Médaille commémorative du bicentenaire de la naissance de Semen
Hulak-Artemovsky, émise par la Banque d'Ukraine (2013).
J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant
le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux
égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes
pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu
que
j'ai
largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec
notamment des anecdotes à vous
retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à
faire doublon. Et en plus, avec des œuvres
inédites enregistrées avec mes petites mains.
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Panorama de la musique ukrainienne – 9 : Hulak-Artemovskiy,
a) contexte historique général
Nous voici rendus au cœur du sujet : l’apparition d’une musique
nationale ukrainienne, pensée comme telle. Attention, je vous préviens…
ce sera une période courte.
Je suis obligé, pour que vous puissiez comprendre ce qui est en jeu, de
proposer un rappel sur l’histoire de l’Ukraine pré-1800 en quelques
secondes. Mes excuses à ceux qui maîtrisent déjà le sujet, je vais le
survoler en quelques instants avec les très faibles connaissances que
j’en ai.
Au Moyen- ge, le mot et le concept d’Ukraine n’existent pas encore.
L’essentiel du territoire actuel (à part le Donbass actuel à l’Est et
toute la côte au Sud) est inclus dans le royaume polono-lituanien, qui
remonte au XIVe siècle et occupe une grande verticale Nord-Sud dans
cette Europe orientale. À son extension maximale au XVIIe siècle,
l’ensemble recouvre les territoires actuels de l’Estonie, de la
Lettonie, de la Lituanie, l’essentiel de la Pologne (sauf l’Ouest du
pays, qui n’était pas polonais à l’origine, mais des territoires de
langue allemande pris à l’Allemagne après la Seconde guerre mondiale en
dédommagement de la partie Est de la Pologne annexée par les
Soviétiques), toute la Biélorussie et un petit bout de la Russie
attenante, plus les parties de l’Ukraine déjà citées.
C’est un ensemble politique considérable, qui règne sur plusieurs
nations, et qui impose même des tsars à la Russie (en compétition avec
la Suède), ce qui explique une partie de la rancœur et de la paranoïa
russe, aujourd’hui encore, dans les médias qui assurent que la Pologne
complote pour contrôler (voire envahir) la Russie.
Cette longue intégration des territoires ukrainiens dans le royaume
polono-lituanien explique les doublets de vocabulaire polonais / russes
dans le lexique ukrainien, dont il a été question dans le premier
épisode de la série : beaucoup de mots existent en deux versions en
ukrainien, l’une avec un radical issu du polonais, l’autre du russe.
(ce qui fait que Polonais et Ukrainiens se comprennent assez facilement)
À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes orthodoxes refusent le
servage et l'assimilation aux Polonais catholiques. (Le ruthène est la
quatrième langue slave orientale avec le russe, le biélorusse et
l'ukrainien). Ils sont utilisés comme rempart contre les Tatars puis
les Turcs : ce sont les fameux Cosaques, c’est-à-dire des hommes libres
(ni aristocrates, ni asservis, et à l’origine semi-nomades) qui étaient
engagés comme supplétifs dans les guerres contre les musulmans aux
frontières. Ils étaient particulièrement redoutés pour leur bravoure :
ils suivaient un entraînement militaire avancé, et leur statut original
a beaucoup fait rêver et suscité le mépris ou la crainte chez leurs
contemporains des autres nations.
On les considère en général comme les ancêtres de l'Ukraine en tant
qu'État car aux XVIe et XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent
par chasser les Polonais, avec l'aide des Tatars et des Russes. Ces
derniers font des Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine
autonomie, une Marche (et le mot qui signifie « marche » a donné… «
Ukraine »).
À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (la Galicie) est
intégrée dans l'Empire autrichien. De là provient le style
architectural et le développement spécifique de cette région,
aujourd’hui encore davantage tournée vers l’Europe centrale. Pour le
reste du territoire, Catherine II supprime d’autorité l’autonomie des
Cosaques, qui deviennent de ce fait sujets de l'Empire russe.
C’est là où nous en sommes à l’époque qui nous intéresse aujourd’hui :
au milieu du XIXe siècle, l’Ukraine est une région périphérique de la
Russie, une minorité nationale intégrée à l’Empire, et qui sert
toujours de zone protectrice pour éviter que ses frontières proprement
russes ne soient inquiétées par les voisins ennemis.
Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de
l'Europe orientale, j'ai superficiellement parcouru quelques repères
sur le sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je
l'étais il y a quelques mois encore, y trouveront de quoi penser. (Je
me figure qu'il existe toutes sortes de débats nuançant ce que
j'esquisse ici.)
Mais je crois que cette perspective n’est pas inutile pour comprendre
la naissance du mouvement national ukrainien, dont je vais vous
entretenir dans le prochain épisode.
(Pour conclure, Prélude tiré des
Zaporogues au delà du Danube, rapidement déchiffré par mes
soins, pardon pour les nombreuses imperfections et les audibles
précautions.)
[[]]
Musique ukrainienne – 10 : Hulak-Artemovskiy, b) la gromada
& le mouvement national
Après une présentation très rapide des frontières et des appartenances
politiques du territoire, j’en viens à ce qui nous nous intéresse plus
précisément, en lien direct avec l'histoire musicale du pays.
Avec le romantisme et le souffle de 1848
(année de multiples révolutions en Europe), les Ukrainiens s'emparent
de leurs propres mythologies et de leur propre folklore musical, comme
partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs : la
population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les
histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes
(hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son
destin et de prendre fierté dans sa culture propre.
Cependant, après l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce
frémissement : le nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite
Russie » ; il est même interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie (la partie Ouest,
autour de Lviv, qui appartenait à l’Empire austro-hongrois), il
subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit donc très bien
aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites y sont
majoritairement polonaises.
Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne
s'inscrivent dans une fenêtre
temporelle et politique assez étroite.
Elle débute avec l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du
XVIIIe siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et
conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a
vu dans les épisodes 6,7,8). On pourrait même dire un peu plus tard,
avec la naissance du sentiment national fort au fil du premier XIXe
siècle.
Et elle s’achève très vite par l'interdiction de la diffusion de la
langue ukrainienne par l'oukase d'Ems en 1876.
Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier aisément une
musique intrinsèquement ukrainienne – la tutelle russe a tout fait pour
la rendre impossible à diffuser. On comprend bien que dans ce contexte,
seul un folklore oral pouvait exister, tandis que la musique savante
vocale en ukrainien était tenue dans une quasi-clandestinité.
[Moi aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le terme
affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris, un
hommage aux origines de l'Empire russe – qui remontent
traditionnellement à la Rus’ de Kyiv.
Or, en réalité, l'Ukraine, au même titre que les autres minorités de
l’Empire, est le paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle
– je vous passe les épisodes mieux connus des répressions politiques au
XXe siècle, de l'élimination méthodique des syndicalistes et des
élites, de l'abolition de la République, de la famine organisée,
etc. En somme, ce qui se passe aujourd'hui n'a dû surprendre
personne d'informé, je crois – oui, j’admets que je fus surpris.]
(Petite marche rapidement déchiffrée, pardon pour les imperfections.
Elle aussi tirée de l’opéra Les Zaporogues au delà du Danube.)
[[]]
Musique ukrainienne – 11 : Hulak-Artemovsky, c) chanteur et
compositeur
Après ce contexte nécessaire pour comprendre l’éveil national
ukrainien, venons-en au héros du jour.
Semen Hulak-Artemovsky, le premier compositeur emblématique de la
musique nationale ukrainienne. Il a commencé sa carrière comme
chanteur, mais aussi a aussi officié comme ethnologue et a même publié
un manuel de statisticien…
[On peut trouver Гулак-Артемовский graphié en Hulak ou Gulak suivant
les partis pris de translittération du « Г » (« guè ») cyrillique, et
Artemovsk-y ou -iy, même si je vous ai indiqué en titre la graphie la
plus courante. Pour plus d'information sur les translittérations
ukrainiennes, je renvoie à ce point complet par Lulu sur l'excellent forum Classik.]
Pour le situer, il est né en 1813,
est mort en 1873. C’est l’exacte génération de Verdi et Wagner,
de trois ans le cadet de Schumann et Chopin. L’époque où l’on plonge
dans le plein romantisme musical, où les liens avec la tradition
classique sont remplacés par de nouvelles normes – du moins en Europe
occidentale.
Il faut peut-être que je dise un mot de ce décalage : on a l’image
d’une histoire de la musique fondée sur de grandes innovations, mais en
réalité ce sont des points d’exception au sein d’un océan d’œuvres plus
conservatrices, dans des styles qui peuvent durer très longtemps après
les coups de tonnerre de Beethoven, Wagner ou Stravinski. Et dans les
pays plus éloignés des lieux de l’innovation musicale, le cheminement
de nouvelles idées musicales peut prendre des décennies de décalage.
Par ailleurs, il existe également un effet d’inertie autour de la
relation entre littérature et musique : je vous renvoie pour cela à l’épisode 12 de la série « L’opéra ? », où je
tente d’expliquer les raisons de cette asynchronicité. Tout cela pour
dire qu’il n’est pas étonnant qu’un compositeur contemporain de Chopin
et Wagner écrive une musique qui nous paraisse plutôt apparentée à des
générations antérieures, ce sont plutôt Chopin et Wagner qui
constituent des exceptions, et cela ne concerne pas que l’Ukraine, mais
bien la plupart des nations musicales.
Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est formé à
Kyiv (au Séminaire théologique !), repéré par Glinka qui cherchait un
Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré comme l'opéra
fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects rossiniens qui
subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes
précédents, vous ne serez pas surpris qu'on ait envoyé Hulak pour se
former en Italie – il fait ses débuts à Florence en 1841. Il brille à
l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à Moscou : Masetto dans Don
Giovanni, Ashton dans Lucia di Lammermoor…
Ses premiers opéras datent des
années 1850 : Українcькe Beciлля (« Noces ukrainiennes », 1851) est, si
je comprends bien mes sources (en ukrainien…), une collection de
chansons qu'il regroupe pour servir de structure à une petite intrigue
(où il chante lui-même le beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa (« La veillée
d'Ivan Koupala », 1852).
En tant que compositeur, il est donc surtout tourné vers la voix, et il
reste célèbre surtout localement, pour des chansons ukrainiennes et…
Запорожець за Дунаєм (« Les
Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à
succès écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky
de Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur (en
1863), puis au Bolchoï de Moscou l'année suivante !
À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la région à
l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement ukrainien
: elle raconte la libération des Cosaques de Zaporijia prisonniers des
Turcs, à travers une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais
oui, Zaporizhzhia (en translittération anglophone), désormais lieu
emblématique de la résistance ukrainienne, autour de la fameuse
centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du pays actuel, vers
l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques d'où émana plus tard
l'État ukrainien.]
Finalement rattrapés, les Cosaques obtiennent le pardon du Sultan et
peuvent retourner sur leurs terres. Cette figure du Turc généreux est
très courante dans l’opéra du XVIIIe siècle, où elle est emblématique
de l’oriental, incompréhensible mais sage – que ce soit dans Les Indes Galantes de Rameau ou dans L’Enlèvement au Sérail de Mozart.
Il s’agit d’une figure allégorique de la sagesse, du triomphe sur les
passions (sous les traits d’un personnage dont le pouvoir sans limite
et la culture exotique ne semblaient pas le prédisposer à la
tempérance), mais pour les Ukrainiens, il s’agit aussi d’une histoire
réellement locale et nationale ! (Leurs luttes et alliances avec
les Tatars, par exemple, ont une grande place dans leur histoire, par
exemple lors de la rupture avec la Pologne et l’alliance avec la
Russie, et bien sûr lors des déportations staliniennes des Tatars de
Crimée – territoire qui est, depuis devenu un composante territoriale
de l'Ukraine, et dont l'histoire est ainsi entrée dans les consciences
locales.)
C’est un opéra des origines de la nation, et aussi de la captivité, une
sorte de Nabucco à
l'ukrainienne ! L’histoire de la rencontre de civilisations
rivales également. Gai et folklorisant, on peut y voir une collection
de chansons autant qu'un opéra ! Voyez par exempe l'arioso de
Karas, le rôle tenu par le compositeur lors de la création. Mais on y
rencontre aussi des airs très lyriques, par exemple celui du Sultan.
Cependant, dès 1876, l'oukase d'Ems
bannit l'impression d’ouvrages en ukrainien, et l'opéra est interdit de
représentation. Il ne revient sur scène qu'à partir de 1884, par une
troupe ukrainienne.
Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.
(Comme il n’existe pas, je crois, de version libre de droits des
Zaporogues, rapide déchiffrage
par mes soins de l’air du cosaque Andreï – je crois l'avoir par erreur
appelé « Prince » dans le podcast, sans doute par contamination
de Guerre & Paix –,
avec toutes les précautions d’usage : j’ai dû fusionner
l’accompagnement, la ligne du ténor, le chœur, tout cela sans l’avoir
préparé. Ce n’est clairement pas parfait, mais propose une petite idée
sonore de ce qu’est l’une des pages les plus célèbres de tout le
catalogue du compositeur.)
[[]]
Musique ukrainienne – 12 : Hulak-Artemovsky, d) l’honnête
homme
Pour finir sur la partie biographique, trois anecdotes qui me
paraissent révélatrices.
¶ Hulak n'est pas
qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette élite éclairée,
un honnête homme qui s'intéresse à l’éthnologie, à la médecine
populaire et… aux statistiques.
Il publie ainsi un ouvrage nommé Tableaux statistiques et géographiques
des villes de l'Empire russe, alors même que sa carrière bat son plein
(en 1854). Sa démarche de mettre en valeur le folklore et la langue
n'est donc pas à rapprocher d'une forme de chauvinisme nationaliste,
elle est plutôt le fruit d'un intérêt pour le vaste monde, d'une sorte
d'éveil de la conscience à une multitude de disciplines et de
patrimoines, à commencer par celui que l'on a près de soi et que l'on a
longtemps négligé.
¶ En février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque nationale d'Ukraine émet
une pièce commémorative en argent, signe que le compositeur, même s'il
n'a pas à l'étranger la même réputation emblématique que Lysenko, est
toujours considéré comme un maillon considérable dans la formation de
l'identité ukrainienne. (Et notez bien que cela a eu lieu avant la
cristallisation des crispations identitaires depuis 2014 !)
¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube.
Dans ces mêmes jours, l'Opéra de Donetsk
(ville principale de l’Est colonisé par la Russie en 2014) proposait La Fiancée du Tsar – qui raconte
comment le tsar russe Ivan le Terrible extorque le consentement des
femmes qu'il aime, mais le raconte tout en le glorifiant… Ce n'est pas
seulement un symbole, c'est aussi le symptôme de deux visions du monde
qui s'entrechoquaient déjà, celle d'une nation ukrainienne autonome
(qui, se crispant autour de la guerre civile à l'Est, a tendance à
marginaliser la langue russe), et, en miroir, le mythe d'une Russie
protectrice – d'une protection prédatrice, comme protège le parrain ou
le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en éclat ces tensions
fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture (voire dans une guerre
qui pouvait être considérée, peut-être à tort, comme civile) pour
établir aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de
fractures dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est
même plus possible de discuter – considérant le mur de l'information
totalement divergente. Mais il est frappant de constater comment ces
œuvres et ces langues d'une part émanent d'un fonds culturel spécifique
et profond (et antagonique), d'autre part annoncent des fractures entre
les territoires et les peuples.
(Et voici l’air du sultan dans les Zaporogues,
rapidement déchiffré au piano, pardon pour les nombreuses
imperfections.)
[[]]
Musique ukrainienne – 13 : Hulak-Artemovsky, e) l’impact
Je voudrais ici dire un mot sur les implications de toutes les
remarques précédentes.
J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 4 « La Grande Matrice », autour des sources
folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du
simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine
ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible avec une connaissance
fine du folklore, des thèmes des chants ukrainiens traditionnels ou de
leurs tournures mélodiques / harmoniques spécifiques, mais chez les
compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents
ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à
leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés
comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton Rubinstein ou Alexander Mossolov…
Cette petite série, autour de Hulak-Artemovsky
et de l'école nationale ukrainienne du milieu du XIXe siècle, apporte à
mon sens une coloration différente : il existait une conscience ukrainienne, et une
musique qui se fondait sur le folklore (histoires et mélodies), dont la
saveur se distingue des œuvres russes de la même période. Il existait
même une certaine tension entre les deux mondes : Lysenko refusa à
Tchaïkovski – j’y reviendrai dans les prochains épisodes – la
traduction d'un de ses opéras pour une exécution en Russie. Pour lui,
la langue était véritablement consubtantielle de son œuvre, et le
projet même de ses compositions était de mettre en valeur un patrimoine
spécifiquement ukrainien, et certainement pas d'en faire un succès
international dont la forme, et particulièrement la langue, seraient
des variables relativement indifférentes. 30 ans à peine après
l'éclosion de l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la
question en bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins
celles contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait
eu une activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie
(l’Ouest de l’Ukraine actuelle, où se trouve Lviv, était en effet
administrée par l’Empire austro-hongrois), et où l'Empire, justement,
garantissait cette liberté linguistique. Les élites y étaient plutôt
restées de langue polonaise, de ce que j’ai compris. (Le degré de
précision des recherches à effectuer pour l’affirmer avec assurance est
un peu trop considérable pour un point plutôt secondaire de cette
fresque, je n’ai vérifié cela que très superficiellement.)
Il faut donc voir que s’il n’y a pas une identité sonore très forte de
la musique ukrainienne (je suis persuadé qu’elle existe, mais elle est
peu décelable pour le mélomane généraliste, disons), c’est par
impossibilité pratique, et non par volonté – elle était bien là, et fut
étouffée.
Tout ce processus d’interdiction et
de répression advient à l'époque où la Norvège invente ses deux
néo-langues nationales, où les peuples des villes se soulèvent de Paris
à Budapest et un peu partout en Italie… Il y a là quelque chose de
puissant dans l'évolution des consciences nationales à l'échelle de
l'Europe, abondamment documentée par les historiens, mais qui touche
aussi jusqu'à l'existence des langues… et à l'esthétique musicale !
En ce sens, le sort de la culture ukrainienne fut à rebours de maint
autres pays d’Europe, où les spécificités locales ont au contraire
fleuri et été magnifiées.
Non seulement il existe un projet
ukrainien spécifique, donc, mais en regardant l'histoire
politique d'un peu plus près, je découvre pour ma part l'oppression
structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe siècle : révoquant
des droits (l’indépendance des Cosaques qui avaient été leurs alliés,
la liberté linguistique comme on vient de le voir…), tout cela va
jusqu’à supprimer le nom d' « Ukraine » (ce pauvre mot qui voulait déjà
dire « Marche », « État-tampon »)… pour le remplacer par «
Petite-Russie », nom que je croyais affectueux, reflet de cette
fraternité dont on nous a temps parlé… C’est en réalité un euphémisme
puissamment orwellien, qui en interdisant un mot, tente d'interdire la
pensée. Le communisme n'a pas inventé la langue de coton, ni l'éthique
de l'Ogre. Il s’agit d’une tradition très ancienne et très documentée
de la Russie tsariste – certains observateurs se sont chargés de
compiler les territoires de la périphérie russe qui ont subi le sort de
l’Ukraine actuelle, et ils sont fort nombreux depuis 200 ans, avec les
mêmes crimes de guerre.
Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ –
que ces derniers épisodes permettent de compléter les constats émis
autour de la « Grande Matrice » : il est difficile de différencier la musique ukrainienne
de la musique russe… mais il existe une aspiration à une musique
spécifiquement ukrainienne, et cette indifférenciation est surtout le
fruit de structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens
étaient éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant
éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur
identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par
le pouvoir russe voisin. (Je parlerai plus tard du rassemblement des
trouvères ukrainiens organisé par le pouvoir soviétique pour les
massacrer.) S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement ukrainienne,
c'est donc moins par manque de désir ou de distinction réelle que par
une impossibilitépolitique, les talents étant
accaparés ou exilés et les spécificités locales réprimées.
Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre
désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y
renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de
structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.
Je suis navré de vous offrir cette conclusion peu égayante, mais vous
avez bien vu le monde comme il va, adressez vos réclamation à qui de
droit, à Dieu, aux divers démons, au premier protozoaire ou à la morale
défaillante du LUCA, selon vos convictions – mais ne blâmez pas
le messager s’il vous plaît – je ne cherche qu’à vous égayer en
partageant quelques découvertes qui m’ont moi-même fasciné.
Prochaine étape : Mykola Lysenko évidemment, la superstar de l'opéra en
ukrainien. Pour lequel j’aurai des inédits à proposer !
(Je vous laisse avec une danse tirée des Zaporogues, qui reprend une partie
du matériau de la marche qui concluait l’épisode 10. Comme d’habitude :
je suis en train de la déchiffrer, il s’agit de vous donner une
ambiance sonore, beaucoup d’imperfections – mais comme je ne dispose
pas d’interprétation libre de droits, voyez ça comme du mieux-que-rien.)
[[]]
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie La musique en Ukraine a suscité :
À l'occasion de la Dame de la Mer
à la Comédie-Française, je commets pour vous égayer un petit bilan des
pièces d'Ibsen vues à
partir de la période de maturité – les autres ne sont jamais données,
sauf au Théâtre du Nord-Ouest).
[Petite digression sur le Théâtre du Nord-Ouest : ils font des
intégrales des grands auteurs, c'est formidable en soi, une sorte de
phalanstère où les comédies autogèrent le théâtre pour l'amour de
l'art. Cependant : les pièces sont lourdement coupées, à ce qu'on m'a
dit le texte n'est pas toujours bien maîtrisé, et surtout, comme le
ménage aussi est autogéré – et fait, à ce que m'ont répondu les
responsables, à la fin de chaque session, c'est-à-dire tous les six
mois –, j'ai frôlé le choc anaphylactique tellement l'air était rendu solide
par les particules de poussière, piquant les yeux, le nez, la gorge…
J'ai dû quitter précipitamment la salle – en passant par la scène,
seule issue possible – au bout de dix minutes. Bref : on peut y
entendre tout Ibsen, mais soyez prudents.]
J'ai commencé Ibsen en 2005 en voyant le Brand
de Braunschweig en tournée – choc absolu qui m'avait laissé KO pendant
plusieurs jours, et ce fut l'une des toutes premières notules postées
sur Carnets sur sol. Avec un
peu de patience et en vivant en Île-de-France depuis 2009, j'ai pu voir
quasiment tous les drames de maturité.
J'avais tenté une nomenclature de ses pièces par matière, puis par
logique dramaturgique de ses drames dans cette notule, mais je vous propose cette-fois un
petit palmarès de ce qu'on pouvait voir et aimer ces vingt dernières
années.
Les pièces de maturité
1863 – Kongs-Emnerne / Les Prétendants à la Couronne → Description :Une
merveille à lire, l'une de ses pièces les plus fortes (sorte de
relecture beaucoup plus complexe de Macbeth et de l'histoire royale de
Norvège, avec les processus de dévoilement intérieurs propres à Ibsen).
Hélas, ça n'a été donné en France qu'une fois au cours des années 80,
apparemment (je ne savais même pas encore lire…).
→ Une notule partielle.
1866 – Brand → Production
: Braunschweig et le Théâtre de Strasbourg en tournée, vu au
TNBA de Bordeaux (2005). → Description :
Un pasteur charismatique postule que le moindre péché, la moindre
hésitation vouent à l'Enfer. Sa vie d'absolu devient logiquement
intenable dans le village du Nord norgévien où il s'installe. (Son acte
II est la source de l'opéra L'Étranger
de Vincent d'Indy.)
→ La courte notule d'impressions, les présentations de l'opéra de d'Indy et du drame symphonique de Schjelderup.
1867 Peer Gynt → Production
: Au
Grand-Palais dans un dispositif bifrontal par les comédiens-français,
avec Hervé Pierre (qui en profité pour me bousculer délibérément, mais
c'est une autre histoire). Très long (4h30 sans entracte), et très
discontinu… des moments de grâce, mais aussi beaucoup d'autres
énigmatiques, clairement pas sa meilleure pièce pour moi. Bien sûr, on
n'a pas eu le temps d'y mettre la musique de Grieg en sus.(2012)
→ Notule sur la pièce et notule sur la
musique de scène.
1869 – De unges Forbund / La Ligue de la jeunesse → Jamais
vu, et pas lu, car j'espère qu'il sera monté un jour et que je pourrai
me prendre la gifle en salle.
1873 –
Kejser og Galilæer / Empereur et Galiléen → Description : Drame mystique
atypique autour de la figure de Julien l'Apostat, un peu dans l'esprit
de la Tentation de saint Antoine,
mais sans du tout la même verve. Beaucoup de références historiques et
religieuses, très long, énormément de lieux, ça paraît difficile à
monter (ou alors avec des coupes et des choix radicaux). Ce ne serait
pas très accessible, et ce n'est pas son œuvre majeure de toute façon.
1877 –
Samfundets Støtter / Les Piliers de la Société → Production
: Par
les étudiants du CRR de Paris, au Théâtre de l'Aquarium (2011).
Formidable représentation, pas du tout d'un niveau « étudiant ». → Description : Une
œuvre qui n'est pas la plus célèbre de son auteur, mais qui offre
pourtant un concentré des thématiques d'Ibsen : la société d'une petite
ville qui se regarde elle-même, avec les questions de révélations, de
chute, de déchéance et en arrière-plan la possibilité d'un départ pour
les Amériques avec un bateau qui accoste. Une de ses meilleures pièces
pour moi.
→ La notule.
1879 – Et Dukkehjem / Une Maison de poupée → Production
: Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009). → Description : Étonnant
manifeste pour la liberté de la femme, autour d'une cachotterie qui
devient existentielle. De loin sa pièce la plus jouée (et par des
actrices célèbres, je me souviens par exemple des affiches avec Audrey
Tautou au faîte de sa gloire), probablement à cause d'une thématique
qui fait écho à notre présent, mais pas celle où la structure est la
plus richement polyphonique.
→ Notule sur la représentation et notule sur l'œuvre.
1881 – Gengangere / Les Revenants → Production
: Thomas Ostermeier (sa seconde version, en français), aux
Amandiers de Nanterre (2013). → Description :
Une pièce autour de… la syphillis. Pas celle qui m'a le plus passionnée
: on est d'emblée dans l'impossibilité franche de quoi que ce soit,
aussi la chute n'est-elle pas aussi révélatrice d'enjeux profonds que
dans les autres pièces. Il faut dire que je n'aime pas du tout les
propositions d'Ostermeier, qui abîment mon sens le texte en l'habillant
d'actualisations ou d'artifices (cet affreux bruit blanc à fond pendant
les changements de tableau…). Je suis un peu seul à le penser, mais
cela peut aussi expliquer que je n'aie pas été autant séduit par cette
pièce.
→ La notule.
1882 – En Folkefiende / Un Ennemi du peuple → Production
: Jean-François Sivadier, à l'Odéon (2019). → Description :
Sujet là encore étonnant, autour de l'écologie en réalité. Comme les
deux présentes, une pièce thématique, avec moins d'entrelacs que ses
meilleures pièces, mais très convaincante. Elle est reprise ce mois-ci
(les 9 et 10 mars) au Théâtre de Clamart.
→ La notule.
1884 – Vildanden / La cane sauvage → Production
: Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2014). → Description : Drame familial
typique d'Ibsen et très touchant.
→ La notule.
1886 –
Rosmersholm / La maison Rosmer → Production
1 : Stéphane
Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009. L'une de mes plus grandes
expériences théâtrales (ce serait même un solide second après La mort
de Tintagiles de Maeterlinck, mise en scène de Podalydès). → Production
2 : Julie Timmermann, au Centre Malraux du Kremlin-Bicêtre.
Beaucoup plus sommairement réalisé. → Description :
En termes de progressions et de sentiments contradictoires
inextricables, Rosmersholm se place tout en haut du corpus. (Je crois
que les spécialistes la tiennent aussi en fort bonne grâce.)
→ Notule sur l'œuvre et la première production, notule de compléments à partir de la seconde production.
1888 –
Fruen fra Havet / La Dame de la Mer → Production
1 : Claude Baqué, aux Bouffes du Nord (2012). → Production
2 : Géraldine Martineau au Vieux Colombier (2023). → Description : Une femme mariée
rêve, terrifiée, du retour de son premier fiancé – un marin.
→ Notule sur l'œuvre et la première production, compléments en commentaire à partir de la seconde
production.
1890 – Hedda Gabler → Production
1 : Thomas Ostermeier, au TNBA de Bordeaux (2008). En allemand.
(Comme toujours, pas convaincu par la proposition.) → Production
2 : Paolo Taccardo à l'Usine d'Éragny (2017). Version directe,
pas hors du commun, mais efficace. → Description :
Tentative désespérée d'une épouse de cacher un secret. Pas énormément
d'arrières-plans, mais une mécanique terrifiante de la dissimulation et
du dévoilement implacable, quand la vérité détruit toujours davantage.
→ La notule sur l'œuvre et la première production. Impressions sur
la seconde production au sein de cette notule.
1892 –
Bygmester Solness / Solness le constructeur → Production
: Stéphane Brauschweing, à la Colline (2013). → Description : Semi-romance
entre un vieil architecte et une jeune femme, remplie de vastes
questions.
→ La notule. Et un clin d'œil.
1894 – Lille Eyolf / Petit Eyolf → Production
: Julie Bérès, au Théâtre de la Ville (2015). → Description :
Le couple après le deuil d'un enfant. Moins de révélations qu'à
l'ordinaire, mais le contexte les rend d'autant plus terribles.
→ La notule.
1896 – John Gabriel Borkman → Production
: Claudine Gabay, au Théâtre de Ménilmontant (2015). → Description : La chute d'un
banquier.
→ La notule.
1899 – Når vi døde vaagner / Quand nous nous réveillons d'entre les
morts → Description :
Uniquement lu. Dialogue d'un couple qui se retrouve longtemps après le
temps de leur première idylle. Assez ascétique et quelque part
énigmatique. J'espère le voir sur scène pour démêler tout cela.
Les meilleures
pièces
Et à présent, la sélection que vous attendiez tous.
¶ Les pièces extraordinaires (dans cet ordre approximativement) :
Rosmersholm, Les Prétendants à la Couronne, La Dame de la mer, Brand,
Les Piliers de la Société, La Cane sauvage, Une Maison de poupée, Un
Ennemi du peuple.
¶ Les autres très bonnes pièces (un peu plus unidimensionnelles) :
Solness, Borkman, Petit Eyolf.
¶ Les bonnes pièces moins essentielles : Gabler, Les Revenants, Peer
Gynt.
¶ (Et clairement, catégorie spéciale pour Empereur & Galiléen, il
faudrait vraiment un bon metteur en scène et une très bonne équipe pour
réussir ça !)
Et vous, quelles sont vos belles expériences Ibsen ?
Préambule : l'histoire de l'Ukraine pré-1800 en quelques secondes.
Au
Moyen-Âge, l' « Ukraine » (le mot et le concept n'existent pas
vraiment) est incluse dans le royaume
polono-lituanien (qui
occupe une grande verticale Nord-Sud). Cela explique les doublets de
vocabulaire polonais / russes dans le lexique ukrainien.
À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes (la quatrième langue slave
orientale avec le russe, le biélorusse et l'ukrainien) orthodoxes, qui
refusent le servage et l'assimilation aux Polonais catholiques, sont
utilisés comme rempart contre les Tatars puis les Turcs : ce sont les
fameux Cosaques, ces hommes
libres redoutés, et considérés comme les
ancêtres de l'Ukraine en tant qu'État.
Aux XVIe-XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent par chasser les
Polonais avec l'aide des Tatars et des Russes – ces derniers font des
Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine autonomie, une Marche
(« Ukraine »).
À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (Galicie) est intégrée
dans l'Empire autrichien, tandis que Catherine II supprime leur
autonomie aux Cosaques, devenant de ce fait membres de l'Empire russe.
Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de
l'Europe orientale, j'ai superficiellement lu quelques repères sur le
sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je l'étais il y
a quelques jours, y trouveront de quoi penser. (Je me figure qu'il
existe toutes sortes de débats nuançant ce que j'esquisse ici.)
Pour ce qui nous intéresse à présent, en lien direct avec l'histoire
musicale du pays.
Avec le romantisme et le
souffle de 1848, les
Ukrainiens s'emparent de
leurs propres mythologies et
de leur propre folklore musical,
comme
partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs :
la population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les
histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes
(hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son
destin et de prendre fierté dans sa culture propre. Cependant, après
l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce frémissement : le
nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite Russie » ; il est même
interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie, il subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit
donc très bien aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites
y sont majoritairement polonaises.
Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne
s'inscrivent dans une fenêtre
temporelle et politique assez étroite,
entre l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du XVIIIe
siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et
conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a vu), voire la naissance du
sentiment national fort au fil du premier XIXe siècle, et
l'interdiction de la diffusion de la langue ukrainienne par l'oukase
d'Ems en 1876. Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier
aisément une musique intrinsèquement ukrainienne – tout a été fait pour
l'éviter.
[Moi
aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le
terme affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris,
un hommage aux origines de l'Empire russe. En réalité, l'Ukraine est le
paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle – je vous passe
les
épisodes mieux connus des repressions politiques au XXe siècle, de
l'élimination des syndicats comme des élites, de l'abolition de la
République, de la famine organisée, etc. En somme, ce qui se
passe aujourd'hui n'a dû surprendre personne d'informé, je crois – oui,
je fus surpris.]
Le chanteur, compositeur, ethnologue et statisticien Hulak-Artemovsky.
6.2.2. Hulak-Artemovsky
Semen Hulak-Artemovsky(1813-1873)
peut
aussi être graphiéGulak et Artemovskiy, suivant les partis
pris de translittération du Г « guè » cyrillique (Гулак-Артемовский)
.
Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est
formé à Kyiv (au Séminaire
théologique !), repéré
par Glinka qui cherchait un Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré
comme l'opéra fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects
rossiniens qui subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes précédents, vous ne serez pas surpris
qu'on ait envoyé Hulak pour se former en Italie – il fait ses débuts à
Florence en 1841. Il brille à l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à
Moscou : Masetto, Ashton dans Lucia
di Lammermoor…
Compositeur donc tourné vers la voix, et resté célèbre surtout
localement, pour des chansons
ukrainiennes et… Запорожець за Дунаєм (« Les
Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à
succès
écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky de
Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur
(1863,
puis au Bolchoï de Moscou
l'année suivante) !
À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la
région à l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement
ukrainien : elle raconte la
libération des Cosaques de
Zaporijia prisonniers des Turcs, à travers
une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais oui,
Zaporizhzhia, désormais lieu
emblématique de la résistance ukrainienne,
autour de la fameuse centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du
pays actuel, vers l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques
d'où émana plus tard l'État ukrainien.]
Finalement rattrapés, tous obtiennent leur pardon et peuvent retourner
sur
leurs terres. Un opéra des origines de la nation, et aussi de la
captivité, une sorte de Nabucco
à l'ukrainienne ! Rencontre de civilisations rivales également.
Gai et folklorisant,
on peut y voir une collection de chansons autant qu'un opéra ! Voyez
par exempe l'arioso de Karas, le rôle tenu par le compositeur
lors de la création. Mais on y rencontre aussi des airs très lyriques,
par exemple celui du Sultan.
Mais dès 1876 et l'oukase d'Ems bannissant l'ukrainien, l'opéra est interdit de représentation. Il ne
revient sur scène qu'à partir de 1884, par une troupe ukrainienne.
Ses premiers opéras datent des
années 1850 : Українcькe Beciлля
(« Noces ukrainiennes », 1851) est, si je comprends bien mes sources
(en ukrainien…), une collection de chansons qu'il regroupe pour servir
de structure à une petite intrigue (où il chante lui-même le
beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa
(« La veillée d'Ivan Koupala », 1852).
Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.
Pour finir, trois anecdotes qui me paraissent révélatrices.
¶ Hulak
n'est pas qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette
élite éclairée, un honnête homme
qui s'intéresse à la médecine
populaire et… aux statistiques.
Il publie ainsi un ouvrage Tableaux
statistiques et géographiques des villes de l'Empire russe,
alors même que sa carrière bat son plein (1854). Sa démarche de mettre
en valeur le folklore et la langue n'est donc pas à rapprocher d'une
forme de chauvinisme nationaliste, elle est plutôt le fruit d'un
intérêt pour le vaste monde, d'une sorte d'éveil de la conscience à une
multitude de disciplines et de patrimoines, à commencer par celui que
l'on a près de soi et que l'on a longtemps négligé.
¶ En
février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque
nationale d'Ukraine émet une pièce en
argent, signe que le compositeur, même s'il n'a pas à l'étranger
la même réputation emblématique que Lysenko, est toujours considéré
comme un maillon considérable dans la formation de l'identité
ukrainienne.
¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube.
Dans ces mêmes jours, l'Opéra de
Donetsk proposait La Fiancée
du Tsar – qui raconte comment le tsar russe Ivan le Terrible
extorque le consentement des femmes qu'il aime, mais le raconte tout en
le glorifiant… Ce n'est pas seulement un symbole, c'est aussi le
symptôme de deux visions du monde qui s'entrechoquaient déjà, celle
d'une nation ukrainienne autonome (qui, se crispant autour de la guerre
civile à l'Est, a par moment rejeté la langue russe), et, en miroir, le
mythe d'une Russie protectrice – d'une protection prédatrice, comme
protège le parrain ou le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de
maintien de la paix et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en
éclat ces tensions fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture
(voire dans une guerre qui pouvait être considérée, peut-être à tort,
comme civile) pour établir
aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de fractures
dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est même plus
possible de discuter – considérant le mur de l'information totalement
divergente. Mais il est frappant de constater comment ces œuvres et ces
langues émanent d'une part d'un fonds culturel spécifique et profond,
annoncent d'autre part des fractures entre les territoires et les
peuples.
Vue
intérieure de l'Opéra de Kyiv.
Je fais une pause ici :
il y a beaucoup à dire sur Lysenko
évidemment, la superstar de l'opéra en ukrainien, j'aurais peur de
faire un peu trop long – et je manque un peu de temps, je dois écrire
le programme de salle de mon festival chouchou… De surcroît, j'ai mis
la main sur une version discographique de Taras Boulba de Lysenko, dont
je n'avais à ce jour entendu que des extraits (accompagnés au piano).
Publiée par Melodiya, d'ailleurs, ce qui permettra d'oser quelques
commentaires plus généraux. Je rencontre aussi quelques pépites dans le
piano de Lysenko, que je vais creuser. À suivre en direct ici.
J'espère que la suite arrivera bientôt, une fois digéré ces nouvelles
écoutes, et une fois complété les quelques choses que je voulais vous
raconter sur ledit Lysenko.
--
Que peut-on retirer de cette notule ?
J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 2 « La Grande Matrice », autour des sources
folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du
simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine
ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible, mais chez les
compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents
ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à
leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés
comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton
Rubinstein ou Alexander Mossolov…
Cet épisode 4, autour de l'école nationale ukrainienne du milieu du
XIXe siècle, apporte à mon sens une coloration différente : il existait
une conscience ukrainienne, et une musique qui se fondait sur le
folklore (histoires et mélodies), dont la saveur se distingue des
œuvres russes de la même période. Il existait même une certaine tension
entre les deux mondes : Lysenko refusa à Tchaïkovski, si je me rappelle
bien – je dois justement procéder à ces vérifications pour la prochaine
notule – la traduction d'un de ses opéras pour une exécution en
Russie. Pour lui, la langue était véritablement consubtantielle de son
œuvre, et le projet même de ses compositions était de mettre en valeur
un patrimoine spécifiquement ukrainien, pas d'en faire un succès
international à forme variable. 30 ans à peine après l'éclosion de
l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la question en
bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins celles
contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait eu une
activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie, où
l'Empire austro-hongrois garantissait cette liberté linguistique. (Le
degré de précision des recherches à effectuer pour le vérifier
outrepasse en tout cas de très loin le temps que je peux dépenser pour
une notule. Disons que parmi les compositeurs emblématiques de ce
temps, aucun n'est issu de cette région.)
