d'œuf de Bern, ils ont trop cru Eichendorff c'était
une interview d'Alain Delon !
Le problème est que l'argumentaire
du conseil scientifique de l'Université de Berne, pour justifier cette
démarche, porte largement le fer sur le plan littéraire… de façon assez
peu brillante. (En tout cas dans le compte-rendu de Gartmann publié
dans la notice, je ne doute pas que leurs débats furent plus riches.)
Je vous laisse juge :
“Heil
dir, du Feuerquelle,
Der Heimat Sonnenblut!
Ich trinke und küsse die Stelle,
Wo deine Lippen geruht!”
→ “Heil”, “Feuerquelle”, “Heimat”,
“Sonnenblut” – all these are core words in the vocabulary of the Third
Reich (the Lingua Tertii Imperiias
Victor Klemperer called it). They are here condensed in a pathosladen
context and intensified by the exclamation marks and the end rhymes.
The alliteration “Heil – Heimat”, with its echoes of Stabreim, serves
to dot the i’s, as it were. The second half of the strophe is
pedestrian, pretentious and crassly different in tone. These four lines
alone demonstrate how the duo of Burte and Schoeck accommodated
themselves to the Nazi regime and how the vocabulary, pathos, rhymes
and linguistic banalities of the text disqualified their opera for
later generations. The solution proposed by Micieli is radically
different – it is a kind of textual counter-proposition, though one
that actually reflects the pianissimo that Schoeck wrote in his score
at this point.
→ These four lines alone demonstrate
how the duo of Burte and Schoeck accommodated themselves to the Nazi
regime.
Je suis prêt à entendre l'argument
qu'un opéra proto-nazi soit difficile à encaisser pour un public
germanique (mais pourquoi joue-t-on toujours Orff, loue-t-on les
enregistrements de Böhm et Karajan, témoignages autrement vifs, me
semble-t-il, de l'univers nazifié ?), et mieux vaut cette tripatouille
que de ne pas rejouer l'œuvre, commele Saint Christophe
de d'Indy (toujours présenté comme un texte insupportablement
antisément… je n'en ai pas fini la lecture, mais je n'ai pour l'instant
rien repéré de tel…)
Mais Heimat
? Les allitérations en [h] ? Les points d'exclamation
? Les rythmes et les banalités linguistiques… nazies ?
Qu'on
n'ait pas eu envie de donner la dernière tirade de Sachs après la
guerre, je comprends, mais récrire un livret en 2018 parce qu'il y a
des mots comme Heimat et des
points d'exclamation, j'avoue que ça m'échappe vigoureusement.
La démarche d'avoir dénazifié le
livret, qui pouvait paraître légitime, est expliquée, dans le détail
par un jugement littéraire sur la qualité des rimes (qu'on a simplement
retirées, pas remplacées, en fait
d'enrichissement…). Cela démonétise même la justification de départ,
accumulant «
le texte a été créé au mauvais endroit au mauvais moment », « on ne
peut plus représenter ça, et c'est tant mieux », « de
toute façon le livret est mauvais » dans un désordre assez peu
rigoureux. On a l'impression que les gars ont besoin de convoquer des
arguments totalement hétéroclites pour empêcher à tout prix qu'on
puisse entendre son livret, parce que ça pourrait déclencher la venue
de l'Antéchrist… On n'est pas des niais, ce n'est
pas parce qu'il y a une idéologie qui préside à un livret qu'on va
rentrer à la maison pour brûler nos voisins sémites le soir… En
revanche, disposer d'œuvres données en contexte, ça permet d'informer,
de nourrir la curiosité… j'ai envie de voir ce qu'on représentait en 43
à Berlin, même si c'est un peu dérangeant – car je perçois davantage
des allusions, un registre lexical, qu'une apologie articulée de
quelque sorte que ce soit.
Je l'aurais sans doute mieux
accepté si l'on m'avait dit : « ce pourrait être violent pour le public
encore marqué par cet héritage, on a bidouillé, c'est mal mais c'était
la condition ». Plutôt que d'inventer des justifications esthétiques et
de les mêler à du commentaire composé de seconde…
Convoquer la versification, tout de même – le
fameux mètre Himmler ? la rime croisée-de-Speer ? – pour attester de sa
nazité, ça me laisse assez interdit.
Avec leur raisonnement, je me
demande dans quel état on jouerait les opéras de Verdi et bien sûr
Wagner.
(Au demeurant, ça reste le meilleur
disque paru depuis un an voire davantage, donc si c'est le prix pour
avoir cet opéra et cette version, je l'accepte volontiers.) Car l'essentiel reste qu'on ait
l'opéra, dans une version exportable (il y a ensuite eu une version
scénique, à Meiningen en 2019), et sur disque ; mais me voilà frustré,
ils n'ont pas mis en italique les parties du livret qui ont été
modifiées, et comme ils se vantent d'avoir inversé la signification de
certains passages, changé les psychologies des personnages, etc. – je
ne suis plus trop sûr de ce que j'écoute.
D'autant que, pour ce que j'en
avais lu en cherchant des infos sur l'œuvre, Schoeck a été boudé à son
retour en Suisse parce qu'il était resté faire de la musique alors que
l'Allemagne hitlérienne était ce qu'elle était, mais personne ne l'a
accusé de collaborer – juste d'avoir été imperméable à de plus grands
enjeux que sa musique.
Que le vocabulaire puisse mettre
mal à l'aise est autre chose (dans Fierrabras
de
Schubert, il est devenu courant de remplacer l'épée du chef (« Führer
») par celle du roi (« König »), quitte à saccager la rime. Pourquoi
pas, ce n'est qu'un détail ponctuel, on pouvait faire ça. (Même si,
enlever des références nazies dans du Schubert, là aussi je reste
plutôt perplexe.)
Pour couronner le tout, le chef
d'orchestre a récrit les rythmes pour s'adapter au nouveau poème, ils
ont tout de bon recomposé un nouvel opéra (60% du texte !). Et comme
les extraits du roman d'Eichendorff étaient trop bavards, il a fait
chanter simultanément certains extraits par les personnages…
Cela dit, une fois informé, cette
part de la démarche ne m'est pas antipathique : si le livret est
vraiment mauvais (je pressens hélas que leur avis est d'abord
idéologique), essayer de réadapter la musique en puisant directement
dans Eichendorff, ce fait plutôt envie. C'est un exercice de bricolage
auquel je me suis plusieurs fois prêté, et qui donne parfois de beaux
résultats par des rencontres imprévues entre deux arts qui, sans avoir
été pensés ensemble, se nourrissent réciproquement. Cela a aussi permis de remonter
l'œuvre, et potentiellement d'éviter de compromettre sa reprise. Le
livret d'arrivée, malgré ses défauts, fonctionne très décemment, et la
musique absolument splendide ne peut qu'inciter à franchir le pas. On
ne peut pas trop râler. (Mais je n'aime quand même pas beaucoup qu'on
me traite implicitement de
pas-assez-raisonnable-pour-ne-pas-devenir-nazi.)
La seule autre version, des fragments de la création.
[[]]
Extrait de Besuch in Urach,
lied en version orchestrale par Rachel Harnisch et Mario Venzago.
Chapitre IV – La démarche
(re)créatrice
Venzago est un radical, un libre penseur : très
grand chef, il propose des options
extrêmes pour exécuter Schubert aussi bien que Bruckner, avec une sècheresse et une urgence
rarement entendues. Il reconstruit,
sur le fondement des éléments qui nous restent, mais aussi d'une fiction de son cru, l'Inachevée de Schubert. Il brille également, de
façon plus consensuelle sans doute, dans la musique du vingtième siècle (version
incroyablement frémissante du Roi
Pausole d'Honegger), et en particulier dans le grand
postromantisme décadent, notamment Schoeck
qu'il sert comme personne : version symphonique du grand lied Besuch in Urach, enregistrements
absolument enthousiasmants Penthesilea
(d'après Kleist) et Venus
(d'après la nouvelle de Mérimée)…
Il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit celui qui
explore et remette à l'honneur ce dernier opéra de Schoeck (son sixième
ou son neuvième, selon le périmètre qu'on donne à la définition d'opéra…),
dont la postérité discographique se limitait à la publication
d'extraits entrecoupés d'explications du speaker de la radio officielle (50
minutes sprecher compris),
lors de la création – à la Staatsoper Berlin le 1er avril 1943
avec Maria Cebotari, Marta Fuchs, Peter Anders, Willi
Domgraf-Fassbaender et Josef Greindl, commercialisée tardivement chez
des labels relativement confidentiels (Jecklin 1994, qui complète de
quelques lieder son CD, et Line / Cantus Classics en 2014, à ce qu'on
m'en a dit les mêmes 50 minutes
réparties sur les 2 CDs dans le son épouvantable habituel du label).
Seulement, voilà : l'œuvre (composée de 1937 à 1941)
a été créée en 1943. À Berlin. Le livret est d'un poète, Hermann Burte,
activement völkisch, membre
de partis nationalistes, puis du parti nazi, travaillant sous une croix
gammée de sa confection, écrivant des hymnes à Hitler, espionnant pour
le compte des S.S.… Schoeck, malgré l'accueil favorable de la presse
lors de la création suisse, fut immédiatement très critiqué pour cette
compromission.
Pis, Burte a été entre autres travaux l'artisan
d'une version aryanisée de Judas
Maccabeus
de Haendel, ouvrant la porte à la suspicion d'un travail idéologique –
le livret fut jugé mauvais par Hermann Göring, qui écrivit une missive
courroucée à Heinz Tietjen (directeur de le la Staatsoper Unter den
Linden), causant semble-t-il l'annulation de la suite des
représentations. Globalement, la presse jugea favorablement la musique
et sévèrement le livret.
On voit bien la difficulté de jouer aujourd'hui un
opéra (potentiellement, j'y reviens…) ouvertement pro-nazi. C'est
pourquoi l'Université des Arts de Berne, financée par la Fondation
Nationale Suisse pour les Sciences, a réuni autour de Thomas Gartmann,
musicologue, un groupe d'experts qui a envisagé la réécriture du
livret, confiée à Francesco Micieli.
Le principe était simple : dénazifier le livret, et
si possible le rendre meilleur. Micieli en a récrit 60% (et Venzago a
modifié en conséquence les rythmes des lignes vocales, voire superposé
des lignes lorsque roman était trop bavard !), enlevant les mots
connotés, modifiant l'intrigue, supprimant les rimes (jugées
mauvaises). Le tout en insérant des morceaux de poèmes d'Eichendorff et
surtout du roman-source. (Quand on connaît un tout petit peu l'océan
prosodique qui sépare un roman d'une pièce de théâtre, on frémit
légèrement.) Et, de fait, les personnages parlent souvent
d'eux-mêmes à la troisième personne, s'agissant de citations littérales
du roman – je peine à comprendre le sens de la chose, tout à coup ces
figures fictionnelles cessent de dire « je » et se commentent
elles-mêmes sans transition, comme un mauvais documentaire pour enfants.
Le résultat n'a pas soulevé la presse (qui n'a pas
toujours pleine clairvoyance, certains des auteurs étant manifestement
peu informés – tel Classiquenews.com qui parle de sprachgesang [sic] pour dire
plutôt durchkomponiert)
d'enthousiasme, mais on y a trouvé quelques échos aux grandes questions
soulevées par cette re-création. La presse suisse a salué la tentative
(en appréciant l'œuvre diversement) de rendre cette œuvre jouable et
représentable, tandis que la presse française a semblé gênée par cette
réécriture de l'Histoire.
Le télégramme imprécatoire de Göring qui mène à l'annulation de
la suite des représentations.
[[]]
Monologue d'Horace à la fin de l'acte II de Venus. James O'Neal, Mario Venzago.
Chapitre V – Où s'éteint
ma haine
Alors que je me lançais dans cette notule pour exprimer à la fois mon
enthousiasme débordant pour l'œuvre (j'y viens) et ma gêne (en tant
qu'auditeur curieux, en tant que citoyen aussi)… en ouvrant un peu des
livres, mon indignation s'émousse.
a) L'avis de Schoeck
Les lettres de Schoeck laissent entendre qu'il avait écrit une large
partie de la musique avant que n'arrive le texte du livret – et qu'il
fut déçu de sa qualité littéraire. Il n'y a donc pas nécessairement de
lien très étroit entre le texte et sa mise en musique en cette
occurrence – ce fut aussi le cas pour Rigoletto
de Verdi, figurez-vous, on n'imaginerait pas que la musique fut
en partie composée avant les paroles !
b) Le prix de la résurrection
Il existe quantité de livrets médiocres, celui-ci rafistolé
fonctionne bien, c'est suffisant. Si cela peut permettre aux tutelles
de financer des reprises, aux théâtres d'oser le monter sans se
soumettre à toutes sortes d'anathème, et aux spectateurs d'oser
franchir la porte des théâtres pour découvrir une œuvres qui ne
renforce pas les stéréotypes opéra = musique de possédants et de
collaborateurs, ce n'est pas mal. On a même eu un disque et une série
de représentations scéniques, qui n'auraient sans doute pas trouvé de
financements sans cela !
À l'heure de la cancel culture,
où l'on peut empêcher par la force des représentations d'Euripide qui
fait l'apologie de la Ségrégation à l'américaine, on n'est jamais trop
prudent.
c) La réalité du nazisme
Le plus déterminant fut la découverte du pedigree du librettiste. À
l'origine, je jetais un œil là-dessus simplement pour vous tenir
informés… Et je dois dire que la lecture de ses faits d'armes comme
poète officiel de l'Empire, et même aède-courtisan enthousiaste du
court-moustachu porte à la réflexion. J'ai lu avec plus de sérieux les
recensions, assez cohérentes entre elles, de la presse germanophone,
qui soulignait que, non, le lexique nazi, ça mettrait trop mal à l'aise
sur scène.
Ma maîtrise de cet univers est insuffisante pour déterminer si – comme
je l'avais cru tout d'abord – il s'agissait de sentiment de culpabilité
mal placé, repris ensuite par conformisme par toute la presse qui veut
montrer patte blanche et ne pas avoir d'ennuis en encensant par erreur
des allusions racistes qui lui échappent… ou bien si, réellement, quand
on est de langue allemande et qu'on a un peu de culture, si, en
entendant cette phraséologie, on entend parler des nazis. (Ce qui peut
être assez peu engageant lorsqu'on va se détendre au spectacle et que
les jeunes premiers nous évoquent ces souvenirs-là.) Découvrir
l'œuvre de Hermann Burte (ah oui,
quand même, c'est un de ceux-là…) m'a en effet rendu moins
réticent au principe de ce remaniement.
Par hasard, d'autres de mes lectures m'ont confirmé, ces jours-ci,
qu'une certaine forme de discours (à base de formulations qui
paraîtraient anodines en français) était immédiatement assimilable à
cette période. De ce fait, je peux comprendre qu'on ait peine à
redonner des cantates à la gloire du régime – même si, étrangement, on
le fait volontiers pour les cantates staliniennes (sans doute parce
qu'en Russie on ne rejette pas aussi radicalement ce passé et qu'en
Europe de l'Ouest ce souvenir se pare d'un côté exotique qui le met à
distance).
d) Le résultat
Le résultat est artistiquement remarquable, l'œuvre sonne très bien, et
le livret, qui tente de redonner la parole à l'immense Eichendorff,
fonctionne plutôt bien. Le résultat est très original (quoique bancal
par endroit, comme avec ce problème de troisième personne…) et contre
toute attente, Venzago a vraiment bien réussi à inclure la prosodie
d'un récit dans un flux de parole typique de la langue de Schoeck – on
n'entend vraiment pas que c'est un autre artiste que celui de Venus ou Massimilia Doni !
e) La cause de mon indignation
En réalité, le problème provient surtout de la notice, qui m'a
initialement mis en fureur : outre que les exemples paraissent très peu
convaincants (ils n'avaient vraiment rien d'autre pour discréditer
Burte que des « rimes mauvaises » qui prouveraient son nazisme ?), le
mélange avec les considérations esthétiques brouillent tout, et l'on a
l'impression tenace qu'ils veulent à tout prix détester ce poème parce
que son auteur était nazi. (Ce qui n'a pas de sens, ce sont deux
postulats distincts : on peut très bien admirer la facture d'un bon
poème aux mauvaises idées, ou à l'inverse choisir par principe de
boycotter un bon poème à cause de ses connotations…)
Il aurait été plus pertinent d'insister sur son rôle très actif dans le
régime, et la peur de que cela transparaisse et mette mal à l'aise
musiciens et public. Voire le refus de glorifier les tristes sires.
La feuille de distribution de la première représentation, avec
les symboles qui font bien frémir. (Et altèrent la lucidité des
conseils scientifiques ?)
[[]]
Extrait de Massimilla Doni,
version Gerd Albrecht.
f) Opinion sur sol
Ensuite, si vous me demandez mon avis : moi (petit français et né bien
après tout ça) je n'aurais rien changé. Le passé est ce qu'il est. Si
l'on devait tout récrire… Tancrède tant vanté par le Tasse était
semble-t-il un rançonneur et un parjure, faudrait-il récrire le Combattimento de Monteverdi pour ne
pas ménager de gloire à ce criminel de guerre ?
Pourquoi pas, et devant la façon dont notre représentation de
l'histoire ne laisse place qu'aux politiciens et aux combattants (donc,
pour faire simple, à ceux qui tuent), je m'interroge sur l'intérêt
qu'il y aurait à enseigner l'histoire selon un paradigme totalement
nouveau : en n'enseignant que les avancées des techniques et en plaçant
l'histoire de l'humanité sur une frise où n'apparaîtraient que les
fondateurs d'œuvres de bienfaisance. En rendant anonymes dans le roman
national les gens qui ont pris le pouvoir ou fait la guerre, en leur
réservant seulement les livres des spécialistes et en inondant le
marché de biographies de fondateurs de bonnes œuvres.
(Petite difficulté, outre que c'est moins amusant à lire pour un vaste
public : si on exclut les bienfaiteurs qui ont aussi été des hommes de
pouvoir, des racistes et des violeurs, on va se limiter à faire la
biographie du bon voisin dont on ne connaît que la date de baptême…)
En somme, même si je comprends (et approuve par certains côté) le désir
de retirer certains sentiments mauvais du monde, je ne suis pas sûr que
le faire en maquillant le passé soit une solution réaliste. Qu'on ne
commande pas d'opéras nouveaux glorifiant les nazis, c'est entendu ;
qu'on trafique le passé, à une époque où les représentants de l'époque
ont à peu près tous disparu (et où l'héritage politique du parti n'est
plus que repoussoir), je suis plus dubitatif.
Mais encore une fois, si c'est le prix à payer pour découvrir cette
musique, je l'accepte, je veux bien le comprendre. Je crains toutefois
que ce ne soit pas une démarche pérenne – ni complètement saine.
Répétitions à Berne.
[[]]
« Peuple de Paris ! », début de l'acte III de Das Schloß Dürande, version Venzago.
Chapitre VI – Un peu de
musique ?
À présent que j'ai partagé ces interrogations sur les démarches
mémorielles, et aussi cette expérience personnelle, dans ma chair pour
ainsi dire, que l'indignation se nourrit souvent de l'insuffisante
compréhension des choses… peut-être le moment d'évoquer pourquoi cette
œuvre m'intéresse aussi vivement.
Sur les 6 « véritables » opéras de Schoeck, 3 sont d'inspiration
française, dont les 2 derniers.
→Venus (1921) est
adapté de la Vénus d'Ille de
Mérimée (et de Das Marmorbild
d'Eichendorff).
→Massimilla
Doni (1936), empruntée à Balzac (une nouvelle qui met en
scène une représentation du Mosè in
Egitto de Rossini à Venise).
→ Das Schloß
Dürande (1941), tiré du roman homonyme d'Eichendorff, dont
l'action se déroule en Provence pendant la Révolution française.
Les trois sont écrits dans la même langue sonore, très différente du
pudique postromantisme d'Erwin ou
Elmire (1916) ou de la furie d'une Grèce hystérique à la mode d'Elektra dans Penthesilea (1925) : ici, domine
une grande chatoyance, un grand esprit de flux, qui favorise la parole
et la mélodie, sans jamais atteindre tout à fait l'épanchement. Un très
bel équilibre entre la couleur, l'élan propre aux décadents
germaniques, sans jamais tomber dans l'écueil du sirop (façon Korngold)
ou des longs récitatifs ascétiques (comme il s'en trouve beaucoup même
chez R. Strauss ou Schreker). Un équilibre assez miraculeux pour moi,
dans les trois. Un peu plus de lyrisme dans Venus (où certains moments décollent réellement), un peu de
plus de drame frontal avec de la déclamation un peu plus « verdienne »
dans Massimilla, et pour Dürande, un équilibre permanent où
l'on remarque la grande place, étonnante, du piano dans
l'orchestration.
On se situe donc dans le domaine du postromantisme légèrement décadent,
très lyrique et sophistiqué, mais toujours d'un sens mélodique assez
direct… quelque part entre Die
Gezeichneten pour la qualité du contrepoint et de l'harmonie et
la capacité d'élan et de lumière de Die
tote Stadt, tirant un peu le meilleur des deux mondes – ou du
moins tombant assez exactement dans mon goût.
