Qu'est-ce que la voix mixte ? (et voix de poitrine, voix de tête, voix de fausset)
Par DavidLeMarrec, samedi 17 juillet 2010 à :: Pédagogique - Glottologie :: #1573 :: rss
La notule (déjà publiée le 20 juin pour ses premières parties) étant achevée, on la republie entièrement aujourd'hui. On reporte aussi les commentaires de l'ancienne version.
Ces notions paraissent parfois très abstraites pour qui n'a pas étudié le chant, voire floues pour certains étudiants en chant - vu que la technique poitrinée est la seule pratiquée aujourd'hui dans le 'grand répertoire', à de rares exceptions près (surtout chez les ténors : Paul Groves, Klaus Florian Vogt...).
Cette notule traite essentiellement des voix d'homme, car le fonctionnement des voix de femme se situe en quelque sort un 'cran' au-dessus (leur émission normale, avant le passage, s'apparentant déjà à la voix de tête masculine). Il existe des mécanismes comparables de bascule et de compromis sur les voix féminines, mais moins spectaculaires. (Et je peux plus difficilement me mettre à contribution, on le comprendra aisément, pour les exemples pratiques.)
Pour mieux l'appréhender, en plus de décrire le principe, l'aspect, les mécanismes, on propose des exemples comparés, pris sur une même voix (en l'occurrence celle disponible faute de mieux, la mienne) sur la même ligne vocale, puis des exemples chez de véritables interprètes universels.
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0. Précisions
Il n'y a pas d'organe spécifiquement dédié à la phonation. Ce sont donc des organes dévolus à diverses tâches qui sont utilisés pour produire la parole et a fortiori le chant. Cela explique que la voix soit sans cesse liée à son environnement, parce qu'il ne s'agit pas d'un organe indépendant : les postures du corps, les tensions des muscles, le dégagement des voies respiratoires, la forme du crâne vont être autant de paramètres essentiels - et qui peuvent être affectés par la vie quotidienne.
Deux notions peuvent être utiles pour lire cette notule :
On parle de "registre" un peu n'importe comment, dans le domaine du chant, pour désigner en tout cas des choses très différentes ; dans cette notule, on l'utilise pour définir les différentes "étapes" de la voix, du grave à l'aigu. Pour le chant lyrique, deux chez l'homme (voix de poitrine et voix de tête / fausset), trois chez la femme (voix de poitrine, voix de tête, voix de flageolet).
On parle de "passage" (italien passaggio) pour désigner la hauteur à laquelle la voix "bascule" d'un registre à l'autre.
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1. La voix de poitrine
Il s'agit de la voix la plus usuelle, celle de la voix parlée de l'homme (et de la plupart des femmes), et de l'immense majorité des chanteurs d'opéra d'aujourd'hui (domination écrasante depuis les années soixante-dix, mais en cours de régression avec notamment le travail sur l' "authenticité" des interprétations).
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Début de "Auf einer Burg", extrait du Liederkreis Op.39 de Robert Schumann, chanté a cappella.
Le nom de "voix de poitrine" (en italien voce di petto) n'a rien de scientifique : il correspond aux impressions sensorielles du chanteur, qui ressent des vibrations dans cette partie du coprs, et cela s'entend assez bien sur cet extrait, avec des harmoniques un peu noires (pas très bien timbrées ici, mais c'est le principe et non la réalisation qui nous importe, en l'occurrence).
Physiologiquement, lorsqu'un sujet utilise sa voix de poitrine, le muscle vocal se contracte, tandis que la tension du ligament qui relie cartilages thyroïde et crycoïde reste faible. On a l'habitude aussi, en chant d'opéra, d'abaisser le larynx pour accroîter la cavité de résonance et donc le volume - puisqu'il s'agit de remplir de vastes espaces et de surmonter un orchestre, le tout sans amplification.
La voix de poitrine (ou "mécanisme I") est l'émission normale de voix d'homme, parlée ou chantée. Chez les femmes, le passage en voix de poitrine s'effectue au même endroit (entre ut 3 et fa# 3), ce qui veut dire chez elles dans le grave ; elles ne l'utilisent donc que peu en chant, mais ce sera variable pour l'émission parlée.
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Theo Adam (Wotan) dans le troisième acte de Die Walküre de Richard Wagner, version Karl Böhm 1976 (Philips-Decca).