Tout cela à l'époque où la Norvège invente les deux néo-langues nationales, où les
peuples des villes se soulèvent de Paris à Budapest et un peu partout
en Italie… Il y a là quelque chose de puissant dans l'évolution des
consciences nationales à l'échelle de l'Europe, abondamment documentée
par les historiens, mais qui touche aussi jusqu'à l'existence des
langues… et à l'esthétique musicale !
Non seulement il existe un projet ukrainien spécifique, donc, mais en
regardant l'histoire politique d'un peu plus près, je découvre pour ma
part l'oppression structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe
siècle : révoquant des droits (indépendance des Cosaques, liberté
linguistique…), supprimant jusqu'au nom d'Ukraine (ce pauvre mot qui
voulait déjà dire « État-tampon »)… Petite-Russie, que je croyais
affectueux, reflet de cette fraternité dont on nous a temps parlé, est
en réalité un euphémisme puissamment orwellien, qui en interdisant un
mot, tente d'interdire la pensée. Le communisme n'a pas inventé la
langue de coton, ni l'éthique de l'Ogre.
Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ –
que cette notule permet de compléter le constat du deuxième épisode :
il est difficile de différencier la musique ukrainienne de la musique
russe… mais il existe une aspiration à une musique spécifiquement
ukrainienne, et cet indifférenciation est surtout le fruit de
structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens étaient
éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant
éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur
identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par
le pouvoir russe voisin. S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement
ukrainienne, c'est donc moins par manque de désir de ou distinction
réelle que par une impossibilité politique, les talents étant exilés et
les spécificités locales réprimées.
Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre
désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix et de
distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y
renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de
structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.
--
À part tout cela, j'espère que vous avez une belle vie – et que le
tabouret, la
corde et le lustre sont rangés dans un endroit peu accessible.
À bientôt, peut-être, si la démence de notre frêle espèce nous en
laisse le luxe.
Pour compléter :
→ le reste de la série Ukraine, arrangée dans un chapitre
spécifique ;
→ le fil Twitter que je complète et développe dans
cette série CSS (celui de Twitter en est déjà loin, en plein XXe) ;
→ la série un jour, un opéra pour laquelle j'avais repéré,
justement, ces Zaporogues ;
→ la playlist
Spotify autour de Hulak & Lysenko.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie La musique en Ukraine a suscité :
Je ne vais pas faire de compte-rendu ni de critique, toute la presse
spécialisée en parle depuis des mois, tous les commentateurs, avisés ou
non, officiels ou amateurs, réguliers ou sporadiques, ont dit leur
opinion, à peu près convergente d'ailleurs : superbe plateau dans le
genre international, partition un peu longue mais intéressante,
direction un peu molle de Jordan, Warlikowski très sage.
Et, surtout, chacun peut, sur le site d'Arte, voir (et récupérer…) la vidéo, et donc aller à l'essentiel sans se
contenter du truchement des exégètes.
Je voudrais en revanche, si vous me le permettez (mais si vous
lisez ces lignes, il est un peu tard pour vous manifester, tout est
déjà écrit et publié, nananère), en profiter pour quelques
remarques sur les deux livrets, ainsi que, n'ayons peur de rien, sur le
sens du genre opéra.
Représentation de la grande
salle de l'Opéra Le Peletier, où se tint la création de Don Carlos.
1. De multiples
partitions (et livrets)
Sur les différentes versions, je ne puis trop vanter la mirifique notule
produite par un carnetiste au regard pénétrant, survolant les états de
la partition au service du public ébaubi. En tout cas, elle vous sera
utile pour suivre ce parcours comparatif.
Survol
de la matière observée.
●
Pour ce qui nous intéresse cette fois-ci, la version française de Camille du Locle (également
co-librettiste de Sigurd !)
& Joseph Méry est d'abord
traduite en italien pour la création londonienne (puis bolognaise) en
1867 par Achille de Lauzières
(avec des réaménagements par Angelo Zanardini, dont je n'ai pas vérifié
les moments exacts ni l'ampleur : affinements linguistiques, ou
seulement pour les parties amendées ensuite par Verdi, dans les
passages pas entièrement récrits par Ghislanzoni ?).
● Les parties recomposées après le semi-échec napolitain de 1871 sont,
elles, écrites par Antonio Ghislanzoni
(le librettique d'Aida).
● De là découlent une version
italienne en quatre actes (Milan 1884), supervisée par Verdi, et
une autre en cinq actes
(Modène 1886, sans le regard du compositeur), qui y adjoint simplement
(et honnêtement) l'acte I en italien (sans les Bûcherons, qui ont été
donnés en italien et enregistrés par Hold-Garrido, probablement un
rétablissement de ce passage par Lauzières pour Londres – joué
simplement pendant les répétitions parisiennes, coupé à la création
française).
■ Les deux versions courantes en
italien sont donc identiques sur le plan
du livret (indépendamment de la présence ou de la suppression de l'acte
de Fontainebleau), on peut donc comparer assez facilement les livrets
français / italien sans trop tâtillonner sur ce point.
■ Aussi, lorsque je parlerai de version italienne, je parlerai par défaut de la version révisée
avec Ghislanzoni, mais il est vrai qu'il existe aussi la version de
Lauzières, plus proche de l'origine française. Et, de toute façon,
l'essentiel de la traduction italienne, même celle des versions de 1884
et 1886, est de Lauzières. Mon propos portera de toute façon surtout
sur la prosodie et l'expression.
Évidemment, l'histoire,
calquée sur la pièce de Schiller, est
exactement la même entre les
différentes partitions – à l'exception
près des coupures (les plaintes des Bûcherons pendant l'aumône
d'Élisabeth dans la forêt de Fontainebleau ; le travestissement
d'Eboli, laborieusement expliqué
pendant un quart d'heure dans la version française ; la veillée funèbre
de Posa).
[Au passage, notez bien que chez
Schiller, le contenu de l'acte I du livret n'est évoqué que par
une explication rétrospective de Carlos : la pièce d'origine débute
après le mariage funeste, ce qui peut renforcer le choix de la coupure
ultérieure, puisqu'il suffit de quelques secondes de récitatif à Verdi
pour tout expliquer – « Un autre – et c'est mon père ; un autre, et
c'est le roi ! ».]
Teatro Comunale Luciano
Pavarotti de Modène, lieu de création de la version italienne en cinq
actes qui fait aujourd'hui autorité (1886), quoique sans supervision du
compositeur.
2. L'amélioration par la
traduction
En revanche, en passant du français à l'italien, le détail des
expressions (et du travail prosodique du compositeur) devient,
contrairement à ce qui est ordinaire et logique (une déperdition
sémantique, voire un dérèglement musical par la traduction), plus
riche. C'est ce qui est le plus étonnant ici.
Quelques exemples :
¶ Acte I, duo du feu, voici les accentuations du texte français : À la guerre,
Ayant pour tente le ciel bleu, Ramassant ainsi la fougère, On apprend à faire du feu.
En italien : Alla guerra, Quando il ciel per tenda abbiam, Sterpi chiedere alla terra Per la fiamma noi dobbiam!
Cela n'a l'air de rien, mais les appuis de l'italien paraissent
beaucoup plus naturels, la prosodie de Verdi n'étant pas parfaite ici
(contrairement à ses deux précédents opéras français, étrangement).
Accentuer « ayant » (qui ne porte pas de sens ici), la première syllabe
de « ramassant », faire un mélisme sur « on », cela semble un peu
bancal, à côté des syllabes fortes ou des mots expressifs. En italien,
les accents tombent sur des mots plus typés (« fougère » plutôt que «
ramassant », « pour » plutôt que « on », « flamme » plutôt qu'« apprend
»), avec plus de régularité, alors que la musique est la même.
On retrouve cela à peine plus loin : « je vais quitter mon père et la
France » : « et » est bizarrement allongé, alors que seuls «
père » (comme en français) et « insieme » (ensemble / en même temps) le sont en italien.
¶ En de nombreuses reprises, le texte
français se répète littéralement, là où l'italien profite de la longueur
supplémentaire pour ajouter des
nuances.
L'heure fatale est sonnée,
La cruelle destinée
Brise mon rêve si beau !
O destin fatal, ô destin fatal !
En italien, un vers de plus (donc une répétition de moins), avec une
glose sur le changement soudain de destinée :
L'ora fatale è suonata !
M'era la vita beata,
Cruda, funesta ora m'appar.
Sparì un sogno così bel !
O destin fatal, destin crudel !
Par ailleurs, le dernier vers utilise deux adjectifs différents en
italien.
De même pour les adieux d'Élisabeth à la Comtesse d'Aremberg, « Tu vas revoir la France, / Ah !
porte-lui mes adieux ! » : outre la cheville disgracieuse du «
ah ! » qui devient assez pénible lorsqu'elle est plusieurs fois
répétée, l'italien adapte aussi la formule la seconde fois (« mon cœur
t'y suivra » devient « avec les vœux de mon cœur »). Il en va de même
en plusieurs instances, et comme la version française n'est pas
toujours adroitement prosodiée par le compositeur, cela s'entend
d'autant plus. Rien de honteux, mais beaucoup d'accents sur des
syllabes moins expressives, là où Verdi est d'ordinaire l'homme où
chaque appui de la langue est exalté par la musique.
¶ Enfin, même les expressions figées,
les traits d'esprit (toutes proportions gardées pour un livret
d'opéra, n'est-ce pas…) me paraissent affinées dans la traduction
italienne, sans que je sache toujours si ce sont lesmots de Lauzières,
Zanardini ou Ghislanzoni).
« Toi qui seul es un homme au
milieu des humains » devient « Tu che sol sei un uom fra lo
stuol uman » (dans la troupe / foule / tourbe humaine).
Ou encore, le grand éclat de Philippe à la fin de son humiliation par
l'Inquisiteur : « L'orgueil
du roi cède devant l'orgueil du prêtre » fonctionne avec des
métonymies plus stylées en
italien « Dunque il trono piegar dovrà sempre al altare » (« ainsi le
Trône devra toujours céder à l'Autel »). L'abstraction, le futur,
l'adverbe élargissent la situation, trahissent un projet manqué, une
vision du monde qui vient de s'effondrer : il a voulu secouer son joug
et se retrouve plus étroitement ligoté que jamais.
Pour le quatuor d'outrage à la reine, pour Rodrigue, au lieu de « gronder », la foudre a «
brillé » (plus un oracle qu'un pressentiment) ; pour Élisabeth, au lieu
de dire « Je suis sur la
terre étrangère » (tout le début du vers est plat, sans
information), l'italien formule « je suis étrangère sur ce sol », ce
qui permet non seulement d'approcher d'un peu plus près la psychologie
du personnage (son ressenti plutôt qu'un constat objectif), mais
surtout de faire reposer la musique sur des mots expressifs (elle
chante une très belle ligne mélodique et exposée dans ce quatuor)
plutôt que sur des outils grammaticaux.
Ce sont des détails qui peuvent paraître minimes et pourtant, sur la
durée de l'opéra, lorsqu'on passe (comme la plupart des auditieurs) de
l'italien au français, une petite frustration de ne pas retrouver le
même impact des mots, voire un certain flottement dans les appuis
prosodiques, dans le rapport entre la musique et l'expressivité de
chaque portion de phrase.
Vue intérieure des cinq
premiers rangs de l'Opéra Bastille.
3. « L'essence de l'Opéra
»
L'autre réserve tient à l'interprétation délivrée par le plateau de
cette production. Je ne suis pas fier d'être aussi chagrin, mais en
assistant à cette représentation, j'ai eu cette impression d'être là
parce qu'appartenant déjà à la caste des amateurs d'opéra… mais n'ai
jamais été touché par ce que j'ai entendu.
La distance dans la salle,
évidemment. Au parterre (mais l'orchestre sonne voilé), aux premiers
rangs du premier balcon, oui, Bastille est vraiment très bien. Depuis
le deuxième balcon (que ce soit à l'avant ou au fond), on est vraiment
loin. Aussi bien pour comprendre le texte que pour percevoir les
timbres, l'impact physique des voix – et ne parlons pas du jeu des
acteurs, vagues silhouettes. Seul un grand décor spectaculaire, comme
les immenses dispositifs du Trittico
puccinien de Ronconi, peut vraiment impressionner, depuis cet
éloignement.
Pourtant, il m'arrive d'être réellement touché à Bastille. Plutôt par
l'orchestre, les jours où il ne boude pas, mais aussi (plus
occasionnellement, je l'admets, il faut vraiment des trempes
exceptionnelles) par les chanteurs.
On avait cette fois-ci la crème de la crème des vedettes
internationales du chant lyrique, et pourtant, la nature des voix embauchées était
la première cause de mon manque d'adhésion. Pour deux raisons
principales, je crois.
♦ La carrière est
impitoyable avec les voix. Lorsqu'on découvre un artiste
fabuleux pas encore invité sur les plus grandes scènes et qu'on le
réécoute, dix ans après son embauche dans les grandes maisons et grands
festivals, il n'est plus le meilleur, il s'est forcément fatigué et
terni. Parce que les plannings, les rôles plus lourds proposés, les
salles plus vastes, les attentes du public (si Kaufmann pousse un peu
trop sur un seul aigu, ça fera le tour du monde dans la soirée), tout
cela affecte l'instrument. L'âge aussi, mais pas à cette vitesse. Comme
les voix les plus héroïques sont rares, dès qu'un chanteur devient en
vue, on le pousse vers ces rôles, et simultanément sur les grands
plateaux de Vérone, de Salzbourg, du Met, de Paris… les propositions
d'engagement se multiplient aussi. C'est une pression considérable
portée sur la santé de la voix, et il n'est pas étonnant que, lorsqu'un
chanteur devient une vedette, il soit déjà diminué par rapport à sa
meilleure période.
Ce sont pour autant toujours de très grands artistes
et techniciens, mais dois-je vraiment être étonné de trouver Kaufmann ou Tézier moins percutants qu'à l'orée
de leur carrière intersidérale ?
♦ Plus gênant, cela tient encore plus à la technique en vogue. Il est à la
mode, pour des raisons mainte fois abordées ici, de chanter assez en arrière, parce
qu'on n'aime pas les timbres d'allure nasale (beaucoup plus sonores en
salle, ceux qui se sont toujours demandé pourquoi Siegfried faisait
moins de bruit que Mime devraient regarder de ce côté-là), parce que
les enregistrements sont plus flatteurs avec de la patine obtenue plus
en gorge qu'avec le métal dur d'une voix très antérieure (mais qui fend
remarquablement l'espace). Mais en chantant plus en arrière, on ne
projette plus aussi bien la voix (et on prononce de façon beaucoup plus
lâche).
C'est pourquoi
Kaufmann utilise une telle énergie articulatoire pour ne pas
être si sonore (il l'est, en réalité, dans les théâtres à l'italienne,
mais pas une voix énorme pour Bastille), pourquoi Tézier paraît un peu fatigué
(l'émission glisse vers l'arrière au fil des ans avec moins de
franchise, donc on entend moins nettement le timbre), pourquoi Abdrazakov ne peut pas réellement
nuancer ni changer de couleurs, bloqué en arrière (là encore, dans un
petit théâtre, c'est un des meilleurs Philippe actuels, mais à voix
égale et résonance plus antérieure, même en conservant son placement
russe, il pourrait être autrement souple et sonore), pourquoi le timbre
de Garanča ne me parvenait pas
vraiment (seulement le halo de sa voix, certes large, mais pas très
projetée).
Autant, au disque, ces voix se parent d'une patine
très belle, autant en salle, le spectateur perd sur tous les tableaux :
le timbre, la diction sont moins audibles, et la voix a beaucoup moins
d'impact – la différence entre la puissance (ils l'ont, ils font
beaucoup de décibels, sinon on ne les entendrait pas du tout à
Bastille) et la projection (être capable de lancer sa voix sans
déperdition jusqu'au fond de la salle).
C'est pourquoi, après avoir entendu les
meilleurs chanteurs du monde (et que j'aime beaucoup en d'autres
circonstances), je n'étais pas le moins du monde ébranlé. Et ce n'est
pas une pétition de principe : je cherche à expliquer, a posteriori, ce qui m'a paru
manquer.
Et je trouve – c'est là tout personnel – que le spectateur occasionnel
qui irait à Bastille entendre les grands voix du moment, dans cette
production comme dans la plupart des autres, passerait finalement à côté de l'essence de l'Opéra, qui
est le rapport physique au chant, le grain de voix qui court sur la
peau, la proximité théâtrale avec les expressions de la scène… toutes
choses que le lieu, associé à ces techniques-là, m'ont interdites pour
ce Don Carlos.
Dans l'intervalle de l'écriture de cette notule, j'ai tout de même
rédigé un avis sur la production sur le ♥meilleur forum
francophone♥. Je ne le reproduis pas ici, considérant qu'il ne flatte
pas exactement ma bienveillance et mon ouverture d'esprit – ce que je
regrette, même si j'ai tâché de l'exprimer en explicitant autant que
possible ma perception et mon approche (ainsi que mon absence
d'animosité envers les artistes, pas question de parler de fausses gloires ni d'imposteurs, bien évidemment).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
Les représentations de Don Carlos ont débuté à Paris, et je n'ai toujours pas mentionné les deux notules correspondantes.
● Un petit tour des évolutions de la partition. Celle qu'on joue présentement à la Bastille est la version des répétitions de 1866, avant coupures (dont les Bûcherons avant les Chasseurs au tout début, et le grand ensemble de Déploration sur le corps de Posa), et avant l'introduction du ballet – dommage, alors que la maison a des danseurs payés au mois qu'elle pourrait tout à fait mandater… Mais il est vrai que l'ensemble est déjà fort long – qui peut être à 18h installé sur son siège sans poser une demi-journée, lorsque c'est seulement possible ? En tout cas, c'est un état authentique de la partition.
[Je précise que je n'y vais que ce soir, et que je me repose sur des informations de spectateurs que je n'ai pas encore pu vérifier moi-même.]
● Un autre opéra, jamais remonté depuis des lustres, traite du même sujet, mais dans son miroir des Flandres, non plus dans les coursives du pouvoir, mais là où l'oppression se joue. Patrie ! de Paladilhe est aussi un grand opéra à la française, très spectaculaire et exalté, recelant de nombreuses mélodies prégnantes, de grands ensembles originaux, quantité de situations puissantes. Quelques extraits (maison, de médiocre qualité) placés dans la notule permettent de se mettre en appétit.
J'ai (très hypocritement) fait mine de ne pas penser à celui de
septembre, mais voici tout de même celui d'octobre.
Je propose un nouveau format : un fichier PDF qui contient toutes les dates
relevées. Là encore, retours appréciés sur le caractère utilisable ou
non de la chose. Il est généré automatiquement par le calendrier, je
n'ai donc pas la possibilité de gérer tous ses paramètres. (Attention,
les horaires sont souvent imaginaires, simplement utilisés pour classer
visuellement…)
Les symboles ne sont pas particulièrement parlants (§ pour dire que je
suis intéressé mais occupé ailleurs, ** pour dire que j'ai des places,
pas forcément pour moi et que je revends dans la moitié des cas…).
Parmi les choses les plus intéressantes, voyez :
30 septembre – Mauillon (mais
dans du Telemann et du Bach…), avec Alard !
30 septembre – Tamagna, l'un
des trois seuls contre-ténors actuels que je trouve intéressants, dans
Purcell avec Dumestre !
2 – Quintette de Hahn, Quatuor
de Schulhoff !
7 – Nuit du Quatuor, avec notamment le Quatuor de Durosoir au Musée de l'Orangerie
! (cf. brochure ) Attention, les autres années, la
queue était telle qu'il fallait être en avance de plusieurs heures pour
entrer, donc difficile de viser un concert précis, hélas.
10 – Début des représentations de Don Carlosen version française (pas intégrale, semble-t-il),
à la sauce Warlikowski.
13 – Dionysiaques de Schmitt au CNSM.
14 – Les Funérailles de la Foire
(avec des bouts de LULLY dedans).
14 – Symphonie avec orgue de Copland
(+ Ginastera).
14 – Opéra pot-pourri de Niquet, avec des inédits (La Douée…) et des hits (enfers de Médée de Charpentier). Globalement de
tendance assez ramiste – on peut encore l'écouter sur France Musique,
captation de Montpellier.
14-20 – Suite de Doctor Atomic d'Adams, Dvořák 9 et du Fujikura par l'ONDIF à travers la région, ça va
pulser !
15 – Extraits de tragédies en musique à Saint-Maclou à Pontoise, dont le capital Scanderbergde La Motte, Francœur et F. Rebel !
17 – Cours de chant public au CNSM
18 – Airs italiens par Blandine
Staskiewicz.
18-21 – Cassandre de Jarrell, une véritable
expérience (hélas à nouveau avec Fanny Ardant que je n'aime guère dans
cet exercice).
20 – Bruckner 9 par Saraste et
l'OPRF.
20 – Classe du CNSM préparée par
Christie dans de grands Monteverdi.
24 – Masterclass de Stephan Genz
au CNSM.
24 – Peri, Caccini et autres membres de la Camerata Bardi (Christie).
24 – Rares airs français savoureux par Marianne
Crebassa.
Bon appétit !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2017-2018 a suscité :
Légende : pour
plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte
couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas
plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne
disposons pas d'enregistrements) en vert.
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1.
Voix ouvertes, sans couverture
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Ces questions ont été traitées dans la première
notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales «
pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés
lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour
faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques
précisions.
En avant pour les multiples
enjeux de la couverture à l'Opéra !
(et du déshabillé,
semble-t-il)
2.2.2. Degré de
couverture : couleur de la couverture
Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très
fortement entre les voix et surtout entre les techniques.
2.2.2.1.
Claire
[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne
Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.
Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioniétonne
par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on
sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de
l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine
audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement
n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un
peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques
sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié »
(le [é] est articulé
au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et
trompettant, j'avais même publiquement douté
qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le
phénomène de près.
2.2.2.2.
Mixée
Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire
immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de
la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais
cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo,
prince de l'émission mixte, en fait grand usage.
[[]]
Puccini, La Bohème en
français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit
public.
Que cette main est froide,
laissez-moi la réchauffer ; Il fait trop sombre,
pourquoi
chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que
la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…
Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on
les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur
articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de
« réchauffer
» et le [è] de « ruisselle
» semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de
l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus
ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres
choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi
»
est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français
(il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement
ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la
posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et
jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles
individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de
chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ouNilsson…), mais elles ne sont
pas fabriquées à partir de
leur endroit habituel, plutôt déplacées
vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue
pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).
C'est une observation contre-intuitive, parce
qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des
voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en
réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir
et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.
École
américaine ?
[[]]
Bizet, Les Pêcheurs de Perles,
John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les
retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du
français de John
Aler (en Nadir dans les Pêcheurs
de Perles).
Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò.
Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque
[ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et
qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de
la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa
en Nemorino (L'Elisir d'amore).
La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour
d'autres
formats plus larges et inattendus (où il
s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage
de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le
résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais
une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une
belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.
Voix
dramatiques ?
[[]]
Verdi, La Forza del destino,
acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne
fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la
justesse discutable de l'excellente soprane.
Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un
amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse
dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui
accompagne toujours les aigus ? C'est l'effet
de la voix mixte – Carlo Bergonzi
détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant
la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en
retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).
Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.
Al chiostro, all'eremo, ai santi altari L'oblio, la pace [or]
chiegga il guerrier.
Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant
moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître,
l'ermitage, les saints autels. »
« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga
» [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une
voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont
émises du même endroit.
Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et
c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus
nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection,
en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus
franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait
mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez
néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses
[i] très francs et libres.]
Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la
réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa
carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on
sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait
avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés,
correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera
jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son
dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus
ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient
un ton trop bas…).
C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins
engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde
paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle
que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît
jamais en danger vocalement.
Techniques
baroques ?
[[]]
Salieri, Tarare, air « J'irai, oui,
j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.
Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes
dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe,
Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que
ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui
popularise de Requiem
de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en
juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR
de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant,
ça arrive même fréquemment !
Vous l'entendez ici : « et [= eué]
si je succômbe », « a bien
mérité qu'on l'en prive [= preuïve]
».
Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins
jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans
doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les
chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant
l'extension progressive des tessitures et le caractère public des
représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au
XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait
absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs
lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques
cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient
dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des
exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de
transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs
baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La
plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à
une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc
une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore,
et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter
des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils
auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les
parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une
idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY
et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques
employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les
pays, a fortiori à des
époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui,
entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très
vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour
chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler,
typiquement !
Voix
graves ?
J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le
plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une
étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse
qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage
(l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les
aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la
zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un
peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les
compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites,
et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien
que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les
procédés (il faut soutenir
vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).
Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation
est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres
techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le
phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de
difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)
Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures
lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe
Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).
[[]]
Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes.
Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.
Il duolo della terra nel chiostro ancor ci
segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.
Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.
La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme
toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend
nettement sur les aigus : « la guerra
» et « in ciel » semblent
tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en
parlant, mais quelque chose d'accommodé,
de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans
lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.
2.2.2.3.
Sombre
Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on
trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes.
Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la
nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même
dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf.
§2.2.1 « étendue de la couverture »).
[[]]
Massenet, Werther,
Georges Thill.
Georges Thill
racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène,
ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton
que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor
». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce
moment pour terminer sa carrière.
Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », «
s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le
[eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en
français parlé. Le reste de l'air est assez libre tout de même,
avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité
verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle
sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.
Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », «
fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].
[[]]
Gounod, Roméo et Juliette,
Plácido Domingo.
Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo
avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de
même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et
surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se
protéger des voyelles trop ouvertes).
Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les
différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre
effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.
[[]]
Verdi, Otello,
Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.
Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine
qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais
beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix
très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé,
qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et
l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus
parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très
haut placée pour un ténor dramatique !
Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine
quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur
le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar
» [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande
intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter
au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la
mâchoire s'ouvre très, très largement) : « del ciel è gloria » [dal ciel ô
glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien
qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus
finaux, simplement la conservation du même placement général.
[[]]
Wagner, Die Walküre,
fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio
Luisi.
Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur
d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann
dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à
un débat-amusette dépourvu de sens
sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il
chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est
ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est
loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en
ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement
dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)
Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de
Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la
voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient
notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre
toujours ses médiums et ses graves.
Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien
(aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe
l'extrait :
[[]]
« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée,
on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.
[[]]
[[]]
Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et «
siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on
entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).
Plus net encore pour « ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de
la poignée de l'épée) :
[[]]
Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est
accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et
éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite
de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles
difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu
d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et
Brünnhilde).
[[]]
[[]]
Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une
caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte
des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas
de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en
italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont
nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les
détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les
prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse
technique si vous y prêtez garde.
Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui
monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une
voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y
a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère,
a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de
difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.
Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le
même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son
placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout
changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.
Finissons avec des barytons. Renato Bruson,
qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout
paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu
d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une
technique initiale assez stupéfiante.
Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.
On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent,
s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons
sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato
infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et
les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même
source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.
[[]]
À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei
privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les
voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est
plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.
L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations
intermédiaires, comme ici Juan Pons
dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses
réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux
extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande
unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement
individualisées :
[[]]
Verdi, Il Trovatore,
entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova,
Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus
électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv,
je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).
Couvrez, c'est bon
pour la santé.
Quelques
précisions
Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à
l'italien.
Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend
mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français)
ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore
que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment
réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre
que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres
(c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont
familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de
route.
Et puis, si j'ai quelques notions
superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…
De même, vous aurez peut-être ressenti avec
frustration le peu de Wagner,
alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela
tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à
moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas
d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne
continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées
par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de
chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas
des biais techniques déjà considérables.
Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas,
qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on
pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour
la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
Verdi et Gounod me paraissent quand même très
indiqués pour l'exercice.
La couverture
existe aussi dans la langue parlée.
En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire
d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons
athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ».
Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son
son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de
fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux
sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.
Plus tard
Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la
question du degré de couverture, avec
l'aperture plus ou moins grande
des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.
Ensuite, il nous restera à évoquer les
types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait
assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le
Graal : l'aperto-coperto,
très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du
mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer
pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par
en-dessous.
J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette
technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et
de sa délicate application pédagogique.
Pour une prochaine livraison, donc !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Même principe que pour le mois dernier, où le mode d'emploi et l'objectif
avaient été exposés en détail : les concerts ont tous été commentés sur
le vif sur Twitter (pendant les mouvements lents, c'est parfait
pour s'occuper). Quelquefois rapidement, quelquefois plus en
détail. Format plus commode pour laisser le temps aux sujets qui me
paraissent plus nourrissants que la gazette parisienne. des concerts.
J'ai tout de même essayé, comme à l'habitude, de dire un mot des
œuvres, de faire des commentaires de traverse, de façon à inciter ou
orienter l'écoute.
A.
Concerts
En cliquant sur les titres, s'ouvrira le fil des micro-commentaires.
Les premiers ne sont pas l'ordre chronologique, ce sont ceux où il me
semble avoir fait un effort supplémentaire sur la présentation des
œuvres.
¶ 2 juillet – Chœurs de
Saint-Saëns, d'Indy, Schmitt, Poulenc – Chœur Calligrammes,
Estelle Béréau (Notre-Dame-du-Liban)
Quand des post-wagnériens comme d'Indy et Schmitt se passionnent simultanément pour le folklore
français… jubilatoire et très riche à la fois, un répertoire qui n'est
pas du tout documenté par le disque. Témoignage très précieux, et dans
le top 10 des concerts de la saison…
¶ 7 juin – Halévy, La Reine de
Chypre – OCP, Niquet
(TCE)
Beaucoup de remarques sur la partition, quelques-unes aussi sur la
distribution (exceptionnelle, malgré les événéments en cascade). L'une
des grandes résurrections de la saison.
¶ 17 juin – Saint-Saëns, Le Timbre d'argent– Les Siècles, Roth (Favart).
Grosse découverte, vertigineusement interprétée. Là aussi, beaucoup de
remarques sur des détails de l'œuvre.
¶ 20 juin – Œuvres de Niels Gade d'après Ossian – Accentus,
Opéra de Rouen, Équilbey (Cité de la Musique)
Les Échos d'Ossian
fonctionnent vraiment remarquablement en salle, et très bel engagement
inattendu de Rouen sous Équilbey (ce qui n'était pas le cas il y a
quelques années). La grande cantate Comala
contient aussi des fulgurances que je désigne dans le fil.
¶ 8 juin – Lemoyne, Phèdre– Loge
Olympique, Chauvin (Bouffes du Nord)
Une belle découverte… on a maintenant plutôt envie d'entendre les excès
de son Électre qui avaient
effrayé les contemporains.
¶ 2 juin – Déserts de Varèse et Dracula de Pierre Henry (arrangé avec
des instruments acoustiques).
Déjà présent
dans le précédent relevé (mais c'était le 2 juin, autant être
rigoureux). Pierre Henry devait d'ailleurs être présent ce soir-là, et
s'était désisté, on voit pourquoi désormais – denn die Toten reiten schnell.
Cet extrait de la Lenore
de Bürger figure en traduction anglaise sur la tombe hantée du Convive de Dracula – merci de louer
abondamment ma subtilité en commentaire.
¶ 11 juin – Airs de cour et motets de Guédron, Boësset,
Constantin, Moulinié – Ensemble
Correspondances, Sébastien Daucé (studio 104).
Première écoute en salle de l'ensemble ; comme au disque, assez
homogène, plus centré sur le fondu des sonorités que sur la déclamation
ou la danse, mais beau programme (dont les tubes intersidéraux de
Guédron).
¶ 14 juin – Lectures (bilingues
!) d'Andersen et mélodies afférentes (Gade, Grieg, Simonsen,
Backer-Grøndhal, Nielsen, Schumann, Rimski-Korsakov, Aboulker…) – Françoise Masset, accompagnée sur guitares
française et autrichiennee début XIXe (Maison du Danemark)
¶ 14 juin – Totentanz, pour chœur a cappella et récitant de Hans Distler (et
Victoria, funérailles de Purcell, Reger…) – Chœur de l'Orchestre de Paris (Saint-Eustache).
Pas l'œuvre du siècle, mais en vrai, le dispositif original et les
versets courts ne sont pas sans charmes.
¶ 19 juin – Fusion éphémère de
chœurs français et finlandais : programme a cappella Fauré, Bonis, L. Boulanger, Aboulker,
Sibelius, Wennäkoski – Académie de Musique de Paris et
Hämäläis-Osakunnan Laulajat (Temple de Passy)
Très belle expérience – parmi les tout meilleurs Sibelius, et la
musique sacrée se révèle le meilleur aspect de Mel Bonis.
♣ 9 juin – Sur les points
culminants d'Île-de-France : Saint-Martin-du-Tertre
et le château de Franconville
(propriété du « baron Bic »,
m'a-t-on dit – ce n'est pas le nom sur la boîte à lettres, mais ce ne
veut rien dire).
♣ 11 juin – Forêt de Saint-Germain-en-Laye de nuit (non, pas
dans les coins fréquentés) entre les orages, et Pavillon de la Muette, un soir
d'élections. Pas la balade du siècle, beaucoup de chemins
inaccessibles, de voies sans issue, de routes non aménagées pour les
piétons (et dangereuses). Rien à voir avec le Sud, près du château,
avec les allées immenses et bétonnées – trop civilisées, même.
(Ce sont celles que je n'ai pas documentées qui ont été les plus
intéressantes…)
C. Lectures
(dont j'ai parlé)
→ Fil Byron
: relecture du Corsair,
citations d'extraits. En cours.
→ Fil Maeterlinck
: citations de La
mort de Tintagileset d'Alladine et Palomides
(et remarques).
D.
Discographies comparées
Sur demande expresse, petite balade dans celles :
► d'I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo (peut
inclure des versions partiellement en russe) ;
Doit maintenant venir le grand bilan statistique et subjectif de la
saison de concerts. Mais à 135 dates, ça va prendre un moment à
préparer, d'autant que des tas d'autres notules avancent doucettement
en parallèle.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2016-2017 a suscité :
Entre celle qui s'achève et celle qui s'annonce, je ne puis me retenir
de considérer que le contraste est brutal.
A.
Pénurie de 2017-2018
La saison prochaine, l'Opéra de Paris ne programme
aucun opéra rare (déjà la tendance depuis l'arrivée de Lissner, mais vu sa connaissance du répertoire,
on peut difficilement lui reprocher de vouloir découvrir les
classiques), les Champs-Élysées se recentrent sur l'opéra italien grand
public ou glotto-compatible (seria
avec falsettistes, Rossini, Verdi), l'Athénée propose peu de grandes
productions lyriques, Bru Zane ne finance qu'un Faust
de Gounod (certes en version originale inédite, mais on ne peut pas
parler de découverte vertigineuse d'une œuvre occulte d'un style
nouveau !), et à Versailles le CMBV ne fait aucune grande recréation
français comme c'était d'ordinaire le cas (je m'en étais ému à la parution du programme), se contentant de
donner deux LULLY (la dernière production d'Alceste dans la région a dix ans,
et encore moins pour Phaëton)
– en revanche, Chateau de Versailles Spectacles programme aussi des
Cavalli rares et très bien distribués (cela m'intéresse beaucoup moins
que leurs F. Caccini ou Rossi, mais c'est incontestablement du neuf).
Le CNSM, lui, proposera Giulio
Cesare in Egitto pour sa grande production scénique annuelle.
À cela s'ajoute que les maisons qui contribuaient à
l'ouverture des horizons, comme Saint-Quentin-en-Yvelines (le Ring de poche de Dove-Vick, L'Élixir d'amour sur instruments anciens, Chimène
de Sacchini…) ou Herblay (Vanessade Barber, Zanetto
de Mascagni, Abu Hassan
de Weber, Falstaff de
Salieri et dernièrement du seria inédit)
ne proposent l'année prochaine, en opéra, que la production de l'ARCAL
de… Dido and Æneas
de Purcell, probablement l'œuvre la plus donnée de toutes (notamment
dans les petites maisons), du fait de ses faibles coûts de production
(que des petits rôles faciles à distribuer, un petit orchestre, une
œuvre courte qui coûte moins à préparer, qui se vend mieux au public,
un drame très ramassé et payant…). Ce n'est pas mal du tout, c'est une
œuvre qui peut se voir de plein de façons, mais quand on comptait sur
ces maisons, quitte à traverser toute l'Île-de-France au sortir d'une
semaine de boulot (combien de fois ai-je joint les confins de l'Oise à
Saint-Quentin…), c'est un peu en vain pour la saison qui s'annonce.
Reste l'Opéra-Comique, qui proposera la Nonne sanglante de
Gounod, dont on ne dispose que d'un disque CPO (très bon, mais on peut
faire plus précis linguistiquement et stylistiquement), et qu'on ne
joue jamais. Mais c'est pour la saison (suivant désormais l'année
civile) 2018, pas encore annoncée officiellement, et septembre à
décembre, ce sera seulement Mozart, Rossini et la création de Manoury
(miam, cela dit, mais la création pure répond encore à d'autres enjeux).
Lieu de toute évidence inspiré
de l'atmosphère du Palais Garnier dans Twin Peaks.
B. Comparaison biaisée
À la décharge de toutes ces vénérables institutions, il est vrai que la
saison qui vient de s'achever était particulièrement exceptionnelle en
matière de recréations
d'opéras (et pour la plupart en version scénique !) :
♦ Opéra de Paris : rien, mais Fleur
de neige
de Rimski-Korsakov n'avait plus été donnée depuis de l'époque de la
troupe, et peut-être plutôt à la Radio qu'à l'Opéra, une véritable
rareté en France ;
♦ Philharmonie : La Pucelle d'Orléans
de Tchaïkovski, de même, pas une première absolue (encore que, en
France, fut-ce déjà donné ?), mais un très réel dépaysement ;
♦ Champs-Élysées : La Reine de
Chypre d'Halévy (Bru Zane) ;
♦ Opéra-Comique : Le Timbre d'argent
de Saint-Saëns (et, jamais reprise en version scénique, Alcione de Marais) :
♦ Versailles : Les Horaces de
Salieri (CMBV, Bru Zane), Proserpine
de Saint-Saëns (Bru Zane) ;
♦ Athénée : L'Île du Rêve de
R. Hahn, The Lighthouse de
P.M. Davies (création française ?) ;
♦ Bouffes du Nord : Phèdre de
Lemoyne (Bru Zane) ;
♦ Saint-Quentin / Herblay / Massy / ARCAL : Chimène de Sacchini ;
♦ CNSM : Il Matrimonio segreto de
Cimarosa (pas redonné depuis Rousset il y a quinze ans, je crois) ;
♦ CRR : des extraits de Médée et
Jason de Salomon, d'Axur re
d'Ormuz de Salieri…
C'est-à-dire 3 tragédies en musique totalement inédites (dont Lemoyne
dont on ne disposait de rien)
; 4 partitions romantiques assez ambitieuses, là aussi jamais remontées
; 2 fleurons du répertoire russe jamais entendus, dans une vie de
spectateur du moins, en France.