Je recommande donc très chaudement. Le livret est fourni en monolingue,
mais comme il peut se trouver sur le site de Claves, il n'est pas très
difficile d'opérer des copiés-collés dans Google Traduction (qui est
devenu très décemment performant pour ce genre de tâche).
À l'année prochaine pour tester de nouveaux formats, poursuivre
quelques séries et, n'en doutons pas, découvrir ensemble quelques
merveilles inattendues ! Peut-être même dans une salle avec de
vrais gens, qui sait.
Portez-vous bien.
(Vous pouvez écouter l'œuvre en question ici sur Deezer avec un compte gratuit (ou autres plates-formes de flux, Spotify, NaxosMusicLibrary, Qobuz… Le livret bilingue allemand-anglais peut se trouver sur le site de Chandos, qui distribue CPO (onglet « Media », puis cliquez sur « Download booklet »).
1. Mona Mona Mona
Cette semaine, alors que je reviens du concert du Quatuor Mona, un ami me demande en
passant la Salle des États – tandis que nous déambulons paresseusement
dans le Louvre réaménagé, nous arrêtant au hasard de notre humeur pour
commenter tantôt les pièces présentées, tantôt les murs inamovibles :
— Mais au fait, pourquoi la Joconde est-elle
aussi célèbre ?
— Je peux te donner une réponse, mais elle va te décevoir.
— Je sais, tu es comme ça.
— Parce qu'elle est célèbre.
(S'ensuit une courte tirade où je tempère cette affirmation avec
quelques remarques distraitement lues çà et là sur l'art du sfumato, la nature « moderne » de
ce genre de portrait, l'incertitude du modèle, la figure même de Vinci Léonard, les
qualités picturales propres. Banalités lues partout, dont j'ai peine à
déterminer la pertinence, tant je suis moi-même né avec Mona Lisa comme
emblème de ce qu'est la peinture même. Ce que je m'empressai de
préciser, naturellement – je doute de toute façon que j'aie pu
l'abuser, il me connaît trop bien ce brigand-là.)
Je ne sais pas bien, à la vérité, à quand remonte cet engouement. Je
lis (dans Wikipédia qui cite un ouvrage pas du tout spécialisé de
Philip Freriks Le Méridien de Paris)
que Sade en aurait déjà fait «
l'archétype de la femme fatale » et me demande si, à nouveau, on ne
prête pas trop aux riches. (Je ne vois pas bien Sade faire ce genre de
comparaison – je me souviens plutôt des fraises écrasées évoquées dans La Philo –, et encore moins abonder
un mythe qui apparaît près d'un siècle plus tard.)
En tout cas, dès le milieu du XIXe siècle, alors même qu'elle ne
figurait pas parmi la sélection retenue pour l'ouverture du Musée
Central des Arts de la République en 1793 (prélude au Musée du Louvre),
elle se diffuse sous forme de gravures
pour les particuliers, est citée par les poètes (Gautier, D'Annunzio, sûr pour eux), fait
l'objet d'une comédie de Jules Verne (Monna Lisa, débutée en 1851 – amour
réciproque du peintre et de son modèle). La conscience de sa valeur
touche même les autorités, puisque le tableau est mis à l'abri des
incursions fridolines en 1870 (à l'Arsenal de Brest).
Mona Lisa dans son nouveau scaphandre au Louvre, le 10 juillet
dernier.
Une chose est sûre, à la fin du XIXe
siècle, la Joconde
dispose déjà d'un statut particulier
– emblème d'une féminité rêvée, peut-être à cause du caractère
équivoque de son sourire créé par le sfumato
(ses contours sont si incertains qu'on a l'impression qu'il
glisse d'une position à l'autre) ; c'est en tout cas mon hypothèse, et
les causes sont sans nul doute cumulatives. Léonard était aussi un
modèle rêvé pour les romantiques, cet homme-démiurge qui à lui seul
invente des mondes et maîtrise tous les arts.
De l'avis général, ce qui la fait basculer du statut de tableau révéré,
très célèbre, intriguant, au statut de tableau le plus célèbre du monde
est sans doute l'incroyable affaire de son vol décontracté (et de sa
conservation, puis de son écoulement tout aussi désinvoltes), en 1911.
Le fait divers ajoute au chemin déjà tracé par l'histoire de l'art
prolongée par l'imagination. S'ensuivent les mille détournements que
l'on connaît, à commencer par Duchamp en 1919.
Lorsque, au printemps 1913, le
tableau reparaît de façon inespérée (à cause d'une erreur de recel d'un
niveau assez décevant), alors que la police française s'était épuisée
en vain pendant des mois, Beatrice
Dovsky, actrice et autrice viennoise de la génération Richard
Strauss, écrit une Mona Lisa, une
pièce de théâtre inspirée par le tableau, retraçant une vie possible et
imaginaire du modèle de Léonard. En excluant Léonard des personnages,
soit dit en passant – et en changeant la réalité historique, puisque le
tableau qu'on voit dans le palais florentin ne fut jamais livré à
Francesco del Giocondo (ce qui a ouvert la discussion à propos du réel
commanditaire).
[[]]
La situation-cadre de l'opéra, version Kiel-Seibel (CPO).
Beatrice Dovsky devait fournir un livret à Max von Schillings, directeur de
l'Opéra de Stuttgart qui avait peu eu le loisir de composer depuis son
passage du côté administratif des arts – ce dont il se plaignait
abondamment. Celui-ci l'avait rencontrée car il souhaitait utiliser sa
pièce Lady Godiva
(la comtesse de Mercie qui aurait traversé Coventry nue sur son cheval
pour forcer son mari à abaisser les impôts) ; mais en lisant sa toute
récente Mona Lisa, ce fut
l'enthousiasme (dès l'été, une esquisse pour piano de l'opéra !). Et la
partition fut finie à la guerre, tandis que Schillings était affecté
aux services sanitaires allemands en Belgique et en france. En 1915,
l'opéra est créé à Stuttgart
(alors que Vienne, Berlin et New York étaient volontaires !). Il laisse
la critique réservée (sur le
ton du livret en particulier) mais remporte un réel succès auprès du public, dépassant
les 2000 représentations toutes maisons confondues.
2. La musique de Mona Lisa
Max von Schillings, formé à Munich aux côtés de son condisciple Richard
Strauss, avec lequel il partage une longue amitié (lui succédant à au
moins trois postes sur sa recommandation expresse), est surtout resté
célèbre pour sa pratique du mélodrame (déclamation parlée accompagnée),
en particulier Das Hexenlied
où s'illustra Martha Mödl dans les années 90 (!). Pour autant, il
demeure un véritable compositeur d'opéra, inscrit dans cette première
vague de modernité germanique (ce mélange d'expressionnisme et de
postromantisme décadent) chez
les continuateurs de Wagner – avec R. Strauss ou Pfitzner, qui
deviennent au fil des ans des figures au contraire conservatrices, face
aux nouveaux compositeurs explorant des dispositifs nouveaux (musique ouverte chez Schreker, jazz
chez Křenek…), voire des langages radicalement nouveaux (Seconde École
de Vienne évidemment).
À l'écoute, l'œuvre a en effet quelque chose de très conforme au goût
de ces années 1910 (les Gezeichneten
de Schreker, composés au fil de la décennie, sont créés en
1918), proche de Schreker ou du Schoeck chatoyant de Venus ou Das Schloß Dürande, disposant d'un talent déclamatoire particulier – le
débit des paroles est rapide, les appuis de la langue
naturels, le texte très intelligible malgré le grand orchestre.
Schillings ne cherche pas les grandes lignes lyriques, longues,
mélodiques qui segmentent le texte, et lui-même considérait que cette «
froideur » – qu'on lui a quelquefois reprochée – était un symptôme de
la finesse supérieure de son art, qui n'empruntait pas de formules
stéréotypées ou attendues. Les leitmotive
eux-mêmes ne sont pas soulignés, ni nécessairement structurés –
plusieurs thèmes différents pour les mêmes idées… (Pour autant, je
trouve ses formules très caractéristiques de la période, mais il est
vrai que le débit musical a tendance à couler, à ne pas chercher
l'effet d'une mélodie forte, d'une rupture…)
Le duo d'amour, très
tristanien, ainsi que la double fin
(récit enchâssé et récit-cadre), sont néanmoins composés avec une
intensité musicale assez remarquable – tout l'opéra gravit doucement
les échelons d'une tension qui ne redescend pas, c'est impressionnant.
La nomenclature orchestrale est
atypique et intéressante (pas si gigantesque à la vérité), incluant les
versions graves des familles : 3 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1
heckelphone (hautbois baryton), 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 3
bassons (dont contrebasson), 6 cors, 4 trompettes, 3 trombones, tuba
basse, beaucoup de percussions (dont l'incontournable célesta !) et
même une mandoline ! Dans les deux versions discographiques, il
n'apparaît pas qu'il en fasse un usage particulièrement subversif ni
coloré : son orchestre est généralement assez homogène, tout en
fluctuations fines (permanentes !) et peu en contrastes (rares). En
vérifiant sur la partition aussi : les lignes du heckelphone,
notamment, sont en général des doublures des autres bois, ou des
cuivres.
Parmi les belles trouvailles,
le sourire du tableau évoqué par le violon solo (ponctuellement doublé
de célesta), l'écho du dernier appel du mari (« Lisa ! ») à
l'orchestre, amplifié par paliers via
l'orchestration, comme si la parole réverbérait dans un esprit
épouvanté. Et beaucoup de choses qui en rappellent ou annoncent
d'autres : les personnages qui chantent non dans le masque mais dansles murs, façon Tosca ; la découverte des amants
façon paroxysme d'Elektra, ou
les servantes qui commentent (même source), la reprise de la sérénade
par le mari en grotesque valse d'Ochs (ou du II d'Arabella), les cloches du Mercredi
des Cendres dans une ambiance très procession-Tote Stadt…
Pas de copies, mais un état d'esprit général qui s'inscrit dans cette
généalogie-là, dans ce théâtre qui invente de nouveaux dispositifs, qui
se sert aussi de la musique pour exprimer avec des moyens variés ce qui
peut manquer au texte.
[[]]
Le tristanien duo d'amour, version Kiel-Seibel (CPO).
Pour autant, bien que la musique en soit saisissante et sublime – toute
cette montée de tension par paliers,
des conversations presques blanches
de la présentation du coffre à perles à l'explosion d'amour du duo du
balcon… puis à l'explosion de haine du mari Francesco envers Lisa, puis
de Lisa elle-même envers Francesco –, la valeur distinctive de l'œuvre tient dans son livret, que j'ai
découvert en lecture seule, frémissant à chaque nouvelle page…
3. Le livret tétanisant
Je suppose que Beatrice (von) Dovsky
avait produit initialement une ébauche plus développée pour la scène
parlée (mais ne dispose pas d'éléments là-dessus, juste une hypothèse
sachant comme les choses se passent en général).
Partir du tableau pour imaginer une histoire
d'amour, cela avait déjà été fait (notamment par Jules Verne au
début des années 1850), mais B. Dovsky invente un dispositif assez
puissant, pour enchâsser une intrigue
elle-même assez paroxystique –
ce serait d'ailleurs la faiblesse principale de ce livret, tant
d'énergie s'en dégage, en s'inspirant d'un tableau dont émane tant de
tranquillité.
L'histoire de Mona Lisa (renommée Fiordalisa et devenant Lisa par
diminutif, ce qui n'est pas attesté, je crois) est racontée par un
frère convers qui conduit la visite de la Chartreuse surplombant l'Arno, et
mentionne l'appartenance ancienne de ces murs à Francesco del Giocondo,
rendu célèbre par sa jeune femme. Deux étrangers sont là, un homme
sensiblement plus âgé, et une femme portant un collier de perles ;
celle-ci se montre immédiatement fascinée par l'histoire rapportée. Le
moine raconte donc les malheurs qui ont entouré ce tableau et la vie de
cette femme. L'opéra, après le dénouement, se termine par un bref
retour à la Chartreuse et à ses touristes. Après qu'ils ont pris congé,
le moine s'exalte, croyant avoir vu dans l'étrangère la figure de Mona
Lisa, puis retourne à son travail.
Plusieurs enjeux s'entrecroisent de façon assez dense et virtuose :
¶ Le récit-cadre est chanté
par les mêmes chanteurs principaux.
Le vieux mari est tenu par le baryton dramatique qui chante Francesco
Del Giocondo, sa jeune épouse par le grand soprano qui interprète Mona
Lisa, et le frère lai par le ténor lyrique chargé de Giovanni De'
Salviati (l'amour de jeunesse de Lisa).
Le dénouement est ainsi ambigu : le moine reconnaît-il une figure de
Mona Lisa (mariée à un vieil homme, séduisante, dotée des mêmes perles
qu'on lui impose de porter), ou a-t-on affaire à une prise de
conscience de métempsychose, le convers étant le seul à se rendre
compte de leurs identités profondes ? Rien ne l'explicite dans le
texte, mais le choix de confier ces rôles aux mêmes chanteurs, ainsi
que la mention d'une très claire attraction entre le moine et la
visiteuse (« Les regards des deux jeunes gens se rencontrent. D'un
geste brusque la femme veut ouvrir le col de son manteau. »), soutient
souterrainement cette impression. Effet d'écho entre les actions.
¶ Le portrait n'est pas
central en lui-même dans l'action, mais il constitue un moteur (et une singularité), en
particulier pour l'époux jaloux. Contrairement à ce qu'on sait de
l'histoire réelle du tableau (emporté inachevé en France par Léonard),
la Joconde se trouve
accrochée chez Francesco Del Giocondo, et le sourire aimable de la
froide Fiordalisa rend fou le mari : il ne connaît pas cet aspect de sa
propre femme, capté par le génial peintre. Il surprend par la suite ce
sourire lorsque Lisa vient de laisser partir son amour de jeunesse ; et
c'est pour le revoir paraître qu'il la viole tandis qu'il laisse mourir
son amant (oui, il y eut quelques réactions dans la presse devant la
dureté de l'action).
Le tableau de Léonard ne joue donc pas de rôle prépondérant dans
l'action, mais agit comme un motif psychologique pour le mari, qui
lui-même met en branle l'essentiel de l'intrigue. Par ailleurs, il
révèle quelque chose de la nature mélancolique, de la blessure
primordiale du personnage féminin – l'apparition-disparition de ce
sourire aura aussi, en fin de compte, des connotations potentiellement
démoniaques.
¶ L'action repose sur un traditionnel
triangle amoureux (vieux mari jaloux, jeune nouvelle épouse
triste, et son amour de jeunesse qui réapparaît soudain), avec quelques
particularités qui lui procurent un relief singulier. L'amant (l'envoyé du Pape pour le
commerce des perles) n'a pas vraiment de caractère développé, mais il
est tout de suite surpris par le mari
et sa mort très tôt dans l'œuvre
(à la moitié environ) est une audace rarement explorée – il y a bien
l'exemple d'Athamas dans Philomèle
de Roy, musique de La Coste (qui est arrêté à l'acte III et dont on
apprend la mort par la suite), dont j'ai déjà
souligné l'effet, mais l'œuvre n'appartient pas au répertoire
(jamais rejouée depuis sa création au début du XVIIIe siècle, où elle
n'eut pas vraiment de succès) et reste très marginale dans son procédé,
volontairement à couper le souffle, façon Psycho de Hitchcock.
Autre particularité : il ne meurt pas soudainement, mais
par étouffement – enfermé dans le coffre-fort, suffoquant tandis que
Lisa est violée par son mari, puis s'endort… Et sa mort reste incertaine jusqu'à la
toute fin de l'histoire (45 minutes plus tard).
Oui, c'est assez dur, sans être du reste du tout sordide : le texte reste
assez tenu, et la musique de Schillings ne cherchant jamais la
description, on sent les affects plus qu'on ne décrit musicalement les
situations (ce n'est pas Lady
Macbeth de Mtsensk L'atmosphère demeure étrangement assez peu
poisseuse, disons), plutôt une histoire qu'on nous raconte.
¶ Tout à fait absents du tableau,
les perles et le coffre constituent
deux éléments-clefs du dispositif dramatique.
Le coffre
est un système inviolable,
utilisé par Francesco Del Giocondo pour conserver ses perles et décrit
à ses amis au début du récit enchâssé, suite de clefs uniques et de
combinaisons, permettant aux perles de reposer dans l'eau de l'Arno, et
ne laissant pas même passer l'air. Il est l'arme par destination des morts du
drame : une fois enfermé à l'intérieur, seul le possesseur de la clef
peut vous sauver. Et si elle est jetée à la rivière…
Objet original autour duquel se déroulent les aveux
sur le balcon, les regards jetés par le mari, les tentatives de fuite,
les accès de désespoir, les meurtres.
Les perles sont plus ambiguës :
Mona Lisa les porte au cou la nuit, pour les nourrir « de son jeune sang »,
selon la formule de son mari, tandis qu'elle se sent dévorée et
empoisonnée. Dans la scène-cadre, l'étrangère, émue par son échange de
regard avec le jeune convers, arrache par mégarde son collier en
voulant ouvrir son col et elles tombent une à une… Le texte évoque
explicitement les larmes, mais le contexte invite à songer à des
gouttes de désir, ou à une perte de force vitale, s'étant pour ainsi
dire vendue…
Comme le coffre, leur présence innerve beaucoup de
scènes.
[[]]
La jalousie implacable de Francesco Del Giocondo ayant surpris
les amants… et le sourire.
Version Kiel-Seibel (CPO).
→ Beatrice Dovsky a ainsi développé une simple figure de tableau non
seulement en replaçant son histoire au sein d'une scène-cadre contemporaine, qui rend
compte de la célébrité de l'œuvre désormais, mais aussi en adjoignant beaucoup d'éléments à
sa simple présence dans l'histoire des époux Del Giocondo : sans
surprise les amours contrariées
de deux jeunes gens, mais aussi toute cette intrigue commerciale autour des
perles, le thriller du coffre fermé-ouvert, la
fascination pour le sourire fugace
et mystérieux, le tout s'enroulant et gagnant en intensité pour
culminer d'une part dans la scène du viol (viol voyeur de surcroît, qui est imposé
dans le but d'être entendu par l'amant en train de suffoquer dans le
coffre), d'autre part dans la vengeance terrible de Fiordalisa.
Cette façon de tisser simultanément plusieurs
thématiques d'importance équivalente évoque vivement la manière du
livret des Gezeichneten
de Schreker
(politique de la cité, intrigue médicale, triangle amoureux difforme,
enlèvements). Les répliques se resserrent et gagnent en véhémence (en
particulier celles de Francesco), de façon impressionnante, à défaut de
grands effets orchestraux spectaculaires comme l'auraient fait Strauss
ou Korngold.
Œuvre d'art total en effet, la
musique tempérant la violence du livret, lequel en retour anime une musique
qui pourrait paraître un peu trop tranquille sans un texte aussi propre
à soulever la curiosité. (On se demande vraiment ce qui va arriver : est-ce qu'il
est possible d'échapper à ce coffre, est-ce que Lisa va lever la
suspicion de son mari, comment allons-nous enfin savoir ce qui est
enfermé, comment va-t-elle manifester sa haine envers Francesco… Rien
qu'à la lecture seule, on peut y prendre beaucoup de plaisir.)
Pour couronner l'intrication : Dovsky fait appel à divers aspects de
couleur locale, comme les invitations au repentir par un chœur de moines de Savonarole (par-dessus
les chansons des joyeux compagnons) ou de la poésie… de Laurent de Médicis, incluse comme un
des chants de jeunes gens qui ponctuent l'action et lui donnent de
l'ampleur en la projetant dans la ville.
4. Les deux faces de Schillings
Le nom de Schillings, comme pour beaucoup de mélomanes de ces 25
dernières années, je crois, m'est venu en découvrant son mélodrame Das Hexenlied,
où déclamait Martha Mödl… en 1994 ! Il en existait par ailleurs
déjà une captation bien antérieure, sous la baguette du compositeur.
La musique n'en était pas particulièrement impressionnante ni variée,
accompagnement / ponctuation postromantique où la personnalité musicale
ne paraissait pas le plus évident enjeu. (J'ai réécouté à l'occasion de
cette notule : impressions sensiblement identiques.)
J'ai donc considéré pendant longtemps Schillings comme un
postromantique de second intérêt, une sorte de sous-Pfitzner. Et, de
fait, certaines de ses œuvres orchestrales (notamment celles du disque
de 1994, dont le Dialogue
pour violon et orchestre) ne sont pas tout à fait électrisantes.
Pour autant, les extraits des drames (Ingwelde, Moloch), les
deux Fantaisies
symphoniques Op.6 (« Salut de la mer », « Matin en mer »)
possèdent un très bel élan, et le cycle de lieder orchestraux Glockenlieder,
très vivant et éloquent(là
encore dans sa relation avec le texte plutôt que dans son expansivité
musicale, à rapprocher peut-être des Vier
dramatische Gesänge de Gurlitt plutôt que des derniers lieder de
Strauss ou Schreker)mérite
véritablement un grand détour.
Sa musique de chambre aussi (Quatuor en mi mineur, Quintette à cordes en mi bémol) se
révèle très avenante, délicieusement postromantique, encore généreux et
quelquefois voilé ou vénéneux, avec davantage de beautés mélodiques que
d'ordinaire et une belle variété de climats à goûter !