Dans cet extrait, on entend très bien la richesse des harmoniques, le caractère sombre et mordant d'une telle émission. Cela dépend aussi d'autres paramètres (usage des résonateurs faciaux notamment), qu'on étudiera ultérieurement, mais c'est bien une caractéristique de la voix de poitrine : puissante, pleine, riche, un peu dure.
Et côté femmes :
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Elena Obraztsova dans le grand air d'Eboli de Don Carlo de Verdi.
Dans ce dernier extrait, on perçoit très bien le passage dans le grave à une autre forme d'émission, plus brute, plus masculine. C'est la voix de poitrine. Elle est généralement très mal vue, car jugée vulgaire, chez les femmes, et certaines l'évitent soigneusement quitte à produire des graves minces et couverts par l'orchestre.
Un certain nombre de grands mezzos italiens ont d'ailleurs toujours nié employer la voix de poitrine, alors qu'elles en faisaient de toute évidence un grand usage pleinement conscient.
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2. La voix de tête ou voix de fausset
La voix de tête ("mécanisme II") est la voix chantée naturelle des femmes, et la voix parlée et chantée des enfants. Chez l'homme, son usage est plus rare dans le chant professionnel. En revanche, si vous chantez sans avoir travaillé votre voix en montant vers l'aigu, vous 'basculerez' naturellement au bout d'un moment. On le trouve dans certains types de variété, de chants traditionnels, pour des effets comiques (éclats de voix à discrétion de l'interprète, ou écrits comme dans le Falstaff de Verdi) ou alors chez les falstettistes / contre-ténors.
Il faut tout de suite préciser que chez certains auteurs et professeurs, on trouve la distinction entre voix de tête et voix de fausset. La voix de tête serait un allègement extrême du "mécanisme I", et voix de fausset (en italien falsetto), qui serait vraiment le son absolument 'basculé', presque strident. Je ne la trouve pas très pertinente, puisque cette différence s'étudie plutôt dans les voix mixées, dont on va parler au paragraphe suivant, et que la différence d'intensité entre voix de tête légère et voix de fausset stridente dépend de la pression du souffle et des résonateurs utilisés plus que de la configuration de l'émission au niveau du larynx.
Par ailleurs, d'autres professeurs utilisent la locution "voix de tête" de façon intéressante pour parler des sons au delà du passage (l'endroit où la voix "bascule" naturellement en voix de fausset sur les voix non cultivées), qu'ils soient émis en pleine poitrine (et donc "couverts" [1]), mixés ou en fausset.
On utilisera donc plutôt le terme de "voix de fausset" ici pour éviter les confusions, mais sa connotation étant généralement un peu négative (on l'oppose à la vraie grande voix cultivée), on trouvera très souvent sur CSS "voix de tête" pour désigner la même chose, à savoir le "mécanisme II", celui qui correspond au fausset.
Physiologiquement, lorsqu'un sujet utilise sa voix de fausset, le muscle vocal subit peu de tension, à l'inverse du ligament qui relie cartilages thyroïde et crycoïde. Comme pour la voix de poitrine, l'expression "voix de tête" est liée à un ressenti physiologique du chanteur - et même des auditeurs - mais le processus se situe essentiellement au niveau du larynx en mécanisme I comme en mécanisme II.
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A nouveau le début de "Auf einer Burg", extrait du Liederkreis Op.39 de Robert Schumann et chanté a cappella.
La voix de fausset chez les hommes pose le problème d'un manque de puissance. C'est le type d'émission qu'utilisent les falstettistes ("contre-ténors") qui remplacent parfois les castrats dans les enregistrements d'opéra seria (sans aucune justification historique ou musicale autre que la vraisemblance sexuelle). Autant le chant en fausset est possible pour la musique religieuse, par la clarté qu'elle permet, et l'amplification du volume par la réverbération acoustique des églises, autant cela n'a aucun lien avec les castrats virtuoses, puisque ces derniers n'étaient pas une voix d'homme utilisée avec un mécanisme de fausset qui diffère de la voix parlée : les castrats au contraire avaient conservé leur voix d'enfant, qui s'exécutait dans des résonateurs de taille adulte, d'où leur type d'émission glorieux et très singulier, quelque part entre l'enfant et la femme.
