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Le Rideau cramoisi - [Il Trittico de Puccini]


Grâce à un mécénat imprévu, les lutins se sont rendus de façon impromptue voir hier ce Triptyque.

On n'en attendait pas des merveilles, mais c'était l'occasion d'actualiser notre perception de l'oeuvre - l'écoute du La Houppelande (Il Tabarro est tiré d'un texte français) remontant à plusieurs années, et au disque seulement.

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Les oeuvres ont-elles encore besoin de présentation ?

Il Tabarro emprunte la voix vériste, mais conçue comme un cri d'amour à Paris. Depuis la péniche d'où l'on décharge les marchandises, l'on entend le resac sur les berges de la Seine, les orgues de barbarie qui jouent (faux comme il se doit, rendus de façon très réalistes par les bois qui ménagent des écarts d'un ton dans la mélodie entendue, s'entrechoquant joliment), le bruissement de la ville, les chansons à la mode, les échos des clairons dans les casernes au soir, les confidences des amoureux qui se promènent... Musicalement, c'est le plus dense des trois, avec à son début des échos de la musique française du temps assez étonnants.

Suor Angelica est tout en épure, nue plus que sucrée, dotée d'assez peu de substance musicale à l'exception de la grande scène de monologue à la fin. Sous couvert de montrer l'indicible cruauté du cloître, on y rencontre finalement une atmosphère bon enfant qui cadre assez peu avec la réalité (les religieuses font vraiment n'importe quoi !).

Enfin Gianni Schicchi est une comédie dont la vivacité permanente rappelle Falstaff, sans l'égaler musicalement, mais le surpassant sans peine en termes de rythme dramatique. Un délice qui ravit généralement tout le monde... et un cri d'amour pour Florence, auquel le thème principal de la célébrissime ariette de Lauretta O mio babbino caro est profondément attaché (on en entend plusieurs préfigurations au moment de l'évocation de la ville). [Ariette dont le ton ultrasucré constitue plus un auto-pastiche que le mètre-étalon du ton beaucoup plus récitatif et badin du reste de l'opéra...]

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Vocalement, sans surprise à la lecture de la distribution, ce n'était pas superlatif mais de très haut niveau. Samir Pirgu particulièrement impressionnant dans Rinuccio de Gianni Schicchi, dans le registre "émission italienne parfaitement saine et radieuse". De très bonnes impressions aussi du côté de Mario Luperi, Alain Vernhes, Lucia D'Intino, Marco Berti... Concernant ce dernier, il est étonnant de noter combien le timbre de ses voyelles doit à Pavarotti, mais le tout assis sur un larynx très bas avec une émission légèrement engorgée (position à la mode depuis près de quarante ans). Le résultat est idéalement vigoureux et sombre pour le docker Luigi, il le serait certes moins pour des rôles plus raffinés.

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Orchestralement, une maîtrise absolue de la partition de la part de Philippe Jordan et de son orchestre très impliqué, avec une volupté et une précision remarquables. Le style était totalement maîtrisé, toujours souple mais sans sirop, magnifiant très bien les couleurs de la partition, toujours attentif à ne pas couvrir ses chanteurs, mais sans mollesse.

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La grosse surprise provenait donc de la mise en scène. Je n'ai jamais particulièrement aimé le travail de Luca Ronconi, toujours très littéral, parfois platement, parfois agréablement, mais en tout cas certainement pas original ou profond.

Or, ici, s'adaptant au cadre de Bastille, il a proposé (cette appréciation pouvant grandement varier selon les goûts personnels) l'une des plus belles scénographies que j'aie pu voir.

Tout d'abord, chaque plateau était incliné vers le spectateur, de façon à bien laisser voir au parterre et surtout à donner du volume pour les balcons.

Il Tabarro était plongé dans la grisaille d'un quotidien sans issue, ménageant de magnifiques plans obliques (la péniche entre deux quais, la passerelle au second plan...). La direction d'acteurs, fait le plus surprenant de la soirée, était remarquablement présente, aucun personnage, même muet à l'arrière-plan, ne demeurant jamais inactif, sans exprimer quelque chose... Ici, on voyait donc se soulever, comme des vignettes, des parts successives et de plus en plus profondes de la psychologie des personnages : la nostalgie de Belleville chez Giorgetta, puis son amour absolu un peu exaltant pour Luigi, enfin la perte de l'enfant commun avec Michele, la déchirure la plus fondamentale qui se résout à nouveau dans la mort.

Suor Angelica prenait le pari osé de seconder complètement le texte. Mais quel plateau ! Il a été assez unanimement critiqué, sans doute, je pense, pour ses couleurs. Une immense Vierge à la lourdaise, avec sa ses rubans bleu pastel si caractéristiques... mais renversée, face contre terre, dont le dos sert de praticable à toute la scène.
Indépendamment de la grande beauté des courbes et des contre-courbes que cela ménageait (qu'on se rassure, très pudiquement : on a prudemment retiré les cuisses et les fesses de la statue, les genoux semblent directement liés au tronc, sans pour autant que la disproportion ne se voie d'emblée), le tableau était remarquablement spectaculaire, et avait du sens. Car toute l'histoire de Suor Angelica ''repose' en permanence sur les références à la Vierge, mais abuse également de cette référence jusqu'à mettre à mal la plus élémentaire vertu de Charité.
Omniprésente et terrassée, cette statue aura de plus bouleversé tous les habitués de l'iconographie catholique par quelques détails faussement anodins, comme l'apparition de la plante des pieds de la Vierge, jamais représentée, ce qui produit un décalage assez troublant dont on ne peut pas dire s'il est irrévérencieux, tragique ou cocasse.
Et voir ces guimpes arpenter le colosse déchu et célébré revêt quelque chose de réellement fort.