Il est vrai que lorsque, dans la même semaine, il fallait enchaîner Les Horaces et Proserpine, ou encore Phèdre, Chypre et le Timbre,
on ne pouvait qu'être frappé par l'étonnante surabondance (des œuvres
de surcroît particulièrement abouties, et très adéquatement servies).
C. La
totalité du tableau
Pour la saison prochaine, en matière d'opéra, il faudra donc se
contenter de semi-raretés,
souvent liées à une œuvre par ailleurs très bien connue : Leonore de Beethoven à la
Philharmonie, Don Carlos de
Verdi à l'Opéra Bastille, formes primitives à peu près jamais données
en France d'œuvres qui y sont par ailleurs très fréquemment
représentées. Beethoven par Jacobs suscite la curiosité évidemment, de
même que Don Carlos dans une
version qu'on espère assez complète (sans doute avec la déploration,
peut-être aussi avec les Bûcherons et le ballet complet), servi par
deux superbes distribution (au français encore incertain pour la
seconde, avec Gerzmava, Černoch et Gubanova).
Mais, si on veut être tout à fait honnête, la saison apportera aussi
son lot de raretés lyriques, certes plutôt du côté de l'oratorio (où c'était
bombance à la Philharmonie, cette année déjà : Elias de Mendelssohn, Szenen aus Goethes Faust de
Schumann, Le Paradis et la Péri
du même, El Niño d'Adams…) : Elias à nouveau (avec les couleurs
encore plus typées anciennes de
Fribourg !), The Dream of Gerontius d'Elgar,
la Messe de Bernstein, la Sinfonia de Berio, et surtout,
celui-là hors de la Philharmonie, le bijou absolu (et très rare en
France) Christus am Ölberge
de Beethoven.
Par ailleurs, une bonne partie des inédits provient chaque saison
d'associations moins officielles, comme les Frivolités Parisiennes dans le
répertoire léger (pour la saison qui vient de s'achever : Ce qui plaît aux hommes de Delibes,
Le Petit-Duc de Lecocq, Gosse de riche d'Yvain), ou la Compagnie de L'Oiseleur (avec
accompagnements clavier assez extraordinaires), qui vient de révéler le
Stabat Mater de Grandval, Le Passant de Paladilhe et surtout
le legs d'André Bloch, avec Antigone
(très belle cantate du prix de Rome) et l'incroyable opéra
féerico-sarcastique Brocéliande – même avec piano, une explosion de
fantaisie et de couleurs, quelque chose de L'Enfant et les Sortilèges, mais
avec un bon livret et une couleur musicale quelque part entre Massenet
et Chausson.
Les Conservatoires aussi proposent quelquefois des titres imprévus, ou
les ensembles amateurs. Il faut rester à l'affût. Mais, clairement,
pour les exhumations à gros moyen et l'orientation des politiques des
salles, ce seront un peu les vaches maigres pour les opéras, hors de
Favart. Le Tribut de Zamora
de Gounod, attendu depuis si longtemps, n'est redonné par Bru Zane qu'à
Munich !
Je n'ai pas encore exploré l'offre en province pour la saison à venir
(peut-être l'objet d'une notule à la rentrée, comme la saison dernière
?), mais c'est évidemment une alternative toujours possible pour les
plus junkies d'entre nous.
Reproduction à l'échelle
inférieure de la grande salle de l'Opéra de Paris.
D.
Conclusions
Considérant la quantité d'offre, il y a largement de quoi s'occuper
(même sans mentionner la possibilité d'aller écouter davantage de
musique de chambre ou de faire davantage d'expositions…), ce n'est pas
du tout un drame. Mais, pour la documentation du répertoire, la
dynamique de fournir, chaque année, des nouveautés à un public motivé,
tirées du patrimoine, c'est une saison peu ambitieuse.
C'est surtout agaçant lorsque les moyens financiers colossaux, comme à
l'Opéra de Paris, permettraient aisément une prise de risque modérée
(un italien moins célèbre, un Verdi rare, un baroque français hors
Rameau ou un classique hors Gluck, un contemporain de Mozart, un
Massenet moins couru, un thème vendeur comme Le Vampire
de Marschner, Notre-Dame de Paris
par Schmidt ou Giulietta e Romeo
de Vaccai…) – je ne demande pas de monter dans la même saison Antar de Dupont, Thora på Rimol de
Borgstrøm, Merry Mount de
Hanson et Nikola Šubić Zrinski
de Zajc.
Et pourtant, ce serait possible, considérant que l'attraction de la
maison est telle que malgré des prix prohibitifs et un confort visuel
et sonore spartiate dans les deux salles, le remplissage avoisine les
100%, raretés ou pas, dès que ce n'est pas un répertoire trop exigeant.
Au contraire, l'ONP persiste à distribuer des gens qui ne parlent pas
les langues des œuvres dans des titres peu originaux, alors que sa
puissance financière et son prestige lui permettraient de faire un
carton plein avec des ouvrages un peu moins rebattus que les Mozart,
Rossini, Verdi, Wagner, Puccini les plus célèbres – qu'il faut aussi
donner, bien sûr, mais pas à l'exclusion de tout autre patrimoine…
Certes, dans les deux hangars qui lui servent d'écrin, ce serait un peu
du gâchis, mais au moins on aurait l'impression que la maison remplit
une mission qui excède celle du musée pittoresque pour touristes ou du peep-show glottique international.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2017-2018 a suscité :
En complément de la fuite précédente, un aimable lecteur (M. Marcel Québire)
a livré, il y a déjà quelques semaines, les distributions complètes de
la saison à venir sous la notule correspondante. Pour ceux qui auraient
manqué le commentaire, je le recopie avec quelques ajouts ou précisions
(et quelques diacritiques…). Entre parenthèses figure le nombre de
représentations prévues.
Je précise que, contrairement à la fois précédente où, recueillant une
astuce de gens bien informés et allant moi-même récupérer chez l'Opéra
de Paris les titres (a priori
une source très fiable, à un mois de l'annonce de la programmation !),
je n'ai aucune notion de la source cette fois, ni de la fiabilité des
données. Néanmoins, comme à la lecture les distributions paraissent
très crédibles (ce n'est pas une collection de célébrités ou de gens
qui ne viennent pas à Paris d'ordinaire, on y trouve beaucoup
d'interprètes valeureux mais pas assez célèbres pour qu'un fan les
mette dans un petit rôle de telle œuvre, les « rangs » respectifs des
différents chanteurs sont cohérents, etc.), je la laisse pour votre
information – et, dans le pire des cas, pour accompagner votre rêverie.
Ils figurent, contrairement à la fois dernière, par ordre de
représentation.
Lehár – La Veuve joyeuse (15)
► Bastille du 9/09 au 21/10
► Jorge Lavelli – Jakub
Hrusa (Hrůša) / Marius Stieghorst
►
Véronique Gens / Thomas Hampson / José van Dam
→ Malgré le titre, probablement en allemand comme les autres années ?
Mozart – Così fan tutte (14)
►Garnier du 12/09 au 21/10
► A-T de Keersmaeker –
Philippe Jordan / Marius Stieghorst
► Jacquelyn Wagner / Ida Falk Winland –
Michèle Losier / Stéphanie
Lauricella – Philippe Sly / Edwin Crossley-Mercer – Frédéric Antoun /
Cyrille Dubois – Ginger Costa-Jackson / Maria Celeng
– Paulo Szot / Simone Del Savio
→ Il s'agit de l'exacte double distribution jouée en ce moment
(janvier-février 2017), donc pour une reprise au mois de septembre, on
peut être assez certain que la distribution ne sera pas celle-là
! (Ce qui repose la question de la source et de l'exactitude.)
Debussy – Pelléas et Mélisande (5)
► Bastille du 19/09 au 6/10
► Robert Wilson –
Philippe Jordan
► Etienne Dupuis - Elena Tsallagova - Luca Pisaroni - Franz-Josef Selig
Verdi – Don Carlos (11)
► Bastille du 10/10 au 11/11
► Krzysztof Warlikowski –
Philippe Jordan
►
Jonas Kaufmann - Ludovic Tézier - Elina Garanca (Elīna Garanča) - Sonya
Yoncheva -
Ildar Abdrazakov
→ Les bruits de couloir parlent d'une alternance entre la version
française et la version italienne (avec prise de rôle éventuelle de
Jonas Kaufmann dans la version française, mais il y a manifestement
débat). J'avais lu que Brian Hymel devait chanter en alternance – une
double distribution paraît en effet assez logique. Je n'ai pas
d'informations en revanche sur les éditions (voir ici celles qui existent de 1867 après coupures (comme
chez Pappano) utilisées : version française, version française
archi-intégrale avec tout ce qui a été écrit en 1866-7 (comme Matheson,
ou Abbado-DGG avec annexes), version italienne en quatre actes (Milan)
comme jusqu'ici à Paris, en cinq actes (Modène), en cinq actes avec
ajouts de la version française (Londres +) ?
Verdi – Falstaff (7)
► Bastille du 26/10 au 16/11
► Dominique Pitoiset – Fabio
Luisi
► Bryn Terfel - Franco Vassalo - Francesco Demuro - Aleksandra Kurzak -
Varduhi Abrahamyan
Mozart – La Clemenza di Tito
(15)
► Garnier du 15/11 au 25/12
► Willy Decker – Dan
Ettinger
►
Ramon Vargas (Ramón) / Michael Spyres – Amanda Majeski / Aleksandra
Kurzak –
Stéphanie d’Oustrac / Marianne Crebassa
Janáček – De la Maison des morts
(6)
► Bastille du 18/11 au 2/12
► Patrice Chéreau
– Esa-Pekka Salonen
► Andreas Conrad – Peter Mattei – Stefan Margita - Willard White
→ Le plus sinistre des Janáček, mais servi par de très grands
interprètes, d'ailleurs plutôt des voix lumineuses (alors que
l'esthétique majoritaire de Bastille, volume oblige, sont plus souvent
épaisses, saturées, rauques ou grumeleuses)…
Puccini – La Bohème (12)
► Bastille du 1/12 au 31/12
► Claus Guth – Gustavo Dudamel
/ Manuel Lopez- Gomez
► Sonya Yontcheva / Nicole Car – Atalla Ayan / Benjamin Bernheim –
Artur
Rucinski (Ruciński) – Arturo Tagliavini – Aida Garifullina
→ Garifullina a certes déjà chanté Musetta, mais je me serais figuré
que considérant sa notoriété et les rôles pas tous légers qu'elle
aborde désormais, elle serait distribuée en Mimí. À voir.
Haendel – Jephtha (8)
► Garnier du 13/01 au 30/01
► Claus Guth – William Christie
(Les Arts Florissants)
► Ian Bostridge – Marie-Nicole Lemieux – Philippe Sly – Katherine
Watson
– Tim Mead
→ Manifestement le même principe que pour Eliogabalo
de spécialistes pas trop spécialistes ; cette fois néanmoins, les
chanteurs, célèbres pour autre chose, sont réellement familiers de ce
répertoire, et performants. (En revanche, Christie en Haendel, ça fait
certes remplir, sans être forcément le meilleur service à lui rendre.)
Verdi – Un Ballo in maschera
(9)
► Bastille du 16/01 au 10/02
► Gilbert Deflo –
Bertrand de Billy
►
Anja Harteros / Sondra Radvanovsky – Marcello Alvarez (Álvarez) / Piero
Pretti –
Luciana D’Intino – Simone Piazzola – Nina Minasyan
Saariaho – Only the sound remains
(6)
► Garnier du 23/01 au 07/02
► Peter Sellars-
Ernest Martinez-Izquierdo
► Philippe Jaroussky – Davone Tines (Davóne Tines)
Rossini – Il Barbiere di Siviglia
(9)
► Bastille du 24/01 au 16/02
► Damiano
Michieletto – Riccardo Frizza
► René Barbera / Levy Sekgapane – Olga Kulchynska – Massimo Cavalletti
/
Florian Sempey – Simone Del Savio – Nicolas Testé
Verdi – La Traviata (8)
► Bastille du 02/02 au 28/02
► Benoît Jacquot – Dan
Ettinger
►
Anna Netrebko / Marina Rebeka – Rame Lahaj (Ramë Lahaj) / Charles
Castronovo –
Vitaly Bilyy / Placido Domingo (Plácido Domingo) – Virginie Verrez
Bartók – Le Château de Barbe-Bleue
/ Poulenc – La Voix humaine (7)
► Garnier du 17/03 au
11/04
► Krzysztof Warlikowski – Ingo Metzmacher
►
John Relyea – Ekaterina Gubanova – Barbara Hannigan
Berlioz – Benvenuto Cellini
(9)
► Bastille du 20/03 au 14/04
► Terry Gilliam –
Philippe Jordan
► John Osborn – Pretty Yende – Maurizio Muraro – Audun Iversen – Marco
Spotti
Wagner – Parsifal (8)
► Bastille du 27/04 au 23/05
► Richard Jones – Philippe
Jordan
► Andreas Schager – Peter Mattei – Anja Kampe – Evgeny Nikitin –
Günther
Groissböck – Jan-Hendrik Rootering
→ Je doute qu'on puisse trouver mieux actuellement pour programmer un Parsifal.
► Bastille du 17/05 au 17/06
► Laurent Pelly – Maxime Pascal
► Clémentine Margaine / Michèle Losier – Stanislas de Barbeyrac –
Philippe Talbot – Alessio Arduini / Thomas Dolié – Nicolas Courjal /
Nicola Alaimo – Vittorio Grigolo – Elsa Dreisig – Rebecca de Pont
Davies – Philippe Talbot – Emmanuelle de Negri
Moussorgski – Boris Godounov
(12)
► Bastille du 07/06 au 12/07
► Ivo Van Hove –
Vladimir Jurowski / Damian Iorio
► Ildar Abdrazakov – Ain Anger – Evgeny Nikitin
Donizetti – Don Pasquale (12)
► Garnier du 09/06 au 12/07
► Damiano Michieletto –
Evelino Pido (Pidò)
► Lawrence Brownlee – Nadine Sierra – Michele Pertusi – Florian Sempey
Verdi – Il Trovatore (14)
► Bastille du 20/06 au 14/07
► Alex Ollé – Maurizio
Benini
► Sondra Radvanovsky / Elena Stikhina – Marcelo Alvarez (Álvarez) /
Robert Alagna /
Yusif Eyvazov – Zelko Lucic (Željko Lučić) / Gabriele Viviani – Anita
Rachvelishvili /
Ekaterina Semenchuk
J'ai maugréé la dernière fois contre le peu d'ambition d'une programmation qui ne
fait que reprendre les scies du répertoire, exactement ce qui fait dire
que l'opéra est un genre mort – quasiment rien de récent, et rien en
redécouverte patrimoniale (de France ou d'ailleurs, je ne fais pas le
difficile). Considérant que, dans le milieu de la musique classique, on
considère comme impossible de modifier la partition… alors
effectivement, rien ne change, on ne joue que la même centaine
d'œuvres, sans aucune surprise, et il ne reste plus qu'à se repaître de
sa propre mauvaise humeur en écoutant de meilleurs chanteurs du passé
et en pleurant sur l'Âge d'or à jamais révolu.
Je le respecte complètement dans les théâtres qui
sont surtout une fenêtre dépaysante : dans les pays, même proches, qui
n'ont pas de tradition lyrique propre, comme le Maroc ou la Turquie, en
effet on ne joue que La Traviata
et la Flûte Enchantée… et
c'est légitime, il s'agit d'entr'apercevoir ce qu'est l'essence d'un
genre exotique. En revanche, dans une des maisons spécialistes les plus
subventionnées au monde, je trouve peu stimulant de ne pas oser, même à
la marge, quelques chemins de traverse, qu'on peut amplement se
permettre avec son matelas financier. Cette audace, ce sont d'autres
maisons plus petites, et pas qu'à Paris (Toulouse, Marseille, Tours,
Strasbourg, Metz…) qui la manifestent… et sans être conduites à la
ruine, manifestement.
En revanche, il faut bien admettre que pour cette saison, les
distributions sont somptueuses :
♣ les titulaires internationaux les plus prestigieux de ces rôles –
Harteros, Radvanovsky, Netrebko, Rebeka, Kampe, d'Oustrac, Garanča,
D'Intino, Semenchuk, Brownlee, Bostridge, Osborn, Álvarez, Castronovo,
Kaufmann, Schager, Mattei, Tézier, Lučić, Nikitin, Terfel, Abdrazakov,
Courjal, Groissböck, Anger…
♣ des essais très attendus – Yoncheva en Élisabeth, Gens en Glawari,
Dupuis en Pelléas & Pisaroni en Golaud…
♣ ou des gens qui ne sont pas starisés mais qui font une grande
carrière très méritée – Minasyan, Kulchynska, Car, Stikhina, Crebassa,
Barbera, Talbot, Spyres, Conrad, Barbeyrac, Bernheim, Margita, Lahaj,
Del Savio, Sly, Piazzola, Ruciński, Vassalo, Tines, Spotti…
Et le choix des metteurs en scène est assez adroit : des gens qui vont
dans le sens du renouvellement scénique, sans être trop radicaux ou
eurotrashisants.
L'Opéra de Paris devient l'Opéra de Vienne, en somme : du répertoire pour touristes ou public ronronnant, mais toujours parfaitement chanté. On s'en consolera d'autant mieux, lorsqu'on y mettra les pieds, qu'il y aura mille autre choses à voir simultanément à quelques centaines de
mètres à peine. Ce n'est pas pour rien que Dieu a créé l'agenda de Carnets sur sol.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2017-2018 a suscité :
En ce temps d'épiphanie, l'occasion de dévoiler un peu d'intimité
musicale.
Après, avoir, une fois de plus, repris l'essentiel de l'acte II de l'Orfeo de
Rossi dans une boucle infinie – Che
può far Citerea, Al imperio
d'amore, la mort (vidéo là
de ces extraits) –, voilà le prétexte de partager quelques-unes de ces
pièces
ou des ces instants que je peux me repasser à très court intervalle et
à haute itération.
Le concept est un peu différent des instants ineffables,
qui ne supposent pas forcément la répétition ; ces boucles peuvent
être, du reste, des fragments, des mouvements ou des œuvres entières.
Il s'agit de
toutes ces pièces où l'on sent l'impulsion, en la finissant, de la
remettre immédiatement.
Chose que je fais rarement, du reste (une grande partie du répertoire
s'y prête peu, du fait de la pratique de la variation, du
développement…), les œuvres très mélodiques tendant naturellement à
s'émousser ; et c'est pourquoi ce petit partage, insolite, peut être
amusant.
Ordre (approximatif) par date de naissance.
♦ D. Le Blanc – « Les Mariniers adorent
un beau jour – [notules 1,2]
♦ A. Le Roy – « Ô combien est heureuse » – [notules 1,2]
♦ Anonyme fin XVIe – « Allons vieille imperfaite » – [notules 1,2]
♦ Monteverdi – Combattimento,
deux premières strophes – [notules 1,2,3]
♦ Anonyme premier XVIIe – Passacaglia della vita – [liste]
♦ E. Gaultier – La Cascade
♦ Kapsberger – « L'onda che limpida » [son]
♦ Kapsberger – « Fanciullo arciero » [son]
♦ Rossi – Orfeo : Che può far
Citerea – [notule & son]
♦ Rossi – Orfeo : Al imperio
d'amore – [notule & son]
♦ Guédron – Ballet d'Alcine « Noires fureurs » – [notules 1,2,3]
♦ Guédron – « Dessus la rive de la mer »
♦ Moulinié – « Que vous avez peu de raison »
♦ Moulinié – « Quelque merveilleuse chose »
♦ Moulinié – « Vous que le dieu Bacchus a mis »
♦ Lully – Cadmus : Chaconne
des Africains « Suivons l'Amour » – [notice]
♦ Lully – Thésée : Combats et
prières de l'acte I – [notule, hors-scène]
♦ Lully – Atys : « Atys est
trop heureux » – [notice]
♦ Lully – Amadis : Invocation
d'Arcabonne « Toi, qui dans ce tombeau »
– [notule]
♦ Lully – Amadis :
Déploration d'Oriane « Ciel ! ô ciel ! Amadis
est mort » – [notule]
♦ Lully – Amadis : Chaconne
finale « Célébrons en ce jour » – [notule]
♦ Lully – Roland : Duo &
Chaconne – [notice]
♦ Sanz – Canarios – [extrait]
♦ Charpentier – Médée : les 3
duos d'amour (II,IV,V) – [notule]
♦ Murcia – Folías Gallegas – [notule]
♦ Visée – Passacaille de la Suite en la mineur
♦ Lalande – Jubilate Deo omnis Terra
: « Populus ejus », « Introite portas »
♦ Lalande – Jubilate Deo omnis Terra
: « Laudate nomen ejus »
♦ Campra – Exaudiat te Dominus :
« Exaudiat te Dominus » [notice]
♦ Campra – Idoménée : «
Venez, Gloire, Fierté » [notule]
♦ Campra – Idoménée : «
Espoir des malheureux » [notule]
♦ Jacquet de La Guerre – première Passacaille en la mineur – [notule]
♦ F. Couperin – Offertoire de la Messe pour les Paroisses
♦ F. Couperin – Première Leçon de Ténèbres – [notice]
♦ F. Couperin – Troisième Leçon de Ténèbres – [notice] / [en attendant une discographie
exhaustive préparée depuis longtemps]
♦ Jean Gilles – Requiem : «
Requiem æternam »
♦ Jean Gilles – Requiem : «
Domine Jesu Christe » (dans l'Offertoire)
♦ Destouches – Callirhoé,
chaconne nocturne : « Ô Nuit, témoin de mes soupirs secrets » – [notule]
♦ Destouches – Callirhoé,
duos du I : « Ma fille, aux Immortels quels vœux venez-vous faire ? » /
« Mais, quel objet vient me frapper ? » – [notule sur les états de la partition]
♦ Destouches – Sémiramis : «
Flambeaux sacrés » – [notule]
♦ Bach – Motet Singet dem Herrn
: « Singet dem Herrn », « Lobet den Herrn in seinen Taten » [de même
discographie exhaustive dès longtemps préparée, à publier un jour]
♦ Bach – Air Erfüllet, ihr
himmlischen göttlichen Flammen de la cantate BWV 1
♦ Boismortier – Don Quichotte
: « Expire sous mes coups, discourtois enchanteur »
♦ Boismortier – Don Quichotte,
danses
♦ Mondonville – Cœli enarrant : « In sole posuit »
♦ Gluck – Iphigénie en Tauride
: air d'Oreste « Dieux qui me poursuivez »
♦ Gluck – Iphigénie en Tauride :
air d'Iphigénie « Non, cet affreux devoir »
♦ Grétry – L'Amant Jaloux :
quatuor « Plus d'égards, plus de prudence »
♦ Grétry – Guillaume Tell :
« Bonjour ma voisine » – [notule]
♦ Grétry – Guillaume Tell :
« Qui jamais eût pensé que cet homme
exécrable » – [notule]
♦ Salieri – Tarare : « De
quel nouveau malheur » – [notule]
♦ Salieri – Tarare : «
J'irai, oui j'oserai » – [notule]
♦ Mozart – Quatuor n°14, final
♦ Mozart – Così fan tutte :
trio « La mia Dorabella » – [chroniques de représentations]
♦ Mozart – Così fan tutte :
trio « Una bella serenata » – [chroniques de représentations]
♦ Mozart – La Clemenza di Tito
: duo « Come ti piace, imponi » – [exploration]
♦ Mozart – La Clemenza di Tito :
air « Parto, parto » – [exploration]
♦ Haydn – Quatuor Op.76 n°3, mouvements I & II
♦ Catel – Sémiramis : Duo de
désespoir « Sort redoutable » et final – [brève évocation]
♦ Beethoven – Final choral de la Fantaisie
chorale
♦ Beethoven – Quatuor n°8, mouvement lent
♦ Czerny – Symphonie n°1, mouvements I, III & IV [général, scherzo]
♦ Mendelssohn – Premier Trio avec piano : I, énoncé du thème
♦ Schubert – Die Schöne Müllerin
: « Pause » – [projet lied français]
♦ Schumann – Liederkreis Op.24 : « Es treibt mich hin » [présentation & discographie]
♦ Schumann – Liederkreis Op.24 : « Warte, warte du wilder Schiffmann » [présentation & discographie]
♦ Schumann – Liederkreis Op.24 : « Schöne Wiege meiner Leiden » [présentation & discographie]
♦ Schumann – Liederkreis Op.39 : « Überm Garten » [projet lied français]
♦ Verdi – Il Trovatore :
récit de Manrico « Mal reggendo »
♦ Verdi – Simone Boccanegra :
avertissement d'Adorno « Ah taci, il
vento ai tiranni »
♦ Verdi – Les Vêpres Siciliennes
: duo « Quel est ton nom ? » – [Verdi en français]
♦ Verdi – Requiem : Kyrie
♦ Verdi – Requiem : Ingemisco
♦ Verdi – Requiem : début du
Lacrimosa
♦ Verdi – Don Carlos :
déploration sur le corps de Posa – [éditions]
♦ Wagner – Tristan : postlude
du II
♦ Wagner – Rheingold :
première tirade de Loge
♦ Wagner – Rheingold : tirade
de Froh « Wie liebliche Luft » [notule à
venir]
♦ Wagner – Siegfried : tirade
« Wie des Blutes Ströme » [ordalie]
♦ Wagner – Die Meistersinger
: appel des Maîtres [son]
♦ Wagner – Parsifal :
interlude du I
♦ Wagner – Parsifal : annonce
du couronnement « Du wuschest mir die
Füße »
♦ Reyer – Sigurd : duo du
désenvoûtement « Des présents de Gunther » [chapitre Sigurd]
♦ Smetana – Dalibor : Marche
de Vladislav [détail du livret, œuvre & enregistrement libre, discographie
exhaustive]
♦ Smetana – Dalibor : fin du
I [détail du livret, œuvre & enregistrement libre, discographie
exhaustive]
♦ Smetana – Dalibor : début
du II [détail du livret, œuvre & enregistrement libre, discographie
exhaustive]
♦ Brahms – Premier Trio avec piano : énoncé du thème
♦ Brahms – Premier Trio avec piano : trio du scherzo – [scherzo]
♦ Brahms – Variations sur un thème de Haydn : choral initial &
variation
finale
♦ Brahms – Première Symphonie : énoncé du thème des variations finales
♦ Brahms – Quintette avec piano : thème principal du scherzo – [scherzo]
♦ Saint-Saëns – Chanson à boire du vieux temps
♦ Delibes – Lakmé : Quintette
« Miss Rose, Miss Helen, respectez les
clôtures »
♦ Tchaïkovski – Eugène Onéguine
: dialogues de cotillon et provocation
en duel [sources]
♦ Tchaïkovski – Pikovaya Dama :
serment à l'orage [brève discographie, mise en scène]
♦ Tchaïkovski – Pikovaya Dama
: hymne à la nuit [brève discographie, mise en scène]
♦ Tchaïkovski – Symphonie n°3 : mouvements extrêmes
♦ Tchaïkovski – Symphonie n°6 : mouvement III – [notule, possibilités d'interprétation]
♦ Dvořák – Rusalka : ballet
royal – [notules 1,2,3]
♦ Rott – Symphonie en mi : mouvements I et IV [liste de notules]
♦ Debussy – Quatuor, mouvement III, climax
♦ R. Strauss – Elektra :
tirade de Chrysothemis « Ich kann nicht sitzen
» [discographie]
♦ R. Strauss – Die Frau ohne
Schatten : envoi de l'air de l'Empereur «
Kann sein, drei Tage »
♦ R. Strauss – Die Frau ohne Schatten
: Erdenflug
♦ R. Strauss – Arabella : «
Ich weiß nicht wie du bist » (partie
centrale du duo du Richtige) [notules & discographie exhaustive]
♦ R. Strauss – Friedenstag :
marche des soldats Réformés [notule & son]
♦ Koechlin – Sonate pour violon et piano : final
♦ Koechlin – Quintette pour piano et cordes : final
♦ Mahler – Symphonie n°2 : à partir de l'entrée des chœurs [notule & lieder]
♦ Mahler – Symphonie n°7 : thème principal du dernier mouvement [autre notule]
♦ O. Fried – Die verklärte Nacht
[notule & son]
♦ L. Aubert – « La mauvaise prière »
♦ Schreker – Die Gezeichneten :
Entrée de Tamare [chapitre entier à remonter]
♦ Schreker – Die Gezeichneten
: Prélude du II [chapitre entier à remonter]
♦ Ireland – Sea-Fever [1,2]
♦ Le Flem – Symphonie n°1 : final
♦ Schoeck – Quatuor n°2 : thème principal [notule]
♦ Auric – 4 Chansons de la France
malheureuse : « La Rose et le Réséda » [notule]
♦ Walton – Symphonie n°1 [notule]
♦ Damase – l'Opéra dans Colombe [notule]
♦ Damase – Eugène le Mystérieux,
marche des Trois Couleurs [notule]
♦ Stockhausen – Mantra [parce que]
♦ Kalniņš – Mostieties, stabules un
kokles (psaume) [commentaire]
Légende :
Jardinière de Muller en biscuit (XIXe siècle). Ronde de putti.
Bien sûr, pour prolonger le plaisir, je ne puis trop vous inviter à
découvrir, outre les autres instants ineffables, d'autres œuvres de vaste
valeur, peut-être moins propices à si haute itération, mais à
fréquenter résolument. C'est la raison d'être de la section des Putti d'incarnat et autres Sélections lutins,
qui s'est progressivement enrichie de sélections de :
♫ symphonies,
♫ quatuors à cordes,
♫ musique sacrée,
♫ opéras contemporains,
♫ trios de toutes formes,
♫ quatuors avec piano,
♫ œuvres pour piano solo,
♫ sonates avec violon,
♫ lieder orchestraux,
♫ jubilation cosmique,
♫ concertos pour clarinette,
♫ chœurs profanes a cappella,
♫ mélodies maritimes,
♫ quintettes pour piano et cordes,
♫ concertos pour piano
♫ …et scherzos !
Listes enrichies au fil des ans et périodiquement
mises à jour.
Vos propres propositions sont bien sûr toujours bienvenues, soit pour
me faire compléter mes expéditions, soit pour attirer l'attention des
autres lecteurs sur des œuvres que je n'ai pas appréciées à leur juste
valeur.
Bonnes découvertes répétitives ! N'en abusez pas – pour ça, il y
a Philip Glass.
Légende : pour
plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte
couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas
plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne
disposons pas d'enregistrements) en vert.
1.
Principes fondamentaux
1.1. Décrire la couverture : la pagaille
Après plus de dix ans de notules, voilà un sujet que j'avais toujours
évité d'aborder de front (un peu ici,
et par touches très allusives là
et là,
plus des mentions dans les commentaires de disques ou de concerts),
tant il est délicat. Dix ans d'expériences et d'informations plus tard,
lançons-nous.
L'enseignement et la description du chant lyrique sont issus
d'une tradition particulièrement ancienne – sans
chercher absolument à trouver les premiers traités un peu précis, on
peut simplement souligner le fait que le vocabulaire utilisé et la
représentation du système phonatoire sont toujours largement ceux du
début du XIXe siècle, à l'époque de Garcia, Duprez & co.
Or, notre connaissance de la
physiologie a considérablement progressé depuis, et les constats
empiriques d'antan, s'ils n'ont jamais empêché de bien chanter, ne sont
pas toujours pertinents en termes de description, et donc de
compréhension des phénomènes.
C'est pourquoi, même lorsque les chanteurs qui réalisent le mieux ce
geste l'expliquent, il demeure souvent des confusions
– il faut entendre Pavarotti faire la différence entre un vrai et un
faux ténor par la présence de couverture, et d'autres gens sérieux la
définir comme une façon de « sombrer » la voix. Or si la
corrélation existe souvent (en particulier lorsque les chanteurs
abordent des répertoires lourds), la couverture n'est pas exactement
une mécanique qui change le grain du timbre, elle équilibre surtout le
placement des voyelles, pour éviter de forcer la voix – c'est
exactement ce que Pavarotti fait d'ailleurs, n'ayant jamais cherché à
sombrer sa voix.
On rencontre les mêmes types de
raccourcis avec la
place du larynx (si c'était la même chose, alors l'aperto-coperto,
sommet de la maîtrise de la couverture, ferait faire des bonds au
larynx sur la même note !) et la
voix de poitrine. Pour certains professeurs (prestigieux au
besoin), chanter un aigu en voix de poitrine, avec le larynx bas, en
utilisant les résonances du « formant
du chanteur » et en couvrant, c'est la même chose. Alors qu'on
peut parfaitement chanter en voix mixte avec larynx bas, peu de
résonance formantique et en couvrant ; ou en voix de poitrine avec
larynx haut (pas vraiment dans le répertoire lyrique, certes, encore
que certains baroqueux comme Marco
Beasley ou Jeffrey
Thompson [cf.
notule] le fassent), avec des partiels formantiques forts (pas
forcément les mêmes) et sans couvrir, etc.
Bref, il n'est pas facile de s'y retrouver par soi-même, et c'est
finalement plus que la lecture des théoriciens rarement en accord et
pas tous au clair avec eux-mêmes, l'observation des pratiques
chez les chanteurs les plus aguerris de différentes écoles qui
permettent d'isoler la nature des phénomènes. Ce que nous allons faire
si vous nous accordez l'honneur insigne de votre attention.
Henri Gervex, Éloge de la
couverture Huile sur toile, 1878(musée
d'Orsay).
1.2. Pourquoi la
couverture ?
La voix humaine peut être émise grâce à trois éléments :
la soufflerie, l'air
émis par les poumons ;
la vibration, celle des
cordes vocales dans le larynx (c'est paraît-il la forme du larynx qui
empêche les grands singes de parler réellement) ;
les résonateurs, qui
définissent le timbre et l'amplification du son (pharynx, bouche,
cavités nasales).
Lorsqu'on chante, deux choses en particulier changent
par rapport à la voix parlée : le son devient plus continu
(ce qui réclame plus d'effort pour le soutenir, notamment en matière de
souffle) et, en général, la voix est plus aiguë que
pour la voix parlée (sinon elle s'affaisse désagréablement). [C'est
bien sûr beaucoup moins vrai pour les musiques de l'intimité et les
musiques amplifiées, mais ces deux paramètres sont incontestablement la
norme pour le chant lyrique, qui nous occupe principalement dans cette
notule.]
Or, il n'existe pas d'organe spécifique de la phonation, et le corps
humain utilise pour ce faire des éléments qui ont d'autres
fonctionnalités, qui sont en général régis par toute une gamme de
réflexes. Aussi, en sollicitant la voix, notamment en chantant
de façon continue et forte dans l'aigu, on met le corps à rude épreuve.
Car les caractéristiques physiologiques du son changent dans
le haut de la voix : c'est notamment ce que l'on appelle
le passage
(ou passaggio), le moment où la voix « bascule » –
elle se tend et rompt si on ne change pas de mode d'émission.
Il existe toute une série (1,2,3)
en cours consacrée à ces questions, dont la couverture constitue,
précisément, le prochain point d'étape – on rejoindra le parcours de
ladite série lorsqu'on abordera les questions de réalisation pratique
de la couverture.
Pour éviter de briser le son ou de contraindre dangereusement la voix, les chanteurs ont développé toute une gamme
d'astuces, selon les répertoires (le belting, larynx
haut et soutien diaphragmatique de béton, est celui le plus couramment
utilisé en pop et musiques traditionnelles). Dans le répertoire lyrique
(en tout cas à partir du XIXe siècle), la couverture des voyelles en
est un exemple important ; c'est même l'une des cartes
d'identité du chant lyrique, celle qui donne cet aspect homogène,
un peu épais, qui fait « qu'on n'y comprend rien »,
etc.
1.3. Mais qu'est-ce que la
couverture, à la fin ?
Allons donc, on est sur le point de vous révéler le deuxième plus grand
secret de l'univers, vous n'étiez pas à quelques prolégomènes près.
Tout cela servait à souligner le fait que, lorsque vous chantez vers
l'aigu, la même position vocale qui était confortable va devenir
insoutenable. Il va donc falloir opérer des changements. La couverture
vocale s'applique sur les voyelles et les égalise, les rééquilibre de
façon à les rendre sans danger. Dans l'aigu, le nombre de positions
vocales sans danger est plus réduit (elles changent selon le type de
technique utilisé, mais leur nombre demeure limité), ce qui signifie
que toutes les voyelles ne peuvent pas être utilisées dans leur état
d'origine.
La définition la plus simple est
donc sans doute de dire que la couverture est une accommodation
des voyelles – de la même façon que le cristallin, dans l'œil,
accommode selon les distances pour nous permettre de voir net.
La couverture replace donc les voyelles les plus
exposées (le [a], particulièrement le [a] ouvert, le [è], et, mais ce
sont des cas un peu différents, certaines écoles le font massivement
pour le [ou] – à commencer par l'école italienne –, voire le [i] – mais
ce ne sont pas les techniques les plus solides, dans ce cas) vers une
zone plus sûre, les rééquilibre vers une sorte de
juste milieu.
Généralement, cela passe par une tendance
à la fermeture des voyelles ouvertes [a] tire vers le [o], [è]
tire vers le [eu] (cela ne veut pas dire remplacement, comme soutenu
par des professeurs un peu hâtifs),
un arrondissement des conduits, une focalisation du son au même endroit.
Luciano Pavarottimontre
très bien, dans ses masterclasses, la différence entre les deux (vous
entendez une vocalisation ouverte, puis couverte) – je trouve
d'ailleurs que son chant ouvert sonne très bien (plus tendu, plus
électrique que son légendaire confort vocal avec la couverture), mais
il est certain qu'il ne donne pas du tout le même degré de confort.
C'est pourquoi, s'il peut être utilisé pour des répertoires où le chant
lié et les longues tenues ne sont pas nécessaires (chanson, airs de
cour, baroque français, récitatifs romantiques…), il n'est pas
envisageable pour le belcanto
romantique ni les grands airs.
La différence qu'il
propose est néanmoins un peu radicale : sa réalisation, sur scène
(particulièrement dans les années 90, où il ne couvre plus en
permanence), est beaucoup plus nuancée. Voyez plutôt :
Extrait assez idéal : on entend très nettement le changement
par rapport au début de la tirade, mais l'équilibre est parfait et
démontre très bien comment fonctionne, dans le meilleur des cas, la
couverture vocale. Limitons-nous aux [a] pour l'instant. Vous voyez
bien que tous ceux au-dessous du passage (tous ceux du début, qui sont
dans le grave et le médium) sont complètement ouverts, comme lorsqu'on
parle italien. En revanche, dans les parties qui montent, ils sont plus
ronds, comme tirant vers le [o] (sans qu'on puisse les confondre).
C'est sans doute ce qui m'impressionne le plus chez Pavarotti : ses [a]
couverts sonnent tout de même comme de vrais [a]. L'équilibre (car
c'est de cela qu'il est question avec la couverture) est assez
miraculeux. De plus près :
Premier « pietà » légèrement couvert mais encore
relativement exposé, second « pietà » plus couvert (mais la
voyelle reste encore très pure et ouverte, même si le son est couvert),
premier [a] d'« avaro » comme précédé d'un [o] très bref,
puis un vrai [a] pour la suite de la voyelle et pour le second [a], un
peu plus fermé que dans la langue parlé, mais encore très exact. S'il
avait chanté cela ouvert, le son serait beaucoup plus petit, et il
forcerait beaucoup plus son instrument.
Outre la sécurité vocale qu'elle assure, la
couverture facilite les notes les plus hautes, évite
les aspects nasillards et criés, l'éparpillement des sons
(chaque voyelle placée à un endroit différent – ce que j'aime beaucoup
entendre personnellement, mais qui constitue un handicap technique
incontestable), et donne une patine homogène à
l'ensemble des voyelles émises, ce qui permet de chanter de belles
lignes continues et de ne pas faire de mauvais geste en plaçant une
voyelle par hasard au mauvais endroit. Ce qui aurait été contraint en
conservant la même exactitude de voyelles devient soudain facile :
en changeant le mode d'émission, on a paradoxalement permis la
continuité du timbre.