La fermeté, la justesse et bien sûr la puissance sont bien moindres lorsqu'on utilise exclusivement la voix de fausset, et c'est pourquoi elle a surtout été réservée, à partir du XIXe siècle, à l'émission de l'extrême aigu de façon douce, car il est extrêmement difficile de produire une nuance très piano dans l'aigu en voix pleine - technique de "l'ut de poitrine" découverte depuis que Gilbert Duprez a popularisé ce savoir-faire italien dans la première moitié du XIXe siècle, donc assez tardive dans l'histoire de l'opéra, et qui n'a pas totalement remplacé l'émission en fausset.
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David Daniels dans "Cara sposa" extrait de Rinaldo de Haendel.
On entend très bien que le mécanisme, peu puissant, est fragile (même si la justesse est ici parfaite, sans un soutien parfait du diaphragme, le résultat est terriblement instable). Il existe cela dit des façon de faire résonner plus richement ce type de voix, mais on entend ici un (sublime) exemple de voix de tête pure.
Chez les femmes, c'est le type d'émission (appelé uniquement "voix de tête") qu'on entend le plus couramment.
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Michaela Kaune, soprano lyrico-dramatique, dans "Er, der Herrlichste von allen" de Frauenliebe und Leben de Schumann sur les textes de Chamisso. (Une artiste formidable au passage, on peut recommander tous ses disques : en particulier en solo un Schumann, un Strauss chez Berlin Classics, et Der Arme Heinrich chez Capriccio.
On a choisi ici un extrait d'une grande voix, qui allège dans le lied (d'où le vibrato avec une certaine amplitude, un peu audible), et qui conserve cette émission de tête jusque dans les graves (alors qu'il serait possible de poitriner, mais le style le déconseille).
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2.1. La voix de flageolet
Uniquement présente chez les femmes. Egalement appelée "petit registre", la voix de flageolet est le troisième registre de voix de femme, dans le suraigu au delà de la voix de tête. Le nom provient d'un petit fifre un peu strident.
Le son change clairement de nature, bien que les auteurs n'aient pas toujours clairement identifié ce qui se produisait au niveau de la disposition musculaire au départ de la phonation en voix de flageolet. C'est par exemple ce que l'on entend très nettement dans les suraigus des deux airs de la Reine de la Nuit dans La Flûte Enchantée de Mozart.
On a bien cherché plus original, mais c'est incontestablement dans ce second air qu'on entend de la façon la plus éclatante le changement de registre.
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Patricia Petibon, accompagnée par Daniel Harding et le Concerto Köln dans ce second air de la Reine de la Nuit dans Die Zauberflöte.
Outre que cette version est terriblement électrique à tout point de vue, elle fait très nettement entendre les changements de registre. Au départ, une voix de tête de femme, avec des appuis vigoureux et un peu sombres, parfois aussi des allègements dans les aigus (une forme de 'mixage' - voir ci-après - qui se rapproche d'un compromis avec la voix de flageolet). Puis arrivent les aigus stratosphériques, et on entend nettement une sorte de son moins humain, plus proche de la rondeur d'un instrument à vent (d'où le nom donné à ce registre).
On gagne beaucoup, en plus de son engagement, à voir Patricia Petibon exécuter cet air dans la vidéo promotionnelle de son album : lorsqu'elle utilise la voix de flageolet, la mâchoire se décroche plus amplement vers le bas et la langue adopte une nouvelle position très spécifique. On voit nettement que quelque chose change fondamentalement dans la façon de produire le son, dès le départ (avant qu'il ne résonne dans le reste du corps).
Et une curiosité pour finir sur ce chapitre :
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Cécile Perrin dans Fernand Cortez de Gaspare Spontini, accompagnée par Jean-Paul Penin.
On dispose ici d'un cas limite, puisque la majorité de la voix semble émise non pas en voix de tête habituelle, mais dans un registre qui a beaucoup de parentés avec la voix de flageolet (ce n'en est pas tout à fait non plus). C'est une exception, et amusante à observer. [Cela peut paraître très pénible, écouté quelques instants, mais dès qu'on s'immerge, Cécile Perrin dispose d'un tel magnétisme musical, verbal et scénique, qu'on finit très vite pleinement enthousiaste malgré cette bizarrerie.]