Mona Lisaest, me semble-t-il, son unique
opéra publié, mais il en existe une seconde version, dirigée à l'Opéra
Municipal de Berlin (l'actuelle Deutsche Oper) par Robert Heger (élève
de Schillings en composition !), avec Inge Borkh (plus légère que dans
ses grands rôles Salomé-Elektra-Teinturière), Hans Beirer (radieux ce
jour-là, sans comparaison avec son enregistrement le mieux connus, son
Tannhäuser avec Karajan), Mathieu Ahlersmeyer (quel grain, le
Vanni-Marcoux allemand en quelque sorte !). Très vivant, très abouti,
mais l'équilibre orchestre-voix (et même les chanteurs eux-mêmes) me
paraît supérieur dans la version Seibel chez CPO (Bilandzija, Bonnema
et Wallprecht avec le Philharmonique de Kiel).
L'édition Walhall adjoint une version de studio du duo d'amour
dirigée
par Schillings lui-même, avec Barbara Kemp (créatrice du rôle) et Josef
Mann.
[[]]
La vengeance de Fiordalisa, version Kiel-Seibel (CPO).
Il existe donc toute une face de Schillings à redécouvrir, où se
manifeste un compositeur plus riche et personnel qu'il peut sembler de
prime abord. Comme sa vie.
5. Politique et
postérité
Schillings a peut-être aussi pâti de son rôle sinon politique,
institutionnel (je connais trop mal sa vie pour connaître le caractère
actif ou passif de celui-ci) : il devient Président de l'Académie
Prussienne de Musique en 1932 et reçoit, à sa mort en 1933, les
honneurs du pouvoir.
Il était par ailleurs réputé (il faut toujours
vérifier les informations sur ces questions, où l'on trouve toujours
des zélotes pour noircir les caractères a posteriori, ou au contraire des
fans musicaux pour dédouaner leurs idoles – et je n'ai pas eu le loisir
ni les documents, état d'accessibilité des bibliothèques oblige, pour
évaluer sérieusement ce point) être hostile à la République de Weimar
et ouvertement antisémite. C'est en tout cas sous son mandat que furent
exclus Thomas Mann ou Franz Werfel, que Schönberg perdit sa place de
professeur, et que Schreker fut invité à se retirer.
Il va de soi que le programmateur a davantage envie
de louer des figures de victime incontestable comme Schreker ou
Schulhoff, ou de combattant du handicap (sensible au « génie national »
mais pas du tout ami des nazis, se retirant même dès 1933 pour donner
des cours particuliers) Waltershausen
– auquel il manquait le bras droit et la jambe droite. Considérant
qu'on ne joue plus guère que du patrimoine dans les salles,
l'implication de jouer des sales types comme Wagner n'a pas du tout la
même gravité à mon sens.
(Mais je suis ouvert à toute contre-proposition si l'on préfère
boycotter Schillings et Orff, et jouer plutôt Waltershausen et Gilse.
Tant qu'on exhume le patrimoine et qu'on renouvelle un peu le
répertoire…)
6. Richard Strauss
et son double
Fils de la petite-nièce de Brentano, Schillings étudie (bien sûr) le
droit, mais aussi l'histoire de l'art et la littérature à Munich à la
fin des années 1880. Il y rencontre Richard Strauss et les deux
demeurent liés toute leur vie : ils reçoivent l'enseignement de Thuille
(progressiste postwagnérien, même si les quelques pièces de chambre que
l'on joue encore ne le montrent pas avec éclat), successeur de
Rheinberger (école germanique romantique « formelle »), tout comme
Mottl (l'orchestrateur des Wesendonck-Lieder)
ou Hausegger.
Au moins par deux fois, il succède à Strauss sur sa recommandation (la
dernière étant en 1930, soit assez tard dans leurs vies !).
Schillings est donc à classer idéologiquement dans le camp des
postwagnériens et même des novateurs (malgré la sagesse de son
expression musicale), exactement comme Strauss, dépassé par la suite
par la nouvelle génération, plus hardie encore (Schreker, pour ne rien
dire de la Seconde École de Vienne !). Il faut considérer aussi que,
quoique mort en 1933, il ne compose plus beaucoup à partir de 1908,
devenant directeur de l'Opéra de Stuttgart (il se plaint, dans une
belle intemporalité, de gâcher son temps en tâches administratives
superflues), et plus du tout à partir de 1918, lorsqu'il prend la tête
de l'Opéra d'État (Staatsoper) de Berlin. L'essentiel de son legs se
situe donc dans les années
1890-1900, où il figure, en effet, plutôt parmi les hardis – quoique en
deçà de ce qui se fait ensuite, le style de Mona Lisa évoque les opéras, même
novateurs, des années 1910-1920…
[[]]
Le duo d'amour dirigé par Schillings lui-même en studio, avec
Barbara Kemp et Josef Mann.
Il était aussi chef d'orchestre (son dernier poste en la matière fut
celui de chef
invité à l'Opéra d'État de Berlin, après en avoir été chassé comme
directeur), et nous a laissé plusieurs témoignages : extraits
orchestraux du Vaisseau fantôme,
de Tristan, du Crépuscule, de Parsifal (interprétations pleines
de vivacité, très loin du Wagner monumental qui prévaut majoritairement
dans les décennies suivantes), une Troisième
Symphonie de Beethoven, et même son propre Hexenlied.
Ceci a beaucoup moins d'intérêt proprement musical, mais sa carrière a
été assez difficile. Il obtint certes la création d'Ariadne auf Naxos – mais était-ce
bien un exploit en 1912 (version originale, sans le Prologue),
considérant ses liens avec le compositeur ? –, mais sa liaison avec
Barbara Kemp, la soprano qui crée Mona
Lisa (le seul nouvel opéra qu'il ait composé après 1908) fait
scandale, dans la mesure où sa première femme refuse le divorce, si
bien que son contrat est résilié en 1918.
De même, à la Staatsoper de Berlin de 1919 à
1925, il est accusé (admirez l'écho) de ne pas faire venir assez de
personnalités vocales, de grands chefs, de ne pas renouveler le
répertoire, ainsi qu'une mauvaise gestion financière et de contrats
avantageux pour son épouse. (Là encore, il faudrait observer quelle est
la part de jeux d'influence politique, et quelle est la réalité des
accusations, je n'ai pas fait les recherches pour en juger.) Il suffit
simplement de savoir que refusant l'administrateur « commercial » qui
devait l'épauler, ni de négocier son budget, il fut mis à la porte par
le ministre de la Culture.
Barbara Kemp, soprano et seconde épouse de Schillings à partir
de 1923. Les chefs (et les compositeurs) épousent les sopranes.
Après un exil à Riga, il revient comme chef invité à l'Opéra d'État de
Berlin, puis obtient l'année de sa mort le poste de directeur de
l'Opéra Municipal de Berlin (Städtische Oper Berlin, l'actuelle
Deutsche Oper, deuxième opéra le plus important de la ville).
7. Monna
Vanna, la Joconde nue ?
Vous vous demandez peut-être si la Monna
Vanna de Février (1909) d'après le drame de Maeterlinck (1902)
procède de la même fascination pour l'œuvre de Léonard.
La Joconde nue, ou Monna Vanna, par Salai, inspiré par
le dessin du maître Léonard.
Non : la « Joconde nue » ne reçoit son surnom de Monna Vanna (« Dame Vaine ») qu'en
1939. Il faut sans doute y voir une référence (vague, vu le ressort
assez différent de la pièce !) à l'amie de Beatrix chez Dante. (De la
même façon, par exemple, qu'Alladine n'est pas un personnage oriental
chez Maeterlinck.)
Mais écoutez Monna Vanna si
vous aimez Pelléas : le texte
est plus directif, a moins de recoins à s'approprier, mais l'esprit de
la mise en musique en est comparable, une déclamation très singulière,
qui met remarquablement en valeur les étrangetés de Maeterlinck.
8. Streetcred
de Schillings
Je m'étonne (et me lamente un peu) qu'on ne joue pas une œuvre aussi
facile à publiciser : un opéra sur Mona
Lisa, avec un trésor et des assassinats, servi par un livret
tellement efficace qu'il n'y aurait pas beaucoup à imaginer en mise en
scène pour le faire réussir…
[[]]
Le retour final à la situation-cadre, version Heger (Walhall).
Ne serait-ce pas (j'insiste là-dessus)
une façon d'élargir le public, de donner envie de découvrir des
histoires palpitantes, de faire travailler la culture commune /
uniserselle au service de la diffusion de l'opéra ?
Vous me direz que ça fera des polémiques parce qu'il était antisémite.
Pourtant, Saint-Saëns fréquentait de très jeunes gens en Afrique du
Nord et on joue souvent Samson,
Orff était aussi un compositeur officiel des années nazies et on joue
tout le temps Carmina burana
(et même quelquefois ses autres œuvres).
Non, il s'agit vraiment soit d'un manque de connaissance du répertoire
par les programmateurs, soit (plus vraisemblablement) d'une peur du
manque de remplissage. Une Traviata avec
Dessay, on sait comment ça marche, on balance un nom de chanteur qui
fait les couvertures de magazine… et on fera les couvertures des
magazines. Un opéra plus rare avec un thème pareil, on remplirait aussi
bien, mais il faudrait penser différemment la communication (et
organiser davantage de
répétitions, chercher plus longuement les titulaires, avec le risque en
cas de défection de devoir annuler…).
Promouvoir le répertoire demande d'être plus vertueux pour un succès
souvent moindre… Mais précisément, en choisissant intelligemment des
titres (réussis et) susceptibles d'attirer, il y aurait de quoi
retrouver le frisson de découvrir une intrigue en s'asseyant dans son
siège – émotion très différente de celle de la comparaison des voix, et
qui devrait aussi pouvoir être accessible dans les théâtres lyriques.
Un grand, grand merci à Mefistofele pour la recommandation !
Hausegger – Barbarossa Hausegger – 3 Hymnen an die
Nacht Begemann (baryton),
Norrköping SO, Hermus
On peut écouter intégralement, gratuitement et légalement par
ici – vous y trouverez l'intégralité des quatre enregistrements
disponibles de Hausegger : trois disques CPO et un mp3 autoproduit par
l'American Symphony Orchestra.
Le poème symphonique sur Barberousse
n'est ni très figuratif, ni au sommet musicalement de Hausegger – on
est loin de la Natursymphonie
(Jedi-Sinfonie)
ou des poèmes symphoniques du précédent album CPO (Variations
sur un comptine, Fantaisie dionysiaque, Wieland le forgeron), vraiment
réjouissants de bout en bout, débordant de contrechants très
nourrissants, pour un postromantisme à la fois très dense, radieux et
pas du tout opaque.
En revanche les3 Hymnes à la Nuit,
non pas sur du Novalis mais sur du Gottfried
Keller (le poète fétiche des meilleurs cycles de Schoeck, celui
du Notturno ou de Lebendig Begraben, par exemple),
révèlent un aspect moins purement postromantique et plus subtilement
décadent, plus chargé et inquiétants tout en conservant les mêmes
qualités de lyrisme, exaltés de surcroît par le grain prégnant et la
déclamation toujours splendide de Hans-Christoph
Begemann (même en français, d'ailleurs).
Un cycle qui se classe sans peine parmi les plus beaux cycles de lieder orchestraux décadents
(liste qui mériterait fort d'être mise à jour pour inclure quelques
bijoux qui y font défaut, dont les Schoeck, précisément – et peut-être
Casella).
Je précise tout de même que, contrairement au merveilleux Symphonique
de Bamberg dans l'album ci-dessus déjà dirigé par Anthony Hermus,
c'est cette fois le Symphonique de
Norrköping qui officie – et malgré toute la science des
ingénieurs du son de CPO (amplitude et transparence les meilleures du
marché), Norrköping conserve son titre de cuivres les plus acides au
monde. Même pour un fanatique de cuivres soviétiques, de spectres
orchestraux norvégiens (toujours acidulés) et de trompettes baroques
dans mon genre, les dents grincent quelquefois, tant la franchise de
leur émission a quelque chose du citron frais, le sucre en moins.
Pour autant, très bel orchestre au spectre clair et au véritable
engagement, comme toujours. Mais la caractéristique n'a pas changé
depuis les enregistrements de Neeme Järvi il y a un quart de siècle…
toujours un des orchestres les plus typés au monde, plus facile à reconnaître que Berlin ou le Concertgebouworkest.
[[]]
Grand récit rétrospectif de Chabert (Bo Skovhus, Deutsche Oper,
Jacques Lacombe – chez CPO).
A. Baron de Waltershausen
On trouve assez peu d'informations sur le baron de Waltershausen, fils
d'économiste, descendant de l'historien Sartorius – dont la trace
persiste dans son nom complet : Hermann Wolfgang Sartorius, Freiherr
von Waltershausen.
Un disque CPO a paru il y a un
an et le même opéra est programmé à Bonnau début de juillet ; il mérite vraiment qu'on s'attarde sur son
cas.
On ne dispose manifestement, à l'heure actuelle, que de cet Oberst Chabert,
sur son propre livret comme
tous les autres. C'est son deuxième opéra, achevé en 1910, créé en
1912, après Else Klapperzehen
(une comédie de 1907), et avant Richardis
(1914) et Die Rauhensteiner Hochzeit
(1918), Die Gräfin von Tolosa
(1936, créé en 1958).
B. Années d'exercice
Le parcours de Waltershausen est en apparence assez représentatif des
compositeurs importants du temps : élève du (pas fabuleux) compositeur
Ludwig Thuille, condisciple des emblématiques décadents Walter Braunfels, Ernest Bloch, Rudi Stephan…
Pourtant, sa vie a une autre allure. Dans son enfance, pour échapper à
une tumeur lymphatique cancéreuse (lymphome hodgkinien), il est amputé
du bras droit et de la jambe droite. Il étudie pourtant le piano de la
main gauche et devient un chef d'orchestre manifestement éminent. Son Colonel Chabert est d'ailleurs
reçu avec enthousiasme et se trouve programmé à travers toute l'Europe
après sa création à Francfort : Londres, Strasbourg, Bâle, Ljubljana,
Vienne, Stockholm… Une centaine de représentations en 25 ans, ce qui,
sans être vertigineux, témoigne d'un intérêt soutenu.
Professeur de composition à
Munich (où il meurt en 1954) à l'Akademie der Tonkunst,
il forme notamment le jeune Eugen Jochum. Il en devient le directeuren 1923, trois ans après son
arrivée, mais est renvoyé par les
nazis dès 1933 (suite à des moqueries envers Hitler dans les
années 20, semble-t-il), et cesse largement de composer à partir de
1937.
[Mais qu'on se rassure, même si Zemlinsky, Schreker, Schulhoff et
Waltershausen ont été réduits au silence, Carl Orff a pu continuer à étronner des bouses
élaborer des chefs-d'œuvre.]
→ Une
merveille. Du postromantisme à la
fois généreusement lyrique et très complexe ; très chantant et
accompagné d'un orchestre très disert ; à la fois profusif et assez
lumineux. Et tout à fait personnel :
ce n'est ni du Strauss versant
lyrique, ni du Schreker gentil, ni du Puccini germanisé… vraiment un
équilibre que je n'ai pas entendu ailleurs, quelque part entre le
commentaire orchestral wagnérien
et une gestion beaucoup plus directe
(italienne ?) de l'action, un lien plus évident entre mélodie
vocale et
déclamation.
Dans son livret, Waltershausen
laisse aussi une place importante à la présence chez l'avoué Derville,
et aux récits rétrospectifs
(témoin l'extrait en début de notule). Chez Balzac, Hyacinthe Chabert,
laissé pour mort à la bataille d'Eylau, revient chez lui pour découvrir
que sa femme s'est remariée – et qu'elle n'a aucune intention de lui
laisser reprendre une place dans sa vie. En revanche, chez
Waltershausen, son épouse Rose
(devenue Rosine dans l'opéra)
est tourmentée entre deux amours différents, concurrents,
incompatibles, personnage plus complexe que l'ancienne prostituée qui
s'est dépêchée de se remarier après avoir hérité.
[[]]
Duo domestique entre Chabert et son épouse, Rosine
Chapotel-Ferraud – Manuela Uhl.
D. Vidéo, disques
et représentations
Deux disques.
► Une captation viennoise de 1956,
dirigée par Charles Adler,
avec Otto Wiener et Julius Patzak (en comte Ferraud, le
second mari) – chez Melodram.
Tous sont dans une belle forme vocale (Wiener n'a pas ce vibrato lent et blanc qui caractérise
désagréablement ses Wagner des années 60).
Contre toute attente, le son d'orchestre est assez satisfaisant (un peu
aplati, par endroit occulté par les voix, mais pas trop gris, et on
entend assez honnêtement ce qui s'y passe) : les voix sont évidemment
captées très en avant, et pourtant on entend des détails
d'orchestration étonnants, des soli
délicats.
► Mais CPO a publié la bande
des représentations à la Deutsche Oper en 2010 (75 ans après la
dernière représentation de l'œuvre dans cette institution !), dans un
son moderne (quoique un brin lointain pour l'orchestre) et avec une
équipe aguerrie, ce qui en fait sans doute la bonne porte d'entrée. Bo Skovhus d'une franchise, d'un
mordant, d'une expressivité, d'une facilité confondants ; Manuel Uhl dans un bon jour (pas
trop opaque ni hululante). Direction de Jacques Lacombe fluide, naturelle,
évidente – comme toujours.
Cette série berlinoise devait à l'origine être mise en scène par le
réalisateur Atom Egoyan, mais devant les faibles remplissages des
précédentes séries de raretés, la Deutsche Oper a opté pour une mise en
espace spartiate (chanteurs assis sur des chaises mais vidéo projetée,
étrange), et pour deux représentations seulement.
À lire la presse de 2010, c'était assez bien rempli et un vif succès.
►
Et, chose peu explicable… cela a été capté
en vidéo,
motivation initiale de cette notule. Une
vidéo intégrale d'un opéra de Waltershausen, gratuitement mise en ligne
alors qu'il ne s'agit que d'une petite mise en espace ! Certes,
sans sous-titres, mais quand on connaît un peu la nouvelle-roman
d'origine et qu'on a quelques mots d'allemand, ce doit être faisable.
(Sinon, n'hésitez pas à engraisser CPO pour avoir le livret.)
Je ne crois pas qu'il existe actuellement autre chose de Waltershausen
au disque, et en tout cas pas d'autre monographie, mais j'accueille
tout démenti, toute piste avec euphorie – en attendant, peut-être, de
vous croiser pour aller crier notre joie en juillet à Bonn.
Je profite d'avoir entendu la version originale
intégrale d'une heure hier, en concert (gratuit !), pour opérer un
petit bilan sur la question.
Ne pleurez pas si vous ne l'avez pas vu
passer, c'est bien fait pour vous, j'ai pris le temps de l'annoncer,
comme chaque mois, dans le planning musical des concerts occultes d'Île-de-France (section «
raretés symphoniques », on ne fait pas plus clair).
On ne joue à peu près jamais Schmitt, mais il reste
assez puissamment installé dans l'imaginaire collectif. Il est vrai
qu'entre l'ampleur de l'orchestration de ses grandes œuvres (qui limite
leur diffusion aux grandes salles et aux concerts à vaste effectif) et
sa réputation politique peu avenante, on le documente de loin en loin
au disque (on n'a pas tout, mais on trouve tout de même un assez grand
nombre de choses), très rarement au concert.
Avant qu'on n'émette des hypothèses purement
politiques à son absence, je place en annexe quelques éléments sur cet aspect.
[[]]
La fin de la version originale la Tragédie de Salomé par le Philharmonique de Rhénanie-Palatinat
dirigé par Patrick Davin (chez
Naxos). L'encore meilleure jeune version parisienne devrait paraître
par des canaux officiels prochainement, je l'espère (voir informations
ci-après).
1. La
commande de Salomé
L'objet même de cette Salomé de Schmitt est un sujet de curiosité.
¶ L'époque adore le sujet : le sujet de Salomé a été au moins mise trois
fois au théâtre musical français entre 1907 et… 1908 ! Création
française de celle de Richard Strauss
au Châtelet en 1907 (sur le texte littéral de Wilde, contrairement à la
version de la création de 1905 à Dresde, en traduction allemande) ;
création de celle d'Antoine Mariotte
à Lyon, également inspirée de Wilde. Enfin, celle de Florent Schmitt, composée en
quelques semaines en 1907, pour une création en novembre.
¶ Robert d'Humières, traducteur
renommé de Kipling, souhaitait monter un mimodrame sur le sujet de
Salomé (quelque part entre le ballet et la pantomime) avec la danseuse
Loïe Fuller dans le premier rôle. Admiratif du Psaume XVLII , qu'il avait entendu
en concert (créé l'année précédente), il souhaitait précisément la
collaboration de Schmitt, qui accepte immédiatement. En deux mois, la
partition est écrite.
¶ La création prévue au Théâtre des Batignolles, à peine renommé Théâtre des Arts par Maurice Landay qui vient d'en
prendre la direction. C'est l'actuel Théâtre Hébertot, boulevard des
Batignolles dans le XVIIe arrondissement – 630 places.