Il existe ensuite plusieurs écoles pour son usage :
tout le monde est obligé de l'utiliser un minimum dans son aigu,
mais les voix plus légères et plus aiguës au sein de chaque tessiture
peuvent l'utiliser plus tard dans la montée : un ténor
léger peut couvrir seulement après le sol, là où un ténor
dramatique devrait impérativement commencer à partir du mi… ;
certains ne couvrent que le nécessaire, laissant le grave et le
médium très libres (par exemple toute une école de sopranos français, d'Esposito à Manfrino), mais certains
(pas moi) sont gênés par la césure forte entre les registres ;
d'autres couvrent progressivement, en augmentant progressivement
le degré d'accommodement des voyelles (le grand art) ;
d'autres enfin enseignent qu'il faut toujours couvrir, du
plancher au plafond, de façon à rendre la voix la plus continue
possible (patent chez Sutherland,
Nilsson, Domingo, Galouzine, Kaufmann, Cappuccilli, Bruson, Christoff, Siepi…), et à conserver la
même couleur dans la limite grave que dans l'aigu.
Dans ce dernier cas, il est évident que la couverture a un impact sur
le timbre et va assez significativement le sombrer. Mais pour
un ténor qui mixe,
par exemple, la couverture n'empêche absolument pas la clarté. Son abus
(si toutes les voyelles sont trop fermées) peut « boucher »
une voix, l'empêcher de s'épanouir et de se projeter, mais le principe
de la couverture altère l'emplacement de voyelle plus que le grain de
la voix (même si l'interdépendance est loin d'être nulle).
Henri Gervex : Conseil aux chanteurs
(Sortez couverts.)
Huile sur toile, 1879 (musée d'Orsay)
1.4. Ouverture et
aperture : imprécisions lexicales
Avant de commencer, il faut bien faire la différence entre
l'aperture des voyelles (imposée par la langue qu'on parle ou chante)
et la couverture (artifice technique). La confusion vient du
vocabulaire : en linguistique, une voyelle est ouverte ou
fermée ([é] vs. [è], par exemple), et en chant la
voix sur cette voyelle peut être ouverte ou couverte (un [è]
vs. [è] tirant sur le [eu]). Comme les voyelles ouvertes
linguistiquement sont en général couvertes vocalement en allant vers
plus de fermeture, on peut vite faire l'amalgame, mais la couverture n'est pas forcément une
fermeture, et ne s'y limite pas en tout cas (le but est au
contraire de conserver la gorge libre !).
La couverture ne signifie pas que l'on change toutes les voyelles
ouvertes en voyelles fermées (sinon la langue devient difforme et
inintelligible), mais bien que l'on accommode les voyelles les
plus dangereuses, en les décalant légèrement (par exemple dans
le sens de la fermeture, pour le [a] et le [è]).
On peut donc tout à fait chanter des voyelles fermées sans avoir
couvert sa voix (par exemple dans la pop, ou en parlant dans la vie de
tous les jours), ou à l'inverse changer des voyelles audiblement
ouvertes tout en couvrant correctement. Évidemment, un [a] très ouvert
peut difficilement être couvert, même si je me
pose un peu la question.
Je vais avant tout proposer des voix d'hommes (et les voyelles [a] et
[è], les plus emblématiques), en exemple : j'ai évidemment une
meilleure représentation de leur fonctionnement, mais, surtout, les
phénomènes sont plus audibles car ils ne se mélangent pas avec les
caractéristiques de la voix de tête féminine (celle utilisée par le
répertoire lyrique, contrairement à la plupart des autres styles), qui
posent encore d'autres enjeux… Évidemment, les femmes couvrent aussi
dans le répertoire lyrique, avec les mêmes types de méthodes et
d'expédients que pour les hommes.
Le Dominiquin, Putti abusant
de la polysémie Toile découverte au musée du Louvre.
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1. Voix ouvertes, sans couverture
D'abord, quelques exemples d'un chant sans couverture, avec des
voyelles à l'état naturel :
Ici Tom Raskin
(l'Athlète funèbre dans Castor et Pollux avec Gardiner en
2006), membre du Monteverdi Choir, produit des [è] aigus
complètement ouverts : j'aime beaucoup personnellement,
on entend bien l'éclat de l'émission naturelle, à la limite de
la rupture, mais il est évident que cette technique ne produit
pas le maximum de confort pour le chanteur. Dans le répertoire
romantique (et même dans les aigus suspendus de Mozart), ça poserait
des poroblèmes majeurs.
Au passage, vous remarquez que le [é] de « briller » tire
très légèrement vers le [eu] – nécessité pour vocaliser sans se blesser
ou simple effet de l'accent anglais, je ne puis dire, mais cela
s'apparente à une très légère couverture. D'ailleurs, il en va de même
(ici encore, discrètement) pour le [a] de « gloire » (mais
les mots en « -oi- » s'y prêtent bien, avec le [w] qui
prépare le son et le [a] qui n'est de toute façon pas très ouvert).
Plus troublant, ce moment d'égarement de Pierre Germain
(Arfagard dans Fervaal de d'Indy, tiré de la bande radio de
Le Conte) : par ailleurs un très bon chanteur, sort soudain cet
aigu complètement ouvert. On ne trouve nulle part ailleurs,
dans ce rôle écrasant, ce type d'erreur, très étrange de la part d'un
chanteur aguerri (tellement différent des gestes vocaux qu'il a passé
sa vie à faire !), donc ce n'est pas lui rendre justice, mais je trouve
que c'est le meilleur exemple possible d'un aigu ouvert : ce
[a] au delà de la zone de confort qui devient soudain poussé et crié
(et probablement moins sonore, d'ailleurs), impossible à tenir
longtemps. Normalement couvert, le son aurait dû rester plus
rond, plus proche du reste de la voix.
Il est aussi possible de très
bien chanter le grand répertoire en ne couvrant quasiment pas : Giuseppe Di Stefano (Alvaro
dans La Forza del Destino de Verdi), toujours révéré des
mélomanes et très contesté par les théoriciens, chantait quasiment
sans couvrir ses sons. On l'entend ici : non seulement en
bas, les [a] sont très ouverts, mais ça ne change pas
en haut. Même sur [o] (qui est plus facile à accommoder) et
[é] (qui n'est pas forcément dangereux), à la fin de
l'extrait, on sent bien toute la netteté du geste et toute la tension
accumulée. J'aime énormément, personnellement, ce naturel, ce
tranchant, cet enthousiasme sans filtre, cette façon de
« claquer », mais le geste est effectivement très
contraignant pour l'instrument.
Parmi les hypothèses avancées, le centre de gravité très haut de la
voix, avec un passage
(la hauteur où la voix doit changer d'émission pour être émise sans
danger) beaucoup plus haut que la plupart des ténors.
On parle abondamment de son déclin, mais en réalité, malgré une vie
réputée animée, il n'a pas eu une carrière particulièrement courte
(plus de quinze ans de pleine gloire, et une fin loin d'être ridicule –
il avait perdu les aigus les plus hauts, mais le timbre demeurait
absolument intact).
Ainsi, vous entendez ce que
produit une voix ouverte et bien émise – on en trouve
beaucoup dans le chant traditionnel, lemusical, etc. (les
ressorts techniques en sont différents, notamment par l'usage du belting)
– mais, vu les contraintes de hauteurs vertigineuses et de tenues
longues de notes, le chant ouvert demeure l'exception dans l'opéra.
Le répertoire du XVIIe siècle est
néanmoins tout à fait accessible à des voix non couvertes (on en entend
peu parce que ce sont des chanteurs lyriques formés avec les normes du
XIXe siècle qu'on utilise aujourd'hui) ; pour le XVIIIe siècle,
malgré l'étendue et la virtuosité, je ne suis pas certain non plus
qu'on ait utilisé la couverture, en tout cas vraisemblablement pas
comme nous le faisons aujourd'hui. Mais cela réclamerait une
investigation que je n'ai pas encore faire – il y aurait tout un
travail à fournir sur l'évolution historique des techniques de chant,
je ne suis pas sûr que ça existe déjà (ni que ce soit faisable, vu la
nature très
aléatoire des témoignages).
J'ai même été surpris, en préparant cette notule, de repérer chezDi Stefanodes
traces de couverture :
C'est un peu ténu, mais le [a] de « palpito »
(sur l'aigu) n'est pas aussi ouvert que ses autres [a], on
entend bien qu'il se passe un petit quelque chose et qu'il se
reloge dans une zone plus moelleuse et plus mate – le
processus est léger, mais c'est bien le geste de protection d'une
micro-couverture.
On a bien dû le lui enseigner,
puisqu'il fait le geste : attaque en deux fois, comme pour l'aperto-coperto
dont je parlerai plus loin… sauf que la couverture de la voyelle ne
change pas entre l'attaque et la tenue !
Maintenant, allons voir ceux qui couvrent : à peu près tous les
autres !
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Comme évoqué dans la présentation du principe de la couverture (§3),
il est possible de couvrir à divers degrés. Certains préférent couvrir
seulement les aigus pour conserver le naturel et la clarté des
médiums ; d'autres couvrent progressivement de bas en haut pour
masquer le moment du passage et faire une jolie transition
entre des graves ouverts et libres et des aigus couverts et
puissants ; d'autres enfin couvrent sur toute leur étendue pour
homogénéiser au maximum le timbre. Et l'on trouve de grands artistes
dans toutes les catégories.
2.2.1.1. Sur les notes hautes
Cas impressionnant parmi les grands anciens, Arturo Tamagno (le
créateur d'Otello de Verdi, ici en Manrico-titre du Trovatore)
ne couvre vraiment que pour les notes hautes :
Là aussi, on peut supposer un bon naturel, mais tout de même, c'est
impressionnant. Certes, il chante légèrement avec le nez, et ma
supposition est qu'il doit toujours être placé dans la zone de confort
qui permet la couverture, mais cela ne s'entend absolument pas : [é]
extrêmement francs, [a] et [o] tout à fait ouverts (au moins
au sens linguistique de l'aperture, du timbre). Et il monte très bien
sans rien changer… sauf lorsqu'on dépasse la limite – « è sola
speme un cor » (les autres voyelles restent
identiques, mais à partir de là tous les [o] sont couverts, même en
redescendant sur « al Trovator »). Si vous observez bien le
phénomène, tous ses [o] sont ouverts (logique,
entravés par un [r], c'est comme ça qu'on les fait dans la vie de tous
les jours, même en français d'ailleurs), y compris ceux qui paraissent
aigus… mais lorsqu'il dépasse le passage
(ici, c'est un sol3, juste au-dessus de la limite habituelle des
ténors), soudain ses [o] se ferment audiblement (pas
spectaculairement, on entend bien la voyelle d'origine, mais se ferment
tout de même), toute l'émission s'arrondit, on entend très
bien la décontraction des conduits pour émettre l'aigu.
« Un còr al Trovatòr » devient presque « Un côr al
Trovatôr ».
Je trouve cet extrait très parlant parce qu'il reprend les mêmes mots
et fait très bien entendre la césure entre la partie sous le passage
et la partie au-dessus du passage. On se rend compte
également que Tamagno ne
fait pas réellement des [ô], mais qu'il tire plutôt ses [ò] vers
une zone de confort intermédiaire.
En plus de tout cela, c'est un chanteur que j'aime beaucoup, et qui
remet l'église au milieu du village lorsqu'on parle d'héritage italien
en promouvant des voix où toutes les voyelles sont égalisées, la
couverture omniprésente, les sons bouchés, le timbre éteint… Au lieu de
ce timbre clair, de ces voyelles très différenciée, de cette voix libre
(et même assez largement ouverte). Pourtant Tamagno chantait Otello
(mieux, en tant que créateur, il en constitue quelque part le modèle,
l'idéal peut-être), rôle parmi les plus lourds qu'on n'oserait pas
distribuer aujourd'hui à une voix qui ne serait pas sombrée.
Ces exemples spectaculaires demeurent assez rares. Ils sont plus
dangereux en cas de mauvaise réalisation – la tension musculaire et
ligamentaire n'est pas la même, à note égale, selon l'intervalle fait
et surtout la voyelle émise –, et si l'on n'applique qu'une couverture
binaire, on risque de ne pas couvrir au bon moment sur des notes
intermédiaires et, un jour de fatigue vocale par exemple, de se faire
mal. C'est pourquoi la plupart des professeurs (dans un but esthétique
aussi, pour homogénéiser la voix) demandent au minimum de commencer à
couvrir progressivement à l'approche du passage (notre
prochaine série d'exemples).
2.2.1.2.
Après le passage
Néanmoins, on trouve toute une école de chant français, en tout cas
chez les femmes (Esposito, Raphanel, Perrin, Fournier, Manfrino,
Vourc'h, Pochon, Barrabé…) qui émettent un médium très libre
(souvent avec des [r] uvulaires, d'ailleurs) et ne modifient
leurs voyelles qu'assez haut dans la voix, au moment du passage
ou peu avant. Il existe bien sûr d'autres phénomènes simultanés (chez
Cécile Perrin, Nathalie Manfrino ou Karen Vourc'h, ce sont tous les
paramètres de la voix qui changent, jusqu'au timbre qui devient
méconnaissable), mais la couverture en fait partie. On a sélectionné
pour vous un cas particulièrement limpide (et une interprétation de
tout premier choix) :
Anne-Catherine
Gillet (Micaëla dans Carmen) ne fait pas
entendre de cassure dans la voix, mais si l'on observe les voyelles, il
existe bien un changement net au-dessus du passage (alors
qu'elle ne poitrine
jamais et chante tout dans le même registre, même le grave).
Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un infâme
De celui que j'aimais jadis !
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur,
Non, non, je ne veux pas avoir peur,
Je parlerai haut devant elle,
Seigneur,
Vous me protègerez, Seigneur.
Ah !
Je dis que rien ne m'épouvante,
Je dis, hélas, que je réponds de moi ;
Mais j'ai beau faire la vaillante
Au fond du cœur je meurs d'effroi…
Seule en ce lieu sauvage
Toute seule j'ai peur – mais j'ai tort d'avoir peur :
Vous me donnerez du courage,
Vous me protègerez, Seigneur !
Protégez-moi, donnez-moi du courage !
J'ai souligné les syllabes où la couverture s'exerce. La plupart du
temps, dans l'essentiel du médium, les voyelles restent très naturelles
(voyez ces [i] très authentiques, ces [eur] bien ouverts, ces [è]
clairement dessinés. Et dans les syllabes soulignées, la définition des
voyelles devient au contraire plus floue ; pour des raisons
d'émission propres aux voix de femme, mais aussi parce que (et je crois
que cela s'entend très bien dans cet extrait) la chanteuse déplace un
peu ses voyelles vers une zone sans danger – sinon la voix se tendrait,
s'assècherait, se romprait.
Voyez par exemple « hélas » au début de la seconde partie
de l'extrait (en réalité la reprise de la première partie de l'air),
« elle est belle », ou « cœur », bien ouverts, très
naturels, et comparez-les aux équivalents couverts :
« hélas » à « femme / infâme » (flottants,
tirant sur le [ô]) ;
« elle est belle » à « faire / aimais / mais j'ai »
(comme un petit voile, toujours un [è], mais un peu plus proche du
[eû], arrondi en somme) ;
« cœur / meurs » à « avoir peur » (qui s'arrondit
de façon plus fermée, mais pas forcément vers le [eû], plutôt vers un
[a] couvert – donc un [a] avec des caractéristiques de [ô]) ;
ou pour les [i], « artifices maudits », très francs et
antérieurs, à « fini », où ils deviennent plus ronds, plus en
arrière (discrètement inspirés par les [ü] ou les [eû], sans être
déformés non plus – un [i] plus en arrière).
Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples
vocaliques concernés.
Autre fait amusant, ses [ou] ne sont jamais vraiment naturels mais
tirent tous un peu vers le [ô] (ce qui n'est pas obligatoire dans les
graves), un choix personnel.
2.2.1.3.
Progressivement
Tout cela est très bien fait, et la voix ne paraît pas du tout
rompue ou dysharmonieuse ; A.-C. Gillet ménage tout de
même des ponts (« Seule en ce lieu sauvage », qui n'est pas
haut, est partiellement couvert pour ménager la transition – de même
pour le [a] d'« effroi »), mais globalement, on entend très
bien la différence entre le bas très naturel et le haut, plus rond,
plus sophistiqué, de la voix. À titre tout à fait personnel, je trouve
qu'elle tire en réalité le meilleur parti possible de cette
disposition, en maximisant son intelligibilité et la variété de ses
voyelles (donc de ses couleurs), mais cela réclame une précision du
geste vocal considérable, beaucoup plus délicate que dans les cas où la
couverture est uniforme sur toute la tessiture – une forme d'idéal
esthétique, alors même que ce n'est pas ce que recommanderont les
professeurs en priorité.
Je crois que c'est aussi un excellent exemple de progressivité,
donc, même s'il y a des artistes qui comment vraiment plus nettement
avant le passage. Je renvoie aussi aux exemples de L. Pavarotti dans Don
Carlo au §3, qui exemplifie à merveille le principe de la
couverture progressive avant le passage, arrondissant
de plus en plus nettement la voix pour masquer les transitions tout en
conservant un grave naturel. Cela me permet de ne pas alourdir
superfétatoirement cette notule qui est loin d'arriver à son terme.
2.2.1.4.
Sur toute la tessiture
Esthétique qui se partage la prédominance avec la couverture
progressive, la couverture totale (ce ne sont pas des
locutions consacrées, j'essaie seulement de me faire comprendre) est de
nos jours quasiment obligatoire pour les voix les plus larges (et, plus
gênant, pour les rôles supposément plus larges, même chanté par des
voix légères, ce qui peut contribuer à les boucher et les dénaturer…
témoin tous les petits Siegmund et Siegfried sombres mais à peine
audibles).
Plácido Domingo en
est un exemple particulièrement illustre ou abouti (ici, entrée
d'Alvaro en 1986 dans La Forza del Destino de Verdi). Il ne
chante pas sur une seule voyelle, non, mais les émet toutes au même
endroit (comme légèrement mâtinées de [eû]), avec la même couleur.
Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples
vocaliques concernés.
« Ciel ! che t'agita » (en principe prononcé « Tchèl,
ké t'adjita ») est articulé un peu en arrière, au bon point de
résonance (ce qui n'empêche pas que Domingo dispose des
harmoniques faciales les plus impressionnantes du monde – simplement la
caractéristique passe très mal au disque chez lui, et je me contente de
commenter ce qu'on entend sur cette bande), et ressemble un peu à
« Tcheul ! keu t'eudjeuteu ». Pas à ce point-là bien
sûr, les voyelles sont différenciées, mais leurs différences
sont minimisées, leur emplacement est quasiment identique et leur
timbre très proche. Cela donne une aisance maximale pour
chanter n'importe quelle ligne, puisqu'il n'y a plus besoin de
se préoccuper des spécifités de chaque voyelle (certaines doivent être
accommodées plus tôt dans la voix que d'autres !).
Voyez, lorsqu'il descend, ses [a] ne s'ouvrent pas. Prenez
« m'han vietato penetrar » (à partir de 6') : le [a] de
« vietato », court et emporté, est ouvert (quoique placé
sensiblement au même endroit), mais pas celui de
« penetrar », très couvert alors qu'il est beaucoup plus
grave – et c'est le cas de tous les [a] tenus qu'émet P. Domingo. Vous pouvez le
vérifier avec « santo » (17'), « incanto » (24') ou
le [o] final, très fermé et protégé, de « tramutò » (44').
Outre la stabilité, cela permet aussi d'assurer plus de rondeur et
de puissance dans les graves, ce qui peut être utile pour certains
rôles écrits bas ou concurrencés par l'orchestre dans ces zones
naturellement moins projetées.
On pourrait multiplier les exemples chez des chanteurs d'horizons très
différents : c'est la technique usuelle pour les spécialistes du
répertoire italien (hélas, ajouté-je subjectivement), et assez
incontournable (je le concède) pour le belcanto (en tout cas
le belcanto romantique, mais ça facilite aussi les choses pour le
belcanto du XVIIIe s.). Parmi les célébrités qui couvrent toutes leurs
notes de haut en bas, et dans n'importe quel rôle, vous pouvez tester
sur Deezer ou Youtube n'importe quel témoignage deJoan Sutherland,
Birgit Nilsson (qui ne
différencient même pas les voyelles, comme ça c'est encore plus
simple), Marco Berti, Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Ludovic Tézier…
2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture
…
Considérant qu'il reste encore
beaucoup de chemin à parcourir, je publie la notule en plusieurs fois.
Le présent bloc est déjà assez long pour un format toile ; il
était nécessaire de poser les
termes et de donner quelques exemples pour qu'on commence à voir de
quoi il est question.
Les prochains épisodes seront
consacrés à la suite du repérage des infinies combinaisons possibles,
de quelques cas particuliers. Puis on en viendra à la pratique et aux
implications de la couverture chez le chanteur – ce n'est ni une
fatalité, ni un plaid une plaie.
Dans l'intervalle, vous pouvez vous reporter aux autres notules
consacrées à la technique lyrique, et en particulier à notre
dernière série sur le déblocage des aigus. (Voir aussi la section glottologie de notre cabinet.)
Épisode II
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1.
Voix ouvertes, sans couverture
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Ces questions ont été traitées dans la première
notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales «
pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés
lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour
faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques
précisions.
En avant pour les multiples
enjeux de la couverture à l'Opéra !
(et du déshabillé,
semble-t-il)
2.2.2. Degré de
couverture : couleur de la couverture
Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très
fortement entre les voix et surtout entre les techniques.
2.2.2.1.
Claire
[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne
Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.
Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioniétonne
par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on
sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de
l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine
audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement
n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un
peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques
sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié »
(le [é] est articulé
au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et
trompettant, j'avais même publiquement douté
qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le
phénomène de près.
2.2.2.2.
Mixée
Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire
immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de
la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais
cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo,
prince de l'émission mixte, en fait grand usage.
[[]]
Puccini, La Bohème en
français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit
public.
Que cette main est froide,
laissez-moi la réchauffer ; Il fait trop sombre,
pourquoi
chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que
la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…
Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on
les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur
articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de
« réchauffer
» et le [è] de « ruisselle
» semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de
l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus
ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres
choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi
»
est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français
(il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement
ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la
posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et
jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles
individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de
chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ouNilsson…), mais elles ne sont
pas fabriquées à partir de
leur endroit habituel, plutôt déplacées
vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue
pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).
C'est une observation contre-intuitive, parce
qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des
voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en
réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir
et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.
École
américaine ?
[[]]
Bizet, Les Pêcheurs de Perles,
John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les
retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du
français de John
Aler (en Nadir dans les Pêcheurs
de Perles).
Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò.
Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque
[ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et
qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de
la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa
en Nemorino (L'Elisir d'amore).
La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour
d'autres
formats plus larges et inattendus (où il
s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage
de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le
résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais
une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une
belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.
Voix
dramatiques ?
[[]]
Verdi, La Forza del destino,
acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne
fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la
justesse discutable de l'excellente soprane.
Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un
amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse
dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui
accompagne toujours les aigus ? C'est l'effet
de la voix mixte – Carlo Bergonzi
détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant
la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en
retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).
Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.
Al chiostro, all'eremo, ai santi altari L'oblio, la pace [or]
chiegga il guerrier.
Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant
moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître,
l'ermitage, les saints autels. »
« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga
» [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une
voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont
émises du même endroit.
Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et
c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus
nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection,
en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus
franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait
mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez
néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses
[i] très francs et libres.]
Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la
réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa
carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on
sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait
avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés,
correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera
jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son
dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus
ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient
un ton trop bas…).
C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins
engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde
paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle
que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît
jamais en danger vocalement.
Techniques
baroques ?
[[]]
Salieri, Tarare, air « J'irai, oui,
j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.
Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes
dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe,
Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que
ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui
popularise de Requiem
de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en
juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR
de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant,
ça arrive même fréquemment !
Vous l'entendez ici : « et [= eué]
si je succômbe », « a bien
mérité qu'on l'en prive [= preuïve]
».
Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins
jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans
doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les
chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant
l'extension progressive des tessitures et le caractère public des
représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au
XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait
absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs
lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques
cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient
dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des
exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de
transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs
baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La
plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à
une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc
une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore,
et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter
des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils
auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les
parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une
idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY
et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques
employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les
pays, a fortiori à des
époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui,
entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très
vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour
chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler,
typiquement !
Voix
graves ?
J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le
plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une
étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse
qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage
(l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les
aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la
zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un
peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les
compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites,
et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien
que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les
procédés (il faut soutenir
vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).
Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation
est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres
techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le
phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de
difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)
Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures
lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe
Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).
[[]]
Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes.
Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.
Il duolo della terra nel chiostro ancor ci
segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.
Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.
La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme
toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend
nettement sur les aigus : « la guerra
» et « in ciel » semblent
tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en
parlant, mais quelque chose d'accommodé,
de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans
lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.
2.2.2.3.
Sombre
Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on
trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes.
Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la
nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même
dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf.
§2.2.1 « étendue de la couverture »).
[[]]
Massenet, Werther,
Georges Thill.
Georges Thill
racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène,
ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton
que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor
». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce
moment pour terminer sa carrière.
Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », «
s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le
[eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en
français parlé. Le reste de l'air est assez libre tout de même,
avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité
verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle
sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.
Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », «
fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].
[[]]
Gounod, Roméo et Juliette,
Plácido Domingo.
Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo
avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de
même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et
surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se
protéger des voyelles trop ouvertes).
Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les
différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre
effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.
[[]]
Verdi, Otello,
Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.
Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine
qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais
beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix
très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé,
qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et
l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus
parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très
haut placée pour un ténor dramatique !
Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine
quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur
le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar
» [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande
intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter
au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la
mâchoire s'ouvre très, très largement) : « del ciel è gloria » [dal ciel ô
glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien
qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus
finaux, simplement la conservation du même placement général.
[[]]
Wagner, Die Walküre,
fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio
Luisi.
Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur
d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann
dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à
un débat-amusette dépourvu de sens
sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il
chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est
ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est
loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en
ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement
dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)
Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de
Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la
voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient
notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre
toujours ses médiums et ses graves.
Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien
(aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe
l'extrait :
[[]]
« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée,
on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.
[[]]
[[]]
Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et «
siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on
entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).
Plus net encore pour « ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de
la poignée de l'épée) :
[[]]
Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est
accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et
éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite
de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles
difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu
d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et
Brünnhilde).
[[]]
[[]]
Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une
caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte
des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas
de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en
italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont
nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les
détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les
prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse
technique si vous y prêtez garde.
Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui
monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une
voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y
a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère,
a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de
difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.
Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le
même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son
placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout
changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.
Finissons avec des barytons. Renato Bruson,
qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout
paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu
d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une
technique initiale assez stupéfiante.
Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.
On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent,
s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons
sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato
infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et
les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même
source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.
[[]]
À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei
privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les
voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est
plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.
L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations
intermédiaires, comme ici Juan Pons
dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses
réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux
extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande
unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement
individualisées :
[[]]
Verdi, Il Trovatore,
entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova,
Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus
électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv,
je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).
Couvrez, c'est bon
pour la santé.
Quelques
précisions
Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à
l'italien.
Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend
mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français)
ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore
que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment
réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre
que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres
(c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont
familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de
route.
Et puis, si j'ai quelques notions
superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…
De même, vous aurez peut-être ressenti avec
frustration le peu de Wagner,
alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela
tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à
moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas
d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne
continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées
par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de
chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas
des biais techniques déjà considérables.
Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas,
qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on
pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour
la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
Verdi et Gounod me paraissent quand même très
indiqués pour l'exercice.
La couverture
existe aussi dans la langue parlée.
En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire
d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons
athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ».
Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son
son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de
fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux
sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.
Plus tard
Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la
question du degré de couverture, avec
l'aperture plus ou moins grande
des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.
Ensuite, il nous restera à évoquer les
types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait
assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le
Graal : l'aperto-coperto,
très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du
mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer
pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par
en-dessous.
J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette
technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et
de sa délicate application pédagogique.
Pour une prochaine livraison, donc !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Décor du second tableau de l'acte III de Robert le Diable : procession des
nonnes damnées (et lubriques), scénographie d'Henri Duponchel et décors
de Pierre-Luc-Charles Cicéripour
la création salle Le Peletier en 1831.
1. Point de départ
La question paraît pourtant évidente, mais il se révèle difficile d'y
trouver des réponses, même partielles, dans la presse du temps ou les
bibliographies spécialisées.
Comment les opéras de Scribe (totalement incontournable à l'Opéra : il
fallait lui proposer une collaboration ou à tout le moins lui demander
sa bénédiction pour pouvoir être joué, d'où procèdent tant de
partenariats avec d'autres librettistes), et en particulier ceux écrits
pour Meyerbeer, ont-ils pu connaître cet accueil enthousiaste, manifestement sans
mélange ?
Je ne nie pas leurs qualités
exceptionnelles, bien au contraire : on à affaire à des œuvres
qui figurent à la fois parmi les plus
neuves et audacieuses du temps (dans les sujets aussi bien que
dans la musique) et parmi les plus
séduisantes pour un vaste public
(ambitus vocal, virtuosité, couleur locale, danses, grands effets
théâtraux, orchestration colorée et solos, évidence mélodique, motifs
populaires, le tout servi sur un rythme dramatique assez effréné).
Meyerbeer les mûrissait longuement (il a finalement bien peu produit
pendant son long règne parisien, là où d'autres proposaient un à deux
opéras par an, ou bien se partageaient avec d'autres genres…), et leur
impact n'est pas du tout immérité : leur qualité de finition et leur
nouvelle vision de l'art lyrique avaient tout pour modeler le cours de
l'histoire de l'opéra dans l'Europe entière.
On voit bien tout ce que la musique a de neuf, d'exaltant,
d'accessible, de pittoresque ; on voit aussi la nervosité et la variété
des trames, assez peu stéréotypées, loin du schéma canonique des
amoureux empêchés par le jaloux : Scribe prêtait même attention à ne
pas reproduire les mêmes ensembles aux mêmes endroits, ainsi qu'en
témoigne sa correspondance avec Auber à qui il refuse un trio
soprano-ténor-basse final à cause des similitudes possibles avec Robert.
Cependant, on ne peut s'empêcher de se demander comment, dans la France
de 1831, à peine sortie de la censure grandissante de l'ère de Charles
X, on a pu représenter un tel sujet,
sur la scène éminemment officielle
de l'Opéra de Paris (successivement Académie Royale, Théâtre Impérial,
Théâtre National, Opéra National)… sans susciter de polémique.
Car, tout de même, nous avons le héros
(rôle-titre, ténor, amoureux, soucieux de sa gloire, respectueux de ses
parents, tout ce qu'il faut), rejeton
d'un démon, qui envoie une jeune fille à une tournante
organisée par ses camarades de jeux de hasard, et qui va dérober sur le
tombeau d'une sainte une relique sacrée en culbutant une nonne damnée
sur l'autel… et tout cela se déroule sur
scène, pas sous forme de récit horrifié et réprobateur par un
messager quelconque. Par ailleurs, le
personnage le plus accessible et sympathique reste le diable,
très émouvant dans ses sentiments paradoxaux de père (damner son fils
pour le retrouver en Enfer), et pourvu d'un solide sens de l'humour –
on voudrait représenter le Mal comme un jeu badin qu'on ne s'y
prendrait pas mieux.
Pis, ce fut le ballet des nonnes
damnées (et en particulier le rôle d'Hélène, l'abbesse lascive)
qui remporta le plus de suffrages
de la part du public et de la critique.
Comment est-il possible qu'il n'y ait pas eu au minimum un débat sur la
moralité du sujet, sur la corruption ?… on projetterait ça dans les
salles aujourd'hui, ce serait interdit aux plus jeunes, et pourtant
tout le monde désormais se moque comme d'une guigne du blasphème.
Affiche annonçant la création, avec le nom des chanteurs et
danseurs.
2. Ce que
disent les textes
Or, lorsqu'on parcourt la presse du temps (et les exégètes
d'aujourd'hui), il n'est question de rien de tout cela. Globalement,
c'est un immense enthousiasme qui accueille Robert le Diable,
en particulier à propos de l'acte III (l'acte infernal, où Bertram
invoque les démons aux sons d'une valse souterraine, persécute la sœur
de lait de Robert qui s'accroche sans effet à une grande croix, pousse
Robert à commettre le sacrilège et invoque les nonnes damnées !),
effectivement saisissant sur tous les plans, qui se manifeste.
De même pour Les Huguenots,
où la France catholique applaudit tout de même le pire miroir de sa foi
; ou encore pour Le Prophète,
qui fonde un nouveau culte autour d'un pauvre aubergiste, tout en
approuvant d'une certaine façon son ambition à changer une société dont
rien ne régule l'injustice… et ne dissimulant guère le jubilatoire
potentiel destructeur de ce pouvoir nouveau. On pourrait attendre, de
la part d'une France quand même catholique, quelques réticences à
applaudir ces sujets.
Pourtant, on loue les qualités
théâtrales, la nouveauté
formelle (notamment de la musique), l'union des styles (grande
déclamation française, airs ornés à l'italienne, richesse harmonique et
orchestrale issus d'une formation germanique), laqualité
de la musique, du spectacle visuel… Les critiques portent
essentiellement sur la qualité de la
langue (syntaxe douteuse, vers malhabiles – ce qui n'est pas
faux, les forces de Scribe résident ailleurs), soit sur le manque de noblesse de son
traitement, sur ses raccourcis (amours de vaudeville dans les Huguenots – « Ciel ! mon mari »,
presque littéralement –, et plus étrangement le manque d'ancrage
historique). Mais on ne parle jamais
du sens.
Croquis de Pierre-Luc-Charles Cicéri pour les tombeaux de l'acte
III de Robert le Diable ; 1831.
3. Détail
des remarques portées sur
Robert le Diable
Vu qu'il s'agit à la fois de son sujet le plus osé et de son succès le
plus spectaculaire, j'ai fait le choix de m'attarder sur Robert (1831) : si ça passe pour
lui, ça passe logiquement pour les autres.
Au sein du concert d'éloges, quelles réserves furent donc formulées,
et, pour ceux qui ont protesté (beaucoup de compositeurs
jaloux, disons-le tout de suite…), à partir de quels critères ?
Je ne vais pas reproduire ici de critiques d'époque : d'une part, je
n'ai pas pu les réunir toutes et m'en suis donc largement remis aux
exégètes plus récents qui ont fait cet effort à temps complet ; d'autre
part, celles que j'ai consultées ne sont pas très intéressantes, se
perdant en considérations superficielles et en formules toutes faites,
finalement très peu descriptives (d'où mes préventions, lorsqu'on
s'appuie sur des témoignages aussi imprécis, pour ceux qui veulent en
faire le support d'un
dogme d'interprétation ou un étalon de la vérité des formats
vocaux).
Globalement, la presse se montre très favorable : les détails
habituellement moqués, comme les ratés de mise en scène (la Taglioni
près d'être écrasée par le couvercle de son cercueil ; les nuages qui
se détachent et tombent aux pieds d'Alice ; pis, Nourrit en Robert
descend avec Bertram dans le sous-sol à la fin de l'opéra alors qu'il
est censé être sauvé !), sont
mentionnés sans perfidie, et les
réserves assez marginales.
On cite souvent les chiffres (quasiment sans exemple) des
représentations parisiennes, mais pour mesurer l'universalité de son appréciation,
on peut aussi considérer l'échelle mondiale : présenté à la fin de
l'année 1831 à Paris, il est donné à Londres, Berlin, Liège,
Strasbourg, Dublin en 1832 (année où la Légion d'Honneur est remise à
Meyerbeer, alors qu'il s'agissait de son premier opéra français !) ; à
Vienne, Bruxelles, Copenhague, Anvers et Marseille en 1833, à
Amsterdam, Budapest, Saint-Pétersbourg, New York, La Haye, Bratislava,
La Haye, Brünn et Lyon en 1834, à Bucarest et Prague en 1835, et même
notamment à La Nouvelle-Orléans et Calcutta en 1836 ! En 3 ans,
ce sont 10 pays, 77 théâtres ; en 8 ans, on atteint les 1843 théâtres
(européens) paraît-il, en tout cas toutes les grandes villes du
continent (Rome, Milan, Florence, Venise, Bologne, Turin, Stockholm,
Varsovie, Lisbonne, Ljubljana…). Si le grand opéra est déjà
l'équivalent du blockbuster,
alors Robert est le décalque
assez parfait de Star Wars
(vu partout, références universelles qui marquent toute la production
postérieure et la culture populaire, niveaux de lecture accessibles au
profanes ou propres aux esthètes…).
Outre les reproches sur le style des
vers de Scribe, on a surtout évoqué le temps assez éclaté entre les actes
et le pivot du Prince de Grenade,
qui n'apparaît guère et qui n'est pas très détaillé. Le caractère indécis de Robert
a fait gloser, pas forcément par la négative (Heine pousse même le
zèle, ambigu mais pas ouvertement hostile, jusqu'à l'interpréter comme
le miroir de l'incertitude du temps).
Le caractère « fantastique » du
livret a aussi suscité quelques réserves, mais davantage sur le
principe (de la part de ceux qui n'aiment pas ce type de matière) que
sur son usage précis par Scribe et Meyerbeer. Parmi ceux-là,
Mendelssohn témoigne en 1832 : « Le sujet est romantique, c'est-à-dire
que la diable y joue un rôle, cela suffit aux yeux des Parisiens pour
constituer le romantique, la phantaisie. » En revanche, il est
assez marqué par les deux scènes de séduction (je suppose qu'il est
question de séduction infernale, donc les deux grands duos avec
Bertram, au III et au V, sommets effectivement).
Reste, bien sûr, le biais des jalousies de compositeurs et de
l'antisémitisme : Auguste Villemot rapporte en 1858 (je n'ai pas
vérifié le fondement éventuel de l'anecdote) que Rossini aurait dit
qu'il reviendrait sur la scène musicale « lorsque les Juifs auront fini
leur sabbat ». Et puis, bien sûr, Wagner – et ce, alors même que Tannhäuser avait été programmé à
Paris notamment grâce à l'influence de Meyerbeer (mais qui l'horrible
Richard Wagner poignardait-il, à part ses amis ?).
Peu de chose, en somme, même en cherchant. Oh, il y a bien dû y avoir
des prêcheurs un peu exaltés, sortes d'abbés Bethléem en liberté, qui
ont dû épiloguer sur le signe avant-coureur d'Apocalypse que constitue
la mise en scène de la débauche au milieu des pires sacrilèges, mais
ils ont manifestement eu suffisamment peu d'influence pour ne pas faire
surface dans les sources les plus significativesde l'actualité
artistique du temps.
Esquisse de Charles Cambon pour la tente de Robert au premier
acte ; 1831.
Précédemment, gravure d'Alexandre Lacauchie figurant Julie
Dorus-Gras en Alice – créatrice du rôle, qu'on distribuait alors à un
format plus léger et agile qu'aujourd'hui, manifestement, puisqu'elle
tenait aussi Eudoxie dans La Juive
et Marguerite de Valois dans LesHuguenots.