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2.2. La voix de sifflet
Ce que l'on appelle voix de sifflet est encore d'une nature différente ; utilisée dans certaines musiques populaires, mais pas dans le chant lyrique. Cela dit, selon certains auteurs, elle serait identique à la voix de flageolet, en utilisant à chaque fois un interstice dans les cartilages aryténoïdes, et possible aussi bien chez la femme que chez l'homme.
Vu les différences d'ambitus, les lutins avouent leur scepticisme : la voix de flageolet est peu étendue en général, et timbrée, avec une vibration réelle des cordes vocales. Alors que la voix de sifflet se produit indépendamment des cordes vocales, un sifflement très fin. Il est possible, cela dit, lorsqu'on observe les postures, que la voix de flageolet soit une version étoffée, avec vibration des cordes vocales simultanée, du même mécanisme.
Voici un exemple en tout cas de cette voix de sifflet, afin que nous puissions reprendre le cours de notre introduction à la voix mixte :
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Mariah Carey dans Emotions en 1991.
L'instrument étrange qui intervient vers la fin dans le suraigu est la voix de Mariah Carey (jusqu'au fa dièse 6, soit à l'octave supérieure de la Reine de la Nuit). Une chose est certaine, ce n'est pas du tout le même mécanisme en jeu que pour Cécile Perrin, et il faudra choisir pour la définition.
Ici, on entend bien un sifflement, plus qu'un "petit registre", mais la position du larynx, les modes de résonance au niveau du pharynx, des cavités nasales, des os du crâne, peuvent changer bien des aspects entre des mécanismes similaires.
De même que pour la distorsion vocale qu'on entend au début de l'extrait, cette technique n'est pas utilisée, donc, en chant lyrique. Mais mieux vaut poser les choses avec clarté
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3. La voix mixte
3.1. Généralités
On parle de voix mixte uniquement pour les voix d'homme ; elle n'est pas un registre à part entière comme la voix de poitrine ou la voix de fausset. Elle consiste, à l'exécution et à l'audition, en un compromis entre la voix de poitrine et la voix de fausset. Physiologiquement, on reste en mécanisme I ("voix de poitrine") mais on utilise les résonateurs différemment.
L'effet obtenu est une plus grande souplesse, des possibilités de dégradés de couleurs (souvent de beaux bleus-verts, des choses douces et élégantes, moins chaleureuses que les voix pleines aux tons plus vifs et rougeâtres [2]), un allègement du timbre (moins d'harmoniques, donc un son plus "limpide", plus "pur"), tout en conservant une puissance respectable (certaines voix mixtes sont extrêmement bien projetées).
On facilite ainsi l'émission d'aigus, et d'aigus doux ; c'est pourquoi la voix mixte est surtout employée par les ténors, rarement par les barytons (du moins dans les dernières décennies - cela existait beaucoup plus jusque dans les années soixante), et à peu près jamais par les basses (qui n'ont pas besoin d'allègement, puisque précisément une basse se distingue par la noirceur et la profondeur de son timbre [3]).
On peut ainsi continuer à monter avec douceur dans l'aigu, sans chanter à pleine puissance ou durement, et sans réduire la voix comme le ferait le passage en fausset. La voix mixte a ainsi le mérite de rendre très peu audible le passage (ou passaggio), c'est-à-dire la "bascule" qui se produit en passant vers l'aigu (le moment où la voix naturelle passe en fausset) - ce qui est un point fondamental en chant lyrique.
L'usage de la voix mixte tend à se répandre à nouveau en particulier à partir des expériences baroqueuses (allègement, clarté et aigu doux nécessaires pour chanter les rôles de hautes-contre amoureuses), alors qu'il avait quasiment disparu du grand répertoire entre 1970 et 1990, avec l'internationalisation des écoles : tout le monde apprenant alors à chanter dans le style verdien, pour caricaturer...
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Début de "Auf einer Burg", extrait du Liederkreis Op.39 de Robert Schumann, chanté a cappella.
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3.2. Ressentis physiologiques
A ce point de l'explication, il faut préciser un petit nombre de choses autour de ces dénominations et des perceptions du chanteur.
Non seulement un chanteur ne s'entend pas, mais de surcroît il ressent des sensations qui ne correspondent pas à la réalité des mécanismes corporels qu'il met en jeu. Et, comme il n'existe pas d'organes dévolus uniquement (ni même prioritairement) à la phonation, ce sont beaucoup d'éléments physiologiques prévus pour des tâches de natures diverses qui se trouvent mis en jeu lorsqu'on agit sur la voix - et singulièrement sur le chant. On voit bien la difficulté de délimiter précisément ce qui se passe.