[Attention, il existe quantité d'autres théâtres parisiens ayant porté
ce nom, à commencer par l'Académie ci-devant royale de Musique, sous la
Convention, mais aussi le Théâtre Antoine, le Théâtre Verlaine /
Music-Hall de Montmartre ou le Théâtre d'Application…]
¶ Contrairement au gigantesque Psaume
et aux tropismes habituels de Schmitt,
l'orchestration fut conditionnée par l'exiguïté du théâtre : les
cordes étaient réduites, les bois par 1 (c'est par 2 dans un orchestre
du début du romantisme, et régulièrement par 4 ou 5 chez les
contemporains de Schmitt), 1 trompette, 2 cors (là aussi, plutôt 4 chez
Brahms et Tchaïkovski, davantage encore après), 2 trombones (en général
par 3, même chez Mozart), 1 harpe, timbales et quelques percussions
(tambour de basque, tam-tam chinois, grosse caise, cymbales).
Lorsque Schmitt en tire en 1910 la
Suite qui est la seule qu'on enregistre et joue désormais, il étend considérablement son orchestre :
bois par 2 (mais avec 1 piccolo, 1 cor anglais, 1 clarinette basse et 1
sarrusophone en sus, jouables ou non pas les mêmes instrumentistes), 4
cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, 2 harpes, et davantage de
percussions (dont caisse claire, timbale et glockenspiel). Créée aux
Concerts Colonne en 1911, il disposait de la place nécessaire pour
étendre son orchestre. [anacoluthe cadeau]
État actuel de l'intérieur du Théâtre des Arts – désormais
Théâtre Hébertot.
2. La Tragédie de Salomé intégrale
Schmitt n'a donc jamais
réorchestré l'ensemble de l'œuvre d'origine, destinée à soutenir une action dansée (pas
exactement du ballet, c'était plutôt de la danse dramatique ou du mime
agile). Pourtant, les plus beaux
moments sont précisément, comme souvent (les récitatifs à
l'opéra !), les pas d'action,
tandis que la Suite, plus courte de moitié (une demi-heure), conserve
essentiellement les danses – auxquelles s'ajoutent le Prélude et la fin.
Le plus
dramatique, le moins répétitif aussi, est donc perdu dans la version révisée – qui,
honnêtement, ne sonne pas très différemment malgré la richesse de son
instrumentarium (et je le dis après avoir entendu non seulement les
deux, mais les deux en concert à six mois d'intervalle !). Y restent
trois des six Danses, effectivement impressionnantes et déjà très
dramatiques (j'étais en délire de pouvoir entendre ça en salle, en
septembre…), ainsi qu'une partie de leur environnement, mais il faut, vraiment, écouter l'œuvre
intégrale. Il en existe une version au disque, une seule, celle
de Patrick Davin avec le Philharmonique de Rhénanie-Palatinat, chez
Naxos.
Musicalement,
on y entend passer les gammes debussystes et le lyrisme schrekerien
(Prélude), la Mer de Debussy
(flagrant autour de la Danse des Serpents), des prémices du Sacre du Printemps (vers la Danse
de l'Effroi) et bien sûr des motifs récurrents issus de l'école
wagnérienne (quoique très peu mutants, vraiment ressassés).
Le tout dans une sorte de décadence tranquille, de poème
symphonique à la française, sensible
au détail du climat plus qu'à la structure ou à l'urgence dramatique,
et sans paraître emprunter, dans un ton très homogène et naturel malgré
sa sophistication. Et l'extraordinaire diversité des épisodes. Les
différentes danses font comme les Portes de Barbe-Bleue chez
Dukas ou Bartók, autant d'univers s'ouvrent.
Pour autant, le
meilleur se trouve dans les
parties intermédiaires qui décrivent
les lieux ou les actions,
en particulier tout ce qui a trait aux interpositions (et à
l'exécution, à couper le souffle !) de Jean-Baptiste.
Affiche de la création.
3.
L'argument
La Salomé de Robert d'Humières est la moins redoutable de toutes :
simple objet de l'admiration d'Hérode, elle
provoque involontairement la mort de Jean-Baptiste – c'est
Hérode, excédé de l'interposition du Prophète, qui le remet au
bourreau. Et loin de jouir de son butin, Salomé, entendant des voix
terrifiantes, la jette dans la mer – embrasant toute la nature, mer et
volcans alentours (le mont Nébo est une colline de 800m absolument pas
sis sur une quelconque faille).
Chez Matthieu 14;1-11 et Marc 6;14-29, Salomé n'est
certes ni une manipulatrice ni une lascive nécrophile comme chez Wilde,
mais elle est tout de même celle qui ordonne la mort de Jean, fût-elle
influencée par sa mère adultère et incestueuse.
Tout l'argument est
rythmé par les apparitions de Salomé
en accord avec sa découverte
sensuelle et les atmosphères
successives du jour déclinant :
♪ Danse des Perles
(fascination enfantine aux flambeaux),
♪ Danse du Paon
(prise de conscience de sa beauté, mise en scène en haut des degrés par
Hérodiade),
♪ Danse des Serpents
(avec ceux trouvés dans un recoin, qui épouvantent le couple royal),
♪ Danse de l'Acier
(baignée d'orgueil, reflets lumineux sur l'eau dans la nuit),
♪ Danse des Éclairs
(il fait nuit, Salomé apparaît dans des vapeurs lascives, c'est à
l'issue de cette danse qu'Hérode se jette sur Salomé),
♪ Danse de l'Effroi
(après la mort de Jean, avant l'éclatement de l'orage final).
Après le Prélude qui constitue la première scène,
chacune des danses s'articule au milieu d'une scène complète. D'où
l'intérêt de ne pas se limiter à la Suite – les trois danses centrales
(Paon, Serpents, Acier) y sont supprimées, on perd la progression ainsi
que tout leur matériau environnant.
Je laisse le texte complet d'Humières, décrivant en
détail les scènes, très beau, en
annexe.
Grand succès, l'œuvre est demandée par d'autres théâtres.
Estampe de Lev Samuilovič Bakst
pour un décor lors de représentations au Théâtre des Champs-Élysées en
1913 (chorégraphie de Boris Romanov).
Outre le disque de Patrick Davin avec le
Philharmonique de Rhénanie-Palatinat, chez Naxos, il devrait être
prochainement possible de l'écouter en haute qualité sur le site du CNSM,
puisque capté par les étudiants en métiers du son, une initiative
récurrente de la maison qui permet déjà de découvrir de très belles
choses, ou de suivre des cours publics, comme le font massivement les
institutions anglophones.
Et c'est une excellente nouvelle, parce qu'à
la réécoute du disque Davin aujourd'hui, où l'orchestre paraît assez
sur la réserve (c'est souvent le cas dans les enregistrements de cette
formation pour la série Patrimoine de Naxos…), la version entendue hier
n'était pas moins maîtrisée, et sensiblement plus ardente.
Alain Altinoglu (professeur de la classe de
direction du CNSM) avait habilement isolé des moments suspendus (notes
tenues douces d'un quasi-solo, souvent) où les chefs pouvaient se
succéder dans une œuvre sans interruption, et qui recoupaient assez
bien les différentes sections : le chef en action quitte la scène, les
musiciens soutiennent leur note le temps que le chef suivant batte une
mesure entière, et puis tout le monde enchaîne sans heurt, un travail
d'orfèvre qui ne s'entendrait même pas à l'oreille, sauf à être très
familier de la durée de la mesure en question.
On voit ainsi passer William Le Sage, Jordan Gudefin, Nikita Sorokine, Mikhaïl Suhaka, Gabriel Bourgoin et Romain Dumas, certains que j'avais
beaucoup admirés en janvier dans la Deuxième
Symphonie de Schumann.
Dans une musique aussi « écrite » que celle de
Schmitt, la différence de conception est évidemment moins flagrante –
plus on avance dans le temps, moins l'invention personnelle prévaut ;
néanmoins, même s'il a évidemment la partie la plus valorisante (les
deux dernières danses), la gestion de la tension de Romain Dumas m'a beaucoup
impressionné, celle-ci enflant, sans rien précipiter ni brailler, mais
sans paraître connaître de limite, jusqu'à la fin… C'est enthousiasmant
pour l'auditeur, et aussi révélateur d'un savoir-faire très sûr dans
une musique qui est pourtant assez séquentielle, voire fragmentée,
surtout dans ces derniers épisodes où l'agitation va et vient en
segments assez brefs.
Le toujours excellent Orchestre des Lauréats du Conservatoire
mérite aussi de hauts éloges, pour tenir une partition aussi difficile
avec une cohésion qui n'est pas identique à celle des ensembles
permanents, mais qui est néanmoins de très haute volée… aucune
défaillance, alors que dans cette formation très resserrée, chacun a
une heure de musique très technique à assumer, sans interruptio :
cordes en 9-3-3-2, trois sopranos pour faire le chœur et le solo, plus
la nomenclature décrite à la fin du §1 (flûte, hautbois / cor anglais,
clarinette, basson, 2 cors, trompette, 2 trombones, harpe, timbales,
percussions).
L'occasion de féliciter Paul Atlan (partie écrasante de
hautbois et cor anglais, excellent aux deux), Arthur Bolorinos dans les très
nombreux solos (onctueux et limpides…) de clarinette, ou encore David Busawon à la trompette – les
trompettistes se plaignent souvent d'avoir peu de choses exaltantes à
jouer, ici énormément d'accompagnants subtils et de contrechants, voire
de thèmes… une quantité de jeu très inhabituelle, et qu'il tient
remarquablement (avec un beau son, d'ailleurs).
Quand on a dit que c'était gratuit, franchement, qui
a dit que la vie culturelle parisienne était dispendieuse pour être
exaltante ?
Juste une remarque : il y a souvent un délai de
transmission entre les professeurs et le service de communication, si
bien que les programmes sont donnés tard, et pas toujours complètement.
J'ai découvert dans la salle que j'allais entendre non pas la Suite
(déjà une excellente nouvelle), mais le mimodrame intégral (un
événement considérable) ! Je suis sûr qu'il y aurait eu davantage
de monde dans la salle (assez bien remplie au demeurant, mais il n'y
avait pas la queue dehors…) en mettant en avant le côté quasiment
inédit d'une exécution publique de l'œuvre intégrale.
J'abuse souvent de la bonté sans limites du
responsable communication, qui me transmet en temps réel les
informations dont j'ai besoin, mais les professeurs ont forcément en
réserve les détails de ce type de grand projet assez en amont, il y
aurait vraiment un effort de coordination à faire en interne, très
profitable au rayonnement du CNSM.
La presse musicale couvre très peu également (même Cadences…) ces manifestations,
alors qu'elles sont, même indépendamment des programmes, d'un niveau
égal ou supérieur aux grands concerts des grandes salles.
Cette saison, entre les meilleurs jeunes chambristes
en concert gratuit, les soirées lyriques et la découverte d'inédits
absolus (Puig-Roget, Roland-Manuel, le cycle des Angélus de Vierne, cette Salomé…), le CNSM était vraiment le
lieu où il fallait être !
Refaites-nous cela souvent !
5.
Annexes
En cliquant ci-dessous, ouvrez la notule pour accéder aux deux annexes :
► Florent Schmitt en politique (puisque le sujet revient sans arrêt) ;
► l'argument complet de la plume de Robert d'Humières pour son « drame
muet ».
… ce qui n'est vraiment pas la pire hypothèse concernant Carl Orff.
--
CPO propose du nouveau dans le catalogue de Carl Orff, et au delà, du
nouveau dans l'opéra de langue allemande de toute la période : Gisei, court opéra de jeunesse (d'une
heure, composé en 1913, à moins de 18 ans !), ne
ressemble pas du tout au Orff d'après les Carmina Burana (1937, puis Der Mond, le cycle des Trionfi…), répétant à l'envi
les mêmes formules (dont le compositeur était immensément fier,
considérant ses trouvailes archaïsantes comme la preuve de son génie
précoce). On y entend l'héritage
direct de Wagner, certes, mais aussi une veine beaucoup plus étrange, une
forme d'extrême-orientalisme passé au prisme de l'inquiétude
wagnérienne… et par le biais de sonorités assez particulières,
limpides mais de ton plus sombre que Schreker, une sorte
d'impressionnisme debussyste qui serait typiquement germanique.
Dans cette terrible histoire de jeu de rôle funeste, où l'enfant, sous
le regard impuissant d'une mère, porte sur son existence même le poids
de puissances qui le dépassent de très loin, la musique figure avec
beaucoup de naturel (complexe mais fluide) l'atmosphère effrayante du
livret. Son fréquent accompagnement par les seules parties graves de
l'orchestre évoque assez Friedenstag
(en plus décadent et bizarre) ce qui n'est pas un mince compliment.
Le volume CPO contient, comme
d'habitude, le livret bilingue
allemand-anglais. (Très utile, car on y rencontre finalement beaucoup
de
moments purement instrumentaux, avec un grand nombre de didascalies
précises, un peu comme dans le premier acte de la Walkyrie – des tirades, et parfois
de simples groupes mots, interrompues par des commentaires orchestraux
très fréquents.)
La Deutsche Oper, Jacques Lacombe et les chanteurs, en
particulier le redoutable Genzo de
Ryan McKinny (autorité immédiate et mystérieuse posée sur une
voix nette).
Une bande radio de 2000, et pourtant les qualités de lyrisme intense
(et de lisibilité des plans sonores) caractéristiques de Petrenko sont
déjà totalement présentes.
Cette symphonie qui est pourtant de loin la plus crépusculaire (et même
franchement décadente) de
Schmidt se pare d'une généreuse lumière insoupçonnée.
La bande peut s'écouter en
ligne grâce à un collectionneur.
CSS contient quelques autres
présentations recommandations discographiques (symphonies 3 & 4, symphonie n°2).
[Ci-gît un prologue non écrit sur le mode un peu de CSS dans un monde de brutes.
Chacun le rétablira à son gré avec la nuance souhaitée.]
Pour accompagner votre lecture, la Deuxième Symphonie est audible
gratuitement en flux légal par ici.
Vladimir Vladimirovitch Chtcherbatchov
selon la graphie française, mais on trouve plutôt
Shcherbachov sur les disques
(ou Shcherbachev, ou pour se
conformer à
la prononciation Shcherbachyov).
En russes, c'est Щербачёв,
ce qui se prononcerait plus ou moins Ch'erbatchiof
(avec un chuitement
sifflant du [ch], un peu comme les « -ich » allemands). Bref,
non seulement il n'y a pas beaucoup de disques (de publiés, et encore
moins de disponibles), mais alors il va vous falloir une sacrée
patience pour mettre la main dessus !
Pour ne rien arranger, son oncle Nikolaï (lui, c'est Vladimir) était
aussi compositeur – mais je ne crois pas qu'on ait grand'chose de lui
au disque, peut-être quelques pièces pour piano dans un coin.
1889-1952. Compositeur
futuriste, puis soviétique, il
a traversé à peu
près toutes les configurations possibles à cette époque : élève de
Liadov, gagnant sa vie comme accompagnateur pour Diaghilev, il est
soldat en 14-17, puis chef du département musical du Commissariat à
l'Éducation, et finit professeur au Conservatoire de Leningrad (et
Tbilissi), où il enseigne notamment à Popov et Mravinski.
Sa biographie explique assez bien les écarts immenses qu'il existe
selon ses périodes et ses œuvres. Au disque, on trouve très peu de
choses, mais l'écart est immédiatement perceptible.
¶ La Seconde Sonatepour piano (1914) est encore très
romantique, parcourue d'audaces qui ne sont pas encore du futurisme :
du Scriabine de la fin de la première période, disons.
¶ Le Nonette (1919) pour
soprano,
flûte, quatuor à cordes, harpe, piano et mime est un bijou absolu, un
sommet de l'art futuriste, d'une liberté extrême tout en restant d'une
perception très intuitive. À la fois inouï et immédiatement beau – si
je ne devais sauver que dix œuvres dans le patrimoine musical, il y a
fort à parier qu'il n'y figurerait pas dans les dernières places !
¶ L'opérette Capitaine
Tabac
(1943), dont la suite orchestrale a été enregistrée, utilise un langage
léger et sommaire, visant le pur divertissement – à côté, Moscou quartier des Cerises (de
Chostakovitch), ce seraient les Gurrelieder.
¶ La Symphonie n°5 « Russe »,
créée en 1948 dans un but de propagande (exaltant les luttes et
la victoire de 1945), marque par son soviétisme sommaire : grandes
lignes « blanches », très pures, sur une harmonie assez sinistre, avec
les mélodies déceptives et cabossées assez caractéristiques de la
musique soviétique.
Plutôt du sous-Khrennikov (dont cette symphonie n'a ni les jolis
frottements, ni l'instinct populaire), très frustrant.
Il existe aussi un opéra inachevé sur Anna
Karénine (1939) et de la musique de film, pas mal de musique de
chambre également.
Entre les deux groupes, la Deuxième
Symphonie « Blokovskaya » (1925) n'a paru que fort discrètement,dans les publications
dématérialisées de l'American Symphony Orchestra (voir ci-après).
C'est la première œuvre réellement essentielle parue depuis le Nonette (qui devait être le premier
disque comportant du Chtcherbatchov, à moins que ce ne soit la Sonate –
la première monographie au CD, parue chez BIS dans la collection des
symphonies de guerre soviétiques, n'a pas dix ans), et elle confirme
qu'à travers les périodes, il faut creuser le legs de Chtcherbatchov,
qui a de toute évidence beaucoup à dire, et de façon très personnelle.
La Deuxième Symphonie inclut une soprano, un ténor solos et des chœurs,
pas permanents, mais très présents dans le vaste dernier mouvement, le
plus dense musicalement – qui dure la moitié d'une symphonie d'une
heure.
Le résultat est étonnant : l'œuvre ne sonne vraiment pas typiquement
russe, et tire plutôt vers de la musique décadente germanique de la
toute meilleure farine, d'où seule semble se distinguer une forme
d'expansion, de générosité moins formelle, plus slave en effet. On
pourrait la décrire comme une Sixième
de Tichtchenko (ou une Troisième de Szymanowski) récrite
dans le style du Poème de l'Extase
et de la Deuxième de Mahler,
pour situer sa forme particulièrement libre et son ton pas du tout
russe, plus proche de l'oratorio allemand – enfin, l'hypothétique
oratorio écrit par (Joseph) Marx dans le style de sa Herbstsymphonie.
Autrement dit, une expansion formidable dans une forme libre mais
sophistiquée, une harmonie chatoyante, des effets de masse
impressionnants sur une musique raffinée – combinant lyrisme et
complexité. Assez jubilatoire, voilà qui changerait d'autres symphonies
chorales du répertoire, et rencontrerait un succès équivalent (ça coûte
moins cher que la Huitième de Mahler, en plus).
Leon Botstein et l'American Symphony Orchestra servent
avec une grande facilité et une réelle implication cette œuvre
techniquement exigeante (aidés de très bons chanteurs : Concert Chorale
of New York, Michael Wade Lee et Marina Poplavskaya, qui se montre
particulièrement magnifique ce soir-là).
L'orchestre est très peu connu en France, alors qu'il est en réalité
l'un des principaux pourvoyeurs de musique symphonique à New York.
Fondé en 1962 par Leopold Stokowski alors qu'il avait
80 ans, il a enchaîné les directeurs musicaux à un rythme assez élevé
dans les années 80, mais Leon Botstein
en tient la direction depuis 1992,
une longévité rare désormais à la tête des orchestres prestigieux.
Ils sont en résidence à Annandale-on-Hudson
(État de New York), au Richard B Fisher Center for the Performing Arts
au Bard College, mais se produisent très régulièrement à New York, au Symphony Space et surtout au Carnegie Hall lors des Vanguard
Series (où se concentrent les raretés).
Chose amusante, le but de l'orchestre était à l'origine de rendre la
musique accessible à tous (notamment en matière de prix), et c'est
aujourd'hui l'orchestre le plus exigeant en matière de répertoire
nouveau – donc peut-être un peu plus un orchestre de spécialistes,
tandis que les néophytes iront entendre Beethoven ou Dvořák par le
Philharmonique ?
En effet la politique de Leon Botstein
est de travailler sur des thématiques
lors de ses concerts (historiques, artistiques, etc.), et surtout de faire entendre des chefs-d'œuvre qui ne
sont plus joués. Et, de même que pour Lui, je n'emploie pas le
mot en vain : son goût est véritablement infaillible. Point d'œuvrettes
sympathiques de compositeurs célèbres, ou de jolies pièces agréablement
décoratives d'inconnus qui brossent l'oreille peu avertie dans le sens
de la cochlée, non, non : du vrai chef-d'œuvre exigeant, difficile à
exécuter et différent, enrichissant pour le public.
C'était déjà le cas au disque : Die
Ägyptische Helena, Der Liebe
der Danae, deux des meilleurs Strauss peu célèbres (auxquels
j'ajouterais Intermezzo et
surtout Friedenstag) et une
anthologie américaine (Copland-Sessions-Perle-Rands) avec l'American
SO, mais aussi Le Roi Arthus
de Chausson, Ariane et Barbe-Bleue
de Dukas, A World Requiem de
John Foulds avec le BBCSO, une monographie Joachim avec le London
Philharmonic, la Troisième Symphonie
de Glière avec le LSO et la Première
Symphonie de Bruno Walter avec la NDR. La faillite de Telarc l'a
empêché de poursuivre ses investigations lyriques… dans un premier
temps.