4. Hypothèses
Vient maintenant le temps des hypothèses : pourquoi le scandale facile
(surtout lorsqu'on voit les querelles ridicules sur les décors des
productions d'opéra à cette époque) qu'on pouvait supposer n'a pas eu
lieu ?
Au demeurant, Louis Véron, qui proposait là, après sa nomination suite
aux « Trois Glorieuses », sa première véritable nouvelle production,
devait bien se douter que ce n'était pas jouer à pile ou face ; ni
l'expert Scribe ; ni le patient Meyerbeer. Alors ?
¶ D'emblée, on peut écarter la piste
de la vénalité,
entretenue par quelques contemporains (et sans doute confortée par un
fonds d'antisémitisme) ; on a éventuellement quelques traces de
transactions, mais les carnets personnels de Meyerbeer nourrissent la
suspicion dans deux cas maximum, ce qui est bien peu pour acheter un
succès planétaire.
De toute façon, quelques éditorialistes achetés n'auraient pas fait
taire une salle indignée, surtout à propos de sujets aussi essentiels
que la vertu et la foi.
¶ J'ai beau essayer de rester informé, je ne suis pas spécialiste de la
période : sans doute m'abusé-je, tout simplement, sur la nature du ressenti catholique
dans la première moitié du XIXe siècle. J'avais le sentiment que la
Révolution et les changements incessants de régime avaient au minimum
exacerbé sa dimension politique, mais cet angle n'a manifestement pas
été soulevé à l'époque – ou alors de façon très marginale.
¶ C'est peut-être aussi que l'Opéra a atteint une telle réputation de lieu de perdition,
de divertissement sans substance – où l'on va éventuellement voir
danser ses protégées subventionnées avant de les faire sauter sur ses
genoux dans un fond de loge de la salle Le Peletier (qui précède le
lupanar de Garnier, où Robert
sera aussi abondamment joué) – que personne ne songe à s'insurger que
les spectacles n'y soient pas parfaitement moraux.
¶ Plus intéressant, il est bien possible que le sérieux du sujet n'ait
pas été surestimé par le public : certes, les effets de scénario et de
mise en scène ont dû saisir violemment l'assistance, mais,
après tout, Robert le Diable était
un conte médiéval bien connu, transmis en
particulier par la Bibliothèque Bleue et les pantomimes – de la même
façon que Don Giovanni était
un sujet de théâtre à marionnettes à la fin du XVIIIe, et que ses
situations pouvaient être utilisées dans un drame semi-sérieux. Les démons de Robertrestent des représentations très
archaïques pour les croyants du XIXe siècle, avec ces formes très concrètes, présentes dans la
vie quotidienne sous des aspects trompeurs, à combattre presque
physiquement – dans le goût de ces histoires de diables dupés (comme
les différents Pont-du-Diable, où l'âme du premier passant, prix de
l'ouvrage, est finalement celle d'un chien), des entrelacements du
surnaturel avec le naturel (la naissance de Merlin par Boron)…
Nous sommes habitués à voir le XIXe siècle par sa littérature, avec les
personnages de Scott, avec Faust…
pourtant ces figures étaient déjà, bien sûr, exotiques, et le rapport à
la moralité et à la religion qu'on y lit sont déjà des représentations
fantasmatiques, sans lien avec les croyances réels. En somme, Robert était si loin de la vraisemblance pour le
XIXe siècle qu'il ne pouvait pas choquer.
¶ Le public avait au demeurant
été préparé : le Freischütz n'avait, certes, pas
encore été donné dans la version respectueuse de Berlioz (en 1841, et
le Robin des bois de
l'adaptation Castil-Blaze ne brillait pas exactement par son sens du
fantastique nébuleux), mais la mode
du fantastique démoniaque n'était pas neuve, l'année précédente
Nerval, puis Musset et Vigny l'année de la création de Robert (1831) publient des textes à
dominante diabolique ; l'atmosphère
médiévale coïncide avec l'hystérie Scott ; enfin la structure du livret de Scribe
proviendrait d'une pièce allemande autour duPetermännchen, autre sujet fantastique dont le
public français n'était peut-être pas familier, mais qui ne constituait
donc pas non plus une nouveauté absolue. Bref, le romantisme était déjà
là depuis quelque temps, même si sa transposition aussi explicite et
paroxystique sur scène était une première : changement de degré plutôt
que de nature, disons.
¶ Je m'interrogeais aussi, outre l'aspect sacrilège de ce qui est
montré, outre les blasphèmes éventuels des démons et des héros égarés
sur scène, et qui peuvent être perçus, manifestement, comme de pures
figures de fable, sans aucun impact réel, sur la critique systématique des cultes par
Scribe : les catholiques sanguinaires des Huguenots, la farce mystique du Prophète (qui suscite plusieurs
massacres), l'oppression des Inquisiteurs ennemis du savoir dans L'Africaine… Cela ne se limite pas
à l'institution religieuse, on voit bien les fidèles bornés (comme le
brave Marcel) quelle que soit la religion, depuis la réforme douteuse
des Anabaptistes en Westphalie jusqu'aux Églises majoritaires
traditionnelles. Ici, ce n'est plus
de la fable, on sent un propos, une suspicion contre la bonne
volonté et les excès de pouvoir (la question de la foi étant toujours
secondaire par rapport à celle de l'appartenance à un clan ou du
service d'un dessein politique) de la part des cultes et de ceux qui
s'en réclament.
Je n'ai pas vraiment de réponse là-dessus, mais l'unanimité qui accueille les opéras de
Scribe m'étonne, puisque dans ces années, attaquer les Églises
(et les fidèles !) tenait vraiment d'une prise de position politique,
dans le cadre d'oppositions violentes, pas du tout consensuelles – et
Scribe était au contraire celui dont le savoir-faire satisfaisait tout
le monde. Je doute que cela puisse passer inaperçu seulement lorsqu'il
s'agissait d'une fiction sur sur une scène d'opéra… La question reste
entière, et tient sans doute dans la perception exacte de ces
phénomènes, sur lesquels doit exister une documentation abondante.
[On fait grand cas des positions anticléricales de Verdi, par exemple,
et qui sont pourtant en général bien moins violentes – leur
manifestation la plus évidente, si l'on passe la raillerie sévère de Stiffelio en 1850 (pasteur
protestant trompé par son épouse), se trouve bien sûr chez
l'Inquisiteur hautement politisé et les moines fanatiques de Don Carlos,
sur un livret (du Locle & Méry) très typé Scribe… mais cela date de
1866 !]
¶ Enfin, et c'est peut-être le plus important, on mesure sans doute
mal, à l'écoute ingénue par un spectateur du XXIe siècle, quelle fut
l'impression dominante. Les
spectateurs semblent surtout avoir été émus, en réalité, par les intercessions féminines
(Alice au pied de la croix, Isabelle suppliant Robert d'abandonner ses
pouvoirs magiques, Alice lisant la dernière lettre de la mère de
Robert…), et en particulier par la foi naïve d'Alice, sœur de lait de
Robert, qui remet le salut de son âme dans les mains de la Providence.
Et ce n'est pas seulement uné émotion de grisette, on la trouve vantée
sous des plumes éminentes (les prières d'Alice sont ce que George Sand
loue le plus). Pour le ténor Mario, Meyerbeer avait même ajouté une
prière de Robert, à l'acte II, où il demande la bénédiction de sa mère
défunte (« C'est que j'ai de ma sainte mère oublié les leçons, source
du vrai bonheur !… Oh ! ma mère, ombre si tendre… ») ; et, à l'acte V,
coupé dès avant la première, une longue adresse paternelle de Bertram «
Robert, ô mon fils ».
Le spectateur d'aujourd'hui est probablement plus intéressé par le
déchirement de Bertram ou de Robert que par les figures de saintes qui
les entourent, leur soufflant la voix de la raison et la volonté du
Ciel ; mais en fin de compte, il est probable qu'on ne voie que ce
qu'on veut bien voir : pour le public de la création, c'est
manifestement ce pathos religieux à la mode, mélange de foi naïve et de
piété filiale, qui a surtout suscité l'admiration. Tout cela signifie
que là où nous apprécions un spectacle
bien complaisant sur ses aspects démoniaques, avec un diable au
verbe brillant et quantité de manifestations infernales somptueusement
composées, les gens auxquels il était
destiné ont perçu l'ensemble comme une démonstration (certes tapageuse) à la
gloire de la décence, de la famille, de la foi. Et, par
conséquent, les personnages et scènes à rebours de la morale
constituent de nécessaires repoussoirs, et non des modèles.
Il n'est pas certain, par exemple, qu'on aurait pu représenter des
vampires ou zombies aimables ou
sympas, véritables héros
incompris, comme cela se fait dans la production cinématographique
d'aujourd'hui.
Jenny Lind en Alice, au pied de la croix à l'acte III de Robert le Diable. Lithographie
anglaise de 1847.
Précédemment, Nicolas-Prosper Levasseur, créateur de Bertram,
dans son costume de scène (gravure de Maleuvre).
5. Vers un bilan
Il reste bien des éléments à ajouter ou confirmer – et notamment,
je n'ai pas fait de recherches sur le sujet, sur la réception des
catholiques vis-à-vis du miroir peu amène tendu par Les Huguenots (je suppose que la
vertu de Valentine sert d'emblème à tous les catholiques de bonne
volonté) –, mais il semble, en fin de compte, que si ce qui me semblait
hardi n'a pas dérangé, c'est que l'œil
du XXIe siècle se méprend peut-être sur les lignes de force perçues par
les spectateurs de 1831.
==> Les récits faisant appel aux démons étaient assez communs, et
les horreurs déjà bien familières du théâtre (témoin les mélodrames de
boulevard et leur modèle Pixerécourt). Ajoutez à cela le caractère
archaïsant du conte médiéval, déjà perçu comme lointain. L'Opéra était
de toute façon un lieu de divertissement, considéré par principe comme
immoral et dont on ne prenait pas le propos trop au sérieux.
==> La dominante de l'œuvre est plutôt, du point de vue de 1831, le
triomphe de la vertu – là où, en 2015, nous sommes surtout frappés par
la séduction du mal, autrement plus stylé.
S'il s'agit d'une histoire exemplaire, alors il n'y a pas lieu de
s'effaroucher des crimes qui y sont commis.
On pourrait tenir le même raisonnement pour LesHuguenots ou Le Prophète : la vogue du roman
historique, du drame romantique (et son mélange des genres), les élans
de générosité qui terminent les ouvrages (Nevers meurt pour protéger
des innocents qui ne sont pas de son culte, les autres se sacrifient
pour ne pas renoncer à leur foi, et dans Le Prophète, une fois la piété
filiale revenue, tous ceux qui ont péché sont immolés) l'emportent sur
tous les contre-modèles temporaires qui les parcourent.
Voilà pour ces quelques hypothèses, incomplètes, mais le sujet n'est,
étrangement, jamais abordé de front par les commentateurs d'époque ou
d'aujourd'hui que j'ai pu parcourir.
Deux friandises en sus :
Plusieurs tableaux existent par Manet et Degas (ici le second),
preuve de la vivacité de la perception de l'œuvre comme symbole même de
l'opéra en France, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les
bassons sont judicieusement mis en évidence (exécutant des duos très
exposés lors de la procession des nonnes damnées), mais au fond de la
fosse, sont-ce aussi des bassons (les doublait-on alors ? il doit
exister des études sur ce phénomène, largement en vogue au milieu du
XXe pour interpréter les compositeurs de l'époque classique ou du début
du romantisme, face à des effectifs importants en cordes) ou simplement
les hampes des harpes ?
Lithographie de Jules Arnout représentant la salle Le Peletier
vers 1850, lors d'une représentation de Robert le Diable. Particulièrement
familière, allez savoir pourquoi.
La joie naïve de Foldal, dans l'édition originale.
1. Le
projet
Poursuivant l'exploration intégrale des Ibsen – de maturité, car
j'abandonne peu à peu l'espérance de voir, je ne dis même pas Catilina ou Le Tertre des Guerriers, œuvres de
prime jeunesse, mais un haut chef-d'œuvre comme Les Prétendants à la
Couronne, sorte de pastiche du Hakon hin Rige
d'Oehlenschläger, mais posant les questions de dévoilement et
d'identité propres à Ibsen –, je saute sur l'opportunité de voir à la
scène John
Gabriel Borkman, son drame pénultième.
Vous pouvez retrouver quelques pistes de lecture autour du
redéploiement des thèmes principaux d'Ibsen dans ses diverses pièces de
Hærmædene paa Helgeland (1858)
à Når vi døde vaagner
(1899) dans le chapitre qui y est consacré
(pour les plus anciennes, il faut les parcourir par mois, en bas de la
colonne de droite). Beaucoup de choses y sont déjà dites, auxquelles il
sera fait référence, ne pouvant tout redévelopper à chaque nouvelle
entrée.
2. Un
emplacement
Je vois deux façons commodes de classer la production d'Ibsen.
¶ Par
matière.
D'abord historique,
légendaire, épique. Par exemple :
Catilina (1850) ;
Le Tertre des Guerriers
(1850) ;
Les Guerriers à Helgeland
(1858), qui met en scène Sigurd le Fort ;
Les Revenants
(1881), qui ne sont pas des fantômes (même si le titre norvégien Gengangere peut le suggérer) mais
des « retournants » au sein du foyer ;
La Dame de la mer
(1888),
avec une figure certes étrange, évidente référence à une sorte de
Hollandais volant qui fait retour, mais qui n'est que le cœur d'une
intrigue familiale et domestique ;
Quand nous nous réveillerons
d'entre les morts (1899), simple dialogue d'un couple, sorte de
bilan d'une relation.
Entre les deux groupes, Brand(1866) fait la jointure, drame domestique ouvert
sur l'extérieur avec la figure du prêcheur, aux accents très épiques.
¶ Plus intéressant à mon sens, par
logique dramaturgique– et si la segmentation n'est plus
aussi nette, on sent bien les lignes de force qui évoluent au fil du
temps.
Drames profusifs,
multipliant les lieux, les personnages, les effets :
Les Guerriers à Helgeland
(1858) ;
Les Prétendants à la
Couronne (1863), où l'on parcourt la Norvège en compagnie de
souverains historiques de la Norvège ;
Brand(1866), où l'on se
rend dans le grand Nord en multipliant les cadres : les étendues
neigeuses, la traversée de fleuves, la demeure de Brand, le village
dans le fjord, le sommet du fjeld… C'est d'ailleurs, comme Peer Gynt, un lesedrama, qui contient de
nombreux événéments difficiles à représenter (la foule des partisans,
l'ascension du fjeld…).
Le tout dans un ton hautement épique, malgré des scènes d'une grande
intimité (le terrible acte III, l'un des plus éprouvants de tout Ibsen)
;
Peer Gynt (1867), l'exemple le plus frappant de
l'explosion des lieux, des scènes, des personnages impossibles (le
Courbe!), un Faust à la norvégienne ;
Empereur et Galiléen
(1873), se déroulant aussi dans de très nombreux lieux, mettant en
scène des personnages historiques, des apparitions mystiques…
Drames
sociétaux, qui mêlent les grandes interrogations d'Ibsen de
façon très dense, multipliant les
enjeux sans que le propos, la direction de l'ensemble soit
clairement explicitée :
Brand(1866), la foi, la faute, l'absolu, la vérité, la
famille et même l'au-delà ;
Les Piliers de la
société
(1877), respectabilité et artifice, dissimulation et révélation,
famille, responsabilité et absolution, enfermement et mondes nouveaux ;
Une Maison de poupée(1879), dissimulation et révélation,
loyauté et identité, famille et individu ;
La Maison Rosmer(1886),
dissimulation et révélation, enthousiasme et illusion, morale et
vérité, mensonge et authenticité, abattement et accomplissement ;
La Dame de la mer
(1888), amour, attente, transaction, maladie, engagement.
Drames
familiaux, sortes de microdrames,
sous-catégorie des drames sociétaux où l'accent est mis sur un ou deux
aspects plus précis, où toute la vie n'est pas embrassée en un seul
drame, où le propos est plus lisible.
Les Revenants(1881) : syphilis, inceste
et suicide assisté (évidemment, ça a un peu fait scandale) ;
Petit Eyolf(1894) : handicap et deuil
d'un enfant, culpabilité des parents ;
John Gabriel Borkman
(1896) : le vieil âge, le déshonneur, l'abandon par ses enfants ;
Quand nous nous réveillerons
d'entre les morts (1899, littéralement « Quand morts nous nous
éveillons ») : bilan désabusé d'un couple.
Pour ma part, à l'exception de Kongs-Emnerne
(Les Prétendants,
qui contient déjà beaucoup de ces aspects ultérieurs), c'est la partie
centrale des drames psychologiques étendus (« drames sociétaux ») qui
contient les œuvres qui me touchent le plus : ce pourrait aussi bien
être la liste de mes goûts.
John Gabriel Borkman entre
donc dans la catégorie des derniers drames d'Ibsen, plus ascétiques,
plus prévisibles, qui explorent plus en détail un aspect de thématiques
déjà familières.
3. Lignes de forces dans John
Gabriel Borkman
3.1.
Récurrences
On retrouve à plusieurs niveaux des invariants du théâtre d'Ibsen, bien
sûr.
3.1.1
Récurrences de décors
Parmi les nombreux éléments de décor communs, on retrouve en
particulier les questions de climat (le
climat hostile du Nord est déjà décisif dans Brand, et largement évoqué par
touches dans nombre de pièces) et de
santé (ici, la nourrice mourante revient récupérer son fils
adoptif ; ailleurs, par exemple dans La
Dame de la Mer, la maladie devient partie intégrante d'une
personnalité et justifie ses attentes, voire son chantage).
Le Sud paraît toujours (et pas
seulement le vrai Sud comme dans Peer
Gynt ou l'Amérique extraordinairement moderne comme dans Rosmersholm ou Les Piliers de la Société, le Sud
de la Norvège suffit, comme pour Brand
ou La Dame de la Mer) comme
un lieu infiniment accueillant, vu par contraste avec le Nord stérile, un lieu de culture et de douceur de vivre,
loin de l'autarcie rugueuse et vaine du Nord – où se passe pourtant
l'essentiel de ses pièces.
3.1.2
Récurrences psychologiques
Ibsen aime mettre en lumière des relations
asymétriques,
ici matérialisé par le mépris de Borkman envers l'ami qu'il a ruiné et
qui continue de lui vouer un culte (au prix de quelques compliments
insincères sur sa tragédie de jeunesse). Inévitablement, pour cette
relation comme pour les autres à l'intérieur de la famille Borkman, les comptes se règlent, sorte de façon
mélancolique de mettre à distance son passé.
De même pour les chantages affectifsodieux (ici un trio
d'accapareurs, voulant chacun gouverner l'âme du fils, chargé de donner un sens aux échecs de chacun
de ses trois parents – la question du sens donné est capitale pour les
personnages d'Ibsen) et les volontés
soudaines, les délires d'invincibilité
qui précèdent les ailes brisées, la réalité de la médiocrité et de
l'impuissance, et que chaque (anti-)héros d'Ibsen vit à son tour :
Skule (Les Prétendant à la Couronne),
Brand, Peer Gynt, Julien l'Apostat (Empereur
et Galiléen), Karsten Bernick (Les
Piliers de la Société), Oswald Alving (Les Revenants), Hjalmar Ekdal (Le Canard sauvage), Rosmer, Ulrik
Brendel (Rosmersholm), Hedda
Gabler, Solness, ou bien des personnages moins centraux comme Dr Rank (Une Maison de poupée), Lyngstrand (La Dame de la Mer)…
Ces changements brutaux d'humeur peuvent être liés à un complexe enfoui
(Solness), à un projet bancal (le prêcheur intransigeant Brand, le
photographe Ekdal, le philosophe Brendel, l'épouse Gabler) ou
quelquefois, comme pour Rank ou Alving, aux maladies vénériennes (du
père, pour Rank !).
Borkman, lui, du fond de l'étage de sa maison où sa femme même ne lui
adresse plus la parole (après la faillite provoquée par des placements
faits sur des fonds non autorisés, tout s'effondrant une fois la
révélation faite), attend le jour où il sera rappelé car indispensable,
et où l'on reconnaîtra sa pénétration visionnaire de la finance. La
découverte de la réalité le conduit au même délire posé cette fois sur
la personne de son fils.
3.1.3
Récurrences de formules
L'exposition, de forme très classique (questions-réponses, même si
habillées d'une touche d'animosité entre les deux vieilles jumelles),
contient d'emblée les paroles magiques de l'univers d'Ibsen : si on
fait une chose, le fait-on « de plein
gré, tout entier »
? Et alors que tout s'exprime à l'aune de l'individu (« il me
semble » est une formule assez caractéristique également), les
décisions doivent être prises « indissolublement, irrévocablement, de
plein gré » – et cela ne se limite pas au mariage prochain du fils. Ce
processus d'absolu, sorte d'écho mal digéré de lectures religieuses,
répercuté sans fin à l'intérieur de personnalités obsessionnelles, est
très minutieusement approfondi dans Brand
(jusqu'au crime impensable d'un père), mais se retrouve partout, aussi
bien sous forme de pactes (les rencontres dans Empereur et Galiléen, les chantages
de La Maison de poupée,
l'engagement politique ou la mort dans Rosmersholm, les liens de l'amour
et du sang dans Les Revenants,
l'attente dans La Dame de la mer)
que de recherche personnelle (la folie de la vérité qui saisit Skule
dans Les Prétendants à la Couronne,
l'absurde fascination pour le canard sauvage, l'état du mariage dans Quand morts nous nous éveillons).
À chaque moment, l'absolu, le besoin de pousser un acte, voire un
simple principe abstrait, jusqu'à son terme, dévore les personnages,
qui doivent se jeter dans l'abîme pour vérifier son existence ou sa
possibilité.
L'amour délaissé d'Ella et le choix de vie d'Erhart vont laisser, dans Borkman, libre cours à ce genre
d'élaborations.
3.1.4
Récurrences de structures
Même si Borkman est moins nettement un drame du dévoilement
que la plupart des autres pièces d'Ibsen, où le cheminement
irrésistible vers la vérité aboutit à la révélation de l'impuissance et
à la déchéance, une bonne partie de l'action reste tout de même liée à l'exhumation du passé – les
relations véritables entre Ella et John, la rupture avec Foldal (la
vérité les rendant immédiatement ennemis).
Au milieu de pactes (liés aux
formules précédemment mentionnées), Ibsen explore des spirales de responsabilités –
la déchéance du banquier tient de ses agissements, certes, mais la
révélation (avant, pense Borkman, la réussite de son entreprise, qui
aurait profité même aux épargnants d'abord volés) de son forfait
provient d'un amant éconduit pour son bénéfice. Aussi, la tentation
d'effectuer la généalogie des événements et de reporter ailleurs le
blâme surgit sans fin chez les trois protagonistes mûrs (Borkman, son
épouse et la jumelle de celle-ci).
Ibsen a d'ailleurs une façon bien particulière de traiter les discours
de ses personnages : leurs
argumentations ne répondent jamais directement aux questions
posées, mais partent ailleurs
soulever d'autres préoccupations,
si bien que les mécaniques argumentatives ne sont jamais prévisibles,
jamais achevées, mais s'échappent sans cesse pour soulever de nouveaux
sujets, de nouveaux aspects. En cela John Gabriel Borkman est bien au
centre de sa pièce.
3.2.
Particularités
Comme les autres drames tardifs, John
Gabriel Borkman, au lieu d'embrasser tout l'univers d'Ibsen,
explore une dominante précise. En effet, contrairement à tous les
autres drames qui explorent la trajectoire d'un homme seul ou d'un
couple, jeune ou encore dans la force de l'âge, Borkman s'intéresse en priorité aux ascendants et
à la vieillesse. Ce n'est plus tant la question du dévoilement
que de l'aveuglement, de l'enfermement dans ses propres projets, même
lorsqu'ils ont rendu l'âme depuis longtemps : une épouse qui souhaite
réparer son nom en se reposant sur le sacrifice de son fils, un escroc
déchu qui attend d'être supplié pour revenir à son poste, une mourante
qui espère que son fils adoptif qu'elle n'a plus vu depuis des années
sacrifiera sa jeunesse pour accompagner ses derniers mois…
Le tout s'achève dans une déchéance
assez joyeuse et soulagée, qui n'est pas la norme non plus (Rosmerholm en est l'exemple le
plus spectaculaire).
Le plus étonnant et réussi réside dans la triple fin : tout pourrait s'arrêter
après que le fils s'envole vers le Sud, lieu lumineux de culture,
contre l'étouffement terrible de leur maison coincée dans un village du
Nord. Mais deux autres épisodes viennent à leur tour clore l'histoire.
Le suicide des vieilles gens au froid n'est pas particulièrement réussi
(et parcouru de délires un peu sententieux, qui évoquent ceux de Skule
dans Kongs-Emnerne, mais
semble vraiment chercher à énoncer une leçon, ce qui est non seulement
toujours un peu décevant, mais surtout absurde venant de telles gens),
en revanche l'épisode qui précède, le retour de Foldal, l'ami ruiné
puis rejeté par son propre bourreau, est un petit bijou d'ironie qui devrait être amère mais apporte
une clarté inattendue, une forme de joie dénuée de fondement
dans cet univers glacé. Quasiment renversé par la voiture qui lui
enlève sa fille, partie étudier dans le Sud, blessé sans que les
occupants ne s'arrêtent, il continue à s'extasier de la grâce qu'on lui
a fait de lui passer dessus dans un si bel équipage, et pour aller
réussir dans les hauts lieux de la civilisation. Cet épisode cruel est
comme illuminé par la simplicité béate du personnage, au demeurant le
seul de tout le plateau qui ne soit pas un repoussoir – même s'il est
bien un peu naïf.
Le perdant bienheureux Foldal est, comme Lyngstrand (le jeune malade
sophistiqué de Fruen fra Havet),
l'une des créations les plus drôles et attachantes du théâtre d'Ibsen.
Borkman n'est donc pas, et de
très loin, le drame le plus complet ni le plus touchant d'Ibsen, mais
il apporte un angle différent, davantage centré sur le destin d'une famille après le
vieillissement des déchus.
4.
Dernières représentations
Représentations en octobre au Théâtre de Ménilmontant par la Compagnie du Tourtour (dirigée
depuis sa création en 1986 par Claudine
Gabay, qui signe également la mise en scène).
Les conditions n'étaient pas idéales : dix personnes dans la salle (je
n'exagère pas, j'ai compté, cela m'inclut) – dont le metteur en scène,
un retardataire et un dormeur.
Scéniquement non plus : ce n'est pas un problème de décor (il n'y en a
pas vraiment, seulement quelques meubles absolument pas typés), mais
plutôt de direction d'acteurs. L'exposition est réalisée sur un rythme
totalement égal, qui rend les questions mécaniques et exalte les
coutures de ce qui n'est déjà pas l'entrée en matière la plus fine
d'Ibsen. De même pour le trio d'accapareurs, scène suspendue digne d'un
opéra rossinien, où chaque personnage tient simultanément un discours
parfaitement idiosyncrasique.
Côté acteurs, les mérites étaient très disparates.
¶ Mme
Borkman => Martine Grinberg, doit l'état de la voix, très
ternie et abaissée, empêche toute variation expressive. Tonalité
adéquate à cette épouse et cette mère fort peu sensible, au demeurant.
Mais en l'absence de direction forte, la monotonie primait.
¶Ella Rentheim,
sa sœur jumelle => Julie Vion-Broussailles, dont l'intonation
trahissait régulièrement la récitation, ce qui n'est jamais plaisant.
¶ John
Gabriel Borkman => Jean-Louis Besnard. Rien que le visage
raconte tellement d'avanies, l'expression est fascinante à regarder,
quoi qu'il dise.
¶ Erhart,
fils de Borkman => Antoine Perez. Convaincu et allant, ces jeunes
premiers ne sont pas si faciles à camper pourtant.
¶ Vilhelm
Foldal, ami ruiné de Borkman => Michel Milkovitch. Son
fort accent slave (serbe ?) et sa voix ronde concourent au caractère
dérisoire du personnage avec bonheur : peut-être n'en irait-il pas
ainsi dans un autre rôle, mais la concomitance se révèle parfaitement
adéquate.
¶ La jeune
veuve Wilton => Julia Sauveur. Très impressionnante : voix
d'une fermeté remarquable, mais au grain de velours… Sa composition de
la jeune veuve très décidée, peut-être passionnée mais surtout d'une
grande conscience d'elle-même et de ses projets, est remarquable. C'est
bien le portrait qui ressort du texte, vis-à-vis d'un personnage qui a
peu l'occasion de laisser percevoir ses émotions, et qui mêle la
séduction un peu inquiétante d'une femme capable de priver une mère de
son fils à une apparence sociale un peu opaque, quelque part entre le
parfum de scandale qu'apporte la liberté d'une jeune veuve autonome et
la beauté naïve d'une jeune femme qui va découvrir le monde avec celui
qu'elle aime.
¶ La femme
de chambre et Frida Foldal => Outre que Pénélope Driant joue
très bien du violon (habilement intégré aux épisodes où il est question
de la jeune fille, qui a peu l'occasion de parle), ses compositions de
Bécassine belge, puis la pupille ingénue, font preuve d'une réelle
virtuosité en quelques mots – l'illusion est complète à chaque fois.
En somme, l'impression de petits moyens, pas forcément dérisoires
d'ailleurs, mais qui se justifient par le petit public… C'est un peu
dommage, il y a fort à parier que les ibsenomanes ont manqué l'annonce
d'une pièce rare – ou que ledit club contient trop de snobs, ce
qui serait mal.
--
Vous trouverez d'autres considérations en parcourant les autres entrées
consacrées à Ibsen (liens directs placés dans les listes en début de
notule). Un chapitre de CSS y
est même consacré (notules ayant pour sujet Ibsen), et l'on
peut retrouver toutes les allusions et jeux divers par ici.
1977. Nous sommes plutôt à l'orée de ces préoccupations autour de l'authenticité des œuvres jouées, de leur respect des conditions d'exécution d'époque, de leur congruence avec les désirs des auteurs (toutes choses pas forcément compatibles au demeurant). C'est la période où s'éveillent les baroqueux, où s'étend la renaissance de l'interprétation belcantiste, où l'on a définitivement abandonné (en dehors des opérettes et de quelques théâtres spécialisés) les représentations dans la langue du pays d'accueil.
Claudio Abbado propose alors à la Scala le projet ambitieux d'un Don Carlo de Verdi intégral en version scénique. Jusqu'à la fin des années 1980, la norme internationale était largement la version de Milan (1884, avec modifications et coupures sous la supervision de Verdi, la dernière version approuvée) : c'est-à-dire la version en quatre actes, sans ballet ni scène de masques, avec récriture des duos Carlo-Posa et Posa-Filippo, ainsi que de la fin. On jouait quelquefois la version de Modène (1886), qui restitue le premier acte (moins l'introduction des bûcherons), comme Giulini (à Covent Garden en 1958, à Rome en 1965, à Covent Garden en 1970…) ou Solti (dans le fameux studio Decca), et qui est de plus en plus présente au disque au fil des représentations et studios des années 90 (Levine, Haitink…).
La version en cinq actes, quoique peu commune, n'était donc pas une première en 1977… à ceci près qu'Abbado fait le choix de revenir à la version originale la plus complète. Pas la version originale en français (celle de 1866 avec toute la musique mais sans ballet ou celle de 1867 avec ballet et quelques coupures), mais la version italienne la plus ancienne, celle donnée en 1867 en italien à Londres, en 1871 à Naples… mais augmentée du ballet et de toutes les parties coupées à la création. Bref, pas exactement une version historiquement donnée, mais la plus complète possible, contenant toute la musique (sauf le ballet) écrite par Verdi (mais conservant les duos de Posa et le nouveau final, récrits après l'échec napolitain et publiés dans la partition milanaise, au lieu de rétablir les originaux, certes un peu moins aboutis).
On se retrouve donc avec l'introduction des bûcherons, l'échange des masques et la déploration sur la mort de Posa, ajoutés à la version italienne en cinq actes habituelle (celle de Modène 1886, pas approuvée officiellement). Pour les détails sur tous ces états de la partition, vous pouvez vous référer à cette notule qui essaie de lever les ambiguïtés sur le sujet (souvent entretenues par les exégètes verdiens, pas très passionnés par le sujet semble-t-il). Pour les versions réellement originales, il faut se tourner vers Matheson (tout y est, et très bien servi), Pappano (il manque les bûcherons et le ballet), Abbado chez DG (mais très figé, chanté par des non-francophones, sans les duos alternatifs et avec tous les suppléments rejetés en appendice) ; autrement dit, il faut se tourner vers Matheson.
2. Une mystérieuse disparition
De tout cela, il a déjà été question, et il n'y aurait pas d'intérêt à y revenir si ce n'était pour observer une imposante bizarrerie.
En 1977, les représentations remportent semble-t-il un vif succès et la télévision italienne souhaite en faire une vidéodiffusion. Je n'ai plus les détails sous la main (et ils importent peu, finalement, pour mon propos), mais le plus clair de la distribution, qui faisait alors les beaux jours de l'œuvre sur les plus grandes scènes (Freni, Carreras, Cappuccilli et Ghiaurov – peut-être ceux dont on a le plus de versions, à part le ténor), était déjà engagée pour un studio chez EMI, avec Karajan et Berlin (où Karajan avait choisi Baltsa en Eboli et Raimondi en Inquisiteur – respectivement Obraztsova et Nesterenko à Milan).
[La légende raconte que Karajan aurait refusé de déplacer les dates ou de laisser les chanteurs s'absenter pour la soirée supplémentaire destinée à la captation (je n'ai plus les documents, ni pris le temps de vérifier comme tout cela s'est passé, c'est à prendre comme le ragot que c'est) – le pouvait-il, avec des réservations de studio et des répétitions de conception très différente, un nouvel orchestre ? – si bien qu'on dut appeler en catastrophe des remplaçants pour la représentation filmée.]
Cela me paraît un peu étrange, tout ce monde au pied levé pour de véritables représentations scéniques à la Scala, mais peu importe : la série s'est terminée par une captation imprévue, où cinq des six rôles principaux furent changés. Margaret Price, Domingo, Bruson, Nesterenko remplaçaient les absents, Nesterenko étant lui-même remplacé en Inquisiteur par Roni.
Et là réside le mystère : alors qu'Abbado conserve la version achicomplète qui n'était pas familière aux chanteurs nouvellement arrivés, il opère une énorme coupure à l'acte I, que je n'ai jamais entendue ailleurs. Musicalement, c'est même une aberration, les accords ne suivent plus de logique harmonique et la mélodie semble débuter de nulle part – on sent bien l'hésitation de Domingo, pourtant un sacré solfégiste, et familier du rôle dès le début des années 70, pour trouver la bonne note, tellement la coupure est absurde.
Freni et Carreras à la fin de 1977, puis Domingo en 1978 : plus de quatre minutes d'un moment essentiel ont disparu. Et avec une couture très mal réalisée. Surtout que par la suite, ils ne font que s'émerveiller de leur amour, sur une musique sensiblement de même qualité ; on pouvait couper des sections ou des reprises sans abîmer le théâtre.
3. Pourquoi, mais pourquoi grand Dieu ?
Le rôle de cette mutilation demeure énigmatique.
Ce n'est pas une coupure militante comme dans les Gezeichneten de Nagano (où les jointures, bien faites, permettent de simplifier l'intrigue et de réduire le nombre de personnages – ça n'en reste pas moins abominable, mais c'est un choix raisonné) ; ce n'est pas non plus une coupure d'usage comme dans Elektra, qui permet de ne pas changer le matériel d'orchestre d'une œuvre fréquemment donnée (ça coûte cher, il faut passer du temps en répétition à les annoter à nouveau, etc.).
Non, ici on a sabré un moment donné dans toutes les versions qui contiennent le premier acte, et que les chanteurs ont déjà à leur répertoire… Pis, on supprime un des plus beaux moments (les bonds primesautier de Tebaldo, l'épisode du feu, l'émoi de la première rencontre, la déclaration à mots couverts…), dramatique comme musical, de l'opéra.
À l'inverse, les nouveautés (et même l'introduction des bûcherons, pourtant l'ajout le plus long et le seul de peu d'intérêt) sont conservées, alors que les chanteurs devaient les étudier en peu de temps.
Je suppose donc que, pour des raisons de durée de retransmission, Abbado a dû faire des choix et a voulu faire entendre avant tout ce qui était « neuf », quitte à couper dans ce qui ne l'était pas d'ordinaire. Le choix de l'acte I, moins souvent donné, permettait peut-être de le rendre plus discret.
En tout cas le collage est bien moche, laisse même le chanteur perplexe, et paraît extrêmement paradoxal au sein d'une version dont l'argument était précisément l'intégralité !
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Ce n'est pas si peu fréquent dans l'opéra italien, objet de divers bidouillages pour mettre en valeur les chanteurs qui priment en général sur la musique – on interrompt la musique pour laisser applaudir dans Puccini ou Cilea, on applaudit pendant la musique la plus intéressante, on supprime des répliques pour se ménager en vue d'un aigu qui n'est pas écrit (fin de Di quella pira, très souvent les ténors ne chantent pas avec le chœur, pour mieux préparer leur ut)… et j'attends toujours de trouver UN enregistrement officiel où le ténor chante la fin de Nessun dorma telle qu'elle est écrite (un si3 très bref, en double croche, avant le la3 final).
Intermède futile en attendant des considérations plus subtantielles sur les ressorts profonds des glottes ou la suite de la série passacaligère…
… une nouvelle remise des putti d'incarnat, sur le terrain abondant mais inhospitalier des concertos pour piano.
Principe
Le concerto est, de façon parfaitement explicite (au même titre que l'opéra seria), le lieu de la virtuosité, avant d'être celui de la musique. Mais autant le concerto pour violon peut s'échapper de la contrainte par des mélodies rêveuses et des atmosphères orchestrales prégnantes, autant celui pour piano, à cause même de la nature de l'instrument (harmonique) et de l'expression de sa virtuosité (en général du remplissage par gammes et arpèges), laisse moins de place à l'évocation… le piano s'impose dans le discours, et ne peut pas être un prétexte de second plan — cela arrive rarement en tout cas, et l'on voit bien pourquoi.
En conséquence, le concerto pour piano est un univers pas toujours très exaltant musicalement, sauf à aimer le piano comme d'autres aiment la glotte — et c'est pourquoi, depuis quelque temps déjà, j'ai soigneusement relevé le nom de ceux qui me paraissaient dignes d'être découverts ou réécoutés. Les voici pour vous.
Détail tiré de L'Audition du concerto, tableau allégorique de Lagrenée l'Aîné. Huile sur toile, 1766. Collection particulière.
Comme chaque année à cette période, il est temps de faire un petit bilan sur la saison passée – cette année exclusivement francilienne, mais pour autant loin de se limiter à Paris.