Avant que les moyens techniques (radiologie, laryngoscopie...) ne permettent d'observer un certain nombre de faits objectifs, une terminologie s'était déjà développée, et reflétait les ressentis physiques du chanteur (et les impressions de l'auditeur). C'est pourquoi l'on parle de voix de poitrine (le chanteur sent des résonances dans le thorax), et de voix de tête (la voix semble ne résonner qu'au-dessus du cou), et c'est toujours le plus parlant - car il est douteux que pour une majorité de mortels, demander d'agir sur thyroïde et crycoïde soit très opérant.
La voix mixte mêle donc ces deux ressentis (y compris pour l'auditeur), avec des harmoniques qui semblent venir du buste et d'autres de la tête seule.
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3.3. Degrés
La voix mixte, on l'a dit, n'est pas un registre laryngé, c'est-à-dire une position vocale qui se définisse de façon binaire dans le larynx (contrairement à la voix de poitrine et la voix de fausset, ou mécanismes I et II). C'est ce que l'on nomme un "registre résonantiel", autrement dit une position vocale qui se définit par l'utilisation des résonateurs où passe le son (pharynx, fosses nasales, cavité buccale), et donc notamment selon l'utilisation de la luette et de la langue.
Autrement dit, il existe une infinité de nuances pour produire la voix mixte, puisqu'il ne s'agit pas d'un mécanisme fondamental, mais d'un ajustement qui peut se faire par degrés.
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3.3.1. Exemplier 1 : La cavatine de Faust
Le plus simple pour mettre tout cela clairement en place est d'écouter plusieurs interprétations de la fin de cette cavatine (avec son contre-ut traître à produire et très laid mélodiquement), au troisième acte du Faust de Gounod.
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Ici, Jussi Björling le chante à pleine voix, un vaste double forte, en voix de poitrine pleine. L'émission de sa voix a beau être plus "haute" que ce qu'on fait aujourd'hui (résonateurs faciaux plutôt au niveaux des sinus frontaux et maxillaires, placement du son moins en gorge, et moins d'impédance que la norme actuelle), on entend bien la pleine de poitrine, avec toute la richesse des harmoniques de la voix.
Le problème que cela pose est cependant double :
- tous les chanteurs, loin s'en faut, ne sont pas capables de produire des contre-ut (ou des si 3, puisqu'il est de tradition de transposer d'un demi-ton) de cette qualité ;
- on s'éloigne beaucoup du caractère du personnage et de l'air, qui est censé refléter une extase respectueuse, et non ameuter le bataillon des camarades d'armes du frère de la bien-aimée...
(Aussi, personnellement, je n'aime pas du tout ça, mais ça reste techniquement admirable, et très parlant pour notre petit exemplier.)
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A l'inverse, le fausset est donc possible :
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Celui-ci a beaucoup fait parler de lui : Roberto Alagna, pour des raisons qui lui sont propres, ne parvient plus à timbrer pleinement son aigu, et l'émet avec plus de difficultés depuis quelques années. Pourtant, il adore en faire, les tenir, et surtout les émettre en pleine poitrine, comme les grandes gloires de l'opéra italien. Lors de la première représentation de ce Faust, l'ut n'était pas sorti convenablement, et tout le milieu de l'opéra s'en était ému - il est très rare d'entendre ce genre de couacs dans des airs aussi attendus, alors avec le plus-grand-ténor-du-monde-autoproclamé...
Aussi, pour les représentations suivantes, et en particulier la radio-télédiffusée, il avait adopté la posture totalement inverse.
Vous entendez ici un vrai fausset intégral, remarquablement amené. Dans la réplique qui précède, bien qu'il mixe assez mal d'ordinaire, il allège son timbre (à partir du début de l'extrait, et plus encore pour "où se devine la pré-" ; ce n'est pas à proprement parler de la voix mixte, mais une sorte de poitrine "allégée), puis passe en fausset pur et très soutenu ("-sence" ; voyez les respirations, sans quoi la note risque de baisser au fil de l'émission), pour reprendre en voix allégée ("D'une âme", de la poitrine légère) et retrouver son émission de poitrine ("innocente et divine").
