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Henrik IBSEN - Les Prétendants à la Couronne : espièglerie, grandeur et pathétique


1. Contexte succinct

Cela fait quelque temps que j'avais l'envie de fournir un petit extrait d'une oeuvre très mal connue et pourtant extrêmement inspirée d'Ibsen. Elle est de toute évidence, pour des raisons que je n'irai pas développer aujourd'hui, une réplique, presque un pastiche, du Hakon Jarl hin Rige (1805) d'Adam Gottlob Oehlenschläger ; il s'agit d'une lutte à mort pour le trône de Norvège, entre deux principes moraux opposés (celui qui s'égare dans la hiérarchie des valeurs, commet un forfait puis doute, est détruit). L'introduction du christianisme en Norvège pour Oehlenschläger (histoire d'Olaf Ier, à la fin du Xe siècle), qui avait précédemment consacré un poème épique au sujet ; la dispute de filiation de Håkon Håkonsson avec Skule Bårdsson pour Ibsen (histoire de Håkon IV, XIIIe siècle). On y retrouve les mêmes structures, les mêmes thématiques, de façon frappante. Et chacun s'inspire bien entendu de l'Histoire des rois de Norvège de Snorri Sturluson.

Chez Ibsen, on trouve (un demi-siècle plus tard, en 1863) en sus les préoccupations qui marquent toute son oeuvre.

Dans cet extrait du troisième des cinq actes (certains divisés en deux tableaux), on en verra plusieurs.
Les tours de passe-passe assez apparentés au vaudeville (la lettre du père Trond contient sa confession sur la paternité réelle de Håkon).
On y voit aussi le grotesque que peut revêtir le tragique le plus intense - une distanciation que ne connaissait pas Oehlenschläger en 1805 (où l'humour est simplement un allègement qui ne met pas le sérieux tragique en péril), mais qui apparaît plus nettement dans Correggio en 1808 (le grotesque y a un impact tragique sur l'action, avec un ton moins divertissant, il est vrai). La mort de l'évêque Nicolas est à la fois un pivot du drame (qui met à feu et à sang le pays, qui fait de Skule un Macbeth au grand coeur) et un moment de franche rigolade.

L'omniprésence religieuse s'y perçoit aussi, et toujours entourée de ce terrible scepticisme : comme si Ibsen regrettait de ne pouvoir croire. L'évêque Nicolas revient en effet au dernier acte, alors qu'il est mort, pour parler à Skule d'une façon mi-terrifiante (car il ne s'agit pas d'une hallucination dans le texte), mi-divertissante (à cause du caractère toujours un peu misérable de cet abbé machiavélique et petit bras).

Et toujours la question de la volonté, de la sûreté en soi, de la morale vertigineuse, avec des personnages qui, sous la pression d'un dévoilement, se révèlent à eux-mêmes tout en s'effondrant.

A cause de son sujet historique grandiose, de son souffle moins quotidien qu'à l'habitude, mais toujours de la même profondeur de vue sur les psychologies, et aussi à cause de son humour vraiment divertissant, c'est à mon sens l'un des plus grands Ibsen. Et aussi l'un de ceux qui tiennent le mieux la lecture.

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2. L'extrait

Je propose ici un extrait de l'antique traduction de Jacques Trigant-Geneste, libre de droits.

Rappel rapide : Håkon (on l'écrit sans le rond en chef en danois et généralement en français, alors que le norvégien bokmål employé par Ibsen l'utilise) est le roi légitime, dont on doute de la filiation, doté d'une confiance inébranlable en soi ; Skule est l'autre prétendant, le grand féodal qui le pense bâtard et s'estime légitimement maître de la Norvège. Tout le drame est centré sur le Jarl Skule, qui est cependant celui qui a tort. Procédé de focalisation négative commun au théâtre depuis longtemps (dans Hakon hin Rige, mais aussi dans El Burlador de Sevilla...), moins sans doute dans le roman à cette date.

Alors que Hakon Jarl hin Rige d'Oehlenschläger a été indirectement adapté par Hjalmar Borgstrøm (Thora på Rimol comporte en effet des détails qui ne sont pas chez Sturluson) - et avec quelle inspiration ! - on peut regretter qu'il n'en ait pas été de même pour ces Kongs-Emnerne d'Ibsen, qui auraient constitué un formidable sujet, un drame débordant d'effets et d'affects, admirablement huilé.

