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Henrik IBSEN –– Vildanden, Le canard sauvage (1884) –– Recoing, Braunschweig


Ce titre incongru qui tombe si bien en français (avec toute la distinction de l'état sauvage, opposé à ce grenier où se recrée l'artifice de la nature) est l'exact équivalent du titre bokmœål : Vildanden — « vild- » (sauvage), « -and- » (canard), « -en » (article défini).

1. Une pièce d'Ibsen...

Écrite en pleine maturité, entre Un ennemi du peuple et La Maison Rosmer, on y retrouve les habituels invariants d'Ibsen, avec le processus de dévoilement inévitable en guise d'intrigue, qui finit par assigner à chacun son identité authentique, mais provoque aussi l'effondrement de toute la cellule familiale, voire de la société tout entière. La question du sacrifice, et même de son caractère désirable et joyeux (le mot est martelé à la fin de Rosmersholm), en guise d'expiation, est aussi au centre des enjeux.


La révélation finale du sacrifice, avant le dénouement – dans l'édition originale de 1885.


En cela, Le canard sauvage a beaucoup de points communs avec Brand : choix délibéré du chemin le plus difficile et le plus destructeur, sacrifice de l'enfant, vengeance de la nature (sans raison explicite). Écho inversé, car ce qui était (peut-être) exalté dans Brand, et qui paraît sublime dans la plupart des pièces d'Ibsen est ici tourné en dérision (dans un sarcasme glaçant). Le doute vertigineux sur la paternité, en revanche, est plutôt celui des Prétendants à la Couronne (qui semble moins prisé des metteurs en scène du fait de son historicité, mais qu'il faut vraiment songer à créer en France !), rendant l'univers entier alternativement exemplaire et d'une injustice qui oblitère jusqu'à la possibilité de l'existence de Dieu, dans une oscillation de la morale proprement quantique.
Par ailleurs, son personnage féminin principal, coupable d'une faute largement balancée par son dévouement conjugal, mais calme et impavide face aux reproches d'un mari, noue une forme parenté avec Nora de la Maison de poupée.

2. ... à front renversé

Si l'intrigue partage les mêmes fondements que la plupart des autres pièces d'Ibsen, elle présente toutefois plusieurs contradictions qui la rendent singulière.

Le sujet de la révélation est prévisible (dans Solness, le point d'arrivée est prédictible, mais pas nécessairement la forme et la nature des dévoilements), si bien qu'Ibsen l'effectue hors scène, entre les actes III et IV – alors que sa dramaturgie culmine généralement dans les instants qui suivent ces épiphanies.
Il faut dire que tout annonce le dénouement ; l'exposition, à défaut de montrer immédiatement les personnages les plus présents, aborde immédiatement le cœur du problème et de la « mission morale ».

Car, ici, la révélation n'est pas dictée par des événements, mais par la volonté d'une personne seule, qui prend le parti de faire voir la cruelle vérité à son ami, contre son gré. Aussi, le propos du dramaturge, qui paraît ailleurs séduit, comme les écrivains romantiques, par le choix de la destruction, semble cette fois assez sévère sur le dévoilement, en lui opposant le mensonge nécessaire à la vie, et une réalité tellement plus absurde et insensée que le mensonge.

L'idéaliste solitaire et sa victime sont même ouvertement tournés en ridicule (le public plus qu'à l'accoutumée, en effet la distanciation est patente), en particulier le père de famille scandalisé mais velléitaire, tranquillement infantilisé par sa femme à coups de propositions de petit déjeuner et d'aide ménagère, renonçant finalement à sa colère par flemme de faire ses valises.

Le cadre varie lui aussi : pour une fois, le lieu n'est pas relié à la nature (même lorsque les intrigues se passent en ville, les personnages vont et viennent, notamment par la mer, comme dans Samfundets Støtter et bien sûr Fruen fra havet), qui réapparaît à travers l'étrange récurrence de la phrase du vieil Ekdal : « Skogen hævner » (Elle se venge, la forêt). L'allégorie du canard sauvage – on pourrait dire du canard boiteux, puisque c'est de cela qu'il s'agit – appliquable tantôt au mari englué dans son univers de mensonge, tantôt à son épouse dissimulatrice, tantôt à l'enfant peut-être illégitime, relie ainsi la logique interne de l'intrigue à une forme de punition supérieure : ce mensonge destructeur est le reflet de la vie artificieuse de ces citadins qui croient retrouver la nature dans leur grenier. Et tôt ou tard, la forêt se venge.

La forêt comme substitut de la vérité... Mêlé à certaines répliques anodines, on croirait réellement se retrouver chez Maeterlinck.

Étrangement, cette pièce aux rouages dramaturgiques sommaires est l'une des mieux écrites d'Ibsen, où les finesses et les allusions abondent, où la dissection maladive des micro-expressions des interlocuteurs annonce quasiment les angoisses méta-verbales de Sarraute. Elle n'est pas la plus forte émotionnellement, mais sa langue y est moins banale : sans être plus sophistiquée, elle ménage quantité de subtilités très plaisantes – inférieure dans la macrostructure, supérieure dans le détail.

3. Sur la Colline

Peut-être grâce à la substance même délivrée par Ibsen, la traduction d'Éloi Recoing me paraît plus réussie qu'à l'accoutumée, et sonne parfaitement en français, comme si elle venait d'être écrite – sans s'éloigner pour autant de la lettre et de l'esprit de l'original.

On retrouve les qualités des mises en scène de Stéphane Braunschweig : scénographie minimale, capable de seconder les atmosphères, mais laissant au maximum l'espace libre aux comédiens ; époque plutôt contemporaine, mais sans âge ; amplitude de la respiration des répliques – jamais de hâte ni de régularité dans les échanges (c'était le point faible chez Timmerman, par exemple), sans cultiver pour autant, comme d'autres, l'esthétisation du silence.

Et c'est le naturel qui domine, d'une fausse désinvolture qui ne sent pas l'effort. Pourtant, si on regarde le texte et seulement le texte, bien du sens est ajouté.

Dans la distribution, on retrouve notamment Claude Duparfait, tortueux et presque claudicant, tellement convaincant en Rosmer brisé, et Gregers plus torturé qu'exalté ; ainsi que Chloé Réjon en Gina (naguère Nora de la Maison de poupée, dans ce même théâtre), voix douce, un peu en gorge, campant la femme presque mûre qui n'a rien à prouver, d'un calme plein de sûreté en Gina.
Parfaitement crédible en fillette mais d'une éloquence remarquablement dosée, Suzanne Aubert m'a beaucoup touché en Hedvig.

Et entendre des acteurs parfaitement audibles sans sonorisation (hors effets ponctuels) est un plaisir. La Comédie-Française pourrait en prendre de la graine.

Si le patron pouvait nous proposer Kongs-emnerne avant son départ, ce serait sympa. Merci d'avance.

Pour retrouver toutes les notules sur Ibsen – et son prédécesseur danois Oehlenschläger, c'est par là.



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