C'est là que réside tout l'art du chanteur lyrique : alors qu'il y a un basculement physiologique tout à fait considérable, on n'entend pas la couture, imperceptible, qu'on devine au moment du "s", masqué par la consonne. Ce fausset inhabituel dans cet air (et pourtant plus adéquat stylistiquement) a été très critiqué par les glottophiles usuels, mais il est réalisé avec très grand art.
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On peut aussi entendre un autre très beau fausset, de la part d'un chanteur qui a totalement les moyens de l'ut tonitruant, mais qui cherche vraiment la juste expression :
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Ici, Jonas Kaufmann (on remarque que le son reste danvatage en arrière, moins vertical, moins dans le « masque » du visage). Si on m'avait dit que je collectionnerais un jour les ut de Faust, je pense que j'aurais refusé de le croire... Mais il faut bien reconnaître que c'est drôlement pratique ici, d'autant plus que l'inclination d'une partie du public pour les notes aiguës permet de disposer de nombreux témoignages.
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A présent, voyons la voix mixte :
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Alain Vanzo jeune, dans ses extraits avec Jésus Etcheverry. L'aigu est certes en fausset, mais un fausset épais qui d'un point de vue timbral se distingue à peine de ce qui précède. La voix mixte permet de faire miroiter des couleurs très progressivement. Sur certaines notes, il est même difficile de distinguer de quel côté l'on est. Cela procure une forme de suspension, de clarté, de pureté très particulières, qui apportent avec elles une certaine grâce (et une impression d'infinie facilité).
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Une vingtaine d'années plus tard, avec Serge Baudo, la technique est identique, la voix a un peu changé mais ne s'est pas abîmée... et la voix mixte n'est pas utilisée de la même façon :
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L'aigu s'est un peu durci, mais pas désagréablement, aussi Alain Vanzo émet son ut de façon beaucoup plus poitrinée, et redescend dans quelque chose de très léger qui ressemble à du fausset... Vraiment confondant, tout est tellement intégré et maîtrisé qu'il devient difficile de repérer les transitions.
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Il est aussi possible d'alléger la voix de poitrine sans passer par ce qui ressemble à la couleur de la voix mixte - c'est considéré comme le fin du fin de la technique, et c'est en tout cas spectaculaire :
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Grande spécialité de Giuseppe Sabbatini, cet ut en pleine poitrine diminuendo, voire morendo, parfaitement maintenu dans sa position d'origine tout en baissant le volume. Très spectaculaire, on a l'impression qu'il tourne simplement un potentiomètre, sans changer l'émission (contrairement à Vanzo qui ajuste tout le temps son émission à la hauteur des sons émis, allégeant de plus en plus vers l'aigu).
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3.3.2. Exemplier 2 : La fausse poitrine chez Verdi
Même dans ce que l'on appelle la "voix de poitrine", il existe toute une gradation qui va de la voix totalement pleine à une voix légèrement mixée, qu'on qualifie toujours de voix pleine mais qui a pourtant quelques petites différentes. Comme une très petite dose proportionnelle de voix de tête mêlée à l'émission lourde majoritaire.
Voici un exemple de pleine poitrine, indiscutable :
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Mario Del Monaco (version Erede) dans un extrait célèbre de l'acte III du Trouvère (Il Trovatore) de Verdi. On entend tout le métal, toute la densité, ce grave mordant de baryton, ces aigus pleins et sonores.
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Ici aussi, pleine poitrine (les aigus sont tellement denses qu'il sont parfois un rien raide). Mais il y a toujours, chez Luciano Pavarotti (ici, sa première version de studio, avec Bonynge), quelque chose d'un peu plus léger et suspendu dans le timbre. Comme 5% de mixte pour colorer et assouplir agréablement.
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Enfin ici, le plus étonnant. Carlo Bergonzi (studio Serafin), adulé par les amateurs d'opéra italien, chante pourtant ses aigus avec une voix très douce, peu percutante. Certes, c'est l'émission ferme de poitrine et pas l'émission flottante de la voix mixte, mais au fil de la montée dans l'aigu, il vous paraîtra évident, au terme de ce parcours, qu'il mixe de plus en plus, ce qui donne cet aspect très doux à la voix, moins solaire et moins chargé en harmoniques que ce que fait Del Monaco.