Vous pouvez retrouver les précédentes saisons, chacune disposant en commentaires de liens renvoyant vers des échos des soirées vues :
Indiqués par ordre chronologique, avec les liens qui renvoient vers les commentaires sur chacun :
1. Gluck – Alceste – Py, Minkowski (Garnier)
2. Janáček – Věc Makropulos – Warlikowski, Mälkki (Bastille)
3. Grabbe – Hannibal – Sobel (Gennevilliers)
4. Spontini – La Vestale – Lacascade, Rhorer (TCE)
5. Hahn – Prométhée, mélodies – L'Oiseleur des Longchamps (Temple du Luxembourg)
6. Koechlin – Les Chants de Nectaire – Leendert de Jonge (Tentes du Salon d'Automne)
7. Mozart – Così fan tutte – Toffolutti, Schønwandt (Garnier)
8. Mozart, Stravinski, Pintscher – Concerto pour piano n°20, L'Oiseau de feu, Chute d'étoiles – Ph. Jordan (Bastille)
9. Verdi – Aida – Py, Ph. Jordan (Bastille)
10. R. Strauss – Elektra – Carsen, Ph. Jordan (Bastille)
11. Corneille – Pompée – Jaques-Wajeman (Abbesses)
12. Lili Boulanger – Mélodies et chœurs – C. Dubois, Les Cris de Paris, Le Bozec (Amphi Bastille)
13. Gouvy, Ravel, Durosoir – Trios avec piano – Trio Hoboken (Invalides)
14. Corneille – Sophonisbe – Jaques-Wajeman (Abbesses)
15. Márquez, Aragão, Costa, Copland par l'Orchestre de Paris et Kristjan Järvi (Pleyel)
16. Poulenc – Chœurs profanes & sacrés – Les Éléments, Suhubiette (Oratoire du Louvre)
17. Goldoni – La Locandiera – Paquien (Théâtre de l'Atelier)
18. Schumann – Manfred – C. Bene, A. Bas, La Chambre Philharmonique, Krivine (Opéra-Comique)
19. Lambert, La Barre, d'Ambruis, Couperin et Charpentier – Airs de cour – Christie (Versailles)
20. Poulenc – Dialogues des Carmélites – Py, Philharmonia, Rhorer (TCE)
21. Mahler – Symphonie n°2 – Ph. Jordan (Bastille)
22. Tchaïkovski – La Belle au bois dormant – Petipa-Noureïev, Karoui (Bastille)
23. Hahn – La Colombe de Bouddha – L'Oiseleur des Longchamps (Temple du Luxembourg)
24. Britten – The Rape of Lucretia – Atelier Lyrique, Le Balcon, M. Pascal (Athénée)
25. Ibsen – Rosmersholm – Timmerman (Kremlin-Bicêtre)
26. Delibes – Lakmé – Les Siècles, F.-X. Roth (Opéra-Comique)
27. Brahms – Chœurs avec orchestre, Symphonie n°2 – Orchestre de Paris, Blomstedt (Pleyel)
28. R. Strauss, Schönberg – Danse des Sept Voiles, Don Juan, Pierrot Lunaire – Sukowa, OPRF, M. Franck (Pleyel)
29. Haydn, Mozart, Sibelius – Symphonie n°82, Concerto n°23, Symphonies 6 & 7 – Pressler, Orchestre de Paris, P. Järvi (Pleyel)
30. Pouchkine – Eugène Onéguine – Vakhtangov, Tuminas (MC93)
31. Ibsen – Vildanden (« Le Canard sauvage ») – Braunschweig (Colline)
32. Debussy – Pelléas et Mélisande – Braunschweig, Orchestre des Champs-Élysées, Langrée (Opéra-Comique)
33. Puccini – Le Villi & airs véristes – ONF, Carignani (TCE)
34. M. Gould, Rangström – Fall River Legend, Fröken Julie – Orchestre Colonne, Kessels (Garnier)
35. Gershwin-Ives-Antheil-Bernstein – Ouverture cubaine, Symphonie n°4, Suite de jazz, Danses symphoniques de West Side Story – Orchestre de Paris, Metzmacher (Pleyel)
36. Rameau – Castor & Pollux (version 1754) – Pichon (Opéra-Comique)
37. Rameau – Platée – Carsen, Christie (Opéra-Comique)
38. Hahn – La Carmélite – CNSM, Molénat (Maurice Fleuret)
39. Monteverdi – L'Orfeo – Mutel, d'Hérin (Massy)
40. Schubert – Die schöne Müllerin – Breslik, Katz (Amphi Bastille)
41. Sondheim – Into the Woods – Blakeley, OCP, Abell (Châtelet)
42. Landi – Airs profanes et sacrés – Šašková, Il Festino (Centre Culturel Tchèque)
43. Rossi, Carissimi, Charpentier, La Guerre, Campra, Charpentier, Couperin – Cantates sacrées, Motets et Sonates pour violon – CNSM, Conservatoire de Palerme (Istituto Italiano di Cultura)
44. Obikhod et chansons traditionnelles russes – Chœur de jeunes filles de Saint-Pétersbourg, Soutchkov (Saint-Louis-en-l'Île)
45. Mompou, Tippett, MacMillan, Connesson, Ingari – Œuvres chorales, Psaume 23 – CNSM (Maurice Fleuret)
46. Campra – Tancrède – Tavernier, Les Temps Présents, Schneebeli (Versailles)
47. Tchekhov – Tри сестры (« Trois sœurs »), en russe – Maly Drama, Dodin (MC93)
48. Classe de lied & mélodie de Jeff Cohen : Marianne Croux, Enguerrand de Hys (Maurice Fleuret)
49. Classe de lied & mélodie de Jeff Cohen : Marthe Davost, Marina Ruiz (Salle d'orgue du CNSM)
50. Schiller – Kabale und Liebe, en russe – Maly Drama, Dodin (MC93)
51. Lecocq – Ali-Baba – Arnaud Meunier, Opéra de Rouen, J.-P. Haeck (Opéra-Comique)
52. Martinů, Kaprálová, Poulenc – Mélodies tchèques et extraits des Banalités – Dagmar Šašková, Vendula Urbanová (Centre Culturel Tchèque)
53. Chopin – L'intégrale des mélodies, dans une nouvelle traduction – L'Oiseleur des Longchamps, Humeau (Temple du Luxembourg)
54. Maeterlinck – Aglavaine et Sélysette – Pauthe (Colline)
55. Bizet, Ravel – Symphonie en ut, Daphnis et Chloé – Balanchine, Millepied, Ph. Jordan (Bastille)
56. Sophocle – Antigone (en grec moderne) – Triantaphylli (Grande salle de l'UNESCO)
57. Œuvres chorales du monde entier – Premier programme de l'ensemble Mångata, avec la partition de Claire Besson (Notre-Dame de Bon Secours)
58. Mendelssohn, Bruckner – Motets – Maîtrise de Notre-Dame de Paris, Chœur de l'Orchestre de Paris, Sow (Notre-Dame de Paris)
B. Commentaires manquants
On pourrait commencer par les spectacles qu'on n'a pas pu voir, pour diverses raisons : Danaïdes de Salieri, Kunqu, Christus am Ölberge de Beethoven avec Toby Spence, Wyschnegradsky, Kabuki, Octuor à vent de Florent Schmitt, les deux concerts Dupont à Pleyel et à l'Amphi Bastille, le concert belcantiste de Diamantine Zirah, Hernani avec mon chouchou Bruno Raffaelli (en Silva), La Chute d'après Camus au Théâtre Darius Milhaud, Pan Tadeuszen biélorusse...
Et puis il y a les quelques spectacles qui n'ont pas été commentés ci-dessus... certains parce que leur richesse programmatique et leur intensité émotionnelle les rend difficiles à présenter.
¶ Les deux concerts de Šašková (42 & 52), fulgurants, avec cette voix toujours focalisée, ce timbre si familier, cette expression raffinée... l'artiste de l'année, comme à chaque fois que je l'entends. En plus, le programme tchèque était d'une originalité et d'une beauté assez suffocantes.
¶ Le concert dédié à l'Obikhod (44), mêlant différentes strates traditionnelles, compositeurs établis, compositeurs de musique sacrée récents, d'une densité spirituelle assez remarquable, et servie par de très jeunes filles (probablement même pas majeures) aux voix accomplies, avec notamment un pupitre grave étonnant.
¶ Les deux concerts de la classe de Jeff Cohen (48 & 49) étaient très intéressants. Pas convaincu (pour diverses raisons) par Marianne Croux, qui m'a semblé peu adaptée à ce répertoire, mais Marthe Davost offrait une maîtrise délicate du genre, et surtout Enguerrand de Hys et Marina Ruiz, tous deux manifestant des qualités hors du commun, certes adaptées au lied, mais qui, si elles sont disciplinées (pour elle, car lui c'est déjà fait) pourront les emmener loin. Parmi des accompagnateurs tous dignes d'éloges se distinguait en particulier Bianca Chillemi, d'une facilité et d'une musicalité assez hors du commun.
¶ Je n'ai pas eu très envie de commenter Ali-Baba de Lecocq, tout simplement parce que ce spectacle transmet du bonheur : habilement et facétieusement transposé, sans longueurs, belle veine mélodique, équilibre dramatique plaisant, d'une écriture musicale toujours plaisante, jamais superficielle... Il n'y a pas forcément beaucoup à en dire (sauf que c'était en plus superbement chanté et très bien interprété sur scène) sur le plan de l'érudition : c'était simplement un excellent moment, à saisir à pleines mains. J'ai vu qu'on trouvait en ligne la bande radio de la RTF (et peut-être aussi la captation de France Mu), n'hésitez pas à jeter une oreille au chœur de présentation des Quarante Voleurs, très savoureux.
¶ C'est un peu l'inverse pour Aglavaine et Sélysette de Maeterlinck : je me le réserve pour en parler un peu longuement, car l'œuvre aussi bien que les choix d'interprétation, ont beaucoup d'aspects qui méritent considération. Une notule est donc à venir. C'est quand même l'une des rares œuvres du répertoire où l'on puisse être simultanément hilare d'incrédulité et assez séduit, voire ému, par ce qui se passe sur scène.
¶ Enfin, dernier spectacle de la saison si je ne parviens à voir ni Hernani ni Psyché de Franck, les motets de Mendelssohn (pas très bien choisis) et de Bruckner (les plus beaux) par la Maîtrise de Notre-Dame et le Chœur de l'Orchestre de Paris, sous la direction de leur chef commun Lionel Sow.
Bruckner suprêmement interprétés, mais dans un contexte peu favorable l'acoustique de Notre-Dame est peu physique, et reste à l'état de sons un peu lointains (sans être flous, cela dit : ce n'est pas Saint-Sulpice non plus). Et, surtout, l'atmosphère de la Fête de la Musique était vraiment peu propice à ce type d'émotion extatique : gens qui circulent en permanence, se plantent debout au milieu en disputant ceux qui leur font discrètement signe, maniaques des photos avec des bruits permanents d'obturation pendant les ppppp...
Franchement, j'ai trouvé moins difficile de s'imprégner de flûte solo sur les Champs-Élysées, c'est dire.
C. Statistiques : lieux fréquentés
(La mention en gras signifie qu'il s'agissait d'une premier visite comme auditeur. Pour 58 dates, 28 lieux, dont 11 nouveaux. Ce n'est pas si mal, considérant qu'il s'agit d'une cinquième saison dans la région.)
Opéra Bastille IIIII II
Salle Favart IIIII I
Salle Pleyel IIIII Total salles CNSM IIIII
Palais Garnier III
Théâtre des Champs-Élysées III MC93, Maison de la Culture de Bobigny III
Temple du Luxembourg III Espace Maurice Fleuret (CNSM) III
Opéra Royal de Versailles II
Amphithéâtre Bastille II
Théâtre de la Colline II
Théâtre des Abbesses II Salle Janáček (Centre Culturel Tchèque) II
Châtelet I
Athénée I
Opéra de Massy I
Théâtre de Gennevilliers I
Oratoire du Louvre I
Grand Salon des Invalides I Centre André Malraux du Kremlin-Bicêtre I Théâtre de l'Atelier I Salle d'orgue (CNSM) I Saint-Louis-en-L'Île I Hôtel Galliffet (Istituto Italiano di Cultura di Parigi) I Notre-Dame de Bon Secours I Tentes du Salon d'Automne I Grande salle de l'UNESCO I Notre-Dame de Paris I
Toujours une nette prédominance de l'Opéra de Paris, de l'Opéra-Comique, de Pleyel — normal, les concerts les plus ambitieux ont généralement lieu là, en assez grande quantité. De surcroît, les programmes musicaux très motivants des ballets, cette saison, ont gonflé les scores de l'ONP.
Parmi les changements importants, la disparition totale de la Cité de la Musique (cinq dates l'an passé !) — la faute à des programmes trop disparates, et à l'absence de beaux programmes de lied. Seulement deux concerts à Versailles, parce que, sans mentionner la distance, je ne goûte pas vraiment l'acoustique de l'Opéra Royal ; cela va changer la saison prochaine, vu la richesse et l'audace hallucinantes de la programmation. Cinq dates sont prévues (Les Boréades, Glaucus de Leclair, Cinq-Mars de Gounod, Don Quichotte de Boismortier, Uthal de Méhul !).
Et au contraire l'apparition en force de la MC93 grâce à des programmes linguistiquement audacieux (une épopée russe adaptée en russe, un pièce russe jouée en russe, une pièce allemande jouée en russe, une épopée polonaise adaptée en biélorusse !), ainsi que la part fortement croissante des programmations très motivantes du CNSM, en divers lieux.
Et, comme d'habitude, plusieurs lieux plus ou moins insolites.
La saison prochaine, à part l'Opéra-Comique, Pleyel et la Philharmonie, ce sera le pouvoir à Versailles et aux petites salles : deux à quatre dates à l'Opéra de Paris, deux à quatre dates à la Maison de la Radio, une à deux dates au TCE, une seule date à la Cité de la Musique, peu de choses prévues au Châtelet.
De même que pour le belcanto, ce n'est pas tous les jours qu'on voit le ballet classique associé avec la musique. Le désintérêt du public traditionnel et des chorégraphes est d'ailleurs particulièrement remarquable : applaudissements pendant la musique lors des grands solos dans les œuvres célèbres, applaudissements pour les décors, musique bidouillée, ignorée ou pis, constituée d'arrangements hétéroclites de qualité exécrable, généralement sans portée dramatique ou psychologique. Il suffit de lire les ouvrages, sites ou revues consacrés à la danse : on nomme le compositeur, éventuellement assorti d'un adjectif, et tout le reste dévolu à la chorégraphie, et particulièrement aux interprètes. Un peu comme pour les voix lorsqu'on monte Anna Bolena de Donizetti.
Pour le diptyque américano-suédois donné en ce moment au Palais Garnier, il en va autrement pour la musique, mais la tradition demeure : jusque dans le magazine de l'Opéra, En scène, quatre pages solidement documentées sur les chorégraphes. À peu près rien sur les compositeurs (à part que Morton Gould est américain...).
Comme souvent, et malgré la distribution luxueuse (Aurélie Dupont et Nicolas Le Riche dans Fröken Julie), je ne suis pas vraiment touché par ces chorégraphies très formelles, avec leurs numéros attendus comme dans l'opéra seria, leurs mouvements pauvrement en relation avec l'argument ; par-dessus tout, la danse n'atteint pas le degré de précision expressive des mots, même en comparaison d'un livret médiocre. C'est finalement dans le registre comique que je la trouve la plus puissante ; ou alors en lien avec une intrigue dramatique développée, au théâtre par exemple.
Ces œuvres sont pourtant présentées comme des tentatives, au milieu de XXe siècle, de faire évoluer le modèle ; c'est possiblement vrai pour les pays nordiques et l'Amérique, beaucoup moins évident si l'on considère ce qui se créait à Paris depuis quelques décennies... Même si la pantomime prend largement le pas sur le caractère ornemental des ballets romantiques traditionnels, River Fall Legend et Fröken Julie demeurent issus du même patron, et en conservent les invariants essentiels.
C'est donc essentiellement l'attrait de la musique qui m'a conduit à l'Opéra pour ces ballets de Cullberg et de Mille.
2. Ture Rangström et le postromantisme suédois
Ture Rangström (1884-1947) n'est à peu près jamais joué en France, mais était considéré comme un compositeur de premier plan en Suède, et correctement documenté par le disque : intégrale des symphonies (merci CPO), Symphonie n°4 chez Caprice, des mélodies avec Birgitta Svendén et Håkan Hagegård chez Musica Sveciæ, les lieder avec orchestre Häxorna chez Phono Suecia, de la musique de chambre chez CPO... et des extraits de Fröken Julie (plus quelques pièces pour piano) chez Swedish Society Discofil.
On le voit, c'est avant tour une célébrité locale, même si la distribution facilitée des disques, aujourd'hui (et par-dessus tout le travail de CPO), rend son legs assez accessible.
Adoubé par Sibelius tôt dans sa carrière, il appartient clairement à une veine postromantique assez traditionnelle. Ses spécificités s'entendent surtout dans la musique de chambre, où il parvient à transmettre les mêmes atmosphères nordiques évocatrices que d'autres à l'orchestre, alors que ce genre est d'ordinaire plus formel et abstrait.
Ce n'était en revanche pas un très grand orchestrateur, et ses œuvres symphoniques montrent un musicien traditionnel, voire germanisé (on entend facilement, dans son corpus orchestral, qu'il s'est perfectionné auprès de Pfitzner).
Moins novateur qu'Alfvén, moins original qu'Atterberg, moins séduisant que Stenhammar, il mérite tout de même l'écoute (beaucoup plus intéressant que Peterson-Berger, par exemple).
Pour écouter le meilleur de Rangström, outre la musique de chambre, il faut se tourner vers son intense cycle de lieder orchestraux Häxorna (« Les Sorcières »), ou bien vers son ballet Fröken Julie – dont seule une douzaine de minutes a été publiée au disque, très prometteuse, libérée du formalisme et élégamment volubile, riche en atmosphère et en couleurs.
Nicolas Le Riche en Jean.
3. Le mystère Grossman
Premier mystère : le programme de salle (ainsi que d'autres sources) créditent Hans Grossman pour les « arrangements musicaux » et l'« orchestration ». La chose est très fréquente au ballet, lorsqu'on adapte un compositeur célèbre – les œuvres pour piano de Rangström seraient-elles à ce point des hits qu'on les orchestre pour faire venir le public, comme du Chopin ou du Tchaïkovski ?
Cela ne se peut de toute façon, puisque la commande avait été passée à Rangström au faîte de sa gloire par Cullberg, il ne s'agit absolument pas d'un emprunt, mais bien d'une composition originale.
Se pose alors la question : Rangström, même si ce n'était pas son point fort, était totalement compétent pour orchestrer sa partition, vraisemblablement plus que n'importe quel arrangeur postérieur.
Je n'ai pas réussi à trouver le fin mot de l'histoire : l'orchestration est la même entre les extraits gravés au disque par Stig Westerberg et les versions scéniques dont le disque est manifestement tiré ; et Grossman reste crédité dans les deux cas. Existe-t-il une partition originale ? Rangström a-t-il été adapté (trop audacieux ?) ou aidé (pas le temps, pas intéressé, fatigué, etc.) ? Je ne parviens pas à trouver d'éléments précis sur la genèse de la composition ou sur les interventions postérieures... puisque, comme précisé plus haut, toute la littérature spécialisée ne parle que du ballet.
Il y a peut-être une biographie de Rangström en suédois, mais ça fait un gros investissement en temps pour une petite notule.
Quoi qu'il en soit, le résultat ressemble assez à l'orchestre de Rangström, très correctement fait, à défaut d'être particulièrement personnel, audacieux ou chatoyant. Un joli effet de carillon notamment (célesta doublé de pizzicati).
Extrait du grand pas de deux sur la musique de Rangström – pas le meilleur moment musical, au demeurant.
4. Fröken Julie de Ture Rangström (1950)
Cette Mademoiselle Julie de Rangström accole à un postromantisme évident quelques touches de folklorisme nordique. Les effets n'en sont pas particulièrement profonds : un lyrisme agréable parcouru d'esquisses de danse populaire, un beau carillon pour célesta et pizzicati, beaucoup de jolies marches harmoniques – c'est-à-dire un motif répété en remontant la gamme, comme les marches d'un escalier.
En plus d'un point, la partition évoque les harmonies et les élans lyrique de Bernard Herrmann (particulièrement celui de Vertigo et Marnie), et jusqu'à ces sortes de claxons de bois qu'on entend en 1958 dans la filature de San Francisco. Des cordes qui chantent des thèmes très mélodiques mais un peu insaisissables, d'une mélancolie presque dépourvue d'espoir.
L'ensemble n'est pas dépourvu de charme, mais en salle, on est aussi frappé par la répétition des mêmes thèmes et formules, si bien que l'émerveillement laisse un peu trop la place à l'habitude. La douzaine de minutes d'extraits sur le disque Westerberg fait en définitive meilleure impression que l'intégralité, belle, mais qui ne se renouvelle pas beaucoup.
5. Fröken Julie, une chorégraphie de Birgit Cullberg
Pour les besoins de la scène, l'intrigue de Strindberg, une longue suite de va-et-vient ondoyants et d'incertitude psychologique, devait être simplifiée, à bon droit – la pantomime ne pouvant rendre leurs nuances. Aussi, les séquences sont beaucoup plus nettement délimitées, et les hésitations des personnages se lisent surtout dans le grands pas de deux de la cuisine, où Julie émoustille, badine et repousse tour à tour Jean.
La réduction très économe de l'intrigue fonctionne assez bien, même si la scène de champs, absolument absente de la pièce (en huis clos, avec peu de personnages et aucun accès extérieur), sortie tout droit du ballet de la première moitié du XIXe, est assez étrange. De même, la fin est simplifiée et romantisée : Julie conduit le bras de Jean pour lui percer le cœur (par un étrange poignard anachronique), au lieu de la sortie calme et énigmatique qui laisse présager un suicide. La sonnette finale est d'ailleurs tout à fait inintelligible sans avoir lu la pièce.
D'une manière générale, le personnage de Jean est présenté de façon beaucoup plus sympathique et innocent, plutôt le jouet de Julie, sans son pouvoir dominateur et son investissement distant – d'un charisme plutôt terrifiant dans la pièce. De même, la silhouette implacable du père, présent seulement par ses bottes chez Strindberg, s'incarne dans un personnage de caractère plutôt amusant.
Tous ces choix contrastent avec certaines poses particulièrement provocantes chez Julie.
On peut trouver la schématisation de l'intrigue déplaisante, mais elle était nécessaire, et dans la perspective choisie d'une relecture romantique, elle conserve quelques points forts :
des personnages très fortement caractérisés visuellement : prétendant, valet et maîtresse évoluent dans des grammaires chorégraphiques distinctes ;
le ballet des Illustres, sur un principe simple (dans le rêve de Julie, les ancêtres sortent des tableaux et entament une sorte de Sabbat), a beaucoup de charme et d'allure. Totalement étranger à l'atmosphère réaliste et désespérée de l'original, mais réussi en soi, dans un environnement qui n'a de toute façon plus beaucoup de points commun en dehors d'une vague trame.
6. Fall River Legend de Morton Gould (1948)
À l'inverse, la bonne surprise émane du ballet de Morton Gould (également un grand chef) – lui aussi plutôt bien servi au disque, et bénéficiant de plusieurs version intégrales de Fall River Legend. Une musique américaine en diable, mais au sens des meilleurs représentants de la tendance (Ives, Copland, Virgil Thomson, Randall Thompson, Diamond...) : rien de facile ou de kitsch, malgré une grande profusion de couleurs vives.
La partition en elle-même est très variée, alternant les fanfares, les thèmes folkloriques, les petites danses (et même une valse !) avec des moments plus acérés – même si globalement, malgré l'histoire (le fait divers d'une jeune fille qui assassine sa famille à la hache), la musique demeure de la musique de danse, très peu dramatique. Les numéros s'y succèdent avec urgence, mais sans jamais s'articuler explicitement avec ce qui se déroule sur scène.
Le fait le plus étonnant est que le résultat paraît consonant à cause des carrures dansantes et des mélodies très réelles et accessibles... tandis que le spectre harmonique est d'une grande richesse. Des bluettes folkloriques sur un accompagnement saturé, cela existe, mais Gould parvient à combiner les plaisirs des deux sans qu'ils semblent se contredire : le primesautier et le savant s'entrelacent avec une rare finesse.
7. Fall River Legend, une chorégraphie d'Agnes de Mille (1948)
Ce titre incongru qui tombe si bien en français (avec toute la distinction de l'état sauvage, opposé à ce grenier où se recrée l'artifice de la nature) est l'exact équivalent du titre bokmål : Vildanden — « vild- » (sauvage), « -and- » (canard), « -en » (article défini).
1. Une pièce d'Ibsen...
Écrite en pleine maturité, entre Un ennemi du peuple et La Maison Rosmer, on y retrouve les habituels invariants d'Ibsen, avec le processus de dévoilement inévitable en guise d'intrigue, qui finit par assigner à chacun son identité authentique, mais provoque aussi l'effondrement de toute la cellule familiale, voire de la société tout entière. La question du sacrifice, et même de son caractère désirable et joyeux (le mot est martelé à la fin de Rosmersholm), en guise d'expiation, est aussi au centre des enjeux.
La révélation finale du sacrifice, avant le dénouement – dans l'édition originale de 1885.
En cela, Le canard sauvage a beaucoup de points communs avec Brand : choix délibéré du chemin le plus difficile et le plus destructeur, sacrifice de l'enfant, vengeance de la nature (sans raison explicite). Écho inversé, car ce qui était (peut-être) exalté dans Brand, et qui paraît sublime dans la plupart des pièces d'Ibsen est ici tourné en dérision (dans un sarcasme glaçant). Le doute vertigineux sur la paternité, en revanche, est plutôt celui des Prétendants à la Couronne (qui semble moins prisé des metteurs en scène du fait de son historicité, mais qu'il faut vraiment songer à créer en France !), rendant l'univers entier alternativement exemplaire et d'une injustice qui oblitère jusqu'à la possibilité de l'existence de Dieu, dans une oscillation de la morale proprement quantique.
Par ailleurs, son personnage féminin principal, coupable d'une faute largement balancée par son dévouement conjugal, mais calme et impavide face aux reproches d'un mari, noue une forme parenté avec Nora de la Maison de poupée.
2. ... à front renversé
Si l'intrigue partage les mêmes fondements que la plupart des autres pièces d'Ibsen, elle présente toutefois plusieurs contradictions qui la rendent singulière.
Le sujet de la révélation est prévisible (dans Solness, le point d'arrivée est prédictible, mais pas nécessairement la forme et la nature des dévoilements), si bien qu'Ibsen l'effectue hors scène, entre les actes III et IV – alors que sa dramaturgie culmine généralement dans les instants qui suivent ces épiphanies.
Il faut dire que tout annonce le dénouement ; l'exposition, à défaut de montrer immédiatement les personnages les plus présents, aborde immédiatement le cœur du problème et de la « mission morale ».
Car, ici, la révélation n'est pas dictée par des événements, mais par la volonté d'une personne seule, qui prend le parti de faire voir la cruelle vérité à son ami, contre son gré. Aussi, le propos du dramaturge, qui paraît ailleurs séduit, comme les écrivains romantiques, par le choix de la destruction, semble cette fois assez sévère sur le dévoilement, en lui opposant le mensonge nécessaire à la vie, et une réalité tellement plus absurde et insensée que le mensonge.
L'idéaliste solitaire et sa victime sont même ouvertement tournés en ridicule (le public plus qu'à l'accoutumée, en effet la distanciation est patente), en particulier le père de famille scandalisé mais velléitaire, tranquillement infantilisé par sa femme à coups de propositions de petit déjeuner et d'aide ménagère, renonçant finalement à sa colère par flemme de faire ses valises.
Le cadre varie lui aussi : pour une fois, le lieu n'est pas relié à la nature (même lorsque les intrigues se passent en ville, les personnages vont et viennent, notamment par la mer, comme dans Samfundets Støtter et bien sûr Fruen fra havet), qui réapparaît à travers l'étrange récurrence de la phrase du vieil Ekdal : « Skogen hævner » (Elle se venge, la forêt). L'allégorie du canard sauvage – on pourrait dire du canard boiteux, puisque c'est de cela qu'il s'agit – appliquable tantôt au mari englué dans son univers de mensonge, tantôt à son épouse dissimulatrice, tantôt à l'enfant peut-être illégitime, relie ainsi la logique interne de l'intrigue à une forme de punition supérieure : ce mensonge destructeur est le reflet de la vie artificieuse de ces citadins qui croient retrouver la nature dans leur grenier. Et tôt ou tard, la forêt se venge.
La forêt comme substitut de la vérité... Mêlé à certaines répliques anodines, on croirait réellement se retrouver chez Maeterlinck.
Étrangement, cette pièce aux rouages dramaturgiques sommaires est l'une des mieux écrites d'Ibsen, où les finesses et les allusions abondent, où la dissection maladive des micro-expressions des interlocuteurs annonce quasiment les angoisses méta-verbales de Sarraute. Elle n'est pas la plus forte émotionnellement, mais sa langue y est moins banale : sans être plus sophistiquée, elle ménage quantité de subtilités très plaisantes – inférieure dans la macrostructure, supérieure dans le détail.
3. Sur la Colline
Peut-être grâce à la substance même délivrée par Ibsen, la traduction d'Éloi Recoing me paraît plus réussie qu'à l'accoutumée, et sonne parfaitement en français, comme si elle venait d'être écrite – sans s'éloigner pour autant de la lettre et de l'esprit de l'original.
Le mot est un équivalent chic (snob ?) de « rythme », inventé au XIXe – première occurrence dans Musikalische Dynamik und Agogik de Hugo Riemann, en 1884. Il permet néanmoins d'introduire une nuance (qui existait, mais qui se formulait par périphrases), puisque l'agogique désigne plus exactement la réalisation du rythme écrit, avec toutes ses modifications plus ou moins imperceptibles : irrégularités, déformations, césures...
L'agogique n'est pas tout à fait l'équivalent du rubato, qui est davantage lié à des genres spécifiques (en particulier pour le style belcantiste, à commencer par le piano de Chopin qui lui doit beaucoup), et qui cherche généralement à exalter la mélodie dans une logique cadentielle : le rubato laisse le soliste prendre son temps, il ne désigne que la dimension temporelle des phrasés, et non tous les paramètres de lié / détaché, ni l'accompagnement.
L'agogique est le domaine réservé de l'interprète, qui fait (de pair avec l'étagement des nuances) toute la différence entre un fichier MIDI et une exécution humaine. C'est bien cet aspect qui suscite (sinon autorise) la fascination et l'adulation pour les grands interprètes, parce qu'ils actualisent la partition, lui font prendre vie sous une forme qui reste unique.
Les moins vains d'entre nous pourront remplacer le mot par articulation, qui a le double avantage d'être intelligible par tous et de dire plus ou moins la même chose sans recourir à un néologisme issu du postromantisme teuton (comme si ces gens savaient faire de la musique !).
Jusqu'à récemment, donc, je n'étais pas très friand de ce mot, joli mais un peu inutile, coquet ornement des sachants.
Jusqu'à ce que sa nuance la plus exacte m'apparaisse en une glorieuse épiphanie. Que je me fais un devoir de partager avec vous.
2. La preuve par l'exemple
Le rythme du dernier mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler peut paraître suspendu, mouvant, instable. C'est lié à des changements de tempi usuels (et tout à fait explicites sur la partition) chez Mahler, et éventuellement, selon les chefs, à des accélérations, ralentissements... mais en y regardant de près, c'est surtout l'articulation des phrases et la déformation de la mesure qui sont en cause.
On est donc dans le domaine du rubato (littéralement « [temps] dérobé ») le plus littéral : les temps faibles vont être en certains endroits allongés, et certaines mesures vont donc devenir plus longues que d'autres, sans que le tempo en soit affecté. Des bouts de temps sont ajoutés, tout simplement. Mais pas du rubato belcantiste pour mettre en valeur une ligne mélodique ; il s'agit plutôt d'accentuer l'effet d'un élément de phrasé.
Pour vous en rendre compte, le plus simple est sans doute d'essayer de battre la mesure. Si vous n'êtes pas familier de l'exercice : comme le tempo est très lent (et que le geste perd alors en précision), vous pouvez faire un battement par croche, donc huit battements par mesure. Les temps forts sont sur la première et la troisième noire. Pour ne pas se perdre, le plus simple est de battre comme suit (à la croche, vous ferez donc deux fois ces gestes dans une mesure) :
Et vous pourrez le constater par vous-même :
Effet particulièrement audible dans la version de Seiji Ozawa avec l'Orchestre Symphonique de Boston (par ailleurs l'une des plus belles à mon sens, et que j'écoute le plus avec Rögner, Salonen et Litton). Ici, le commencement du premier mouvement, mais le principe se reproduit jusqu'à la fin.
Dans les endroits encadrés, en plus des ralentissements et accélérations (voir en particulier les trois premières mesures, très fluctuantes) le chef suspend légèrement le temps (jusqu'à quasiment la durée d'une croche dans le cas encadré en rouge).
Dans les cas en mauve, ce n'est même pas une respiration, mais réellement un allongement de la durée écrite, qui donne plus de poids au temps fort qui suit et renforce le sentiment d'attente – tout ce mouvement est fondé sur une progression de tensions en tuilages, jamais complètement résolues jusqu'à la fin, vingt minutes après.
Cela ne se produit donc pas systématiquement lorsque le compositeur a indiqué une rupture de phrasé : on trouve aussi bien des indications de legato que de détaché dans ces cas. Il s'agit vraiment d'une technique de direction pour mettre en valeur la progression doucement tendue du tempo lent et l'harmonie jamais résolue.
Version en italien et en quatre actes (voir ici la nomenclature des très nombreuses versions possibles : Paris 1866, Paris 1867, Londres 1867, post-Naples 1871, Milan 1884, Modène 1886... et beaucoup d'arrangements entre elles pour les enregistrements commerciaux).
Pas de compte-rendu, mais quelques remarques :
=> Qu'est-ce que c'est mal orchestré. Je n'avais jamais testé Don Carlo en salle, mais on ne peut pas dire que Meyerbeer et Wagner aient été digérés... Les doublures éléphantesques partout...
En revanche, le dernier acte sonne très bien : plus récitatif, plus inventif à l'orchestre, de très nombreuses modulations expressives, des lignes mélodiques plus surprenantes... le grand air d'Elisabeth est clairement un de ces airs cursifs, interrompus de récitatifs, typique du grand opéra à la française, tandis que le grand duo qui suit évoque l'écriture du Wagner de Lohengrin (en bien mieux, naturellement).
Ont lieu (entrée libre) les épreuves et le concert des lauréats du IXe Concours International de Musique de Chambre de Lyon (consacré cette année au lied et à la mélodie), du 22 au 28 avril, où l'on entendra notamment Brahms, Dubois, Gounod, Massenet, Paladilhe, Schubert, Schumann, Wolf, Ravel Debussy, Poulenc, Fauré, Satie, Bacri, Britten, Liszt, Strauss, Boulanger, Schubert, Falla... !
J'en avais un peu plus précisément touché un mot en début de saison.
A Paris :
Théâtre
Troilus & Cressida se poursuit à la Comédie-Française.
De même pour le Songe d'une Nuit d'été au Théâtre de la Porte Saint-Martin, et pour Occupe-toi d'Amélie au théâtre de la Michodière.
Pour faire bonne mesure, la MC93 de Bobigny propose une version psychédélique de The Tempest avec la musique de scène de Purcell (manifestement remixée façon « musiques amplifiées ») - le tout en portugais, sinon ce ne serait pas drôle.
Plus sérieux, Les Amandiers de Nanterre mettent en valeur le patrimoine rare de deux grands auteurs dramatiques : Goethe avec Torquato Tasso (une oeuvre pas extraordinaire cela dit, qui paraît assez conventionnelle et mesurée aujourd'hui, dans le registre artiste sensible et maudit), Ibsen avec Les Revenants.
Enfin, La Colline joue aussi Ibsen, avec Solness le Constructeur par Braunschweig, la gourmandise théâtrale de l'année !
Musique
(En gras, les dates personnellement prévues. Attention, les autographes ne sont jamais signés avant le concert.)
3 avril - Opéra-Comique - Falvetti, Il Diluvio Universale. Comme les oeuvres de Legrenzi, le Déluge est témoin de la mutation esthétique entre la déclamation sèche de la naissance de l'opéra et la vocalisation abstraite de l'opera seria du XVIIIe siècle. Un âge d'or dans l'opéra italien, à la fois raffiné musicalement et généreux vocalement, qu'on ne retrouvera pas avant Verdi - et qui ne sera pas à nouveau généralisé avant la génération Catalani-Leoncavallo-Mascagni-Puccini.
5 avril - Théâtre de Saint-Maur - Wieland Kuijken en solo
5 avril - Salle Pleyel - Sibelius, Symphonie n°2 par Mikko Franck et le Philharmonique de Radio-France
6 avril - Cité de la Musique (14h30) - Variations Goldberg par Blandine Rannou. Lecture très étrange (et abondamment ornementé), assez fascinante.
6 avril - Cité de la Musique - Bach, Motets & Cantates célèbres par Gardiner. Répétition générale publique dès 18h30.
Plutôt qu'un planning forcément personnel, une sélection d'événements intéressants qui auront peut-être échappé à votre vigilance.
Baroque instrumental
Une soirée autour des canons, chaconnes et ostinati européens (XVIIe anglais, allemand et espagnol) par Capriccio Stravagante (Skip Sempé). Pas forcément une musique qui m'exalte personnellement, mais assurément original et stimulant ! A la Cité de la Musique.
Opéra français
La Favorite de Donizetti est donnée en version scénique au Théâtre des Champs-Elysées, dans sa version originale française qui prévaut désormais. L'oeuvre n'est pas si fréquente sur scène, mais elle est l'une des plus belles réussites du compositeur. Pas du niveau jouissif de L'Elisir d'amore ni au degré d'originalité d'Il Diluvio universale, mais très équilibrée, beaucoup plus allante qu'à l'accoutumée. C'est que Donizetti prend ici, comme pour les Martyrs, le modèle du grand opéra à la française (de même pour Dom Sébastien, mais l'inspiration m'y paraît très courte). On n'y trouve certes pas la même place au récitatif et à la continuité dramatique que chez les maîtres Meyerbeer et Halévy, mais les « numéros », quoique encore très audiblement présents, se trouvent bien mieux intégrés dans le flux dramatique. Musicalement aussi, Donizetti a fait beaucoup plus d'efforts pour éviter les longs aplats d'accords débouchant sur les éternels enchaînements harmoniques rudimentaires.
Sans être la meilleure de son genre, La Favorite témoigne, comme les opéras français de Verdi, non seulement d'une belle adaptation à un autres cahier des charges que celui du seria romantique, mais aussi d'une belle réussite autonome.
Bref, vous qui redoutez l'indigence du belcanto romantique, rassérénez-vous. Elle est présentée en version scénique au Théâtre des Champs-Elysées sur plusieurs dates au début du mois. Distribution prometteuse, en particulier depuis le remplacement de Celso Albelo par Marc Laho (de loin un des meilleurs ténors actuels de ces répertoires romantiques français et italiens, à mettre aux côtés de Gregory Kunde - émission franche et diction radieuse) - pour les plus glottophiles d'entre nous, il assure de très insolents suraigus lorsque nécessaire. Alice Coote mâchonne (et mâchonnera) en français, mais cela change toujours de Béatrice Uria-Monzon. Ludovic Tézier et Carlo Colombara (remplaçant Giacomo Prestia) ont déjà fait leurs preuves dans ce répertoire (Colombara a déjà fait ce rôle au disque avec Viotti, Kasarova et Vargas), avec un beau français et une qualité de timbre et de ligne particulièrement remarquable.
Très attirant si vous aimez l'opéra romantique français et ne redoutez pas trop l'écriture « à numéros » (qui reste ici assez raisonnablement flexible).
Il y a bien sûr aussi Les Pêcheurs de Perles de Bizet, bijou qui semble un peu revenu en grâce, mais l'oeuvre a déjà été donnée la saison passée. C'est surtout la curiosité d'entendre la voix peu flexible d'Alagna à contre-emploi qui est intrigante - car il étudie d'ordinaire à fond ses rôles et trouve toujours des solutions vocales, même insolites. Ces derniers temps, il chantait en fausset intégral l'air, mais cela ne passerait pas à Pleyel sans micro. Suspense...
Et puis, dans le domaine léger, Ciboulette dans une distribution luxueuse : Fuchs, Laurens, Behr, Lapointe, Sarragosse, Cécile Achille...
