Gaetano PUGNANI – Werther et son temps
Par DavidLeMarrec, mercredi 6 novembre 2013 à :: Musique de scène - Discourir - Oeuvres - Genres - Domaine symphonique - Musique de la période classique - Musique romantique et postromantique :: #2348 :: rss
Un des aspects les plus fascinants dans l'histoire des styles réside dans le décalage entre les arts. Ainsi, on attribue rétrospectivement le qualificatif de « baroque » (à l'origine dépréciatif) pour la musique écrite pour servir les parangons de la littérature classique – Lully mettant en musique Molière, les frères Corneille et Boileau, ou Moreau écrivant la musique de scène d'Esther et d'Athalie de Racine... sont ainsi considérés comme des musiciens baroques.
Cela s'explique d'ailleurs assez bien d'un point de vue logique : alors que le style classique littéraire se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la qualité des grandes architectures, la musique baroque est au contraire fondée sur la miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère classique musicale), richement ornée, et sur l'improvisation.
Le même type de paradoxe, mais plus difficile à démêler, se rencontre dans le dernier quart du XVIIIe siècle : on parle de musique classique (et en effet elle a tous les traits du classicisme), mais du côté de la littérature, tout en développant un style encore plus épuré qu'au Grand Siècle, viennent se mêler des sujets et des accents romantiques en plusieurs strates. Le Werther de Goethe, grand sommet de l'écriture des affects, est alors publié en 1774, à une date qui est quasiment celle du point de départ du classicisme musical en France ; et ailleurs en Europe, le style ne remonte guère avant les années 50.
Dans les styles italiens et germaniques, la naissance du romantisme allemand coïncide avec une petite inflexion un peu plus tempêtueuse (Sturm und Drang), mais qui dans les faits se contente d'habiller les structures classiques d'un peu plus de tonalités mineures. Le romantisme musical arrive bien plus tardivement, et de façon très progressive, sans les ruptures de la littérature – il est vrai qu'à l'exception des tentations théoriques du XXe siècle, la musique se fonde sur des usages (et donc des évolutions) et non sur des idées (et donc des oppositions).
Extrait du double disque paru chez Opus 111.
L'écriture symphonie adopte ainsi progressivement des couleurs plus angoissantes, comme ces mouvements rapides fondés sur des trémolos et des appels de cuivres – final de la symphonie La Casa del Diavolo de Boccherini (1771), Ouverture d'Iphigénie en Tauride de Gluck (1778), moments dramatiques d'Atys de Piccinni (1780), final de Sémiramis de Catel (1802), etc. Évolution de la virtuosité vocale depuis di grazia vers une agilité di forza. Changement progressif des couleurs harmoniques et perte de la domination absolue du majeur – de moins en moins utilisé pour exprimer la tristesse. Et d'une manière générale, évolution des modes (gammes) musicaux employés.
Évidemment, Beethoven marque une rupture, radicale dans les Sonates pour piano et Quatuors à cordes, mais elle n'est que partielle dans les autres genres.
Les gluckistes ne répondent pas si mal à cette évolution, avec une vision beaucoup plus tourmentée des mythes classiques – tandis que les premiers romantiques littéraires conservent largement le style classique mais s'intéressent à d'autres sujets.
Ce Werther de concert s'inscrit dans cette logique étrange d'un décalage permanent entre les idées littéraires et la musique – qui vont se synchroniser au cours du XIXe siècle, peut-être parce que la plupart de nos catégories ont été fixées par les historiographes de cette période. En première partie du siècle, on entend sans doute encore un peu d'écart entre la radicalité des œuvres verbales et leur arrangement en livret et en musique, mais la distance tend à se réduire. Quel chemin entre les gentilles tragédies épurées et stéréotypées mises en musique par Donizetti, et la recherche de fidélité (à Schiller, à Shakespeare, au folklore) des derniers Verdi.

Frontispice d'une des premières éditions du roman.
Pugnani était surtout célèbre comme violoniste soliste, même pendant ses années à la tête de la Chapelle Royale de Turin. Il est par ailleurs l'auteur de sonates pour violon et basse continue au moins jusqu'en 1774, ce qui ne le place pas vraiment à l'avant-garde de son temps.
Je n'ai pas trouvé la date exacte, mais l'œuvre, un melologo (monologue en musique, plus ou moins la définition du mélodrame) est écrit quelque part entre 1775 et 1798, c'est-à-dire au début de l'histoire de ce genre (Pygmalion de Rousseau, écrit en 1762, est représenté pour la première fois en 1770). Ce n'est pas une musique de scène comme beaucoup de mélodrames (souvent des moments isolés au sein d'opéras), puisque, ici, la musique symphonique est destinée à ponctuer ou à accompagner la lecture d'extraits du roman (traduits en italien). Dispositif étrange, mêler l'intimité du roman épistolaire à l'accompagnement symphonique d'un orchestre complet – donc nécessairement joué en public, comme une représentation théâtrale.
Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... beaucoup de tonalités majeures et apaisées. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique) permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les pastorales Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œuvres de la transition comme les symphonies de Gossec et Méhul, et parfois même un peu de Beethoven (plutôt celui de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité « Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des tempi modérés, voire méditatifs, mais qui reste assez peu tendue, presque insouciante.
Un vrai petit voyage à travers les styles et les paradoxes d'une époque.
Je n'ai pas réussi à mettre la main sur la partition pour vérifier les choix (et éventuellements arrangements) d'Alberto Basso (le musicologue à la tête de la Vivaldi Edition chez Naïve), mais le résultat obtenu par l'Academia Montis Regalis (plutôt habituée du baroque italien) dirigée par Luigi Mangiocavallo est très séduisant, ponctuant le plus souvent, accompagnant quelquefois deux récitants calmes et remarquablement intelligibles (parfait pour un disque destiné à l'international), Graziano Piazza et Luca Occelli.
Il me semble qu'il est épuisé, mais il doit encore se trouver assez facilement en fouinant un peu.
Commentaires
1. Le vendredi 8 novembre 2013 à , par Azbinebrozer
2. Le vendredi 8 novembre 2013 à , par DavidLeMarrec
3. Le lundi 11 novembre 2013 à , par Azbinebrozer
4. Le lundi 11 novembre 2013 à , par DavidLeMarrec
5. Le lundi 11 novembre 2013 à , par Azbinebrozer
6. Le lundi 11 novembre 2013 à , par DavidLeMarrec
7. Le mercredi 13 novembre 2013 à , par Azbinebrozer
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