Voilà, à présent vous êtes parés pour les plus grandes subtilités sur ce sujet !
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Pour les femmes, la distinction est un peu plus difficile à opérer à l'oreille puisqu'il s'agit d'un épaississement de la voix de tête, on y reviendra plus tard si nécessaire.
On espère surtout que ce parcours aura été utile. N'hésitez pas à poser des questions... ou à contester, il existe tellement d'écoles sur ces questions ! On a tâché de s'en tenir aux généralités les plus fédératrices, et non pas de transmettre une quelconque doctrine, mais le débat est amplement possible.
Vous pouvez par ailleurs batifoler tout à votre aise dans l'index rubrique pédagogique de CSS, qui contient un certain nombre de synthèses généralistes et progressives, agrémentées de fichiers sonores, sur des éléments de théorie musicale pour lesquels il n'est pas toujours facile de trouver des explications claires dans les livres. Vous y trouverez en particulier un gros contingent de notules explicatives autour de la voix lyrique.
Bonnes balades !
P.S. : Il faut simplement signaler que malgré des propos très intéressants par ailleurs, la théorie neuro-chronaxique (qui définit en particulier le type de voix selon l'excitation maximale du nerf) développée par Raoul Husson (La voix chantée, Gauthier-Villars 1960) a été infirmée scientifiquement, et qu'il ne faut donc pas s'y fier pour se documenter sur ces questions de registre et de passage.
Notes
[1] La "couverture" est la protection de la voix au delà du passage (et même en deçà) par la modification et l'assombrissement des voyelles, de façon à protéger l'instrument.
[2] Cette tentative de description rejoint un imaginaire commun : une voix riche en harmoniques évoque des couleurs chaudes, tandis qu'une voix moins chargée en harmoniques plus douces est plutôt associée avec des couleurs froides diaprées. Mais c'est évidemment de l'ordre de la représentation subjective.
[3] Il existe comme toujours des contre-exemples, et Jean-Philippe Courtis est l'exemple assez considérable d'une très grande basse avec un couleur assez mixée, qui lui donne une aisance et comme une "suspension" du timbre assez fantastiques.
Commentaires
1. Le samedi 17 juillet 2010 à , par Guillaume
2. Le samedi 17 juillet 2010 à , par DavidLeMarrec
3. Le samedi 17 juillet 2010 à , par lou :: site
4. Le samedi 17 juillet 2010 à , par DavidLeMarrec
5. Le samedi 17 juillet 2010 à , par Dave
6. Le samedi 17 juillet 2010 à , par DavidLeMarrec
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23. Le mercredi 1 septembre 2010 à , par DavidLeMarrec
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27. Le dimanche 5 septembre 2010 à , par Sentierdelune
28. Le dimanche 5 septembre 2010 à , par DavidLeMarrec
29. Le mercredi 15 septembre 2010 à , par Sentierdelune
30. Le mercredi 15 septembre 2010 à , par DavidLeMarrec
31. Le dimanche 19 septembre 2010 à , par Sentierdelune
32. Le mardi 21 septembre 2010 à , par DavidLeMarrec
33. Le dimanche 26 septembre 2010 à , par Sentierdelune
34. Le samedi 2 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec
35. Le lundi 11 octobre 2010 à , par Sentierdelune
36. Le mercredi 28 décembre 2011 à , par Falsetto
37. Le jeudi 29 décembre 2011 à , par DavidLeMarrec
38. Le samedi 31 décembre 2011 à , par Sandrine
39. Le mardi 3 janvier 2012 à , par La Stupenda
40. Le mercredi 4 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
41. Le mercredi 4 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
42. Le mercredi 4 janvier 2012 à , par La Stupenda
43. Le jeudi 5 janvier 2012 à , par La Stupenda
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50. Le lundi 9 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