La direction de l'Opéra de Paris fait un argument de vente d'une nouvelle édition de Carmen - en revendiquant l'usage d'une édition critique... des années soixante. L'occasion de revenir sur les différents états de la partition.
Carmen, peut-être le plus grand réservoir de scies musicales de tous les temps, se trouve pourtant dans un état d'instabilité éditoriale remarquable.
L'oeuvre souffre en réalité du même mal que l'Africaine de Meyerbeer ou les Contes d'Hoffmann d'Offenbach : le compositeur, homme de théâtre consommé, est mort avant d'avoir pu adapter complètement sa composition aux réalités de la scène. Carmen, du fait de sa célébrité, ne souffre pas du manque de zèle que connaît l'Africaine ; son cas n'est pas aussi complexe non plus que les Contes, puisque le manuscrit n'en a pas été corrompu et que le matériel d'orchestre n'a jamais été détruit. Par ailleurs, Bizet a pu assister à la première
Bizet meurt prématurément, à la trente-troisième représentation de la première série de 1875.
Une version très typée « grand opéra à la française » où l'on peut entendre une belle version de la pantomime de Moralès (Ludovic Tézier, choeur Les Elémens, Orchestre du Capitole de Toulouse, Michel Plasson) - ainsi que les récitatifs de Guiraud, sans doute les mieux interprétés de la discographie.
1. Les sources
a) Le manuscrit autographe
Légué à la bibliothèque du Conservatoire de Paris par la veuve Bizet, il n'a jamais été égaré ni abîmé, si bien qu'il constitue une source claire pour tous les musicologues. Outre l'état original de la partition, il comporte des traces écrites des amendements introduits par Bizet pendant les répétitions.
A l'occasion de la première publication (1877, donc après la mort de Bizet) chez Choudens, trois passages furent retirés du manuscrit, et les récitatifs de Guiraud furent intercalés.
b) Le « conducteur » et le matériel d'orchestre de 1875
Restés à Favart pendant le terrible incendie de 1887, on les croyait perdus jusqu'à ce qu'elle soit retrouvée en 1959 dans un meuble sous les combles (par Fritz Oeser lui-même, à ce qu'il paraît, mais serait-ce une légende ?). Quand le métier de musicologue ne peut s'accomplir pleinement que grâce à l'archéologie de l'extrême. Où avaient-il été pendant et après l'incendie, je n'ai aucune information sur la question, et je ne suis pas certain que quiconque en ait.
Ils permettent de retracer les changements, pendant les répétitions, puis après la première, et surtout de retrouver l'orchestration des passages qui avaient été retirés du manuscrit.
Aujourd'hui, ces documents se trouvent à la bibliothèque de l'Opéra de Paris (voleurs !), mais une restauration du conducteur a masqué un certain nombre d'indices chronologiques, ce qui oblige désormais les musicologues à se référer aux parties séparées du matériel d'orchestre pour étudier les évolutions de l'état de la partition au fil des derniers mois de la vie de Bizet, et au delà.
c) La partition chant-piano préparée par Bizet pour Choudens
Signant un contrat en janvier 1875 avec Choudens pour une publication, Bizet indique un certain nombre de détails importants sur cette partition : choix mélodiques ou formels, tempo (et même indications métronomiques), articulation des phrasés, notes de mise en scène...
Ce document n'influe pas sur les états de la partition, mais sert de source pour tout ce qui a trait aux questions de phrasé, de tempo... ou tout simplement de perception de la méthode, des idéaux et des objectifs de Bizet.
d) Le registre des répétitions
Entre autre détails, il permet d'établir quelles parties de l'oeuvre étaient maintenues ou modifiées au fil des représentations.
e) Le livret original de Meilhac & Halévy
Une version manuscrite et une version imprimée chez Michel Lévy & Frères permettent de mesurer les ajustements opérés par Bizet dans les dialogues, les indications scéniques, et parfois dans les vers des « numéros » chantés.
f) Le fonds Choudens
Les archives de Choudens ont toujours été peu accessibles, si bien qu'il est probable que des indications précieuses y dorment, par exemple (pour citer un exemple particulièrement évident) dans la correspondance entre Bizet et Choudens sur les ajustements à apporter à l'occasion de la publication de la partition.
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2. Les versions traditionnelles
On dispose donc de trois sources proprement musicales, support infiniment plus stable que les morceaux originaux des Contes d'Hoffmann retrouvés à chaque décennie depuis cinquante ans... Le manuscrit amendé (avec les trois coupures), le matériel d'orchestre de la création (le plus proche de l'original), les partitions ultérieures de la "tradition" (avec coupures, récitatifs et ballet de Guiraud).
Successivement Herminie d'Arriaga (absente de l'album discographique) et Ariodant de Méhul (pour la maîtrise suprême de l'instrument).
Ebloui par le premier volume qui reprenait les moments-cultes de la tragédie lyrique (les monologues d'Armide, "Tristes apprêts", la fin du III de Scylla & Glaucus...), très favorable au deuxième (dont le programme beaucoup plus rare était aussi structurellement moins intéressant, le classicisme ayant livré des tragédies plus lisses, aussi bien pour la musique que pour le livret), je suis sous l'emprise persistante de ce troisième volet, le plus virtuose de tous. Il s'agit, je crois, du plus beau récital d'opéra que j'aie jamais pu trouver au disque.
Une fois qu'on a posé cela, on peut regarder de plus près, en s'appuyant aussi bien sur le disque que sur les représentations de Lucerne (le 14 août 2011, avant la parution du disque) et de l'Opéra-Comique (10 avril 2012). [Je n'ai pas pu entendre les soirées d'Aix, Venise, Toulouse et Metz.]
Voici quelque temps que je m'interroge sur la question de la couverture [1] chez Georges Liccioni jusque dans les rôles larges de sa carrière.
Il est impossible aux hauteurs où il chante cet extrait de Don Carlos de Verdi [2] (des la 3 et si bémol 3 tenus) qu'il ne protège pas ses aigus en voix pleine. Et pourtant, en plus d'être parfaitement naturelles, ses voyelles sont très ouvertes.
Ce n'est pas forcément incompatible dans l'absolu : le fait qu'une voyelle soit ouverte du moins de vue de la linguistique n'empêche (peut-être) pas que le mécanisme de protection de la voix puisse être activé. Le changement de voyelle (certains professeurs, assez nombreux et parfois assez prestigieux, prônent tout de bon le remplacement d'une voyelle par une autre) n'est qu'une astuce pour obtenir cette protection, mais rien n'indique qu'on soit obligé de totalement dénaturer ses voyelles pour l'obtenir (certains chanteurs couvrent audiblement, tout en articulant très bien dans l'aigu).
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Restent donc deux hypothèses :
a) Liccioni disposait...
Notes
[1] La "couverture" est la modification des voyelles en voix pleine, au moins au delà du passage, afin de protéger la voix à l'opéra. Dans le mode d'émission qui caractérise le chant lyrique, c'est en fermant et en postériorisant les voyelles qu'elle s'effectue généralement ([a] s'approchant de [o] est le plus fréquemment employé, mais il en existe d'autres parfois variables d'une école à l'autre, par exemple [i] ou [é] tendant vers [eu]).
[2] Avec Suzanne Sarroca en Elisabeth de Valois. Enregistrement radio de l'orchestre de la RTF dirigé en 1967 par Pierre-Michel Lecomte.
Sur le modèle des symphonies, une liste d'oeuvres que les farfadets de céans ont trouvé particulièrement intéressantes. Avec des astérisques pour les oeuvres les plus remarquées, soit au sein du corpus du compositeur, soit vis-à-vis de l'ensemble du répertoire.
Liste subjective bien sûr, dont l'intérêt ne porte pas tant sur la mention des "grands noms" (difficile de décider où ils s'arrêtent, mais ils avaient quelque peu monopolisé l'attention lors des réactions sur la publication autour des symphonies) que sur les suggestions de découverte. Suggestions qui suivent en l'occurrence uniquement mon goût personnel, mais qui peuvent mener, je crois, sur des veines assez richement pourvues.
Comme pour les symphonies, on remarquera aussi que ce n'est pas là - de mon point de vue - que s'est le mieux réalisée la créativité du second vingtième siècle, bien plus féconde dans les formes libres pour ensemble.
De façon tout à fait subjective bien sûr, une sélection de symphonies que je trouve particulièrement enthousiasmantes. Bien sûr, ce n'est une garantie de rien du tout, mais si cela peut attirer l'attention sur des pièces spécifiquement intéressantes et consciencieusement peu données... Les plus célèbres peuvent servir d'étalon pour les lecteurs les plus récents.
La double astérique indique les oeuvres qui m'enthousiasment sans réserve, l'astérique simple indique les symphonies qui (me) sont particulièrement notables chez un compositeur.
Une présentation globale de ces titres est en cours dans les ateliers de CSS. Certains figurent déjà dans ces pages, et vous pouvez les retrouver par la boîte de recherche à droite (ou en saisissant « Carnets sur sol Untel » dans un moteur de recherche généraliste).
La seconde partie du concert était donc bien plus substantielle. Néanmoins, elle poursuivait les bizarreries, avec la citation de Fauré qui n'a pas été lauréat du Prix de Rome. Mais il représente une grande figure de l'institution musicale française (professeur de composition puis directeur du Conservatoire durant quinze ans, jusqu'en 1920), et son Cantique de Jean Racine lui a permis de remporter le premier prix du concours de compositeur de l'Ecole Niedermeyer en 1865.
Gabriel Fauré (1845-1924) Cantique de Jean Racine.
Inutile de présenter l'oeuvre magnifique. Belle interprétation au demeurant.
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Gustave Charpentier (1860-1956)
Cantate Didon sur le texte d'Augé de Lassus, large extrait. Premier Prix de Rome en 1887.
Gustave Charpentier est surtout célèbre pour sa Louise et accessoirement le plus rare Julien qui lui fait suite, c'est-à-dire comme un représentant du naturalisme à l'opéra, le plus célèbre devant Alfred Bruneau. Un courant qui ne reste sur les scènes que sous la forme vériste italienne qui en est issue (empruntant souvent, comme La Bohème ou Il Tabarro, des sources françaises), mais qui a existé assez abondamment sur les scènes françaises, avec par exemple La Cabrera de Gabriel Dupont ou La Maffia de Georges de Seynes.
Sa Didon devait donc révéler un aspect bien moins célèbre de sa personnalité, au contact des "grands sujets".
Il s'avère que cette Didon constitue en réalité un nanar assez abyssal. Quoique vaillamment exécutée par Jacques Bona (le spectre d'Anchise qui apparaît à l'Enée de Julien Behr), la scène retenue par Bernard Tétu est d'une rare vacuité : dans une situation stéréotypée servie par un texte plat et bavard, la basse hurle dans l'aigu des imprécations inutiles, dans une déclamation contre nature, prosodiquement aberrante, et constellée de ponctuations par bouts, tellement parcellaires et éclatées qu'on ne peut guère parler de musique.
Jacques Bona, qui a beaucoup brillé dans le baroque, demeure solide et présente d'ailleurs les caractéristiques de la vieille école de chant français, avec une émission antérieure très directe, riche et presque cassante, permettant une articulation parfaite.
Gustave Charpentier (1860-1956) La vie d'un poète, extraits.
Les extraits de l'oeuvre écrite à la Villa pour l'Académie, La vie d'un poète, ne suffisent pas tout à fait à se remettre du choc. L'oeuvre est certes agréable et réellement bien écrite, mais un peu comme pour Louise, cette science ne se convertit pas totalement en puissance émotionnelle et conserve quelque chose d'un peu gris.
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Claude Debussy (1862-1918)
Extrait de L'Enfant prodigue sur le texte d'Edouard Guinand, Premier Prix de Rome en 1884.
L'oeuvre est souvent décriée à cause de son aspect plus policé que le Debussy habituel, bien plus proche ici de Massenet. Néanmoins, c'est avec de très belles couleurs harmoniques et de grandes qualités massenetisantes, précisément, qu'il s'exprime ici. Le sommet en est probablement le magnifique air de la mère qui attend en vain le retour de son fils - qui n'est pas sans parenté avec l'esprit de l'air d'entrée de Salomé dans Hérodiade.
Corinne Sertillanges, la soprane, présentait malheureusement de graves difficultés, comme si la voix était définitivement usée. Ici aussi, on s'interroge sur la fatigue passagère (redoutable !) ou sur des causes plus profondes. Les aigus sont hurlés (et faux), le reste mal timbré, la diction difficile, le timbre ingrat et sans relief. Le public lui a manifesté pas mal de compassion, devant sa mine dépitée : la malheureuse était visiblement consciente du naufrage auquel elle ne pouvait échapper (la voix était déjà ainsi au début de la soirée).
Claude Debussy (1862-1918)
Choeur Dieu qu'il la fait bon regarder sur le texte de Charles d'Orléans.
Pour faire plaisir au chef de choeur, une oeuvre sans grand rapport - et tout le monde a bien à l'esprit que Debussy ne ressemble pas souvent à L'Enfant prodigue. D'après Jean Tubéry, il n'existe pas mieux pour choeur a cappella. Je me permets de penser que c'est négliger l'opus 110 de Reger, les opus 24 et 62 de R. Strauss ou encore les Czesław Miłosz de Vasks, mais chacun son avis.
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Max d'Ollone (1875-1959)
Extrait de Frédégonde sur le texte de Charles Morel, Premier Prix de Rome en 1897.
Cet extrait est l'un des sommets de la soirée, le seul moment d'ailleurs qui donne réellement envie de soulever la poussière sur un compositeur négligé. C'était aussi le seul nom assez rare au disque (juste quelques pièces instrumentales).
Ce duo d'amour apparaît profondément marqué par l'image du Tristan de Wagner, en particulier par l'acte II et O sink hernieder, Nacht der Liebe. En rentrant et en ouvrant la partition, on pouvait remarquer que le début de l'oeuvre est encore plus intensément tristanien, dans l'organisation de ses thèmes, dans ses chromatismes nombreux, dans sa poétique générale. Voilà qui donne très envie de jouer et d'entendre, mais les tessitures sont assez tendues et réclament des interprètes très aguerris (il sera difficile de tout faire avec les seuls lutins, pour cette fois).
Néanmoins, l'auteur n'a pas écrit que cela et il y a de quoi investiguer. Des nouvelles sont à prévoir sur CSS.
On remarque tout de même l'évolution impressionnante des goûts du jury entre la fadeur réclamée jusque dans les années 1880 et l'acceptation de tels wagnérismes en 1897 ! (Même si les vertus de Ravel seront ignorées au début du siècle suivant, alors que ses Cantates sont de réels chefs-d'oeuvre très riches sans être subversifs. Son Alyssa surclasse de loin celle de Raoul Laparra, premier prix cette année-là, qui n'est pas dénuée de vertu, mais dont les ostinati permanents et la ligne mélodique largement réduite aux répétitions des mêmes notes ne sont tout de même pas d'une profondeur tout à fait équivalente...)
C'était la seule fois qu'on pouvait entendre Irinia Gurévitch de Baghy lors de cette soirée, et c'était grand dommage. La voix slave (mais au français très correct !), ronde, chaleureuse et pleine, était un régal dans le lyrisme de ce duo aux teintes nocturne. Quant à Svetli Chaumien, il conserve les mêmes qualités de diction, de style et de timbre, mais la voix semble déjà un peu fatiguée par le concert, et se projette moins.
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Henri Dutilleux (1916)
Deux des trois sonnets de Jean Cassou. Une mélodie inédite, "Eloignez-vous".
Henri Dutilleux a remporté le concours en 1938 avec L'Anneau du Roi (que j'ai vu passer, mais que je n'ai pas encore pu lire). Néanmoins, il a demandé à Jean Tubéry de ne pas jouer cette oeuvre qu'il juge trop loin de ses préoccupations actuelles.
En échange, il a concédé une mélodie inédite, "Eloignez-vous".
Celle-ci n'est pas très éloignée des Jean Cassou de 1954, qui sont pour moi ce que Dutilleux a écrit de mieux avec Mystère de l'Instant et The Shadows of Time (j'aime infiniment moins tout le reste). Des lignes très riches, desquelles Noël Lee se tire avec beaucoup plus d'aisance qu'auparavant, et une harmonie très complexe mais en permanence lisible. Par-dessus, des lignes vocales assez semblables : écrites dans un médium conçu pour être intelligible, pas très mélodies mais d'une errance raisonnable pour paraître naturelles.
Et dans cet écrin, se révéla Jean-Baptiste Dumora. Ce baryton, qui sonne avec la clarté qui sied à son rang, mais aussi avec l'ampleur et l'autorité d'une basse, énonce cette musique avec une musicalité absolument hors du commun, rendant terriblement familière cette musique si touffue, et magnifiant chaque mot de son texte (tout en [r] uvulaires). Le résultat est d'un charisme immense qu'il est difficile de décrire, une sorte de miracle où tout est parfait (beauté du timbre riche mais clair, autorité de la projection, évidence de la ligne mélodique, éloquence des mots, poids émotionnel), mais où le tout vaut plus que la somme de ces parties parfaites.
Notre révélation vocale de toute l'année 2010, que nous suivrons très attentivement désormais. (Voyez son site ici.)
Plus que tout, on ne songeait pas à tout cela : on le sentait en pleine communion avec cette musique (qu'il chantait pour la première fois !), et nous aussi. Sa transmission était optimale, mais indolore, comme s'il était un catalyseur plus qu'un interprète. Le rêve de tout interprète et de tout auditeur, en somme, toucher à l'essence de la musique entendue.
Dans des mélodies aussi belles, intenses et riches, le résultat était évidemment colossal.
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5. Vers un bilan... et une suite
En fin de compte, cette soirée laisse une impression (très) positive, mais aussi plusieurs remarques sur sa forme. Il faut bien s'entendre tout d'abord : si on émet des réserves, c'est que le programme étant passionnant, on a plus envie de s'impliquer, de le discuter, de l'interroger, de le souhaiter plus performant encore. Ce n'est pas réellement (à part sur certains chanteurs réellement en difficulté) un reproche, plus une forme de méditation à partir de ce qui nous a été donné à entendre.
D'abord, le projet pédagogique et musical en est admirable : redonner vie à un patrimoine à travers un parcours choisi et complet.
Ensuite, le choix lui-même des oeuvres pouvait laisser dubitatif. Pour avoir entendu ou lu des partitions d'autres cantates (Debussy, Lekeu, Caplet, Laparra, Ravel, Boulanger, etc.), il existe réellement mieux que ce qu'on a entendu, et c'est un peu dommage pour l'image de cette institution et de la musique d'Académie en général : on pouvait penser en sortant que c'était finalement en majorité de la musique poussiéreuse et sans envergure. Et le choix des extraits "hors programme" cherchait à renforcer cette impression (erronée) que la forme imposée sclérosait l'imagination des compositeurs.
Se posait aussi la question de la qualité des chanteurs, ou au minimum de leur adéquation à cette musique. Sur huit interprètes, trois étaient en difficulté, dont deux réellement problématiques. Et peu avaient le style requis finalement.
Cependant, la soirée ménageait de grands moments de grâce, avec Zimmermann, Thomas et Debussy, mais surtout avec Ollone et Dutilleux. Ce à quoi il faut ajouter la révélation considérable de Jean-Baptiste Dumora.
Enfin, ce programme avait de quoi susciter l'appétit et la curiosité des lutins, qui en cela n'ont pas été complètement déçus... et qui préparent quelques suites à ce début de série sur le Prix de Rome et ses Cantates !
Pour une fois, une nouveauté toute fraîche et (presque) grand public sur CSS. Un mot sur ce récital très attendu.
La peine de mort devrait être rétablie (après avoir dûment déchu de nationalité) pour ceux qui confient la photoshopisation des joues de ténors aux stagiaires préposés au touillage décaféiné.
Les lutins n'aiment pas le principe même du récital, qui sélectionne généralement les mêmes airs de bravoure hors contexte, souvent des moments musicalement et textuellement assez faibles, et qui empêchent par leur isolement toute adhésion au drame. Des suites de vignettes souvent dans le même caractère de plus, car suivant la thématique du récital, on retrouve le même type de tournures (tout simplement parce que l'air est un format prévu pour entrer dans un tout dramatiquement et musicalement cohérent, avec la plupart du temps des formes canoniques).
Avec tout ce qu'on attend désormais de Jonas Kaufmann, champion de la transversalité stylistique avec à la fois une très grande intelligence de la langue, de la psychologie, du phrasé, et une grande présence vocale, on ne pouvait qu'être juste satisfait, voire déçu.
Pourtant, les craintes d'un objet un peu lisse ou monotone, comme les extraits vidéos de ce studio, qui faisaient entendre un vibrato un peu élargi, n'étaient que de vaines fausses alertes.
En effet, il est difficile de trouver :
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1) Un récital d'opéra aussi cohérent et audacieux.
On a déjà expliqué ici les ambiguïtés de ce qu'on appelle le vérisme, qui est littérairement parlant une réplique italienne du naturalisme français, mais qui englobe musicalement tout le postverdisme, avec une expression lyrique dotée de longues lignes assez straussienne (mais jamais interrompues) et un raffinement harmonique, un usage des motifs récurrents qui héritent directement de Wagner.
On répugne généralement à y impliquer Puccini, et même chacun fait tout pour exempter son champion de cette étiquette souvent vécue comme péjorative : pour les amateurs de voix qui constituent l'immense majorité des amateurs d'opéra italien, la "tradition vériste" est celle d'excès peu subtils dans les effets vocaux - sanglots, cris, accents sous forme d'élévation des notes écrites...
Néanmoins, cette école postverdienne et postwagnérienne est stylistiquement assez homogène. On peut en exclure Ponchielli qui dispose encore d'une grammaire assez stable et verdienne et n'est pas encore imprégné de ce lyrisme straussien, mais Catalani, Leoncavallo, Mascagni, Cilea, Zandonai, Respighi, Alfano peuvent en de larges mesures y être apparentés. Même si certains sujets sont historiques, même si certains aspects tiennent parfois de la conversation en musique, même si certains de leurs opéras échappent à ce style (par exemple I Medici de Leoncavallo, d'un raffinement assez proche des recherches allemandes et françaises sur le timbre, l'harmonie et même le soin du livret).
Dans ce disque, qui exclut Puccini, c'est donc le postverdisme dans son acception la plus large (incluant même Ponchielli) qui est sollicité, bref tout l'opéra "fin de siècle" italien, y compris le wagnéro-inspiré Boito (mais finalement pas si différent de la grammaire des autres).
Alors que ces ariosos (ce ne sont pas des airs à reprise et ils sont courts, s'insérant dans le flux dramatique, à la wagnérienne) sont généralement peu propices au récital, leur choix, leur agencement et l'interprétation maintiennent l'intérêt vif de bout en bout.
Ce soir, point de présentation complète comme nous le faisons quelquefois. Juste une évocation en sons et en mots.
Jacques Ibert choisit pour cet opéra en quatre actes un sujet qui dispose d'une résonance moins grande que les grands mythes de l'opéra : il a lui-même mis en musique Persée et Andromède, L'Aiglon et Barbe-Bleue, certes depuis des points de vue à chaque fois un peu décalés. Néanmoins, son sujet dispose déjà d'une petite postérité lorsqu'il écrit son opéra en 1927-1928 (création à l'Opéra-Comique en 1930).
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1. La légende dorée d'Yvetot
Les origines
Yvetot est une petite ville de Normandie, fondée à l'occasion des invasions normandes (son nom originel "Ivetofta", présent également en Scanie, signifie "terre d'Yvar"), qui a connu un destin assez singulier. Jusqu'en 1789, il s'agit d'une principauté indépendante et dispensée de l'hommage au roi de France. Les textes l'attestent dès le XIe siècle, mais faute d'explications plus amples, on s'en rapporte à la légende, qui raconte ceci.
Les seigneurs d'Yvetot portaient eux-mêmes ce nom, comme c'était l'usage, et Gautier d'Yvetot aurait été (mais évidemment, les documents de ces temps manquent) le chambellan de Clotaire Ier (498-558-561 [1]). Le roi ayant nourri quelque grief contre lui, il partit se battre "en Orient" (un peu tôt pour la croisade, l'Orient est-il simplement le Front de l'Est ?). Dix ans plus tard (en 536, nous disent les yvetotais), victorieux, il revient auprès de son roi, qui, bien loin d'être apaisé, l'occit dans la chapelle même où il se trouvaient.
En contrepartie, pour éviter l'excommunication qui lui était due, le roi Clotaire érige en mars 558 (on notera la disparité des dates... et aussi leur précision pour un sujet aussi mal délimité par les historiens !) la seigneurie d'Yvetot en royaume.
Le 18 novembre 1789, le conseil municipal proclame l'abolition des privilèges (conforme à l'éthique des rois d'Yvetot, nous dit encore l'hagiographie locale), et Yvetot devient donc une ville français, récompensée par un grade de sous-préfecture (la chance !) jusqu'en 1926.
Les arts
Cet îlot étonnant inspira, en plus de ceux qui connaissent l'Histoire, des artistes.
L'engouement en revient à Béranger, qui écrivit en mai 1813 cette chanson qui fixe l'imaginaire attaché à ce royaume de poupées.
Il était un roi d'Yvetot
Peu connu dans l'histoire ;
Se levant tard, se couchant tôt,
Dormant fort bien sans gloire,
Et couronné par Jeanneton
D'un simple bonnet de coton,
Dit-on.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.
Il faisait ses quatre repas
Dans son palais de chaume,
Et sur un âne, pas à pas,
Parcourait son royaume.
Joyeux, simple et croyant le bien,
Pour toute garde il n'avait rien
Qu'un chien.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.
Il n'avait de goût onéreux
Qu'une soif un peu vive ;
Mais en rendant son peuple heureux,
Il faut bien qu'un roi vive.
Lui-même, à table et sans suppôt,
Sur chaque muid levait un pot
D'impôt.
Oh ! oh !oh !oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.
Aux filles de bonnes maisons
Comme il avait su plaire,
Ses sujets avaient cent raisons
De le nommer leur père
D'ailleurs il ne levait de ban
Que pour tirer quatre fois l'an
Au blanc.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.
Il n'agrandit point ses états,
Fut un voisin commode,
Et, modèle des potentats,
Prit le plaisir pour code.
Ce n'est que lorsqu'il expira
Que le peuple qui l'enterra
Pleura.
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.
On conserve encor le portrait
De ce digne et bon prince ;
C'est l'enseigne d'un cabaret
Fameux dans la province.
Les jours de fête, bien souvent,
La foule s'écrie en buvant
Devant :
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c'était là !
La, la.
Depuis, la fortune lyrique en a été assez respectable, puisqu'on dénombre au moins quatre ouvrages sur le sujet.
Tout d'abord Le roi d'Yvetot d'Adophe Adam sur un livret de Leuven et Brunswick, créé (au milieu de sa carrière) en 1842 à l'Opéra-Comique puis repris à travers toute l'Europe (Bruxelles, Londres, Leipzig, Berlin !). On y retrouve la Jeanneton de Béranger, qui n'était que proverbiale dans la chanson (dorloté et couronné par une enfant), et qui devient un personnage de mezzo-soprano complet. Le mythe s'opératise.
En 1859, c'est le moins célébré Frédéric Barbier (1829-1889) qui, dans la première dizaine d'un corpus qui en compte près de sept (!) reprend le fonds, avec un titre plus ouvertement ironique : Le Grand Roi d'Yvetot. Le livret de Louis Emile Vanderburck et Albert Guinon est le support d'un vaudeville-pantomime créé au théâtre Déjazet - donc réellement du très léger très assumé.
Plus prestigieux, Lucien Petipa propose un ballet du même titre qu'Adam, à l'Opéra, qui figure parmi les créations que la postérité se remémorent.
Il y aura aussi un peu avant ou après Ibert une opérette en trois actes sur un poème de Louis Payen (qui a notamment collaboré avec Henri Cain au cours de sa carrière). Elle est due à Camille Boucoiran (1878 - 1970) et se trouve toujours disponible au catalogue des éditions Eschig, mais il n'en existe aucun enregistrement.
Enfin, l'heure de gloire, 'Yvetot' est la seule entrée à la lettre Y du Dictionnaire des idées reçues (ou Catalogue des opinions chic) de Flaubert.
YVETOT
Voir Yvetot et mourir ! (V. Naples, p.67 et Séville, p.81.)
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2. L'opéra de Jacques Ibert
Arrive enfin Jacques Ibert (composition de 1927 à 1928 et création à l'Opéra-Comique en 1930). Le livret de Jean Limozin et André de la Tourrasse prend le sous-titre d'opéra-comique[2], mais l'enregistrement de Manuel Rosenthal (pas forcément respectueux de la partition, on ne l'a pas eue entre les mains) ne comporte pas de dialogues parlés (ce qui est possible dans l'opéra-comique du vingtième siècle, remplacé par l'opérette pour les alternances de ce genre).
Son ton est très onirique, il peut quasiment faire écho avec Juliette ou La clef des songes de Martinů. Dans cette principauté si bizarre, le roi part guerroyer pour l'honneur de son glorieux royaume, les cabaretiers sont des leaders politiques, et le retour du roi pansé par Jeanneton [3] tente de remettre de l'ordre dans la république brouillonne, assez communarde (c'est le cas de dire !) que ses sujets ont proclamé en son absence.
On se retrouve ainsi face à une joyeuse profusion assez amusante, qui rappelle le côté dépenaillé de la chanson de Béranger, une sorte de basse-Cour. Mais cela est mélangé à des préoccupations plus profondes, où il est question de la guerre (vue depuis l'attente des femmes - la date de composition n'est pas anodine), des récits des survivants, de la mort absurde (le sonneur), des débordements républicains (avec toute une légende noire de la Révolution française), de la responsabilité morale du chef (le roi doit-il reprendre son poste ?)...
Les scènes impliquant Jeanneton et le roi sont d'ailleurs tendres et non truculentes, comme l'ébauche d'un amour tacite et impossible à travers leurs âges incompatibles.
Ibert propose pour cela une musique assez simple, fondée sur le caractère des scènes, mais raffinée dans ses harmonies. Tout épouse de très près le trouble à la fois du spectateur qui observe cette communauté atypique et de l'yvetotais qui voit son petit univers s'effondrer et se transformer de façon vertigineuse.
Une oeuvre au fort pouvoir de suggestion atmosphérique, mais aussi teintée d'une mélancolie crépusculaire simple et belle, comme une forme plus directe, plus cinématographique en quelque sorte, du climat de la fin du Roi Arthus d'Ernest Chausson.
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3. Une scène
On a choisi l'extrait très visuel où les femmes d'Yvetot prient pour la protection de leurs soldats, sous la forme de la litanie, et mêlée d'autres interventions profanes. Elle se prolonge avec la rupture horrible du cadre dramaturgique habituel : normalement, dans un pièce, on meurt pour une raison, avec une forme de nécessité. Or ici, pour le sonneur, c'est un bête accident, et atroce en un tel moment, lui qui avait échappé à la mobilisation... Dans le même instant, toute la cité devient aveugle, privée de nouvelles du front et à la merci des fuyards affabulateurs.
Un des plus moments les plus frappants de l'oeuvre, mais les dialogues entre le roi et Jeanneton, d'autre facture, sont aussi remarquablement beaux.
Enregistrement tiré d'un vieux vinyle, couplé (dans une seconde galette) avec la plus célèbre et légère Angélique. (La "vidéo" est confectionnée par mes soins à partir de mon enregistrement.)
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
2 octobre 1958
Jeanneton - Jacqueline BRUMAIRE
Catherine - Denise SCHARLEY (qui mène la psalmodie)
La Gazette - Solange MICHEL
Le roi - Louis MUSY
Le Cabaretier gras - Louis RIALLAND
Le Cabaretier maigre - Robert MASSARD
Le Doyen - André VEISSIERES
Médéric - Charles CAMBON
Le Sonneur - Jean MOLLIEN (qui fut également rien de moins qu'un Fervaal !)
Bertrand - Joseph PEYRON
Renaud - Claude GENTY
Chœurs et orchestre de la RTF
Dirigés par Manuel ROSENTHAL
Une distribution admirable, dont tous les noms évoquent de glorieux souvenirs ; et si l'orchestre campe un peu loin des micros, selon les habitudes de la radio d'époque, chaque intervention vocale est quasiment un événement.
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4. Donc ?
Il me semble que la qualité assez singulière de cet ouvrage mériterait un enregistrement plus récent, voire une production scénique où, comme pour Juliette, on pourrait faire bien des choses.
Il est vrai cependant qu'en plus de la piètre estime dans laquelle on tient généralement Ibert, l'alternance, voire le mélange des registres entre comique et tragique n'est plus très à la mode (ou alors il faut, comme dans Verdi, que le comique renforce le tragique).
Bonne soirée !
Notes
[1] En réalité, il règne bien plus longtemps, mais en guerre en permanence, il change souvent de titre et n'est "roi des Francs" qu'à la fin de sa vie.
[2] Il convient peut-être de repréciser que le nom du genre, contrairement au nom du lieu, l'Opéra-Comique, ne prend pas de trait d'union, mais que nous l'employons pour clarifier nos propos.
[3] Jeanneton est donc comme chez Adam incarnée chez Ibert, et avec grâce encore !
(Cette notule comprend des illustrations musicales inédites.)
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1. Un symbole
Emile Paladilhe (1844-1926) fait partie de ces compositeurs français de premier plan en leur temps précipités dans l'oubli par la prédominance mondiale des oeuvres germaniques (ou italiennes pour l'opéra), et des esthétiques qui leur son attenantes. Aussi, le 'goût français', pour le romantisme (et surtout pour la période suivante d'une puissance imaginative et qualitative qui n'a que peu d'équivalents), est-il désormais peu intégré par les musiciens et les auditeurs, qui les jouent et les jugent souvent à l'aune des canons germaniques.
On juge cette musique invertébrée formellement, on juge son goût du figuralisme et du 'programme' vulgaire. C'est évidemment se méprendre comme juger un opéra de Lully à l'audace harmonique ou un opéra de Verdi à la complexité orchestrale.
On l'a déjà abordé à propos du répertoire de piano français, totalement absent des salles de concert (à l'exception de Gaspard de la Nuit de Ravel et des Préludes et Images de Debussy - et encore, de façon assez peu fréquente) : la musique germanique privilégie la structure, l'invention purement musicale ; la musique italienne est d'abord sensible à l'évidence de la mélodie et la gloire des lignes vocales ; la musique française, elle, privilégie avant tout l'évocation et les climats. Il s'agit donc de suggérer des images poétiques, sans chercher nécessairement la cohérence, l'innovation ou la 'pureté'.
C'est aussi dans cette perspective qu'il faut considérer les opéras français, où le texte a souvent plus d'importance qu'ailleurs, jouant d'égal à égal avec la musique. Parce qu'on en attend des inventions musicales structurelles (il y en a pourtant, mais à un niveau de détail et moins dans la macrostructure peut-être) ou de l'osentation vocale, on peut en être déçu. Et le public qui n'a plus l'occasion d'y être exposé ne peut de toute façon que s'en détourner.
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2. Qui ?
Emile Paladilhe, à peu près oublié, dont il n'existe à peu près rien au disque (l'oratorio des Saintes-Maries de la Mer doit être à peu près la seule mono(disco)graphie consacrée à ce compositeur, réduit à une piste ici ou là) était pourtant une figure centrale de la musique française du dernier quart du XIXe siècle. Inité très tôt à l'orgue à Montpellier dont il était originaire, il se rend dès neuf ans à Paris et obtient (personne ne fit mieux) le Premier Prix de Rome à seize ans. On le signale aussi comme ami de Bizet. Tout cela trace le portrait, en dépit de tout ce que l'auditeur déconnecté des exigences stylistiques qui prévalaient alors pourra dire, d'un grand technicien de la composition.
Il est inutile de se répandre en détails superflus sur un catalogue qu'on ne peut de toute façon écouter. Signalons simplement qu'en tant que compositeur de prestige, Paladilhe composait essentiellement de la musique lyrique : opéras, oratorios, mélodies (dans des genres assez variés). Il a bien entendu écrit aussi de grands poèmes symphoniques et de la musique de chambre surtout destinée à l'exécution brillante en concours.
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3. Patrie !
Patrie (avec ou sans point d'exclamation) est l'oeuvre la plus célèbre de Paladilhe, la seule, à dire vrai, qui ait conservé un rien de présence dans l'esprit de la postérité. Ce fut son plus grand succès, un des opéras les plus populaires en France jusque pendant la première moitié du vingtième siècle. Créée en 1886 à l'Opéra de Paris, elle utilise le livret de deux grands littérateurs dramatiques de l'époque, Victorien Sardou (père premier de Tosca) et Louis Gallet (qui a bien réussi et bien raté, selon les cas [1]).
Dans Patrie, tout se fonde sur le modèle du Grand Opéra à la française : cinq actes, contexte historique, personnages nombreux, scènes de foule, numéros obligés, récitatifs très soignés créant une douce continuité entre des "numéros" très intégrés (souvent entrecoupés de récitatifs, peu isolables ou moins mémorables mélodiquement que les récitatifs), présence d'humour, etc. C'est un Grand Opéra moins malicieux, moins vocal, plus solennel que celui de Meyerbeer - on se situe à l'époque de Mermet, Salvayre et Reyer. Les ballets à cette époque sont aussi sensiblement réduits à néant.
Le sujet lui-même ne doit pas être pour rien dans le succès. Il conte à front renversé par rapport au Don Carlos de Schiller, du Locle, Méry et Verdi l'histoire de l'insurrection des Flandres espagnoles : cette fois-ci non vu depuis la puissance dominante (même si cette révolte était exaltée), mais de l'intérieur. Un groupe de gentilshommes flamands décide de restaurer une République pour les sauver de la cruauté de la loi martiale des reîtres d'Ibérie. Ils se réunissent dans l'ancien Hôtel de Ville, chez le sonneur Jonas (basse bouffe), sous l'impulsion du noble Rysoor (baryton héroïque), plein d'idéaux et de désintéressement (une sorte de Posa à l'âge mûr), incarnation du sublime et moteur de l'action tout à la fois.
Il découvre cependant que sa bien-aimée le trahit avec son compagnon d'armes Karloo (ténor lyrico-dramatique). Lors de la grande réunion de l'acte IV où ils font sonner les cloches, ils sont tous pris par le gouverneur (le duc d'Albe, basse noble), trahis par la seule qui savait. Rysoor fait alors jurer vengeance à Karloo (sauvé par la fille du gouverneur) qui a contracté cette immense dette morale à son égard.
Et tout ce que je puis préciser, c'est que Karloo est un garçon bien obéissant, qui nous procurera un final dans le goût du Trouvère, où l'exécution de ses amis concorde avec celle, hors de la place publique, de la femme traîtresse.
Après la défaite de 70, on peut imaginer quelles émotions pouvaient susciter à Paris la représentation d'une tentative d'affranchissement malheureuse.
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4. Extraits
Les gloires du chant du début du vingtième siècle ont cependant, comme pour Reyer, laissé quelques extraits fameux : l'air patriotique de Rysoor (extrait de la scène de préparation de la révolte, au début de l'acte IV), et la bénédiction du corps de Jonas par Rysoor à la fin du même acte, une fois tous prisonniers et voués à la mort.
Dans les extraits maison que je propose ici, on entendra la scène patriotique dans son entier (avec l'introduction orchestrale, les échanges entre personnages puis le grand arioso patriotique qui lance la révolte), ce qui est une première mondiale en enregistrement. Et on commence avec un extrait de l'acte I, lui aussi jamais enregistré, et même jamais rejoué depuis la dernière représentation de Patrie, il y a désormais... longtemps.