Au passage, vous noterez un jeu inhabituel chez Ibsen : ici le lecteur sait le dessein de l'évêque Nicolas que les autres ne semblent comprendre qu'avec difficulté - les monologues et surtout la connaissance de toute une âme sont rares chez Ibsen (tout simplement parce que les personnages s'abusent ou se mentent à eux-mêmes, et s'égarent en permanence), il s'agit vraiment en l'occurrence de nourrir un procédé comique de quiproquo (sur un sujet sérieux).

C'est l'une des plus belles représentations de la mort que j'aie lues, je crois.

L'EVEQUE NICOLAS
... Et les puissances d'En-Haut me demande à moi, misérable moitié d'homme, ce qu'on est en droit d'exiger seulement de l'être qui a reçu en partage assez de force pour accomplir l'oeuvre de sa vie ! Il fut un temps où je ne me sentais pas le courage de le leur reprocher. Je suis resté sur mon lit de douleur torturé par la crainte du jugement et de la peine ; j'ai aujourd'hui chassé de mon esprit un pareil sentiment. Dans le squelette de mon âme circule une moëlle nouvelle ! Je ne suis pas un pécheur ; je revendique le nom de victime ; je me pose en accusateur.

LE DUC SKULE, d'une voix étouffée
Monseigneur ! La lettre ! Vos instants sont comptés !

HAKON
Songez au salut de votre âme et humiliez-vous.

L'EVEQUE NICOLAS
L'âme d'un homme consiste dans ses oeuvres, et les miennes ne s'évanouiront pas de ce monde avec moi. Mais vous, Hakon Hakonssoen, je vous engage à vous tenir sur vos gardes. Le Ciel m'a déclaré la guerre ; il a eu à s'en repentir. Que cet exemple vous serve de leçon ! Songez que vous êtes l'adversaire de l'homme qui tient entre ses mains le bonheur du pays.

HAKON
Ah ! duc, duc ! Je comprends maintenant la raison d'être de notre entrevue !

LE DUC SKULE, avec violence, à l'évêque
Plus un mot de tout cela !

L'EVEQUE NICOLAS, à Hakon
Il sera contre vous tant que sa tête restera sur ses épaules. Partagez avec lui ! Si vous ne mettez le sceptre en commun, je n'aurai pas de paix dans le cercueil, et mon fantôme viendra hanter la terre. Nul d'entre vous ne doit écraser son compétiteur du poids de sa propre force. S'il en était ainsi, un géant s'élèverait dans le pays, et il ne saurait y avoir de géants, puisqu'il ne m'a pas été donné de l'être !

(Il s'affaisse épuisé sur sa couche.)

LE DUC SKULE tombe à genoux près du banc et crie à Hakon
Secourez-moi ! Au nom de la miséricorde divine, l'évêque ne doit pas mourir encore !

L'EVEQUE NICOLAS
Comme les ténèbres s'épaississent autour de mes yeux ! Roi, je vous le demande encore une fois : Vouslez-vous partager avec le duc ?

HAKON
Je n'abandonnerai pas une obole de ce que j'ai reçu de Dieu !

L'EVEQUE NICOLAS
C'est bien. (D'une voix sourde :) En tout cas, je me charge de vous enlever votre confiance en vous-même. (Il appelle : ) Viljam !

LE DUC SKULE, d'une voix brisée
La lettre, la lettre !

L'EVEQUE NICOLAS, sans l'écouter
Viljam ! (Viljam entre, l'évêque l'attire près du banc et lui dit à l'oreille : ) Quand j'ai reçu l'extrême-onction, tous mes péchés m'ont été pardonnés, n'est-ce pas ?

SIRA VILJAM
Tous, depuis le jour de votre naissance jusqu'au moment ù les derniers sacrements vous ont été conférés.

L'EVEQUE NICOLAS
L'effet de l'absolution ne s'étend-il pas plus loin ? aux fautes dont je pourrais charger ma conscience avec de quitter la terre ?

SIRA VILJAM
Monseigneur, il est impossible que vous commettiez des péchés cette nuit.

L'EVEQUE NICOLAS
Ah ! Personne ne peut savoir. Prends la coupe d'or que j'ai reçue en héritage de l'évêque Absalon, offre-la de ma part à l'église et lis sept grandes prières.

SIRA VILJAM
Monseigneur, Dieu vous sera clément !

L'EVEQUE NICOLAS
Sept prières, te dis-je, pour les péchés que je puis commettre cette nuit ! Va, va ! ''(Viljam sort ; l'évêque se tour vers Skule : ) Si jamais la lettre du prêtre Trond vous tombait sous les yeux, et s'il résultait de son contenu qu'Hakon est le seul roi légitime, que feriez-vous ?