Car, avec la possibilité de la dématérialisation
et de la vente directe au consommateur (pour un coût minime : seulement
la prise de son, vu qu'il n'y a pas d'objet ni de visuel individualisé,
et que la distribution est assurée par les sites spécialistes eMusic,
Amazon, iTunes, Deezer, qui peuvent stocker sans difficulté des disques
à faible tirage), Botstein et l'American SO ont multiplié les publications (150
volumes, dit le site – et pour avoir parcouru la liste, ce n'est pas
une exagération). Quelques œuvres du répertoire (la Trente-Huitième de
Mozart, Sixième et Huitième de Beethoven, la Neuvième de Schubert, le
Prélude de Tristan, le
Cinquième Concerto de Saint-Saëns le Sacre de Stravinski…) pour ceux
qui veulent entendre leur orchestre dans les standards, mais l'écrasante majorité sont des pièces
extrêmement rares (et, pour la plupart, au minimum très intéressantes),
dont quelques premières mondiales (et beaucoup d'autres très difficiles
à trouver).
Ce fonds exceptionnel regroupe des œuvres d'une difficulté hallucinante
que seul un grand orchestre peut porter sans dénaturer, et traverse les époques avec un éclectisme
impressionnant – car le style
reste toujours très informé et respectueux, avec une souplesse
assez confondante.
Que publient-ils ?
Des compositeurs patrimoniaux des Amériques
:
R. Thompson – Symphonie n°2
V. Thomson – Symphony on a Hymn Tune
Barber – First Essay
Cowell – Atlantis
Cowell – Variations pour orchestre
Cowell – Symphonie n°2
Chávez – Symphonie n°1, «
Sinfonia de Antigona »
Chávez – Sinfonia India
Crumb – Variazioni
Beaucoup de patrimoine allemand,
en particulier chez les décadents
début-de-siècle :
Spohr – Le Jugement Dernier (oratorio)
Czerny – Psaume 130
Schubert – Die Verschworenen
Liszt – Hunnenschlacht
Liszt – Psaume 13
Wagner – Das Liebesmahl der Apostel
Bruckner – Psaume 150
Brahms – Rinaldo (très belle
version)
Raff – Ouverture pour La Tempête
R. Strauss – Symphonie n°2 (opus 12)
R. Strauss – Bardengesang
R. Strauss – Hymne olympique
R. Strauss – Austria
R. Strauss – Die Tageszeiten –
la grande fresque chorale (difficile à trouver en intégralité), et
superbement rendue
Hausegger – Wieland der Schmidt
– un beau poème symphonique (première mondiale)
Zemlinsky – Psaume 23
Schreker – Der ferne Klang
Schoech – Nachhall
J. Marx – Eine Herbstsymphonie – l'une des symphonie les plus
démesurées, décadentes et contrapuntiques de tout le répertoire (qui ne
se trouvait déjà qu'en dématérialisé, dans des versions moins virtuoses)
F. Schmitt – Psaume 47
Wellesz – Symphonie n°2
Braunfels – Don Juan (poème
symphonique)
Antheil – Ballet mécanique
Hindemith – Le long dîner de Noël
Dessau – In memoriam Bertolt Brecht
Dessau – Haggadah shel Pesah
K. A. Hartmann – Hymne symphonique
Plus étonnant, du répertoire
russe et surtout soviétique :
Tchaïkovski – Le Voïévode
Taneïev – L'Orestie
Lourié – Chant funèbre sur la mort d'un poète
Chtcherbatchov – Symphonie n°2
Popov – Suite symphonique n°1
Miaskovski – Silentium,
d'après un poème de Poe
Chostakovitch – La Puce
Weinberg/Vainberg – Concerto pour trompette
Tichtchenko – Symphonie n°5
Ou les jeunes italiens modernes
:
Malipiero – Pause del Silenzio I
Pizzetti (Trois Préludes à Œdipe de
Sophocle – lequel ?)
Casella – Italia
Petrassi – Coro di morti
Dallapiccola – Volo di notte
Dallapiccola – Canti di prigionia, Canti di liberazione
Et pêle-mêle :
Stanford (Symphonie n°3, Variations de
concert sur un air anglais), Enescu (Symphonie n°1), Martin (Les Quatre Éléments), Chadwick
(Ouvertue Rip van Winkle), Sessions (Symphonie n°1), Carpenter
(Concerto pour violon, Skyscrapers), Still (Africa, Symphonie n°2), Ben-Haïm
(Symphonie n°2), Tal (Symphonie n°2), Panufnik (Sinfoni di Sfere),
Tuille (Ouverture romantique), Klenau (Ouverture Klein Idas Blümen), Suk (Scherzo
fantastique), Piston (Symphonies n°2 & 4, Concerto pour violon
n°1), Matthus (Responso), M.
Steinberg (Suite pour Les
Métamorphoses), Siegmeister (American
Holiday), Takemitsu (Cassiopeia),
Achron (Épitaphe à la mémoire
d'Alexandre Scriabine), Berio (Rendering),
Bantock (Prélude aux Bacchanales),
Brüll (Ouverture de the Golden Cross),
Janáček (Le Fils du Flûtiste),
Seter (Midnight Vigil),
Kajanus (Aino), Gerhard (Don Quixote), Nielsen (Symphonie
n°3), Raitio (Les Cygnes),
Saint-Saëns (Orient et Occident),
Fuchs (Sérénade n°1, Symphonie n°3), Rubin (Symphonie n°4), Holmboe
(Symphonie n°8), R. Wilson (Triple concerto pour cor, marimba et
clarinette basse)…
On trouve même une collection assez développée d'opéra (quasiment que des bijoux,
très bien interprétés de surcroît, même les opéras français sont
chantés dans une langue respectueuse et un style orchestral adéquat) :
Weber – Euryanthe, avec William Burden – l'œuvre
ne devient pas passionnante pour autant, seul disque dont je vois sorti
mitigé ; il faudrait vraiment des instruments d'époque et beaucoup
d'énergie pour rendre ça ingestible sur la durée
Spohr – Le Jugement Dernier
(oratorio)
Meyerbeer – Les Huguenots
Schumann – Szenen aus Goethes «
Faust » – avec Andrew
Shroeder et Michael Spyres !
Saint-Saëns – Le Déluge
(oratorio)
Saint-Saëns – Henry VIII
Suppé – Franz Schubert – œuvre présentée ici
Chabrier – Le roi malgré lui – avec Frédéric Goncalves
R. Strauss – Die Liebe der Danae –
une nouvelle version avec d'autres chanteurs !
Schreker – Der ferne Klang
Dallapiccola – Volo di notte
Vous remarquerez que les œuvres sont toujours présentées seules,
courtes ou longues, l'enregistrement n'en concerne qu'une à la fois –
ce qui nous extirpe des contraintes du disque format concert.
Je ne les ai pas toutes citées. Dans l'ensemble, toutefois, les raretés
sont légion. Leur site ne mentionne que cinq premières mondiales
(Czerny, Hausegger, Lourié, Braunfels, Rubin), mais il me semble qu'on
en a beaucoup d'autres – sans parler de tous ceux où l'enregistrement
est seul disponible.
Étrangement, le catalogue n'est pas disponible sur le site
officiel de l'orchestre, c'est pourquoi j'ai pris un peu de temps
pour les chercher dans les sites de vente dématérilisés et les classer.
Le jeu en vaut la chandelle : il n'est pas toujours facile de
déterminer ce qui vaut la peine d'être entendu (même si, chez Timpani
par exemple, et même chez les décadents
de CPO, le déchet est rare), et cette
collection constitue un guide hautement fiable. Aussi bien par l'intérêt des œuvres abordées que
par la qualité constante de
l'exécution. La virtuosité et la cohésion de l'orchestre, bien
sûr, mais aussi et surtout la capacité
à se conformer au style – il est rarissime que des spécialistes
des grosses machines du postpostromantisme germanique arrivent à se
fondre dans les contraintes du classicisme et de l'opéra français.
Voilà des années qu'une notule était prévue ; je croyais même l'avoir écrite. Apparemment, il n'en est rien. La voici.
Le premier acte, version pour grand orchestre tirée du disque Capriccio.
1. Meisel, pierre angulaire
Très peu connu des mélomanes (et encore moins des autres), Edmund Meisel (1894-1930) fut pourtant une institution en son temps, sorte de Korngold, Herrmann ou Williams des années 20, admiré par ses contemporains, écrivant des articles de référence sur la composition de musiques de film… Né à Vienne, écrivant très tôt des musiques de scène (notamment pour des pièces de Brecht), c'est avec sa musique (écrite en 12 jours, à ce qu'il paraît) que Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein fit sa percée triomphale en Europe.
Pour le film de Walter Ruttmann Berlin, La Symphonie de la Métropole (1927), Meisel avait collaboré très étroitement avec le réalisateur, de façon à synchroniser au maximum les plans (à cadence très soutenue) et les motifs musicaux. De fait, toute l'œuvre fonctionne sur ce principe.
La dernière image de l'acte III.
Il s'agissait d'un projet ambitieux, écrit pour 75 musiciens (donc beaucoup de lignes différentes) – l'instrumentation n'était néanmoins pas de son fait, mais déléguée, comme cela se fait encore dans le domaine de la musique de film –, sur un tempo très allant (donc plus de notes) et abordant des styles très différents.
2. Berlin
Le film montre la ville en cinq actes, comme autant de portions d'une journée active.
Acte I : Berlin est silencieuse. Réveil progressif : les chemins de fer, les usines.
Acte II : La ville active, dans les bureaux, les magasins, etc.
Acte III : Le trafic dans les rues.
Acte IV : Les pauses : repas, jeux d'enfants, loisirs…
Acte V : Berlin nocturne (les clubs).
La partiton de Meisel est très peu mélodique, tout entière fondée sur des motifs, voire des fragments, qui imitent, voire réutilisent les bruits de la ville. Le langage est particulièrement audacieux, fondé sur des frottements, des accords chargés et tendus, mais dont les pôles sont très audibles, et qui fonctionnent souvent en binôme (tension-petite détente) ou par paliers (marches harmoniques fréquentes). On demeure dans de la musique tonale, et il y a bel et bien une progression, mais on peut avoir l'impression que cette musique qui ne s'arrête jamais obéit déjà à une autre logique, celle de la masse, de la cinétique plus que du langage à proprement parler. On y rencontre même des harmonies étonnantes, comme cet arpège sur Berlin déserte (acte I) qui évoque très exactement Takemitsu.
Dans ce cadre qui pourrait être déstabilisant, Meisel joue de motifs simples qui courent de pupitre en pupitre, et sont même développés de façon contrapuntique (plusieurs fugatos) ; et utilise surtout un langage extrêmement pulsé (que des mesures binaires, très souvent à deux temps), qui recourt très fréquemment aux marches – trains, machines, foules… –, parfois obstinées, parfois progressant de façon régulière (marche harmonique) ou plus cabossée et incertaine…
À cela s'ajoutent des effets impressionnants : bruits bruts (véritables sifflets de train), percussions seules, piano en quarts de ton (était-ce dans l'original, ou simplement dans la reconstruction de Bernd Thewes ? – puisque seule la version pour piano seul nous est parvenue directement), nombreux imports de jazz…
L'aspect motorique et l'explosion des motifs, leur écho successivement à travers les scènes ou simultanément en contrepoint, ont quelque chose de particulièrement jubilatoire ; tandis que l'accumulation des marches effrénées et des sons concrets deviennent tout à fait menaçants, en particulier les courses folles de trains dévorateurs.
En somme, un bijou très intense qu'il faut absolument découvrir, même sans les images – le disque, chez Capriccio, de Frank Strobel avec la Radio de Berlin (Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, ex-Radio-Est) en rend remarquablement compte.
Attention, la plupart des copies du film utilisent au contraire un pot-pourri très paisible de musiques classiques (dont, ironie suprême, la Symphonie Pastorale de Beethoven !), qui n'a non seulement pas le même intérêt musical, mais dénature assez le projet sans concession d'un documentaire brut sur la vie des gens, qui ne fait pas dans l'aimable ou le gracieux.
Son aspect mécaniste (et ses procédés) sont vraiment à la pointe de ce qui s'écrit dans les années 20 ; j'ai mentionné le « décadentisme » dans le titre surtout à cause du langage harmonique qui devient complexe et retors, déforme le langage hérité du post-wagnérisme, mais il n'y a vraiment aucune tendance au romantisme vénéneux chez Meisel. C'est un « décadent » au sens de la famille musicale innovatrice, pas au sens propre de l'esthétique (qui est tout sauf la sienne).
3. La partition de Meisel en action
La Cité de la Musique proposait ce samedi – et j'avais déjà annoncé dans ces pages (ailleurs aussi) que ce serait pour ainsi dire l'événement de la saison – cette musique dans le cadre d'un ciné-concert…
¶ Samedi, le Berlin de Meisel, perle des nouveaux courants d'alors, décadents et mécanistes… \o/
#CimerCiMu
Évidemment, la salle était très vide : le parterre et le balcon de face n'étaient pas pleins, mais alors sur les grands balcons latéraux : 9 spectateurs côté cour, 6 spectateurs côté jardin… une ouvreuse n'a même pas réussi à recevoir un spectateur – et la mienne n'a dû son salut qu'à mon replacement (en encorbellement plutôt qu'au parterre, l'orchestre n'étant pas surélevé).
Une conclusion s'impose : pas assez de monde ne lit Carnets sur sol. Et ceux qui le font pourtant – sont indignes de pardon.
C'était à nouveau Frank Strobel (spécialiste du genre) qui officiait, mais pas dans la même partition : il s'agissait d'un arrangement pour ensemble de Mark-Andreas Schlingensiepen – au lieu de l'orchestre complet (avec cordes), une version pour vents essentiellement : deux flûtes (avec deux piccolos), deux hautbois (avec un cor anglais), deux clarinettes, un basson, deux cors, une trompette, un trombone basse, deux percussionnistes (xylo- et métallophones, timbales, caisse claire, grosse caisse, cymbales, tam-tam chinois…), un piano et une contrebasse.
Le résultat est extrêmement réussi (et encore plus moderne), mais il faut admettre que la puissance univoque des vents finit par créer une petite lassitude (physique, pas musicale) pendant l'heure entière que dure le film : il n'y a pas de nuances douces dans la partition, et avec des vents, ce peut rapidement devenir violent. Néanmoins, un plaisir de redécouvrir la partition dans ce nouvel état, remarquablement agencé.
Les musiciens sont issus de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg et se baladent avec une assurance (et un incontournable investissement) qui forcent l'admiration.
¶ Détail : Frank Strobel dirige en permanence sur le temps, ce qui est bien sûr plus lisible pour le spectateur, mais laisse moins de possibilités de réaction aux musiciens (même s'il fait bien sûr l'effort d'amplifier sa gestique de façon anticipée pour les grandes articulations). C'est assez rare – mais pas inédit non plus, cela dépend des gens, des orchestres, et bien sûr du niveau des musiciens (pour les ensembles amateurs, le chef bat en général la mesure sans anticipation). En général il existe un délai notable (quasiment un temps entier, quelquefois) entre le geste du chef et celui des musiciens ; je suppose que la simultanéité de l'image rend ce procédé plus périlleux (il faudrait que le chef anticipe non seulement la musique mais aussi l'image), et que la synchronicité rend tout plus lisible pour tout le monde.
Coproduction du Festival Musical-Strasbourg, ce sera donc redonné là-bas (si ce n'est fait). Achetez le disque !
En réécoutant ce soir cette symphonie, comme régulièrement — elle figure en bonne place dans notre proposition de hit-parade —, l'envie d'en toucher une poignée de mots.
Plus encore que pour Bax ou Alfvén, il est difficile d'imaginer un meilleur résumé d'un postromantisme souriant, reprenant à la fois les élans du dernier XIXe siècle (avec ces cordes qui s'épanchent comme dans du Richard Strauss), le formalisme du premier vingtième (formes d'école, dont les variations, les scherzos répétitifs…), les contrepoints et zébrures plus troubles des décadents (on est entre 1911 et 1913, en plein dans la période). Le tout se présente sous un jour avenant et très lumineux, qui cache ce que ses masses doivent à Bruckner, ce que ses contrechants vénéneux doivent aux pionniers de l'âme qui exploitent dans le même temps à l'opéra les thématiques du désir et de l'inconscient. Malgré sa construction savante, l'œuvre paraît simple, joliment mélodique, presque pastorale – mais jamais contemplative, au contraire toujours babillarde malgré les tempi modérés.
Une synthèse de la fin du romantisme qui commence déjà à muter… mais une synthèse qui a laissé de côté les tourments de l'âme romantique, sans en perdre la tension.
Vraiment une œuvre que j'aime beaucoup. Les autres symphonies sont aussi à écouter ; la Première un peu moins que les autres (d'un postromantisme plus traditionnel), mais la Troisième et la Quatrième sont aussi des bijoux, dans une veine beaucoup plus sombre — la Quatrième a même la beauté désespérée d'un monde qu'on regarderait tranquillement, mais sans joie, une fois l'Apocalypse passé.
Schmidt est régulièrement décrit comme un romantique réactionnaire, façon Pfitzner (qui l'était indubitablement, témoin son essai Le danger futuriste, mais il faudrait là aussi nuancer légèrement, au moins musicalement)… en réalité son œuvre, qui comprend certes cette composante, est beaucoup plus diverse que cela. Et cette Deuxième Symphonie, avec ses aspects à la fois primesautiers et sophistiqués (quelque part entre Hamerik et Schreker), tranche assez avec l'image de compositeur sévère qui se complaît dans de vieilles formes un peu poussiéreuses et austères.
L'intégrale de Vassily Sinaisky avec l'Orchestre Symphonique de Malmö (Naxos) offre à la fois la clarté (prise de son incluse, superbe), la directionnalité, l'intensité et la pure beauté qu'on peut attendre ici. Difficile non seulement de faire, mais de rêver mieux. En symphonies isolées, Mehta fait tout de même une très belle Quatrième avec le Philharmonique de Vienne — les soli sont, forcément, très en valeur et d'une pureté saisissante.
Othmar Schoeck (1886-1957) fait partie des compositeurs qui ont leur petite célébrité en dépit du fait qu'ils soient peu joués... mais dont le catalogue discographique reste très majoritairement lacunaire, et la présence en concert exceptionnelle. Peut-être est-lié au peu de compositeurs suisses passés à la postérité : Honegger côté francophone, Schoeck côté germanique – les autres, Andreae, Veress, Huber... n'avaient pas l'envergure pour s'imposer largement au détriment de compositeurs plus précis dans les salles et studios. De ce fait, Schoeck reste peut-être un (discret) emblème, à défaut d'être joué.
Hommage à 4 voix de Hindemith pour l'anniversaire de Schoeck. Introduit ici.
Il faut dire aussi qu'à l'exception de quelques œuvres symphoniques violentes et spectaculaires, comme son opéra Penthesilea d'après Kleist, hardi et violemment expressionniste, ou dans une moindre mesure Lebendig begraben sur les poèmes de G. Keller (mais malgré sa véhémence, ce sont plutôt les poèmes que la musique qui versent dans le grandiose), la musique de Schoeck se caractérise davantage par son caractère mesuré, calme, étale.
2. Catalogue instrumental
Il existe bien sûr quelques contributions de Schoeck aux formations chambristes traditionnelles :
¶ Des pièces groupées ou isolées pour piano (Toccata, Ritornelle, Fughetten...)
¶ Trois sonates pour violon et piano (deux en ré, une en mi, écrites de 1905 à 1931).
¶ Une sonate pour violoncelle et piano (1957).
¶ Une sonate pour clarinette basse et piano (1928).
¶ Deux quatuors (l'un en ré de 1913, l'autre en ut de 1923), plus un mouvement isolé de 1905.
... et quelques ouvertures et poèmes symphoniques :
¶ Sérénade pour petit orchestre Op.1 (1907).
¶ Sommernacht (« Nuit d'été ») pour orchestre à cordes, inspiré par le poème de Keller (1945).
¶ Suite en la bémol pour orchestre à cordes – ce doit être sympa à jouer, dans cette tonalité... ah, ces décadents... (1945).
¶ Mouvement symphonique pour grand orchestre (1906).
¶ Ouverture pour William Ratcliff de Heine (1908).
¶ Prélude pour orchestre (1933).
¶ Festlicher Hymnus (« Hymne de fête ») pour grand orchestre (1950).
De même, une poignée de concertos :
¶ Pour violon (Quasi una fantasia), en 1912.
¶ Pour violoncelle et orchestre à cordes, en 1947.
¶ pour cor et orchestre à cordes, en 1951.
3. Catalogue vocal
Mais l'essentiel du legs de Schoeck, et celui qui fait sa réputation, se trouve dans le domaine de la musique vocale.
Dramatique, avec un certain nombre d'opéras (Penthesilea et Venus, pour ceux qui se trouvent facilement) et de cantates (Vom Fischer un syn Fru).
Chorale, dont assez peu d'exemples se trouvent au disque.