Le langage de Paladilhe est simple, il se caractérise par des lignes assez épurées, à la fois mélodiques et sobres, sans rengaines ostentatoires, et sans recherche de complexité. Le soin apporté au récitatif est constant, et les airs sont plutôt des ariosos fondus dans la continuité dramatique. Orchestralement, on imagine quelque chose de pas toujours délicat, mais les harmonies simples et expressives, et parfois discrètement raffinées, font vraiment du beau travail pour susciter l'adhésion (témoin le choral sans doute aux cuivres qui débute la scène patriotique présentée ci-après).
Comme de coutume, j'inclus un extrait de ce qui précède pour nous mettre dans l'atmosphère et ne pas créer l'illusion de "numéros fermés", même si cette scène a une cohérence propre.
Un ténor de caractère, La Trémoille, un français bien pimpant (dans le même registre d'autocaricature que ce qu'on trouve dans Le Roi malgré lui de Chabrier) est en visite aux Pays-Bas espagnols, à l'occasion du carnaval. (On entend un extrait de la fin de son air.) Il rencontre son ami Rysoor (baryton héroïque), noble néerlandais et patriote. Celui-ci lui propose alors un récit dont la parenté, aussi bien thématique (dans le texte) que musicale, est frappante avec la grande description de Rodrigue de Posa dans Don Carlos. Avant plus ample commentaire, en voici le texte :
RYSOOR
Oui, c'est le Carnaval ! Cette place où naguère
Retentissaient les chants joyeux, le choc des verres,
Est pleine de bandits - sûrs de l'impunité,
Et tels que des corbeaux dévorant la Cité !
Oui, l'Espagne triomphante,
Rorte des maux qu'elle enfante,
Prend racine à notre seuil,
On nous tue, on nous fusille,
Il n'est pas de famille
Que l'on n'ait mise en deuil.
Pour affirmer sa puissance,
La ruine est partout - et partout le gibet !
Tout soldat est bourreau, certain de la sentence :
Pourvu qu'il tue, il peut tuer comme il lui plaît !
Voilà la sanglante tuerie
Que promènent sur notre sol
Les oppresseurs de la patrie !
Voilà le Carnaval que nous fait l'Espagnol !
LA TREMOILLE
Quelle horreur !
Nous sommes ici au tout début de l'acte I (qui débute d'ailleurs sans Ouverture), et on repère d'emblée certaines références évidentes à Don Carlos. Rodrigue dit ainsi :
Cette paix ! La paix du cimetière ! ...
Est-ce la paix que vous donnez au monde ?
Vos présents sont l'effroi, l'horreur profonde !
Tout prêtre est un bourreau, tout soldat un bandit !
Le peuple expire, il gémit en silence,
Et votre empire est un désert immense
Où le nom de Philippe est maudit ! Oui, maudit !
On décrit la même région (et Patrie est le côté "application pratique" de l'affaire), et on est presque littéralement dans les mêmes termes. Musicalement aussi, on retrouve le tumulte suggestif à l'orchestre, un peu moins moderne chez Paladilhe que dans la refonte du duo par Verdi après l'échec napolitain de 1871. Plus encore, le chromatisme descendant et ascendant est presque totalement identique, avec les trémolos en plus, au moment du bannissement d'Eboli par Elisabeth de Valois, à l'acte IV.
Par ailleurs, sur le langage de Paladilhe lui-même, voyez avec quel naturel de l'affirmation presque badine "Oui, c'est le Carnaval" on progresse vers les paroxysmes (avec des fa#3 [2] qui 'claquent' à répétition) - à la fois la montée de l'horreur de l'évocation et l'augmentation de l'indignation patriote de Rysoor. La déclamation respire toujours amplement, jusque dans les séquences les plus oppressantes, et l'éclat conserve toujours une certaine noblesse d'expression, quelque chose de presque hiératique. On est loin de l'expression très expansive et mélodique des Italiens, assurément. D'autant plus que l'orchestre ne fait pas qu'accompagner, mais ponctue vraiment de façon personnelle, colore aussi. Et l'harmonie change au fil des émotions : sans être révolutionnaire du tout, elle ne se laisse pas deviner, si bien que le tableau dressé par Rysoor laisse toujours en haleine. Un large récitatif qui est tout autant un morceau de bravoure que pourrait l'être un air.
Et tout l'opéra se tient à ce niveau.
Qu'on se rassure, on y rencontre aussi du cantabile[3], mais clairement pas autant que de la déclamation.
Notre séquence suivante est témoin de tout cela.
=>
Ici, avant la révolte (manquée), Rysoor rêve, en haut du beffroi où ils vont sonner l'heure fatale, au monde qui s'ouvre à eux. C'est le véritable héros de l'opéra puisque le ténor (Karloo) est terni par ses penchants séducteurs qui vont précisément trahir Rysoor - et les perdre tous deux à leur tour.
Après le choral énoncé dans le médium grave par les cuivres (et repris dans le médium aigu par les flûtes) - à en juger par l'écriture de la particelle (au piano seul, donc des déductions) -, les conspirateurs entrent sur une monodie [4], conduits par le sonneur Jonas, qui leur montre les lieux, et notamment la salle du Conseil où les figures de pierre de leurs aïeux ont été décapitées. Karloo survient, annonçant les derniers préparatifs ; Rysoor invite chacun à prendre courage, et contemplant les lieux, rêve au glorieux passé qui va se réveiller, avec pour signal les cloches : Cette cloche qui sonne, c'est l'appel déchirant d'une mère à ses fils !
La scène se clôt avec la dispersion feutrée et l'encouragement doucement protecteur de Rysoor, s'achevant sur la reprise du choral, sans doute s'éteignant aux cordes.
Un des très beaux moments de l'opéra.
En voici tout de suite le texte :
JONAS
Par ici ! Doucement !
UN NOBLE CONSPIRATEUR
. . . . . . . . . . . . Où sommes-nous ?
JONAS
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chez moi !
Chez mes cloches ! Ici, l'escalier du beffroi ;
Là-haut, la salle où nos seigneurs de la commune
S'assemblaient autrefois. Sous ce rayon de lune,
Les voilà tous, voyez, là, couchés sur le sol -
Décapités par l'infâme espagnol !
CHOEUR DE CONSPIRATEURS
Quel abandon ! Quel funèbre silence !
RYSOOR
Mes amis, patience !
Un nouveau soleil va resplendir sur nos fronts !
Dormez, morts glorieux, dormez - nous vous éveillerons !
KARLOO
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tout va bien. Dans Bruxelles
Dix mille hommes armés attendent notre appel.
J'ai prévenu Kornelis, Bakerseel.
Plus de chaînes, partout j'ai fait libre passage !
RYSOOR
Ainsi donc, l'heure est proche ! Ah, mes amis - courage !
[Récitatif introductif]
C'est ici le berceau de notre liberté ! [5]
Ici, nos pères ont fondé ces lois,
Que nous allons défendre !
Je crois les voir toujours et je crois les entendre
Dans ces lieux où battait le coeur de la cité.
[Arioso]
Plus sinistre est la nuit, plus joyeuse est l'aurore -
Oui, malgré l'espagnol, ce coeur palpite encore,
Ce cadavre est vivant aux créneaux du beffroi,
Spectre vengeur de la patrie, aux coups du tocsin [6]
Qui se dresse et crie : "O peuple flamand, lève-toi !"
Et vois : le peuple vient,
Sa grande âme frissonne,
Il vient, bravant tous les défis.
Il sait pour qui lutter : cette cloche qui sonne,
C'est l'appel déchirant d'une mère à ses fils !
CHOEUR DE CONSPIRATEURS
Aucun ne tremble !
RYSOOR
. . . . . . . . . . . . . . . Aucun ne tremble. [7]
Eh bien, allez, et debout tous :
Prévenez nos amis, et revenez ensemble,
Que pas un seul ne manque au rendez-vous.
Seul l'arioso avec son court récitatif introductif a été enregistré (il se trouve même dans des éditions modernes en séparé), de même que le court arioso Martyr obscur du même personnage au même acte. Tout ce qui précède C'est ici le berceau de notre liberté est donc un inédit absolu, qui permet de replacer cet air dans un contexte esthétique et dramatique - ce qui est toujours très précieux à mon avis.
Par ailleurs, je trouve, d'une façon plus personnelle, le style des enregistrements existants, pourtant par de très grands chanteurs que j'admire beaucoup (Arthur Endrèze, Ernest Blanc...), tout en force, pas très séduisants par rapport au personnage héroïque mais élégant de Rysoor. [Je concède tout à fait cependant que ma typologie vocale tire le rôle vers quelque chose de presque galant qui crée un déséquilibre dans l'autre sens, on pourra me le reprocher à bon droit - trop français, en quelque sorte.]
On voit d'emblée et d'un coup d'oeil la disymétrie très hétéroclite des vers utilisés, mais à la lecture, leur découpage en milieu de phrase et surtout leur rythme sont vraiment sujets à caution (certains ne riment avec rien, d'autres sont constitués de la répétition du même membre, d'autres enfin ont une syllabe de trop - on l'a indiqué en note lorsque nécessaire). Et dans le même temps, on respecte scrupuleusement ce qui n'était alors plus qu'une "rime pour l'oeil" (la concordance de la liaison supposée, même non prononcée, en fin de vers).
Il est probable que Paladilhe en ait retouché certains par commodité, mais au point de mutiler la régularité, cela est rare ; et quoi qu'il en soit, la maîtrise technique de la versification reste assez rudimentaire ici.
Par ailleurs, le résultat n'est pas vilain si on le considère comme de la prose, loin s'en faut - plutôt touchant, même. Et l'ensemble de l'oeuvre a beaucoup de rythme. Mais nous avons plus affaire à des spécialistes de la macrostructure dramaturgique qu'à des orfèvres du verbe...
Musicalement, le récitatif suspendu de la scène qui précède, où celui plus solennel, mais toujours doux, qui ouvre l'air, sont souverains, délicatement ciselés, chargés de climat mais avec une certaine distance presque optimiste ; quant à l'arioso avec son accompagnement plus agité, il remplit parfaitement sa fonction incantatoire, et son extinction murmurée à la voix plus aux cordes est un grand moment. Vraiment une très belle réussite.
Quant à l'interprétation, je rappelle simplement aux visiteurs de passage qu'il s'agit d'un enregistrement qui ne prétend pas fournir une version sérieuse de la partition ; c'est simplement une prise faite pendant un moment de loisir, où je dois tenir à la fois piano et chant (prise de son maison également), ce qui ne laisse pas la possibilité de fournir la finition d'un enregistrement du commerce. C'est simplement à titre indicatif, la possibilité offerte de découvrir une musique autrement inaccessible, et l'invitation pour ceux qui peuvent à ouvrir les partitions.
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5. Des conclusions ?
On espère tout d'abord que la balade a été à votre gré.
Ensuite, le résumé de cette petite exploration est simple : Patrie ! est quelque chose de bien chouette qui mériterait d'être remonté et enregistré. Son ton à la fois héroïque et badin pourrait tout à fait séduire, de même que les meilleurs Meyerbeer, le grand public, également les amateurs de Verdi et de Gounod, et peut-être plus généralement d'opéra français. C'est un ouvrage fort long, certes, et avec force personnages, mais il n'est pas si difficile techniquement pour orchestre et chanteurs. On ne se gêne pas à couper un tiers d'un acte des Gezeichneten pour économiser des salaires et assurer la liaison avec les derniers métros, quitte à saboter le propos esthétique de l'ouvrage entiers ; alors on peut tout à fait rogner un peu sur Patrie' qui n'aurait pas sa chance autrement.
Le reste de la production de Paladilhe n'est pas forcément du même intérêt : les mélodies sont assez aimables (comme chez Reyer en somme) et son oratorio des Saintes-Maries, également sur un poème dramatique de Louis Gallet, présente assez peu d'aspects saillants, tout dans une consonance agréable mais un peu molle qui ne me le fait pas vraiment recommander. Dans ce goût, Lazare et le Requiem de Bruneau, ou bien Marie-Magdeleine de Massenet (du même librettiste) touchent quand même occasionnellement (et même fréquemment pour le dernier exemple) à une forme de grâce qui me paraît plutôt absente de ce Paladilhe-là.
Dommage, puisqu'il s'agit de la seule intégrale disponible au disque et jouée de loin en loin... Mais en ce qui concerne les lutins, tant qu'à inviter à l'aventure, autant ne pas conseiller de la marchandise de seconde catégorie. Aussi en avons-nous fourni de la première à vos oreilles (bienheureusement, on l'espère) ébaubies.
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6. Poursuivre les explorations
En ce qui concerne le répertoire français, vous pouvez (notamment) consulter :
La catégorie consacrée aux concerts physiques ou virtuels de CSS. Vous y trouverez notamment du Wagner en français, du Reyer (Sigurd et Salammbô), du Cras et la Radio Farfadets.
Ingrédients et invariants du Grand Opéra à la française.
Autour deSigurd et Salammbô de Reyer : première mondiale d'un duo inédit de Sigurd, présentation de Salammbô et extrait en première mondiale (avant la recréation marseillaise).
Les différents (et très nombreux) états de la partition du Don Carlos de Verdi (commande parisienne en français - voir les autres Verdi sur le même patron).
Transmutation du Shakespeare en métal français : série sur Hamlet d'Ambroise Thomas (livret Jules Barbier & Michel Carré).
[1] Le Roi de Lahore et Thaïs du côté des réussites, Le Cid et Le Rêve (Bruneau pour ce dernier) de l'autre côté. Mais il a aussi collaboré à beaucoup de Saint-Saëns : Le Déluge, La Princesse jaune, Etienne Marcel, Proserpine, Déjanire ; et aussi avec Gounod (Cinq-Mars) et Bizet (Djamileh).
[2] On ne peut pas exiger du baryton d'aller au delà du sol3, donc on se trouve bien en bout de tessiture, avec un effet de tension évident (et de volume sonore).
[3] Caractère de ce qui est lyrique, très conjoint et legato (lié) : typiquement la manière d'écrire et de chanter des Italiens dans les sections lentes.
[5] Oui, la versification est bien étrange dans ces deux premiers vers... Est-ce de la prose, ou bien > Paladilhe a-t-il procédé à des modifications ? Des mètres irréguliers, pas de rimes...
A l'heure où la version originale redevient à la mode et où la version en quatre actes, parfois agrémentée de suppléments pourtant disparus des révisions italiennes, est toujours employée, il convient peut-être, comme pour Boris jadis (et autre notule), d'effectuer un petit récapitulatif sur les différentes versions : leur histoire, leurs états, leurs différences et enfin leurs caractères.
Avec le détail des variantes.
Nous réécoutons cette oeuvre pour la première fois depuis plus de deux ans, la honte soit sur nous (la dernière note à ce sujet, issue d'une écoute radio, date de juillet 2006).
Le couplage mozartien (qui évite par ailleurs la redondance des concertos pour hautbois) est judicieux (et classique). Il présente un premier concerto pour flûte plein d'enthousiasme, revigorant, et surtout un concerto pour basson très poétique, dominé par un bassoniste assez génial (Dag Jensen [1]). Virtuose à l'extrême, combinant lié / détaché avec une facilité déconcertante ; toujours au service du texte, merveilleusement dansant et joueur ; et un timbre d'une épaisseur et d'une force peu communes, jusque dans l'aigu.
A la suite de ce Mozart sans âge (ni baroque, ni romantique, ni vraiment classique non plus - juste impeccablement interprété, sans qu'on puisse lui déterminer un style), la parenté voulue par Richard Strauss éclate triomphalement. Bien plus qu'un pastiche, il s'agit d'un flux continu, un robinet Mozart, mais sans pôles, sans suspension, conçu comme la mer immense et jouissive du premier acte d'Arabella.
Il faut bien les cadences pour se rappeler qu'il s'agit là d'un concerto pour hautbois et non d'un concerto pour orchestre, dont chaque pupitre est magnifiquement mis en valeur. Le dernier mouvement laisse se développer des harmonies plus straussiennes, qui rappellent largement Ariadne[2] et Arabella.
Du vrai-faux Mozart, dont la parenté est reconnaissable, les affects semblables, mais servis par toute la palette harmonique et orchestrale du Strauss lyrique. Un délice dont la volupté assez débridée ferait sûrement grande impression au concert, si on daignait sortir de temps à autre du Concerto pour violon de Brahms.
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Ce disque, comme large part des catalogues EMI, Decca, DGG, Sony, Teldec ou Apex, est librement écoutable sur Musicme. Pour s'en faire une idée, voir ici.
[1] Un artiste pour le moins généreux, qui a beaucoup enregistré pour d'excellents labels comme Gold MDG ou Capriccio (en plus d'EMI) des répertoires terriblement variés comprenant du baroque, du classique (Mozart, Weber, Schubert et Hummel bien sûr, mais aussi des trios de Rasetti, inédits), du romantique (Moussorgsky arrangé, Saint-Saëns, Dubois), du décadent (R. Strauss, Berg, Weill, Hindemith, Schoeck), du néo (Poulenc, Prokofiev), du contemporain plus ou moins souple (de Françaix à Yun... en passant par le moyen terme : Jolivet, Tansman, Dutilleux, Markevitch, Hosokawa, Carter)... le tout manifestant un goût très sûr - pas de tâcherons (alors que le répertoire limité d'un instrument rarement soliste oblige souvent à pratiquer des oeuvres secondaires).
[2] Même si l'enrichissement porté par le Prologue est patent, on a changé d'avis sur l'intérêt de l'Opéra seul, sans doute jusque là un brin déçu par le programme manqué annoncé... par le Prologue, précisément.
(Mise à jour du 23 septembre 2008 : en fin d'article, nous avons enregistré des extraits de l'oeuvre pour Carnets sur sol.)
L'Opéra de Marseille, dont on susurrait qu'il remettrait en scène Sigurd, dix-sept ans après sa précédente exécution (avec notamment Cécile Perrin et Jean-Philippe Lafont), propose finalement Salammbô !
Rien que pour nous faire mentir, naturellement, puisque nous avions pris le pari que cet opéra, pour diverses raisons que nous allons vous livrer, ne serait jamais remonté...
Gravures représentant plusieurs scènes de l'opéra.
Etat de la discographie
L'oeuvre est nettement moins fondamentale que Sigurd[1] - mais Sigurd a déjà été joué il n'y a pas si longtemps à Marseille (il y a dix-sept ans), et à Montpellier en 1993 et 1995. Tandis que de Salammbô, il n'existe à notre connaissance dans les trois quarts de siècle passés qu'un extrait du second air du rôle titre, par Germaine Martinelli, pas fabuleusement interprété, et peut-être même pas reporté sur CD.
Il n'en existe donc aucune intégrale enregistrée, ni officielle, ni officieuse.
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Etat de la partition
Néanmoins, la réduction piano-chant se trouve aisément (et c'est une bonne nouvelle que le matériel d'orchestre existe toujours pour pouvoir remonter l'ouvrage [2]) chez les bouquinistes, et c'est par ce biais que CSS peut vous présenter l'ouvrage, suite à des lectures régulières de l'ensemble de l'oeuvre.
Il faut toutefois s'attendre, vu la durée réelle de l'oeuvre (trois heures minimum), à des coupures conséquentes à Marseille.
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L'oeuvre
Salammbô, le dernier opéra de Reyer, est une fort belle oeuvre, moins raffinée cependant que Sigurd. On rencontrera quelques facilités orientalisantes dans la mélodie (des descentes sinueuses de gammes en octaves, qui lorgnent parfois vers des debussysmes qui devaient être dans l'air du temps), et harmoniquement, bien que moins efficace de Sigurd, la recherche en est comparable : très soigné et assez inventif pour de l'opéra français. On ne pâlit pas face au modèle modulant meyerbeerien ; en particulier, on hérite d'un souci de sans cesse renouveler la poussée dramatique au moment où les phrases musicales pourraient retomber. On trouve même (ce qui n'est pas le cas de Meyerbeer, époque oblige) un certain nombre d'accords enrichis (certes avec mesure) ou d'anticipations qui créent de petites tensions pas très audacieuses, mais sensibles. A l'inverse, certaines pages sont remplies par un seul accord parfait arpégé, ce qui ressemble parfois à du remplissage, tout en suivant d'un peu loin les recettes de Sigurd.
Le livret d'après le roman de Flaubert est dû à Camille du Locle, également colibrettiste de Sigurd (d'apèrs le Nibelungenlied) et du Don Carlos de Verdi (d'après Schiller).
Reyer s'est toujours plongé dans des atmosphères lointaines, témoin :
Le Sélam, ode symphonique sur un texte de Théophile Gautier (1850) ;
Sacountala, ballet ;
La Statue, également dans un environnement oriental (malgré le frontispice très 'chevalier chrétien' de l'édition destinée aux familles), qui semble à la lecture assez schématique et faible, essentiellement centré autour de son vaste ballet (1861) ;
Erostrate, dont la partition est introuvable, car pas diffusée au grand public en raison de son échec immédiat, ce qui pique notre curiosité vu la réalisation très intéressante de ses deux opéras suivants, Sigurd et Salammbô...
Sigurd, dans l'atmosphère épique du Nord sauvage ;
Salammbô, dans une antiquité qui sonne assez arabisée à l'oreille contemporaine.
Malgré quelques tournures orientales attendues, Salammbô séduit par son sens incontestable du climat et par ses péripéties très esthétisées. Un opéra qui, sans être majeur, dispose de toutes les qualités pour toucher. On dépasse largement la qualité et l'intérêt de certains Massenet souvent joués comme Manon ou Don Quichotte.
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L'impossible résurrection
Nous prédisions cependant, malgré les séductions d'une pièce d'après Flaubert sur l'imaginaire d'un programmateur et des spectateurs ; malgré l'orientalisme plaisant, malgré la qualité de la partition, malgré le souffle de certaines scènes ; nous prédisions en effet que Salammbô ne serait jamais remontée.
[2] Le matériel d'orchestre, pour les pièces qui ne sont pas des standards, est loué aux orchestres. Seul l'éditeur dispose d'une copie, et par voie de conséquence, pour les oeuvres rares qui n'ont pas besoin d'être présentes en plusieurs exemplaires, si le grenier brûle, est inondé ou si les rongeurs connaissent un petit surcroît d'activité musicophage, l'orchestration peut être perdue sans retour (si jamais les manuscrits ne sont pas bien rangés dans une bibliothèque...).
Chacun de ces quatre poèmes en musique s'attache à un tableau précis.
1. Der Geigende Eremit
L'Ermite au violon. (Huile sur toile de 1884.)
Une très paisible mélodie pour violon soliste, aux contours, comme souvent chez Reger, à la fois évidents (très peu d'accords enrichis, essentiellement des accords parfaits de trois sons) et fuyant la mémoire. Ce tempo très lent, cette orchestration dans le grave portent avec eux une profondeur singulière pour une pièce concertante.
L'atmosphère n'en est cependant pas spécifiquement religieuse ni même mystique, plutôt d'une naïveté recueillie.
Durée : 9 minutes.
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2. Im Spiel der Wellen
Dans le jeux des vagues. (Huile sur toile de 1880.)
L'enseignement du chant constitue régulièrement un sujet de rogne plus ou moins in petto pour CSS. Pour de nombreuses raisons, et notamment l'oubli parfois dangereux pour l'élève de prérogatives simples
comme s'enregistrer pour toujours contrôler l'application des méthodes, avec le meilleur rapport beauté de timbre / fatigue possible ;
l'incitation à l'acquisition d'une culture musicale solide, indispensable pour que ce contrôle ait un sens ;
les précautions à prendre y compris pendant les échauffement, qui fatiguent souvent les élèves ;
la pratique quotidienne de la quantité exacte d'une voyelle, l'essai de nouvelles postures vocales - à tout moment, gentiment, en faisant le ménage, en cuisinant, en marchant (ce qui fait gagner énormément de temps).
Bien sûr, certains professeurs font tout ou partie de cela, ou bien le compensent par d'autres moyens. Et la responsabilité est également à imputer aux élèves dépourvus de culture musicale qui pensent pouvoir trouver un instrument au moindre effort (ce qui n'est pas faux, au demeurant) ; ou même à la difficulté inhérente à toute compétence non pas en direction d'un objet, mais de son propre corps. Un grand nombre de paramètres entrent alors en jeu et apportent leur lot de difficultés propres.
Néanmoins, il est point sur lequel le péché est à peu près unanime.
La question de la langue.
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Lorsqu'un étudiant débute, on commence par lui donner des exercices - ce sur quoi CSS est déjà très modérément convaincu, mais comme tous les professionnels en sont passés par là, bien malin qui pourrait démontrer le caractère facultatif de cette pratique. Tout dépend des profils, très certainement.
Puis, plus ou moins rapidement selon les enseignants, vient le moment béni du premier morceaux. Un baptême, en quelque sorte. Dont la liturgie est en latin, si ce n'est tout de bon en barbaresque.
La musique d'Henri Duparc, du fait de son abandon précoce de l'exercice de la composition, se limite quasiment à ses mélodies. Quelques pièces pour piano, quelques pages orchestrales, dont certaines sauvées de la destruction peu avant son achèvement de son opéra La Roussalka (d'après la pièce de Pouchkine qui, comble de l'ironie, est elle aussi inachevée), guère plus. En tout état de cause, au disque comme au concert, on peut considérer Duparc comme le compositeur de dix-sept mélodies, pas plus.
Suite à une maladie nerveuse concomitante avec une crise mystique (qui le mène à détruire ses dernières oeuvres), le reste de son existence a été consacré à l'enseignement (mentor du jeune Jean Cras, notamment, avec lequel il échangea une abondante correspondance), à la vie de famille, au dessin, à la peinture. Il orchestre cependant plusieurs mélodies dans les années 1910.
Pourquoi ces éléments biographiques ? C'est qu'il faut bien avoir conscience de ce que son oeuvre, qui paraîtrait, vu ses dates, rester peu influencée par Debussy et qui pourrait sembler d'un raffinement tout à la fois conservateur et décadent, se révèle en réalité d'une dimension novatrice considérable, car composée très tôt dans son parcours.
Henri Duparc. Le lookBorgstrøm faisait alors fureur, semble-t-il.
Une oeuvre assez sombre, dont les recherches harmoniques parent un climat de rêve inquiet - si ce n'est de cauchemar. Ce n'est pas tout à fait par hasard que la vitrine de son oeuvre est constituée par ses deux mises en musique de Baudelaire.
Vu l'ampleur très réduite du corpus, on peut se risquer à une petite introduction. On pourrait classer ces oeuvres (dont l'évolution de l'audace n'est pas du tout évidente) selon une gradation qui s'étendrait du rêve calmement mélancolique à l'hallucination la plus épouvantable.
Seule exception, la Sérénade (1869) sur un texte Gabriel Marc, une mélodie suave et séductrice comme du Saint-Saëns. La toute dernière mélodie, Recueillement, a été détruite et ne peut donc être classée...
On peut donc diviser le corpus en quatre groupes. Nous en commentons quelques-unes, particulièrement célèbres ou remarquables.
L'oeuvre (livret de François Regnault d'après l'unique roman d'Alfred Kubin), issue de la résidence du compositeur à la Villa Médicis, et longtemps mûrie, créée en septembre 2006, se trouve à la Cité de la Musique à Paris les 4 et 5 mars prochains - sièges pour la modique somme (tarif unique) de 22€, dans une très bonne salle, confortable pour l'acoustique et le séant.
Non, aucune provocation dans le titre, vous faites erreur.
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Une chose étonnante qui me frappe à l'écoute de la mort de Siegfried : les leitmotivs qui reviennent prennent la couleur du motif du réveil de Brunehild dans Sigurd.
Et ce ne peut être une influence, puisque Sigurd, bien que créé en 1884 (contre 1876 pour Götterdämmerung), a été écrit sensiblement auparavant, et se montre plus proche des sources du Nibelungenlied (sans chercher à le faire fusionner de façon bancale avec le récit de Ragnarok). Si Reyer y utilise des leitmotivs, c'est en réalité en référence à l'esthétique de Wagner au moment de Lohengrin...
Par ailleurs, on l'a déjà dit, il s'agit plutôt d'une survivance du Grand Opéra à la Française, adaptée à l'époque de Gounod et Thomas, que d'un pastiche wagnérien.
La parenté est d'autant plus étrange, car Wagner n'avait pas connaissance non plus de cette oeuvre, et on l'imagine difficilement influencé par la scène française depuis son reniement envers son bienfaiteur Meyerbeer - qui lui avait permis d'être joué à Paris, faveur insupportable d'un compositeur trop institutionnel pour ses ambitions, et que Wagner cache ensuite sous le dégoût antisémite (qui ne recouvre qu'imparfaitement une gêne très perceptible).
Germaine Lubin est réputée comme la gloire du chant wagnérien entre les deux guerres, l'Isolde inégalée, qu'elle chanta à Bayreuth avec Lorenz sous la direction de Sabata.
Aussi, CSS s'est fait un devoir de permettre à ses lecteurs de l'entendre dans quelques-uns des témoignages qui ont subsisté.
(Surtout, avouerons-nous, les commentaires à faire sont minces, ce qui nous épargne un temps précieux pour la préparation d'autres notes un peu plus profondes que des jeux puérils de reconnaissance à l'aveugle, n'est-ce pas...).
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Que dire ?
1. Répertoire intégral de Germaine Lubin
Ces airs d'opéras sont enregistrés par Germaine Lubin entre 1929 et 1930. Parmi eux, également un Gounod dont nous ne disposons pas, et deux extraits de Tosca de Puccini (non libres de droits, bien que composés en 1899 et créés en 1900...).
Devant les invitations répétées à fournir des comptes-rendus de concert, nous sacrifions pour une fois les investigations sur les oeuvres et autres bavardages sur des détails de langue à une petite évocation de concert.
Rien n'est plus prévu, de toute façon, pour CSS avant fin janvier - à moins que nous ne nous laissions entraîner, demain soir, vers le choeur de Cambridge, comme le suggérait Morloch.
C'est à un récital qui clivera assurément l'assistance que nous avons assisté ce vendredi midi - pour une saison de concerts du midi décidément luxueux. [Le concept en est un récital vocal bref, à la pause de midi, par des chanteurs inconnus ou modérément célèbres, à un tarif unique de 6€. Sans doute pour but de donner envie au public d'assister aux opéras et récitals du soir. C'est aussi une chance donnée à des chanteurs pas forcément sollicités par ailleurs pour des récitals à cause de leur confidentialité - ils ne rempliraient pas en soirée.]
Premier intérêt : des programmes qui demeurent toujours aussi originaux. Il s'agit de faire varié pour appâter un public qui n'est pas celui des habitués du concert, mais bien du personnel de bureau du centre-ville ; de faire plus léger qu'un récital traditionnel au besoin - les chants traditionnels, les tubes opératiques et le music-hall y ont aussi, dans une certaine mesure, leur place.
Second intérêt : cette saison, des chanteurs excellents sont programmés ; comme ne pas se réjouir de voir l'esprit ravageur de Daphné Touchais, la tessiture haute de Philippe Do, la présence vocale de Jérôme Varnier récompensés ?
Ce vendredi, ainsi, voyait Cécile Perrin pour trois quarts d'heure sur la scène du Grand-Théâtre.
Comment cette grande voix, prompte au cri, pourrait se tirer d'affaire d'un récital intimiste avec piano ?
La réponse figure aussi bien dans le programme que dans la nature même de sa prestation.
Badinage autour de Nadine Secunde en Brünnhilde (direction Inbal).
Et pour élargir, les notes sur le Sigurd d'Ernest Reyer, très proche des sources du Nibelungenlied. Lecture tout à fait intéressante dont il faudrait reparler (mais il y a tant à faire, vous connaissez la chanson).
L'émission d'Emmanuel Laurentin, La Fabrique de l'Histoire, proposait il y a quelques semaines une émission consacrée au sujet de l'internationalisation et de la médiation culturelles aux dix-neuvième et vingtième siècles.
Le sujet a déjà été abordé sur Carnets sur sol :
un peu précisément avec l'étude de la relecture de Rigoletto dans sa version française ;
Bref, l'émission, abordant l'opéra (traduit ou non), la traduction au dix-neuvième siècle, l'importation du jazz, de la musique brésilienne (de Villa-Lobos à la bossa-nova), entrera en résonance avec des propos qui ont déjà pu être tenus ici.
Encore une fois, c'est sur
demande que j'ai produit cette introduction informelle à l'oeuvre
française de Verdi. Présentation très succincte des oeuvres, et rapide
présentation discographique, ce qui explique le ton un peu pressé, un
peu à l'emporte-pièce. Je le produis néanmoins ici, à titre indicatif.
Pour la petite
histoire, Verdi est le compositeur le plus enregistré, devant Wagner,
Mozart & Puccini (ex aequo), Donizetti (!), Richard Strauss,
Haendel, Bellini.
Etait posée la question des opéras français (à mon humble avis les
meilleurs) de Verdi. Très meyerbeeriens, et d'ailleurs Les Vêpres ont
été écrites par Scribe, et Don
Carlos en partie par Du Locle (également
librettiste du Sigurd de
Reyer, oeuvre que les habitués de CSSconnaissent
bien).
1. Les trois oeuvres françaises de Verdi
Jérusalemest un rifacimento (une
refonte) d'I Lombardi alla prima crocciata, avec toute la
musique de circonstance et les grandes scènes dramatiques réclamés par
le genre du Grand Opéra à la française. Persistent les airs à
cabalette, mais le style n'est plus du tout donizettien, on regarde
plus vers Halévy, disons. [Mais du bon Halévy.]
Les Vêpres siciliennes, titre déjà
ironique,
sont dans la veine du meilleur Scribe (texte d'Eugène Scribe sur une
révolte historique, à la façon des Huguenots
ou du Prophète), avec un
équilibre dramatique
parfait. Verdi tire tout le nécessaire de la succession de Meyerbeer
quant à l'économie dramatique au sein de chaque acte, économie
d'habitude bien plus transversale pour travailler sur le drame dans son
ensemble, et non sous forme d'actes-miniatures. De l'excellente musique
aussi.
Don Carlos, bien évidemment, mérite
le détour.
Sur un livret de Camille du Locle et Joseph Méry, d'après Schiller.
L'original français dispose d'une introduction (choeur des bûcherons et
grand ensemble, avec superposition du choeur des chasseurs qui ouvre
les versions italiennes en cinq actes) et d'un grand ballet (où Eboli
échange son costume avec la Reine, au III). Sans parler de la
déploration sur le choeur de Posa, qui reprend le merveilleux Lacrymosa
du Requiem. Le duo Philippe/Posa, modifié en son milieu, moins
chromatique et moins vocal, se fonde plus profondément sur le dialogue,
le protocole, que sur les violentes réclamations politiques de Posa. La
fin débouche pianissimo dans
le choeur des moines.
Les Vêpres siciliennes et Don Carlos sont les deux seules
oeuvres à
avoir initialement été écrites pour la scène française (Jérusalem
répondait à une commande de "la grande boutique", mais n'est
qu'une
refonte).
Il existe aussi des versions françaises des opéras les plus célèbres de
Verdi. On en trouve volontiers des partitions, plus infidèles au texte
que les Wagner, souvent revus avec une petite connotation moralisante,
voire bigote (Rigoletto, Traviata sous le titre de Violetta...). Certaines sont
contemporaines de
Verdi. Celle du Trouvère par
exemple, avec des danses ajoutées, comme
ce fut le cas pour Macbeth.
On trouve au disque le Trouvère (Dynamic,
mal chanté et mal capté) et un très beau Rigoletto (J. Etcheverry,
Massard, Vanzo, Doria).
Plusieurs gros projets (et quelques grosses notes en préparation) ralentissent le rythme de publication ici même. Manière de ne pas délaisser ces pages trop longtemps désertées, j'enfreins ma ligne éditoriale habituelle qui préfère s'intéresser à des sujets autant que possible réutilisables, plutôt sur les oeuvres que sur les représentations.
Un compte-rendu de cette télédiffusion, à une heure ce matin, de l' Enlèvement au Sérail de Mozart à Aix-en-Provence (millésime 2004).
Voilà fort longtemps que je me demande, en vain, pourquoi, alors que n'importe quel non puriste wagnérien hurlerait à bon droit si on coupait encore dans le duo Siegfried-Wotan ou dans les monologues de Gurnemanz, on continue à couper impunément Richard Strauss. Parmi d'autres.
La mode est aux archi-intégrales. On vend Mozart en entier (ou presque). On réalise de nombreuses intégrales Bach, mais aussi celles de compositeurs moins prestigieux, pour lesquels on espère que le fantasme d'exhaustivité incitera plus à la curiosité que de simples anthologies. On republie même des pasticcios vivaldiens pas très vivaldiens, comme le Montezuma putatif proposé par Malgoire, comme le Bajazet contenant de nombreux morceaux "volés" à d'autres compositeurs.
Et pourtant, certains répertoires demeurent inexplicablement coupés. Sans que grand monde s'en émeuve.
J'abandonne le compte-rendu des coupures. Le duo Hilda-Brunehild est dans le même état que l'air qui précède, il en manque la moitié. Tout y est expliqué : la méprise Sigurd-Gunther, l'indignation de Brunehild d'avoir été vendue, le signe ressenti pendant les noces qui lui révèle l'amour de Sigurd, l'usage du philtre, etc. Le mensonge d'Hilda sur la confidence de Sigurd s'expliquant par les interventions espionnes en III, 1, coupées elles aussi.
Bref, tout ce qui demandait à être explicité dans le livret est le fruit de coupes sauvages. Il doit manquer entre un tiers et la moitié de la partition.
Je poursuis néanmoins les rectifications par rapport à mon propos initial, afin de remettre de menues choses en place.
Quelques considérations complémentaires, juste comme ça.
Je n'avais pas remarqué que les imprécations du Grand Prêtre n'ont pas qu'une fonction décorative, ou de préparation de la dimension héroïque de l'exploit à venir. En invoquant Freia , il annonce la malédiction d'amour qui va peser sur Sigurd et le mener à sa fin.
Si on y réfléchit, Sigurd meurt au moins autant par les machinations de Brunehild (postérieures à cette scène) que par son aliénation par le philtre (antérieure).
Autre chose amusante. Dans Salammbô des mêmes Du Locle/Blau/Reyer, Mâtho commet lui aussi un sacrilège (la mise à sac des jardins d'Hamilcar en présence de prêresses) qui précède son envoûtement par l'héroïne.
Pour éviter de rester dans l'abstraction, des extraits des oeuvres présentées seront proposées. Ils ne resteront pas longtemps en ligne pour d'évidentes raisons de droits d'auteur.
De la même façon, je m'efforcerai de produire moi-même les extraits musicaux, quelle qu'en soit la qualité, lorsque l'effectif instrumental le permet.
On commence par l'ineffable duo du désenvoûtement de Sigurd par Gunter Neuhold à Montpellier en 1993 (Valérie Millot - Brunehild ; Chris Merritt - Sigurd).
On en avait causé ici et là.
On poursuit par la romance de Gernot des Fées de Wagner - qui me rappelle furieusement, par certains côtés, la ballade du Roi de Thulé de Schubert. On trouve aussi une figure harmonique qui sera présente à la fin de Boccanegra (Un traditor il velen t'apprestò).
C'est ici que ça se passe. Jan-Hendrick Rootering, dans une très grande soirée de diseur, sous la direction de Wolfgang Sawallisch.
Puis Das Liebesverbot. L'Ouverture, avec les deux thèmes légèrement mêlés. Le duo Isabella-Friedrich où sourd le thème B de l'ouverture. C'est détaillé ici. Hilde Zadek en Isabella, H. Imdhal en Friedrich, Robert Heger dirige.
Pour finir cette fois, le premier duo Erinice/Abramane du I de Zoroastre (voir ici). Un live stupéfiant avec Anna-Maria Panzarella, Nathan Berg et dirigé par William Christie.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
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théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
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N'hésitez pas à réclamer.