LE DUC SKULE
Par le saint nom de Dieu ! Je le laisserais exercer paisiblement ses droits !

L'EVEQUE NICOLAS
Réfléchissez. De graves intérêts sont ici en jeu. Scrutez chaque repli de votre coeur ; répondez-moi comme si vous comparaissiez devant le souverain juge ! Que feriez-vous s'il était le roi légitime ?

LE DUC SKULE
Il ne me resterait qu'à m'incliner et à le servir.

L'EVEQUE NICOLAS, grommelant
Ah ! Fort bien ; vous en supporterez les conséquences. (A Skule : ) Duc, je suis si faible et si las ; je me sens envahir à un tel point par la douceur et le désir du pardon !

HAKON
C'est la mort ! La lettre du prêtre Trond ? Où est-elle ?

L'EVEQUE NICOLAS
Autre chose d'abord : je vous ai remis la liste de mes ennemis

LE DUC SKULE, impatienté
Oui, oui, j'exercerai sur eux vengeance complète.

L'EVEQUE NICOLAS
N'en faites rien ; j'éprouve à l'heure actuelle un tel désir de me montrer doux et compatissant ! Je veux pardonner à ceux dont j'ai inscrit les noms. De même que vous renoncez au pouvoir, j'entends, moi, abdiquer toute idée de vengeance. Brûlez la liste !

LE DUC SKULE
Bien, bien, comme vous voudrez !

L'EVEQUE NICOLAS
Jetez-la dans le brasier, que je puisse la voir se consumer !

LE DUC SKULE obéit
Elle brûle, vous le voyez. Maintenant, parlez, parlez ! Il y va de la vie de milliers de personnes si vous persistez à garder le silence.

L'EVEQUE NICOLAS, dont les yeux étincellent
De milliers de personnes ! (Il crie : ) De la lumière, de l'air !

HAKON se précipite vers la fenêtre et appelle
Au secours ! l'évêque se meurt !

(Entrent Viljam et plusieurs domestiques.)

LE DUC SKULE, saisissant le bras de l'évêque
Le bonheur de la Norvège pendant des centaines d'années ; sa grandeur pour l'éternité peut-être ! ...

L'EVEQUE NICOLAS
Pour l'éternité ! (Avec un accent de triomphe : ) Perpetuum mobile !

LE DUC SKULE
Au nom du salut de votre âme ! Où est la lettre du prêtre Trond ?

L'EVEQUE, criant
Sept prières, Viljam !

LE DUC SKULE, hors de lui
La lettre, la lettre !

L'EVEQUE NICOLAS, souriant au milieu de son agonie
Vous venez de la brûler, brave duc.

(Il retombe sur le banc et meurt.)

LES MOINES se précipitent en courant hors de la chapelle
Sauve qui peut !

VOIX ISOLEES
Tous les mauvais esprits sont déchaînés cette nuit !

AUTRE VOIX
Nous avons entendu de bruyants éclats de rire dans les coins. On a crié : il est à nous ! Tous les lumières se sont éteintes.

HAKON
C'est le moment précis où l'évêque a rendu le dernier soupir.

LES MOINES, se sauvant par la porte de droite
Pater noster, pater noster !

HAKON s'approche de Skule et d'une voix émue
Duc ! Je ne veux pas rechercher quel mystérieux colloque vous avez eu avec l'évêque avant sa mort. Mais quand cette journée sera terminée, vous remettrez entre mes mains vos dignités et vos pouvoirs. Nous ne saurions suivre la même route ; je le vois clairement à l'heure actuelle !

LE DUC SKULE, hors d'haleine, fixant son regard sur lui
La même route ?

HAKON
Demain, je tiendrai dans le palais royal l'essemblée du Thing ; à elle le soin de mettre fin à notre rivalité. (Il disparaît par la porte de droite.)

LE DUC SKULE
L'évêque mort et la lettre brûlée ! Devant moi, une existence pleine de doutes, de combats et de mystère ! Ah ! s'il m'était possible de prier ! Non, je préfère agir. Ce soir, je ferai le grand pas ! (A Viljam : ) Où est allé le roi ?

SIRA VILJAM, avec effroi
Le Christ me protège !

LE DUC SKULE
Croyez-vous par hasard que je songe à l'assassiner cette nuit ? (Il disparaît dans la direction de droite.)

SIRA VILJAM le suit des yeux en secouant la tête, tandis que les serviteurs déposent le cadavre à gauche
L'évêque s'est écrié : Encore sept prières ! il me paraît plus sûr d'en faire dire quatorze ! (Il sort avec les autres.)


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