Et surtout le lied... avec piano, mais surtout avec de petits ensembles : quatuor à cordes (Notturno Op.47), orchestre de chambre (Elegie Op.36), mais aussi des œuvres avec grand orchestre, comme Lebendig begraben Op.40. Contrairement à la majorité des corpus, où les compositeurs écrivent par défaut pour des voix plutôt élevées, Schoeck écrit presque exclusivement ses lieder pour des voix centrales, voire graves, de vraies voix de baryton – dans des tessitures très favorables aux interprètes.
4. Lieder
Dans nombre de ses cycles (Elegie Op.36, Lebendig begraben Op.40, Notturno Op.47, Nachhall Op.70), au nombre d'une douzaine, les poèmes sont enchaînés, reliés entre eux par des interludes instrumentaux joués sans interruption, et l'expression demeure toujours douce et rêveuse, dans un mouvement presque immobile, dérivant doucement comme le cours d'un fleuve. Les atmosphères, plutôt nocturne, sont rarement tourmentées, plutôt mélancoliques ou méditatives, sans être jamais joyeuses. Et alors que l'harmonie ménage ses frottements et ses plénitudes, on ne sent pas réellement de poussée vers l'avant – en partie parce que les rythmes en sont très homophoniques (chacun joue simultanément, peu de fantaisie de ce côté).
Il faut dire que dans ces œuvres d'une demi-heure à une heure, en un seul mouvement, très peu contrastées, on se trouve baigné dans un flot permanent qui donne une illusion d'éternité.
Une véritable expérience, prégnante aussi bien au disque qu'au concert. (Voir par ici pour un témoignage sur son Notturno.)
Schoeck, à l'exception de son cycle Op.33 consacré à des traductions de Hafis, ne met en musique que des poètes aux thématiques romantiques (partout on ne semble parler que de nature et de nuit), soit du premier XIXe, comme :
¶ Gottfried Keller (Gaselen Op.38, Lebendig begraben Op.40, Notturno Op.47, Unter Sternen Op.55)
¶ Heinrich Leuthold (Spielmannsweisen Op. 56, Der Sänger Op.57)
¶ Conrad Ferdinand Meyer (Das stille Leuchten Op.60)
Quelquefois les auteurs sont mélangés, comme Lenau et Eichendorff dans l'Elegie, ou les cycles de Lenau Notturno et Nachhall, qui s'achèvent respectivement par un poème de Keller et un poème de Claudius.
En règle générale, quelle que soit l'ardeur du poème, l'expression musicale et verbale demeure dans une résignation (ni triste ni gaie) assez homogène. Le cycle qui tranche le plus, parmi ceux publiés à ce jour, est Lebendig begraben, où l'orchestre rugit un peu (mais ce n'est rien par rapport aux poèmes, d'une démesure tonnante comparable à La Fin de Satan de Hugo), mais le chanteur y demeure largement dans le cadre d'une sobre psalmodie.
Il n'empêche qu'ils valent tous largement le détour, à commencer par Elegie et Notturno. C'est une expérience d'écoute.
Le mot est un équivalent chic (snob ?) de « rythme », inventé au XIXe – première occurrence dans Musikalische Dynamik und Agogik de Hugo Riemann, en 1884. Il permet néanmoins d'introduire une nuance (qui existait, mais qui se formulait par périphrases), puisque l'agogique désigne plus exactement la réalisation du rythme écrit, avec toutes ses modifications plus ou moins imperceptibles : irrégularités, déformations, césures...
L'agogique n'est pas tout à fait l'équivalent du rubato, qui est davantage lié à des genres spécifiques (en particulier pour le style belcantiste, à commencer par le piano de Chopin qui lui doit beaucoup), et qui cherche généralement à exalter la mélodie dans une logique cadentielle : le rubato laisse le soliste prendre son temps, il ne désigne que la dimension temporelle des phrasés, et non tous les paramètres de lié / détaché, ni l'accompagnement.
L'agogique est le domaine réservé de l'interprète, qui fait (de pair avec l'étagement des nuances) toute la différence entre un fichier MIDI et une exécution humaine. C'est bien cet aspect qui suscite (sinon autorise) la fascination et l'adulation pour les grands interprètes, parce qu'ils actualisent la partition, lui font prendre vie sous une forme qui reste unique.
Les moins vains d'entre nous pourront remplacer le mot par articulation, qui a le double avantage d'être intelligible par tous et de dire plus ou moins la même chose sans recourir à un néologisme issu du postromantisme teuton (comme si ces gens savaient faire de la musique !).
Jusqu'à récemment, donc, je n'étais pas très friand de ce mot, joli mais un peu inutile, coquet ornement des sachants.
Jusqu'à ce que sa nuance la plus exacte m'apparaisse en une glorieuse épiphanie. Que je me fais un devoir de partager avec vous.
2. La preuve par l'exemple
Le rythme du dernier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler peut paraître suspendu, mouvant, instable. C'est lié à des changements de tempi usuels (et tout à fait explicites sur la partition) chez Mahler, et éventuellement, selon les chefs, à des accélérations, ralentissements... mais en y regardant de près, c'est surtout l'articulation des phrases et la déformation de la mesure qui sont en cause.
On est donc dans le domaine du rubato (littéralement « [temps] dérobé ») le plus littéral : les temps faibles vont être en certains endroits allongés, et certaines mesures vont donc devenir plus longues que d'autres, sans que le tempo en soit affecté. Des bouts de temps sont ajoutés, tout simplement. Mais pas du rubato belcantiste pour mettre en valeur une ligne mélodique ; il s'agit plutôt d'accentuer l'effet d'un élément de phrasé.
Pour vous en rendre compte, le plus simple est sans doute d'essayer de battre la mesure. Si vous n'êtes pas familier de l'exercice : comme le tempo est très lent (et que le geste perd alors en précision), vous pouvez faire un battement par croche, donc huit battements par mesure. Les temps forts sont sur la première et la troisième noire. Pour ne pas se perdre, le plus simple est de battre comme suit (à la croche, vous ferez donc deux fois ces gestes dans une mesure) :
Et vous pourrez le constater par vous-même :
Effet particulièrement audible dans la version de Seiji Ozawa avec l'Orchestre Symphonique de Boston (par ailleurs l'une des plus belles à mon sens, et que j'écoute le plus avec Rögner, Salonen et Litton). Ici, le commencement du premier mouvement, mais le principe se reproduit jusqu'à la fin.
Dans les endroits encadrés, en plus des ralentissements et accélérations (voir en particulier les trois premières mesures, très fluctuantes) le chef suspend légèrement le temps (jusqu'à quasiment la durée d'une croche dans le cas encadré en rouge).
Dans les cas en mauve, ce n'est même pas une respiration, mais réellement un allongement de la durée écrite, qui donne plus de poids au temps fort qui suit et renforce le sentiment d'attente – tout ce mouvement est fondé sur une progression de tensions en tuilages, jamais complètement résolues jusqu'à la fin, vingt minutes après.
Cela ne se produit donc pas systématiquement lorsque le compositeur a indiqué une rupture de phrasé : on trouve aussi bien des indications de legato que de détaché dans ces cas. Il s'agit vraiment d'une technique de direction pour mettre en valeur la progression doucement tendue du tempo lent et l'harmonie jamais résolue.
C'était un moment de la saison attendu de tous, une œuvre qui ne déçoit jamais pour son potentiel dramatique, mettant en valeur une distribution de feu, et mise en scène par un spécialiste en vogue des allusions chrétiennes.
Tout le monde voulait le voir (et le théâtre était plein comme un œuf, vraiment, comme si on avait joué un grand titre de Mozart, du belcanto ou de Verdi), tout le monde y était, et à peu près tout le monde en est sorti ravi. Les moins convaincus semblent ceux qui ont vu le plus de Dialogues et sont donc susceptible de comparer de près d'autres très belles productions.
1. Une œuvre
D'abord, les Dialogues, c'est immanquable. Quel que soit le style qu'on aime, on y trouve généralement son compte : les amateurs de théâtre sont suffoqués, les amateurs de musiques simples y trouvent une forme d'accompagnement très nu de la déclamation, les amateurs de musiques complexes peuvent y explorer une rare science harmonique, les amateurs de voix y trouvent des moments de bravoure mettant remarquablement en valeur les instruments féminins.
Et tout cela est très loin de l'essentiel de la production de Poulenc, un hapax.
¶ La langue très soignée du livret, aucun personnage, fût-ce dans les affres les plus violentes, ne semble se départir de son quant-à-soir ; c'est aussi ce qui fait la couleur très particulière de cette pièce, qui évoque avec tant de force la réserve propre aux communautés religieuses, où l'introspection et l'effusion sont fortement codifiées. En cela, ce texte peut aussi bien être vu comme l'exaltation de l'héroïsme paisible de femmes de foi, qu'en tant que peinture d'un monde de pénitence très noir, rempli de chausse-trappes où la perdition guette tandis que Dieu se dérobe. Une grande part des échanges consiste en réprimandes contre de fausses évidences (résolues par des paradoxes douteux) sur la façon de chercher Dieu, avec un sentiment affolant que l'inverse pourrait tout aussi bien être soutenu sans contredire davantage les Écritures ; ces questions sont volontairement laissées sans résolution – ainsi la controverse de Mère Marie de l'Incarnation avec Madame Lidoine à propos du caractère délibéré ou fortuit du véritable martyre.
¶ Du côté de la musique, la cohérence force l'admiration : la pulsation lente et régulière (il suffit de regarder les violoncelles et contrebasse jouer sans cesse des rythmes de type noire-noire-noire-noire) épouse le train de la vie religieuse, l'accablement de pénitences dont l'objet n'est pas toujours sûr. Les motifs (dont celui qui ouvre l'opéra, l'une des introductions les plus marquantes de l'histoire du lyrique, saillante et irrésistible) mutent avec clarté et élégance au fil des scènes, de pair avec une musique de plus en plus lyrique après le second parloir (celui avec le Chevalier).
¶ En salle, la ressemblance avec Pelléas est frappante, en particulier à cause cet accompagnement qui laisse souvent la voix complètement à nu, et complète à coups de grands accords complexes, sans grandes mélodies évidentes. Et puis les récitatifs omniprésents, la prosodie étrange, la langue anti-naturelle, les riches interludes...
Évidemment, on trouvera beaucoup moins de couleurs dans la musique de Poulenc, très homogène, très grise, parfaitement adaptée à son sujet. Je trouve d'ailleurs la prosodie assez mauvaise (ce qui n'est pas le cas dans Pelléas, malgré sa bizarrerie), très terne, ménageant peu de variations de hauteur, accentuant à côté ou de façon monotone, comme le feraient de mauvais acteurs.
Et puis, au fil de l'œuvre, c'est la cohérence d'ensemble qui subjugue, créant un univers pénétrant et sans discontinuité, qui ne s'achève qu'avec le dernier baisser de rideau. Chaque fois, on commence un peu dubitatif, et on rend les armes sans même s'en rendre compte, jusqu'au bouleversement.
Comme annoncé, Leendert de Jonge, meilleur interprète des Chants de Nectaire de Koechlin à ce jour, se produisait en clôture du Salon d'Automne à Paris – où ont été données, de leur vivant, des œuvres de Koechlin, Roussel (une des sonates avec violon), les quatuors de Debussy et Ravel...
Premier plaisir, me rendre compte que les notules de CSS peuvent servir de contes pour les enfants. Flatté.
Je ne reviens pas sur l'œuvre, déjà présentée dans ces pages ; il s'agit pour moi d'un absolu de la musique de chambre, un de ces moments aux confins du silence où quelque chose semble dépasser ce qui est écrit ; sont-ce les harmonies sous-entendues, est-ce l'imagination de l'auditeur... peu importe, la puissance d'évocation de ces pièces est particulièrement impressionnante.
En les entendant enfin en vrai, j'ai été frappé par l'impression de cohérence, avec des lignes mélodiques très logiques, utilisant manifestement toujours les mêmes modes, mais de façon impermanente, et avec des contours impossibles à prédire ; un mélange de profonde familiarité et de surprise permanente.
Néanmoins, cela avait tout du pari, et s'est révélé, en définitive, un vrai petit monument de l'incongruité, quasiment un happening où la musique n'avait pas forcément la meilleure part. Placé au fond de la dernière tente, le flûtiste seul, dans une acoustique hypersèche, largement couvert par les discussions des visiteurs, devait se débattre devant un public sans cesse changeant – il faut dire qu'après l'annonce initiale, aucun programme n'étant disponible (à part la petite mention laconique Jonge + Koechlin à la fin du flyer), il était à peu impossible de se représenter exactement ce qu'on écoutait, œuvre du répertoire, contemporaine, improvisation ?
Prise dans les rugissements des moteurs, qui dévorent l'espace sonore des champs élyséens auxquels nous sommes adossés, ce n'est d'abord plus le calme lumineux de l'atmosphère « pure » et réverbérée du disque, mais plutôt une voix tourmentée qui s'élève des orages. Et puis, peu à peu, on lâche prise, le détail (de toute façon imprévisible) n'importe plus... comme au disque. C'est davantage une atmosphère qui nous enveloppe qu'une suite de moments de bravoure attendus. Une musique de fond, peut-être, mais qui nourrit profondément. Une très belle expérience, du moins en fermant les yeux pour se départir du décor surchargé, des lumières crues et des silhouettes mouvantes.
Dans ce contexte, une œuvre plus folklorique ou dansante, avec un effectif plus sonore (pourquoi pas le final de la Sonate pour violon ou celui du Quintette avec piano ?), aurait sans doute davantage intéressé le public, largement présent par hasard (et pressé, à l'heure de la fermeture !). Mais les fidèles du Culte de la Vraie Foi étaient là, bien sagement.
Il faut saluer le courage à toute épreuvre de Leendert de Jonge, venu pour trois quarts d'heure de récital dans des conditions impossibles ; il m'a fallu plusieurs minutes pour retrouver le petit halo caractéristique de son timbre, largement absorbé par le volume parasite d'un environnement indifférent. Sa motivation ? L'amour de Koechlin, littéralement, de son propre aveu.
Non seulement courageux, mais grisant, au moins pour la poignée de fidèles venus l'entendre, et qui auraient volontiers payé leur place et voyagé un peu pour le faire. Merci pour eux ! \o/
Magnifique concert comme d'habitude, vendredi dernier au Temple du Luxembourg, par L'Oiseleur des Longchamps ; c'est même le meilleur (aussi bien pour le programme que pour la forme du chanteur et la qualité de ses partenaires) de la poignée à laquelle j'ai assisté.
1. Œuvres
La grande attraction, qui méritait de renoncer au concert simultané à l'Auditorium du Louvre (programme de rêve : Märchenerzählungen de Schumann + Trio de Kurtág + pièces pour clarinette de Berg !), c'était bien sûr Prométhée Triomphant, inédit absolu, et d'un grand intérêt. L'extrait donné donne envie de le rapprocher de l'Andromède de Lekeu (ce qui est un réel compliment), de superbes récitatifs décadents... et puis un chœur tournoyant hallucinatoire, comme si le Chausson de la Chanson Perpétuelle rêvait à l'Introduction de Francesca da Rimini de Rachmaninov.
Pour information, les musiciens sont actuellement en quête de soutiens financiers pour monter l'intégralité de la cantate.
L'extrait de Prométhée Triomphant tel que proposé. Merci à R. de m'avoir envoyé le son ! Il est un peu lointain pour les voix qui sonnaient avec beaucoup plus de présence en réalité, mais je crois qu'il rend justice à l'intérêt de l'œuvre et à la séduction des interprètes.
Le concert proposait aussi des Valses de Hahn pour piano ; étrange, vu le mot du Président de l'Association assurant que le concert voulait démentir l'image du Hahn univoquement léger et galant. Stéphanie Humeau aurait pu proposer des extraits du Rossignol Éperdu, d'une autre ambition...
Et puis, chose rarissime au concert, les cycles Chansons & Madrigaux et Études Latines ont été donnés en intégralité, alternant chœurs accompagnés ou a cappella, des mélodies pour différentes tessitures, parfois enrichies d'un chœur en arrière-plan... le genre de chose qu'on ne peut pas facilement donner, du fait des effectifs mouvants.
Or, ce concert révèle vraiment un ensemble qui soutient l'intérêt ; ce n'est pas le témoignage le plus vertigineux de l'époque, sans doute, mais la diversité des climats (folkloriques, salonnards, lyriques, décadents...) mérite vraiment le détour.
2. Interprètes
La qualité d'exécution était en outre au rendez-vous ; outre les vertus de mélodiste (et la très belle voix) de L'Oiseleur des Longchamps, mainte fois vantées en ces lieux, le chœur Apostroph', préparé et dirigé par France de La Hamelinaye se tire très bien d'un programme inhabituel. La qualité individuelle des chanteurs n'est pas forcément extraordinaire : justesse perfectible (il faut dire que la disposition à deux par partie est la plus redoutable pour l'oreille, pire qu'à un ou trois), timbres pas vraiment raffinés (voire « inachevés »... mais pris comme groupe, le style est très soigné, les œuvres chantées avec netteté et chaleur, si bien qu'il n'y a besoin d'aucun effort d'imagination pour apprécier les œuvres présentées. De l'excellent travail à saluer.
« Vile Potabis » et « Phidylé », les deux mélodies chantées par Jean-Christophe Lanièce dans les Études Latines, un concentré de poésie ; effet étrange, la voix semble vaciller légèrement çà et là, une illusion de la prise de son, on n'entendait rien de tel en réalité.
Par ailleurs, leur baryton, Jean-Christophe Lanièce est l'une des plus belles voix que j'aie jamais entendues... exactement le timbre de Jérôme Correas, la résonance faciale en moins, donc quelque chose de très moelleux et éloquent à la fois. Il est en première année au CNSM, il ne fera probablement pas une grande carrière de soliste (du moins hors baroque) vu le volume confidentiel, sauf à changer significativement sa technique... mais il peut programmer n'importe quel récital, les lutins de CSS lui feront une haie d'honneur !
1. Où l'on découvre que CSS pense comme tout le monde
Soirée luxueuse qui fête simultanément le centenaire des premières semaines de programmation du Théâtre des Champs-Elysées, et le centenaire de la création de l'unique opéra de Fauré (dans cette salle).
Opéra peu servi au disque — une seule version officielle, le studio de Dutoit chez Erato (Norman, Vanzo, 1980) ; et plus récemment la reparution d'une version historique ()1956 de la RTF par Inghelbrecht (Crespin, Jobin, paru chez Rodolphe, et désormais chez Cantus Classics / Line), initialement prévue pour seule radiodiffusion, me semble-t-il, et assez coupée (en tout cas chez Cantus Classics, qui ne se gêne pas toujours pour raccourcir des enregistrements complets...).
Dieu sait que Carnets sur sol n'est pas le lieu pour rabâcher les hiérarchies officielles — presque toujours justifiées dans leur versant positif, beaucoup moins dans leur redite automatique de mépris séculaires très souvent mal fondés. Pourtant, en ce qui concerne Pénélope, la tiédeur générale de l'historiographie musicale m'a toujours paru justifiée. Le récent concert — dans des conditions idéales, contrairement aux deux parutions commerciales — a confirmé cette impression discographique persistante, et le public a manifestement ressenti la même chose. L'occasion de revenir sur ce qui peut faire qu'un opéra fonctionne ou non, presque objectivement.
Reconnaissance par Euryclée (Marina De Liso) et délibérations.
2. Où l'on dévoile comment faire un livret wagnérien encore plus mauvais qu'un livret de Wagner
L'une des raisons principales à ces réserves, malgré la qualité musicale évidente de la plume de Fauré, tient dans le livret — il est pourtant rare qu'un livret médiocre assassine complètement un opéra, mais celui-ci, sans être catastrophique en apparence, se révèle particulièrement pernicieux.
D'abord, son rythme. Les situations sont longuement développées, presque ressassées ; en tout cas allongées sans réelle progression interne à chaque "numéro". Ici et là plane comme un air du deuxième acte de Tristan (support d'une musique formidable, mais librettistiquement assez redoutable...). C'est aussi une faiblesse de construction : même si le drame est conçu en déclamation continue, les moments sont clairement segmentés en airs, duos, ensembles... bien davantage que chez Wagner, d'Indy, Chausson, Debussy, où les unités sont davantage dramatiques (on met pendant cinq ou dix minutes deux personnages ensemble, et la musique varie au gré des besoins).
Sans être moche, la langue du livret ne ménage en outre aucun grand élan verbal — inutile d'en attendre des poussées d'exaltation aux grands moments. Sans que la langue se drape non plus dans une belle froideur altière, ou un archaïsme original. Bien écrit, mais un peu fade.
Son contenu aussi déçoit :
personnages écartés (pas de Télémaque !) ;
perte d'épaisseur des caractères (Eumée n'a pas sa dimension miséricordieuse, puisque Ulysse se dévoile immédiatement a lui ; les bergers d'une pièce se rallient tous comme un seul homme ; Euryclée n'est que constance et bravoure, sans que le panache passe pourtant la rampe) ;
absence d'équivoque dans la constance de Pénélope, qui ne doute jamais, qui ne se prépare jamais à céder — alors que L'Odyssée est beaucoup plus ambiguë sur ce point, Pénélope finissant par se résigner à l'absence (ou redoutant l'épreuve du retour), malgré ses tours destinés à écarter les prétendants.