51. Le mardi 10 janvier 2012 à , par La Stupenda
52. Le mardi 10 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
53. Le mardi 10 janvier 2012 à , par La Stupenda
54. Le mercredi 11 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
55. Le vendredi 13 janvier 2012 à , par La Stupenda
56. Le vendredi 13 janvier 2012 à , par La Stupenda
57. Le samedi 14 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
58. Le dimanche 15 janvier 2012 à , par La Stupenda
59. Le mercredi 18 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
60. Le mercredi 18 janvier 2012 à , par La Stupenda
61. Le jeudi 19 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
62. Le vendredi 7 septembre 2012 à , par Mathieu
63. Le dimanche 9 septembre 2012 à , par DavidLeMarrec
64. Le dimanche 9 septembre 2012 à , par DavidLeMarrec
65. Le lundi 10 septembre 2012 à , par Mathieu
66. Le lundi 10 septembre 2012 à , par DavidLeMarrec
67. Le jeudi 9 octobre 2014 à , par Lucie
68. Le jeudi 9 octobre 2014 à , par David Le Marrec
69. Le samedi 8 juin 2019 à , par Marc Marco
70. Le dimanche 9 juin 2019 à , par DavidLeMarrec
71. Le mercredi 8 janvier 2020 à , par titou
72. Le jeudi 9 janvier 2020 à , par DavidLeMarrec
73. Le mardi 18 février 2020 à , par aimable visiteur
74. Le vendredi 28 février 2020 à , par DavidLeMarrec
75. Le vendredi 12 février 2021 à , par David
76. Le samedi 13 février 2021 à , par DavidLeMarrec
77. Le samedi 13 février 2021 à , par DavidLeMarrec
78. Le dimanche 14 février 2021 à , par David
79. Le lundi 15 février 2021 à , par David
80. Le vendredi 19 février 2021 à , par DavidLeMarrec
81. Le dimanche 21 août 2022 à , par Vocalises
82. Le lundi 22 août 2022 à , par DavidLeMarrec
83. Le mardi 23 août 2022 à , par Vocalises
84. Le mardi 23 août 2022 à , par GGM
85. Le mercredi 24 août 2022 à , par Vocalises
86. Le mercredi 24 août 2022 à , par DavidLeMarrec
87. Le mercredi 24 août 2022 à , par DavidLeMarrec
88. Le mercredi 24 août 2022 à , par DavidLeMarrec
89. Le jeudi 25 août 2022 à , par Vocalises
90. Le jeudi 25 août 2022 à , par DavidLeMarrec
91. Le jeudi 25 août 2022 à , par Vocalises
92. Le jeudi 25 août 2022 à , par GGM
93. Le jeudi 25 août 2022 à , par DavidLeMarrec
94. Le vendredi 26 août 2022 à , par Vocalises
95. Le vendredi 26 août 2022 à , par Vocalises
96. Le vendredi 26 août 2022 à , par Vocalises
97. Le samedi 27 août 2022 à , par DavidLeMarrec
98. Le samedi 27 août 2022 à , par Vocalises
99. Le samedi 27 août 2022 à , par DavidLeMarrec
100. Le samedi 27 août 2022 à , par Vocalises
101. Le samedi 27 août 2022 à , par Vocalises
102. Le samedi 27 août 2022 à , par Vocalises
103. Le dimanche 28 août 2022 à , par DavidLeMarrec
104. Le dimanche 28 août 2022 à , par DavidLeMarrec
105. Le dimanche 28 août 2022 à , par Vocalises
106. Le dimanche 28 août 2022 à , par DavidLeMarrec
107. Le dimanche 28 août 2022 à , par Vocalises
108. Le dimanche 28 août 2022 à , par Vocalises
109. Le dimanche 28 août 2022 à , par Vocalises
110. Le dimanche 28 août 2022 à , par DavidLeMarrec
111. Le dimanche 28 août 2022 à , par DavidLeMarrec
112. Le dimanche 28 août 2022 à , par Vocalises
113. Le lundi 29 août 2022 à , par DavidLeMarrec
114. Le lundi 29 août 2022 à , par Vocalises
115. Le lundi 29 août 2022 à , par DavidLeMarrec
116. Le lundi 29 août 2022 à , par Vocalises
117. Le lundi 29 août 2022 à , par DavidLeMarrec
118. Le lundi 29 août 2022 à , par Vocalises
119. Le mardi 30 août 2022 à , par DavidLeMarrec
120. Le mardi 30 août 2022 à , par Vocalises
121. Le mardi 30 août 2022 à , par DavidLeMarrec
122. Le mercredi 31 août 2022 à , par Vocalises
123. Le jeudi 1 septembre 2022 à , par DavidLeMarrec
124. Le jeudi 1 septembre 2022 à , par DavidLeMarrec
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