Et la prudente Pènélopéia lui répondit :
— Chère nourrice, ne te glorifie pas en te raillant Tu sais combien il nous comblerait tous de joie en reparaissant ici, moi surtout et le fils que nous avons engendré ; mais les paroles que tu as dites ne sont point vraies. L'un d'entre les Immortels a tué les Prétendants insolents, irrité de leur violente insolence et de leurs actions iniques ; car ils n'honoraient aucun des hommes terrestres, ni le bon, ni le méchant, de tous ceux qui venaient vers eux. C'est pourquoi ils ont subi leur destinée fatale, à cause de leurs iniquités ; mais, loin de l'Akhaiè, Odysseus a perdu l'espoir de retour, et il est mort.
L'incrédulité est telle que la reconnaissance d'Ulysse prend les deux tiers du Chant XXIII (ici dans la traduction de Leconte de Lisle).
3. Où l'on révèle les lacunes dramatiques de la musique de Fauré
L'autre problème réside dans la nature même de la musique mise en oeuvre par Fauré.
Fauré n'a jamais été le maître des grands éclats, c'est certain, mais en plus de cela, on ne peut que constater une sorte de déconnexion émotive entre l'orchestre (et même la musique chantée), très distant, toujours feutré et tempéré, et le propos dramatique censé représenter une affliction profonde suivie de retrouvailles inespérées. Même la scène de reconnaissance est très sombre, un peu molle aussi, et ses couleurs voyagent uniquement dans les gris.
Fauré déploie en fait un langage post-wagnérien rendu encore plus abstrait : cellules cycliques, évidemment antidramatiques ; de même des fugatos ; des jeux essentiellement harmoniques, avec les glissements équivoques qui ont fait la fortune de son style, mais quasiment pas de mélodies (domaine où il était pourtant loin de la médiocrité). La substance musicale n'étant en outre pas toujours vertigineuse, on se retrouve un peu avec du sous-d'Indy qui annonce l'éthos de Hindemith, sans atteindre les qualités propres de l'un ni de l'autre.
Je crois que le facteur qui rend réellement décevante la partition réside dans la prosodie catastrophique : pas d'appuis expressifs, pas d'acccents grammaticaux, pas de sentiment de direction ni de nécessité, avec pour résultat le sentiment de paroles très lâches et erratiques, qui ne vont jamais à leur but. Les personnages semblent toujours penser à autre chose, même lorsqu'ils jouent leur réputation, leur amour ou leur vie.
Au demeurant, la musique en elle-même n'est pas moche du tout malgré sa grisaille, ses replis et ses raffinements ne passent pas inaperçus. Pour une symphonie, peut-être ; pour de la musique de scène, pourquoi pas ; mais pour un opéra, ce ne peut pas fonctionner sans une prosodie un minimum congruente et une pincée d'empathie musicale pour ce qui se dit.
4. Où il est question de glottophilie
En revanche, considérant la vastitude d'opéras remarquables qui attendent d'êtres montés à nouveau (par exemple Patrie ! de Paladilhe, La Dame de Monsoreau de Salvayre, Xavière de Dubois, Elsen de Mercier ou Le Retourd'Ollone), ou même la place très mince que s'est refait d'Indy ces dernières années (Fervaalà Berne, L'Etranger à Montpellier), il n'y a pas vraiment de justification à ce que les programmateurs, après cette belle soirée idéalement servie, s'acharnent à remonter Pénélope. Certes, le studio Dutoit, par l'opacité de sa prise de son, la mollesse de sa direction et la mélasse de ses dictions, ne rend pas justice à l'ouvrage. Mais une exécution parfaite ne change pas vraiment l'aspect des choses.
Pour remplir sa salle, le Théâtre des Champs-Elysées n'avait pas lésiné sur l'affiche, à la fois adéquate et luxueuse.
Wolf-Ferrari est mal diffusé aujourd'hui, moins à cause de son esthétique intermédiaire et mouvante (son italo-germanisme excède l'histoire familiale) qu'en raison de son appartenance à une partie de l'histoire de la musique que le disque documente bien aujourd'hui, mais qui demeure rare dans les concerts et dans la conscience des mélomanes.
Il Segreto di Susanna, version de la radio italienne avec Graziella Sciutti.
1. Situation générale
Chez les Italiens du premier vingtième siècle, on rencontre différents profils :
a) Les postverdiens.
Certains se contentés d'enrichir la palette sonore du dernier Verdi (avec des résultats généralement plus modestes), par exemple Montemezzi.
b) Les postpucciniens.
Même chose, beaucoup d'épigones de Puccini sur le marché, à commencer par son élève Alfano.
c) Les novateurs.
On y trouve bon nombre des véristes, en tout cas ceux qui sont les plus intéressants, et qui vont emprunter à la musique française (Leoncavallo dans I Medici). On y rencontre aussi des gens qui empruntent la même voie de réinterprétation du legs wagnérien que Richard Strauss (Zandonai, toutes proportions gardées), parfois en le précédant (Gneccchi dans Cassandra, source évidente d'inspiration pour Elektra).
Et puis ceux qui suivent plutôt les modes germaniques (Busoni, Casella).
d) Les néos.
Ce sont essentiellement ceux qui se spécialisent dans la musique instrumentale, et qui peuvent se retrouver dans d'autres catégories (par exemple Malipiero). Ils renouent avec le principe de la sérénade naïve, telle qu'elle pouvait être pratiquée du temps de Rossini. Il est vrai que la musique de chambre, en Italie, n'a jamais eu l'ambition formelle ou harmonique de la France ou de l'Allemagne, et a donc fort peu évolué dans le sens d'un art sophistiqué et toujours plus complexe.
Et un certain nombre (comme le wagnérien italianisant Perosi) reste assez difficile à classer.
2. Situation particulière
Wolf-Ferrari appartient à différentes catégories selon les types d'oeuvres.
Ses oeuvres instrumentales, telle sa délicieuse Suite-Concertino pour basson, sont clairement dans une esthétique néo-classique, très simple, assez joyeuse - le compositeur n'y intègre pas beaucoup de bizarreries ou de mélanges, il s'agit réellement d'oeuvres sans ampleur historique, mais d'un charme pénétrant.
Pour les opéras, la frontière est simple : les oeuvres sérieuses, comme Sly (d'après la matière de The Taming of the Shrew de Shakespeare, mais traitée de façon tragique), qui a connu un regain d'intérêt lorsque Josep Carreras, à la fin des années 90, en a fait son nouveau cheval de bataille, sont écrites dans un style post-puccinien emphatique et un peu terne, sans intérêt majeur à mon sens. En revanche les oeuvres comiques, qui sont restées les plus célèbres, exploitent une veine néo- avec beaucoup de bonheur. Sont surtout renommés (mais très peu joués !) les cinq Goldoni (I quatro rusteghi, mais aussi Il campiello, La vedova scaltra, Le donne curiose et Gli amanti sposi) qui jalonnent sa carrière, mais il a également écrit sur des sujets de Lope de Vega, Molière, Perrault (deux fois) et Musset.
C'est le cas d'Il Segreto di Susanna (« Le Secret de Suzanne »), l'une de ses rares oeuvres à avoir joui très tôt d'un enregistrement (deux versions commercialisées dès les années cinquante).
Extraits de Sly au Liceu par Josep Carreras.
3. Il Segreto di Susanna (1909)
La première fut en allemand, au Hoftheater de Munich, sous la direction de Felix Mottl (l'immortel orchestrateur des Wesendonck-Lieder).
L'intrigue, contemporaine de l'oeuvre, est une petite construction pour deux personnages (Susanna et son mari le comte Gil). Enrico Golisciani, le librettiste, laisse tout de suite percevoir quel est le secret (avec l'éventualité, mais très vite repoussée, d'ajouter l'adultère à la cigarette), et le plaisir théâtral se trouve dans la succession de scènes de jalousies attendues et de stratagèmes éventés pour parvenir à la minuscule révélation finale.
Musicalement, l'ensemble se caractérise par de très belles couleurs (harmoniques et orchestrales) archaïsantes, qui évoquent l'opéra de Rossini tout en l'intégrant dans un discours continu beaucoup plus raffiné. L'ensemble, d'une très grande vivacité, porte l'intrigue avec un charme infaillible.
Wolf-Ferrari en a profité pour s'amuser à parsemer la pièce de références, comme cette parodie de la « calunnia » du Barbier de Séville (lorsqu'il est question des premiers doutes), avec ses fusées de flûte et de cordes, ces ornements de Susanna sortis tout droit de la cavatine de Rosina (« vipera sarò »), et d'une manière générale beaucoup de références, dans le style ou dans les citations, aux grands moments de l'opéra bouffe du premier XIXe. L'un des thèmes récurrents consiste en une forme de fusion entre la sérénade d'Almaviva (« Ecco ridente il cielo ») et la cavatine de Nemorino (« Quanto è bella »).
Et au moment de la question du secret peut-être amoureux, surgit la citation malicieuse du thème de Tristan, évidemment.
Mais sans ces référence, la légèreté et la vivacité de cette musique communiquent quelque chose de vraiment délicieux, pour ne pas fire jubilatoire - particulièrement avec la présence de la scène, bien sûr.
Comme d'habitude, l'épreuve de la scène est l'occasion de s'interroger sur l'oeuvre, et sur certains détails qui deviennent particulièrement saillants, ou qui s'altèrent selon le support.
Version avec Karen Vourc'h, l'Orchestre de chambre de Paris, direction Juraj Valčuha.
On entend beaucoup La voix humaine, davantage à cause de son dispositif, à mon sens, que de sa qualité intrinsèque : elle met en valeur les qualités (plus déclamatoires que purement vocales, il est vrai) d'une seule interprète, et fait entendre à l'envi dans un seul vaste monologue son seul grain de voix. Une sorte de rêve glottophile absolu, qui permet en outre aux théâtres de jouer la carte du prestige, tout en économisant sur les cachets par rapport à un opéra traditionnel.
Le prosaïsme étudié de Cocteau y est moins affecté que de coutume, et concorde bien avec ce sujet de la conversation informelle mais contrainte. Le traitement musical (postérieur - La voix humaine était prévue pour la seule parole) hésite entre la ponctuation de récitatifs à nu et le soutien (un peu lyrique au besoin) de la déclamation. Si bien que la musique s'organise en sorte de sketches, quasiment en forme d'électroencéphalogramme : ses agitations, sa mélancolie, souvent en contradiction avec la parole, communiquent au public les émotions véritables d'Elle.
Par ailleurs, la matière musicale se répète beaucoup, en ressassant les mêmes enchaînements harmoniques, d'une couleur lancinante et grise très proche du ton des Dialogues des Carmélites.
Autre aspect frappant, l'insertion dans son époque : les harmonies lors du dialogue avec Joseph évoquent la fin de L'Héritière de Damase - qui écrivait Colombe, dans un langage similaire, exactement la même année que La voix humaine (1958). Et les accompagnements lyriques du manteau se fondent presque trait pour trait sur l'entrée de la Mère dans L'Enfant et les Sortilèges.
Plus volontaire, la parodie de Pelléas (III,1) :
J'ai le fil autour de mon cou. J'ai ta voix autour de mon cou.
Salle Favart, le 29 mars 2013 :
D'abord frappé par la coupure de la tirade du chien (ça se fait, de grosses coupures, dans ce type d'oeuvre ??), quand un des moments les plus pathétiques, où le personnage-serpillère commence à s'encrasser méchamment.
Orchestrés a priori ou a posteriori, une proposition de cycles particulièrement réussis à mon gré. Pour des raisons évidentes de quantité, je n'ai pas retenu les oeuvres isolées. De même, si j'ai inclus les symphonies mettant en musique des poèmes pour voix solo, je n'ai pas conservé les monodrames (comme Schönberg ou Poulenc), qui par définition ne mettent pas en musique de la poésie.
Malgré les réserves que j'ai émises sur les lieder orchestraux en tant que genre poétique, il faut bien admettre que la forme accueille de nombreux chefs-d'oeuvre.
Encore une fois, aucune prétention à l'exhaustivité, simplement une sélection d'oeuvres à écouter, sur le simple critère des goûts du taulier (oui, c'est marqué dans la description : interlope).
Une forme de bouche à oreille, tout à fait informel.
Néanmoins, je crois avoir cité, en fin de compte, non seulement ceux que j'aimais (illustres ou obscurs), mais aussi la plupart de ceux qui sont célèbres. J'ai donc inclus en italique et entre crochets les quelques oeuvres célèbres que je ne recommande pas forcément en premier lieu (voire que je n'aime guère, comme Das Klagende Lied ou le Marteau sans Maître), de façon à disposer d'un panorama un peu plus complet.
Il est intéressant de constater qu'à peu près tous ceux cités ici ressortissent à une esthétique assez proche de l'esprit "décadent", et pas seulement en raison de mes goûts propres : on trouve très peu de lieder orchestraux célèbres dans les périodes précédentes, en dehors des Nuits d'Eté de Berlioz et des Wesendonck-Lieder de Wagner (et ce dernier cycle ne me convainc pas pleinement). Ceux du premier XXe ont pour la plupart cette petite teinte fin-de-siècle, que je les aie "sélectionnés" ou non.
[[ 1880 - Gustav MAHLER - Das Klagende Lied (Mahler d'après Bechstein et Grimm, débuté en 1878) ]]
1886 - Gustav MAHLER - Lieder eines fahrenden Gesellen (Mahler)
1889 - Hugo WOLF - Harfenspieler I,II,III (Goethe)
[[ 1892 - Ernest CHAUSSON - Le Poème de l'amour et de la mer (Bouchor) ]]
[[ 1899 - Edward ELGAR - Sea Pictures (Noel, Mrs Elgar, Barrett Browning, Garnett, Gordon) ]]
1899 - Guy ROPARTZ - Quatre Poèmes de l'Intermezzo de Heine
1901 - Gustav MAHLER - Des Knaben Wunderhorn (Arnim & Brentano, débuté en 1892)
1901 - Oskar FRIED - Die verklärte Nacht (Dehmel)
1903 - Maurice RAVEL - Shéhézarade (Tristan Klingsor)
1904 - Gustav MAHLER - Rückert-Lieder
1904 - Gustav MAHLER - Kindertotenlieder (Rückert)
[[ 1905 - Arnold SCHÖNBERG - Sechs Lieder Op.8 (Hart, volkslieder, Förster traduisant Pétrarque) ]]
1906 - Ernest BLOCH - Poèmes d'automne (Rodès, orchestration 1917)
1908 - Alban BERG - Sieben Frühe-Lieder (orchestration 1928)
1909 - Gustav MAHLER - Das Lied von der Erde (Bethge)
[[ 1911 - Arnold SCHÖNBERG - Gurrelieder (Robert Franz Arnold traduisant Jens Peter Jacobsen, débuté en 1900) ]]
1912 - Alban BERG - Altenberg-Lieder
1914 - Guy ROPARTZ - Quatre Odelettes (Régnier)
1922 - Franz SCHREKER - Fünf Gesänge für eine tiefe Stimme (Ronsperger, débuté en 1909)
1927 - Franz SCHREKER - Vom ewigen Leben (Whitman)
[[ 1929 - Alban BERG - Der Wein (Stefan George traduisant Baudelaire) ]]
1936 - Olivier MESSIAEN - Poèmes pour mi (Messiaen, orchestration 1937)
1938 - Ture RANGSTRÖM - Häxorna (Karlfeldt)
1944 - Henri DUTILLEUX - La Geôle (Cassou)
[[ 1946 - Pierre BOULEZ - Le Visage Nuptial (Char) ]]
1948 - Richard STRAUSS - Vier letzte Lieder (Hesse, Eichendorff)
1948 - Pierre BOULEZ - Le Soleil des eaux (Char)
1952 - Manfred GURLITT - Vier dramatische Gesänge (Hardt, 2 Goethe, Hauptmann)
1954 - Henri DUTILLEUX - Deux sonnets de Jean Cassou
[[ 1954 - Pierre BOULEZ - Le Marteau sans Maître (Char) ]]
1957 - Pierre BOULEZ - Pli selon Pli (Mallarmé)
Je trouve que la présentation par ordre chronologique est assez stimulante, tant elle révèle l'entrelacement de styles différents - et combien ceux qui nous paraissent modernes et originaux le sont parfois vingt ans après les autres... ou inversement, combien certains novateurs le sont à des dates très précoces, davantage que celles auxquelles l'on place généralement leur aire / ère d'influence.
Il existe bien sûr d'autres cycles intéressants, comme certains recueils de mélodies orchestres de Koechlin, mais j'avoue ne pas leur avoir trouvé le même intérêt qu'aux titres (remarquables, vraiment) de cette liste.
Si vous devez en essayer quelques-uns pour commencer, je me permets de vous recommander tout particulièrement les chatoyances de Vom ewigen Leben de Schreker (version Ruzicka, les autres ne rendant pas forcément justice à l'oeuvre), les Vier dramatische Gesänge de Gurlitt et les Quatre Odelettes de Ropartz.
A ceux-là, j'aurais envie d'ajouter certains formats étranges, pour ensemble, ou semi-oratorios, qui auront difficilement l'occasion d'apparaître dans une liste :
Un petit bijou, dans la veine naïve de Poulenc, celle de la Sonate pour clarinette et basson... dans une écriture harmonique et rythmique à la fois classique (pour l'essentiel) et enrichie çà et là de choses étranges qui ne peuvent appartenir qu'à une période beaucoup plus tardive, mais sans l'impression de ruptures de ton comme chez Prokofiev ou Chostakovitch.
Dans le même goût, on peut écouter des oeuvres pour petit ensemble de Vincent d'Indy (Suite dans le Style Ancien, Chansons et Danses...), les Danses de Cour de Pierné, celles de l'Henry VIII de Saint-Saëns, voire Cras (Deux Chants Bretons), Koechlin (Chants bretons aussi) ou Le Flem (final de la Première Symphonie)... Très différent des hellénismes de Milhaud (Les Choéphores - 1,2) ou Prodromidès (Les Perses), ou du néo-classicisme formel. Ici, le ton ressortit davantage au pastiche riant (et très roboratif) du premier ballet romantique (ou des chansons folkloriques et danses baroques, dans les autres cas cités). Assez jubilatoire en réalité, qu'on soit ou non habitué au répertoire auquel le clin-d'oeuvre s'adresse.
Version : Denève (Hänssler), excellente (sauf les choeurs pas très nets).
Une réjouissante découverte dont je veux parler depuis quelques années : la première parution au disque d'oeuvres d'Oskar Fried (dont les partitions étaient alors complètement introuvables : aujourd'hui encore, aucune bibliothèque française ne semble en posséder d'exemplaire, mais il est désormais possible de commander La Nuit Transfigurée en partition d'orchestre chez l'éditeur).
La vision du poème par Oskar Fried ; interprétation Matthias Foremny (Capriccio, voir ci-après).
1. Oskar Fried compositeur
Oskar Fried est un chef d'orchestre réputé dont les gravures du répertoire allemand (Beethoven, Weber, Liszt, Wagner), en particulier Mahler dans les années dix à trente, ont conservé quelque notoriété.
Mais c'est aussi un compositeur. Nos aimables lecteurs sont ainsi invités à lier connaissance avec sa version du célèbre poème de Dehmel tiré de Weib und Welt : "Die Verklärte Nacht" - "La Nuit Transfigurée".
Un récent disque chez Capriccio, la première monographie Fried au disque, la propose, accompagnée d'oeuvres d'intérêt divers :
Praeludium und Doppelfuge, une architecture sévère et rigoureuse, typiquement germanique, dans le goût de Reger, de certains Hindemith - très réussi, mais pas à proprement parler amusant ;
un pot-pourri sur des thèmes de Hänsel und Gretel de Humperdinck, très roboratif, et toutefois tellement proche de l'original, jusque dans l'orchestration, que l'intérêt d'une oeuvre intensément délectable mais aussi peu personnelle... échappe quelque peu dans le premier disque-portrait consacré à ce compositeur ;
un vaste mélodrame de vingt minutes, âpre et incisif, assez original, Die Auswanderer (Les Emigrants), sur la traduction par Stephan Zweig du poème "Le Départ", dans Les Campagnes Hallucinées d'Emile Verhaeren.
L'achat est chaleureusement recommandé, ne serait-ce que pour les dix minutes de Die Verklärte Nacht... mais mérite aussi le détour pour le singulier Die Auswanderer. Par ailleurs, personnellement, je trouve extrêmement agréable la paraphrase de Humperdinck, malgré son intérêt compositionnel limité. Pas mal de bonheur en perspective.
2. La Nuit Transfigurée de Richard Dehmel
Les poèmes de Dehmel ont leur propre fortune littéraire, et ont été très abondamment sollicités par les compositeurs du temps, d'Alma Schindler-Mahler à Webern, mais ce poème-ci dispose d'une célébrité particulière, puisqu'il est le support de l'une des oeuvres les plus connues et appréciées de Schönberg - le sextuor qui porte le titre du poème, et qui en épouse la structure.
Voici le texte, accompagné de la traduction de Pierre Mahé proposée sur le site d'Emily Ezust.
J'ai apporté quelques modifications typographiques au texte allemand présent chez Emily Ezust (majuscules en particulier, qui figuraient irrégulièrement en début de vers, alors qu'elles ne se trouvent chez Dehmel que pour les débuts de phrase ou pour "Du").
Texte de Dehmel et traduction de Pierre Mahé :
Zwei Menschen gehn durch kahlen, kalten Hain ; / Deux personnes vont dans le bois nu et froid,
der Mond läuft mit, sie schaun hinein. / la lune les accompagne, ils regardent,
Der Mond läuft über hohe Eichen ; / La lune court au-dessus des grands chênes ;
kein Wölkchen trübt das Himmelslicht, / pas le plus petit nuage ne trouble la lumière du ciel
In das die schwarzen Zacken reichen. / vers laquelle tendent les noires cimes.
Die Stimme eines Weibes spricht : / Une voix de femme dit :
Ich trag ein Kind, und nit von Dir / Je porte un enfant, et il n'est pas de toi,
ich geh in Sünde neben Dir. / je marche à côté de toi, dans le péché,
Ich hab mich schwer an mir vergangen. / J'ai gravement péché contre moi.
Ich glaubte nicht mehr an ein Glück / Je ne croyais plus au bonheur
und hatte doch ein schwer Verlangen / et pourtant je désirais ardemment
nach Lebensinhalt, nach Mutterglück / une vie accomplie, le bonheur d'être mère
und Pflicht ; da hab ich mich erfrecht, / et obéir à mes devoirs ; et puis je me suis dévergondée,
Da liess ich schaudernd mein Geschlecht / et frissonnante j'ai laissé mon sexe
von einem fremden Mann umfangen, / être étreint par un étranger,
und hab mich noch dafür gesegnet. / et je m'en suis pourtant absoute.
Nun hat das Leben sich gerächt : / Maintenant la vie se venge :
nun bin ich Dir, o Dir begegnet. / Maintenant toi, ô toi, je t'ai rencontré.
Sie geht mit ungelenkem Schritt. / Elle va d'un pas gauche.
Sie schaut empor, der Mond läuft mit. / Elle regarde en l'air, La lune l'accompagne.
Ihr dunkler Blick ertrinkt in Licht. / Son regard sombre se noie dans la lumière.
Die Stimme eines Mannes spricht : / Une voix d'homme dit :
Das Kind, das Du empfangen hast, / L'enfant que tu as conçu
sei Deiner Seele keine Last, / ne dois pas être un fardeau pour ton âme,
o sieh, wie klar das Weltall schimmert ! / vois comme le monde entier resplendit !
Es ist ein Glanz um Alles her, / Il y a une clarté qui baigne tout ici ;
Du treibst mit mir auf kaltem Meer, / Tu flottes avec moi sur une froide mer,
Doch eine eigne Wärme flimmert / et pourtant une chaleur particulière vibre
von Dir in mich, von mir in Dich. / de toi à moi et de moi à toi.
Die wird das fremde Kind verklären / Elle va transfigurer le fils de l'étranger,
Du wirst es mir, von mir gebären ; / Tu enfanteras pour moi, comme s'il venait de moi,
Du hast den Glanz in mich gebracht, / Tu as mis du soleil en moi,
Du hast mich selbst zum Kind gemacht. / Tu as fait de moi-même un enfant.
Er fasst sie um die starken Hüften. / Il étreint ses fortes hanches.
Ihr Atem küsst sich in den Lüften. / Le souffle de leur baiser s'échappe dans les airs.
Zwei Menschen gehn durch hohe, helle Nacht. / Deux êtres vont dans la nuit claire et vaste.
Ce poème, dont le sens est diaphane, me laisse toujours suspendu : le sujet est beau, mais en même temps qu'il expose le pardon, il laisse percevoir une telle charge de culpabilité (que dirait-on de cette femme si elle n'avait pas reçu l'absolution magnanime) qu'un peu de malaise demeure. Néanmoins, je crois que j'aime beaucoup cette naïveté de la résolution, cette jubilation insolite après un début vénéneux aux saveurs plus décadentes et tourmentées.
L'oeuvre instrumentale de Schönberg respecte les cinq parties du poème, avec des changements explicites de tempo et de caractère : description de la forêt nocturne, confession de la femme, attitude de la femme, réponse de l'homme, épilogue transfiguré.
Mais l'oeuvre de Fried est un poème symphonique au sens le plus complet du terme, puisqu'il s'agit d'un lied avec orchestre (à deux voix, tantôt dialoguant, tantôt se mêlant), et la structure y est d'autant plus sensible.
Avec la réserve d'usage : le goût pour une version est quelque chose de tellement lié à l'image qu'on se fait d'une partition, de nos priorités personnelles (impact, clarté, élan, contrastes, types de phrasés, etc.), et même de notre système de reproduction sonore, que je ne suis pas toujours convaincu qu'on puisse réellement produire une discographie utile.
Pour demeurer clair et ne pas surcharger en vain, je n'évoquerai que les versions qui ont été publiées commercialement - a priori, toutes celles que je cite ici sont couramment disponibles par le commerce.
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a) Sélection recommandée (par version)
Je tâche de les organiser de la plus vivement recommandée à la moins.
Symphonie n°1
Colin Davis / London Symphony Orchestra (LSO Live)
Colin Davis traite cette symphonie avec la qualité de détail et le soin à chaque épisode « secondaire » très comparable à ce qu'on fait usuellement dans la Quatrième. Malgré son caractère beaucoup plus traditionnellement romantique que toutes les autres (toutes très bizarres), Davis en exalte toutes les trouvailles d'orchestration, tous les infra-motifs dissimulés dans le milieu du spectre sonore de l'orchestre. Il parvient même, à force de nuances, à rendre les nombreuses répétitions du troisième mouvement sans cesse nouvelles. Lecture animée de bout en bout et très lisible, une référence.
Herbert Blomstedt (II) / San Francisco Symphony Orchestra (Decca)
La tension et le galbe des mouvements extrêmes sont remarquablement tenus, Blomstedt tire le meilleur parti brahmsien de cette symphonie, affermissant les contours, accentuant la poussée et la danse, exaltant un chant sans sinuosité.
Neeme Järvi / Göterborgs Symfoniker (Deutsche Grammophon)
Järvi prend la voie opposée : sa Première est cinglante, tranchante. Elle va de l'avant de façon plus farouche et moins débonnaire, avec plus d'éclat que de galbe.
Trois lectures vraiment remarquables, toutes extrêmement abouties.
=> Quelques autres excellentes versions : Rasilainen, Saraste, Schønwandt, Vänskä, Blomstedt I...
Symphonie n°2 (Les Quatre Tempéraments)
Adrian Leaper / National Symphony Orchestra of Ireland (Naxos)
Lisibilité et tensions remarquables. Les timbres moins chaleureux que d'autres orchestres rendent cette lecture moins hédoniste, plus profonde d'une certaine manière : toute sa qualité tient dans l'équilibre d'ensemble. Leaper réussit à faire entendre ce qui se joue à l'intérieur de l'orchestre sans sacrifier la poussée d'ensemble, et converser remarquablement une assise lisible à sa pulsation - une des difficultés de Nielsen, où les basses babillent tellement que les appuis des temps forts sont peu sensibles (particulièrement lorsque les attaques se font après ou sont syncopées, ce qui advient fréquemment), est précisément de donner une impression de stabilité, pour éviter de verser dans le vaporeux invertébré.
Neeme Järvi / Göterborgs Symfoniker (Deutsche Grammophon)
Version très fouillée, tranchante, d'un grand éclat mais aussi d'une rare profondeur. Le mouvement lent acquiert une densité que personne d'autre n'atteint ici.
Leopold Stokowski Danmarks Radiosymfoniorkestret (vidéo VAI, CD EMI)
Invité en 1967 à diriger à Copenhague, Stokowski y dirige pour l'unique fois de sa carrière cette oeuvre. Lecture inhabituelle, très terrienne (chez lui, on entend les fondations !), pas toujours subtile, mais pleine d'énergie. L'orchestre a bien sûr ses limites d'alors, mais l'intensité de l'association est très impressionnante, avec un son d'une noirceur sidérante.
Morton Gould / Chicago Symphony Orchestra (RCA)
Version brillante et contrastée qui doit beaucoup à la qualité instrumentale et à l'engagement de l'orchestre.
=> Quelques autres excellentes versions : Schønwandt, Blomstedt II, Vänskä...
Symphonie n°3 ("Sinfonia espansiva")
Adrian Leaper / National Symphony Orchestra of Ireland (Naxos)
Version dotée d'une tension plus importante qu'à l'accoutumée (moins contemplative que la concurrence) et de très beaux timbres.
=> Autres excellentes versions : Blomstedt II, N. Järvi, Schønwandt, Saraste, Bernstein, Blomstedt I...
Symphonie n°4 ("Inextinguible")
Jean Martinon / Chicago Symphony Orchestra (RCA)
Lisibilité des lignes et tenue de la tension - pas toujours facile, le rythme de la basse se dérobe souvent dans la partition même de Nielsen, laissant planer des entrelacs au milieu de nulle part, qui par contraste paraissent mous. Avec une belle élégance et un son brillant.
Colin Davis / London Symphony Orchestra (LSO Live)
Niveau de détail exceptionnel, lecture assez nerveuse, avec de très beaux timbres.
Herbert Blomstedt (I) / Danmarks Radiosymfoniorkestret (EMI)
Version à ne pas mettre entre toutes les mains : moins nette que la plupart (aussi bien sur le plan esthétique que sur la seule réalisation instrumentale), elle offre néanmoins une qualité radiographique remarquable. Le manque de fondu et la cohésion moindre permettent en effet de mieux entendre les détails et les articulations des groupes - ces petites réserves sont en outre compensées par un investissement perceptible. Le caractère incantatoire et débridé de cette symphonie est particulièrement bien rendu ici - bien mieux par exemple que dans le relecture de Blomstedt avec l'orchestre plus solide de San Francisco, largement plus sur son quant-à-soi.
Neeme Järvi / Göterborgs Symfoniker (Deutsche Grammophon)
Comme à chaque fois, difficile de ne pas citer Järvi, qui est tout simplement parfait, très incisif, avec un superbe mouvement lent (les vents !) et un final débridé.
Herbert von Karajan / Berliner Philharmoniker (Deutsche Grammophon)
Lecture forcément étrange (assez marmoréenne et étrangement immobile quelquefois), mais la qualité de finition est tellement superlative qu'on ne peut être que passionné si l'on aime cette symphonie. Pas forcément un premier choix, mais on y entend des éléments rarement mis en valeur ailleurs, ainsi qu'une clarté de vision, une sûreté, une tension... qui donnent véritablement à entendre autre chose.
=> Autres excellentes versions : Saraste, Blomstedt II, Schønwandt...
=> Solos de timbales mémorables : Leaper, N. Järvi, Martinon...
Symphonie n°5
Attention : ayant peu de goût pour cette symphonie, je me suis aperçu que j'étais surtout attiré par les versions lumineuses, cette sélection est donc d'autant plus sujette à l'idiosyncrasie...
Adrian Leaper / National Symphony Orchestra of Ireland (Naxos)
Clarté de conduction, grande poésie, parfaite lisibilité des strates.
Jukka-Pekka Saraste / Yleisradion sinfoniaorkesteri (Orchestre de la radiodiffusion finnoise) (Finlandia)
Version intensément lumineuse, d'une grande simplicité.
Encore pire que pour la Cinquième, celle-ci a tendance à me passionner fort peu. Aussi je me contente de citer la seule qui ne l'ait pas fait, sans être assuré du tout que ce soit forcément la plus méritante, puisqu'elle répond de ce fait à des critères extérieurs à la symphonie elle-même...
Colin Davis / London Symphony Orchestra (LSO Live)
Lecture limpide, simple, à la fois délicate et détaillée, très apaisée. Le contraste entre les section y est au demeurant assez minime, même entre la tonalité affirmée du premier mouvement et l'atonalité errante du mouvement lent... Un sentiment d'unité assez fort se dégage de l'ensemble.
La mise au répertoire de l'Opéra du Rhin de Der Ferne Klang (la première française, il me semble) constitue l'occasion, jamais saisie alors qu'on s'est beaucoup attardé ici sur les Gezeichneten, voire sur la Symphonie de Chambre, de présenter un autre chef-d'oeuvre au sein d'une production très inégale.
En fin de présentation, un mot sur les représentations strasbourgeoises (pas dépourvues de réserves bien sûr, mais en réalité assez idéales). Et un bref bilan discographique (trois versions officielles à ce jour).
Avec extraits sonores.
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L'interlude de l'acte III, dit Nachtstück, la partie la plus célèbre de l'oeuvre et l'une des plus originales, parfois présentée de façon autonome au concert, comme ici - Karl Anton Rickenbacher dirige le Radio-Symphonie-Orchester Berlin, ex-Radio de Berlin-Est, dans un disque Orfeo partagé avec Michael Gielen, et qui contient les trois meilleures pièces symphoniques de Schreker dans des interprétations de premier plan. Des extraits des représentations strasbourgeoises sont à venir, plus loin.
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1. Création
Son premier opus, Flammen (1901-1902), est le seul dont il n'ait pas écrit le livret. La tâche était alors assurée par Dora Pollak (sous le pseudonyme de Dora Leen), fille du médecin personnel de Ferdinand von Saar - ami et mentor de Schreker, auteur majeur du naturalisme germanophone (ce qui n'est pas sans faire écho à certains traits de Ferne Klang). Dès ce coup d'essai (un seul acte, de soixante-quinze minutes), Schreker fait valoir un orchestre luxuriant, assez indépendant (rythmiquement et mélodiquement) du chant, et disposant de couleurs orchestrales et harmoniques singulières.
Il faut bien voir qu'en 1901, Pelléas n'était pas encore créé, et que le premier opéra allemand décadent d'importance (du moins tel que documenté à ce jour, car il peut tout à fait y avoir des surprises dans les bibliothèques !) n'a pas encore été créé : Salomé de Richard Strauss, en 1904 - qui s'inspire de la matière musicale de Cassandra de Gnecchi, mais avec une modernité, une densité et une puissance sans commune mesure. De ce fait, ce premier opéra de Schreker peut quasiment être considéré, jusqu'à plus ample informé, comme le point de départ du mouvement lyrique décadent (essai de segmentation ici).
Et ce premier livret est déjà centré sur les questions de création, de vie de l'artiste, de sacrifice féminin (notion très wagnérienne, n'est-ce pas), qui seront complètement récurrentes dans les livrets de la main de Schreker.
L'opéra qui nous occupe, Der Ferne Klang (Le son lointain), est le deuxième opéra de son auteur, le premier de cette envergure (deux heures et demie). Il est intéressant de noter que sa composition débute également avant la création de Salomé (1903-1910), même si sa création est sensiblement plus tardive (1912, à Francfort-sur-le-Main). Malgré son vif succès à l'époque - Schreker représentant, jusqu'à son interdiction par les nazis, l'un des compositeurs les plus en vue de la République de Weimar -, l'oeuvre arrivait donc après les paroxysmes d'Elektra, et n'a certes pas le même impact - ni, à mon sens.
Néanmoins, elle demeure à la pointe de la modernité, et très singulière, vraiment différente du ton des Strauss ou de la palanquée de post-wagnériens (parfois très séduisants, comme Humperdinck, Pfitzner ou Siegfried Wagner).
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2. Synopsis
Nécessaire pour suivre la logique de ce qui suit si l'on n'a pas déjà lu le livret, voici les quelques articulations importantes de l'intrigue.
Acte I, tableau 1. Grete et Fritz s'aiment en secret, mais Fritz part à la recherche du soin lointain qu'il entend sans cesse - un sacrifice que Grete accepte avec générosité. Mais celle-ci découvre soudain que son père, ivrogne perclus de dettes au cabaret d'en face, vient de la jouer (et la perdre) pour un tonneau de vin. Désespérée, elle finit par accepter l'offre du cabaretier (qui lui offre, une fois mariés, de prendre des amants à son gré). Mais, une fois seule, elle se sent incapable de tenir sa parole et s'enfuit pour retrouver Fritz.
Acte I, tableau 2. Grete est désespérée de sa quête infructueuse, mais émerveillée des beautés de la forêt. Elle songe à se noyer dans le lac, mais la Vieille Femme (qui la persiflait au premier tableau) reparaît, et lui propose de retrouver l'équivalent de Fritz.
Acte II, tableau unique. Ile vénitienne qui sert de luxueux lupanar. Grete, à la fois flattée dans sa vanité par l'idolâtrie des hommes, et mélancolique sur le souvenir de son premier amour perdu, écoute le concours de contes qu'elle a lancé - et dont elle est le prix. Le Chevalier galant fait dans le badin ; le Comte, qui soupire en vain pour Grete (à qui il rappelle trop Fritz), épris contrairement aux autres, propose une sombre ballade germanique. Grete rejette sa proposition d'enlèvement pour une vie décente.
Fritz paraît, et reconnaissant tardivement Grete, lui raconte sa recherche égoïste qu'il déplore. Celle-ci lui accorde le prix, mais alors qu'il compte partir, elle lui fait entendre qu'il s'agit d'une nuit voluptueuse, très loin de leurs entretiens naguère. Horrifié, Fritz s'enfuit ; Grete accepte la proposition du Comte.
Acte III, tableau 1. Au café en face de l'Opéra. Remords du docteur Vigelius, à l'origine de la « vente » de Grete, et qui s'accuse de sa disparition. Les artistes, sortant du théâtre, font écho au grand succès de l'oeuvre, avant la chute terrible de l'acte III. Grete, devenue une prostituée de rue, a fait un malaise pendant la représentation, et tandis qu'elle se remet, se fait importuner par un homme connu antérieurement et mépriser par la compagnie. Néanmoins le manège attire l'attention de Vigelius qui l'identifie. Devant l'échec de la pièce et l'annonce de la maladie du compositeur, Grete décide de voler au devant de Fritz pour le consoler.
Acte III, tableau 2. Chez Fritz. Désespoir du compositeur déchu. Vigelius, forçant sa porte, lui parle sans être entendu, alors qu'il lui révèle la présence de Grete, à laquelle Fritz pense en se reprochant son abandon à Venise, lorsqu'elle était dans la fange. Finalement, apparition de Grete, fugace moment de joie, avant que chacun ne se mette à délirer simultanément, Grete sur sa dévotion à Fritz (avec des réflexes assez « physiques »), Fritz sur le son lointain toujours plus présent. Finalement, mort de Fritz.
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3. Le premier livret de Schreker
Rémanences thématiques
On retrouve dans cette oeuvre un nombre important de motifs communs à beaucoup d'autres livrets de Schreker. Rien qu'au niveau de l'histoire racontée : la figure de l'artiste (d'une façon ou d'une autre maudit), le départ pour une quête surnaturelle, l'auberge sordide, la vie misérable à la campagne, la question du désir évoquée sans détour (mais toujours connectée à l'égarement moral et à l'expiation).
Il est frappant de constater à quel point, aux côtés d'une musique très moderne, d'une écriture tonale très souple (et parfois, comme au milieu du III, complètement floue), volontiers ironique et grinçante (musique de scène de l'acte II), le propos littéraire de Schreker demeure profondément marqué par le romantisme. Et pas seulement de pair avec les grands épanchements lyriques assez extraordinaires dont, comme Strauss, il est maître : tout le drame est innervé par des représentations morales typiquement romantiques.
On y retrouve cette fascination pour la pureté (l'amour doit être unique), ce goût paradoxal pour la passion destructrice (dont, comme chez les romantiques "classiques", on ne parvient jamais à savoir si elle est plutôt modèle ou plutôt repoussoir, vu les résultats obtenus), cette exaltation de la femme et de la rédemption terrestre.
Mais à tout cela s'ajoute une atmosphère sulfureuse [1] et fortement sexuée. Sans les crudités de Wozzeck, Lulu ou Lady Macbeth de Mtsensk, bien sûr, mais à défaut de consommation, le désir sous sa forme la plus écarlate y est évoqué sans détour.
Et précisément, on sent un trouble très palpable autour de ces éléments, car on ne parvient jamais à distinguer entre fascination et condamnation ; d'un côté, Schreker ose le sujet, exalte le pouvoir de la femme, confie à ces moments de superbes pages musicales et ses tirades les plus soignées ; de l'autre, il décrit une forme de déchéance (sous divers aspects selon les oeuvres, mais très évidente), de punition immanente pour celui qui s'égare dans ces absolus trompeurs.
Ainsi, de même que la culpabilité judéo-chrétienne subsiste, mais avec une possibilité de la verbaliser, de même l'artiste romantique demeure, avec l'adjonction de son aspect maudit très fin-de-siècle. Schreker ne bouleverse pas les paradigmes, mais il les rend plus complexes et contradictoires.
D'une certaine façon, si Der Ferne Klang n'est pas l'oeuvre la plus aboutie de Schreker, elle peut en être la plus représentative.
Matière autobiographique
Et le compositeur y a ajouté une dimension encore plus personnelle :
Notes
[1] Déjà en germe chez les premiers romantiques, il suffit de voir comment dans Le Roi s'amuse de Hugo, Blanche sort de la chambre du roi, ce qui était d'une transparence plutôt scandaleuse.
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