La direction d'acteurs était bien sûr limitée par le parti pris de la fidélité au livret : des silhouettes blanches toutes identiques et pieuses ne peuvent pas produire une animation formidable... néanmoins, chaque fois qu'il est possible, et en particulier pour la grande scène de solitude finale, Ronconi ménage des déplacements nombreux et jamais gratuits, toujours en concordance avec les affects du personnage, ses préoccupations (et les opéras de Puccini sont commodes en ceci qu'ils font régulièrement référence à des situations émotives assez concrètes). Enfin, Ronconi assume parfaitement les didascalies finales que l'on serait aisément tenté d'éviter, où l'on voit la Vierge en gloire présenter son fils à la jeune religieuse ; Ronconi écarte toutefois la Vierge de cette apparition, plus sobre, et tire l'interprétation vers la dernière illusion de l'agonisante, là où Puccini demeure plus équivoque.

Gianni Schicchi, lui, présentait une alcôve entièrement recouverte de velours cramoisi, fortement inclinée, dotée d'un immense baldaquin aux entrelacs assez baroques, comme déformés par la vue du malade, et garnie de riches détours et petits escaliers que peuvent emprunter sans cesse les familiers (et même une sorte de pont-levis pour l'entrée de Schicchi !). Comme pour Suor Angelica, ce mélange de beauté proprement architecturale, de sens (ces riches infractuosités évoquent celles que l'on perçoit vivement avec la fièvre) et de fonctionnalité scénique n'a pas souvent d'équivalent sur les scènes. Le décor est d'ailleurs vivement applaudi, chose qui ne se voit à peu près jamais en France, à part pour l'opérette.
Tous les personnages sont en costume moderne de deuil, sauf Lauretta dans un jaune chaleureux et Gianni Schicchi qui conserve le costume quasiment bouffon de la Renaissance florentine, assez proche de celui de la création, mais encore plus bigarré. Sur un opéra aussi payant dramatiquement, on imagine bien l'animation dont Ronconi a pu tirer parti. La scène de la recherche frénétique du testament est particulièrement spectaculaire, chacun soulevant simultanément les tentures pour ouvrir des tiroirs cachés, avec un effet gigogne assez impressionnant.

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On devine donc aisément qu'avec des oeuvres réévaluées à la hausse, une solide distribution, un orchestre à son sommet et une mise en scène finement dirigée et intensément belle, aux dimensions de l'architecture, on passe une excellente soirée...


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Commentaires

1. Le jeudi 28 octobre 2010 à , par Gilles :: site

Je dois avouer que je place Il Tabarro parmi mes opéras préférés, et ceci depuis que je l'ai découvert il y a quinze ans dans l'enregistrement Decca avec Pons, Freni et Giacomini. Mon intérêt pour ce premier volet du Triptyque s'est intensifié en voyant à la télévision la production du Met avec le même Pons, Stratas et Domingo (couplée avec I Pagliacci, avec le même Pons, la même Stratas et Pavarotti).

Ce Tabarro correspond à tout ce que j'aime à l'opéra : un orchestre dense, une succession d'atmosphères réalistes, des rêves impossibles, des passés douloureux, des personnages complexes et déchirés, des lignes mélodiques tendues, des paroxysmes vocaux jubilatoires et un dénouement horrible (ponctué d'un cri !).

De Suor Angelica, je n'avais en tête que le saisissant duo avec la tante suivi du "Senza mamma". Et j'avais toujours trouvé le début un peu bavard et la fin un peu longue. Je dois avouer que la production de Bastille m'a fait aimer le début. Oui, les déplacements sur les courbes et contre-courbes de cette Vierge destituée sont bien vus et très efficaces scéniquement ; malgré les costumes identiques, chacune des religieuses exprime son identité, sa fonction, sa psychologie. Je persiste à dire que la fin est mal ficelée : ça dure, ça dure, et quand on croit que c'est fini (notamment au moment où Angelica sort de scène), ça ne l'est pas !

Gianni Schicchi gagne évidemment à être vu sur scène. J'ai trouvé la mise en scène de Ronconi plus ramassée, plus dynamique, plus drôle que celle de Pelly à Garnier il y a quelques années. Dramatiquement, passée l'agitation pétillante du début jusqu'à la visite de Maestro Spinelloccio, j'ai tendance à trouver la fin un peu convenue (surtout quand on sait déjà ce qui va se passer !) et répétitive.

Vocalement, le plateau se tient très bien. Joan Pons a beaucoup de présence en Schicchi qui lui permet de parler-chanter si besoin, mais Michele le pousse un peu dans ses limites du moment. Oxana Dyka n'a pas une belle voix, mais tant mieux : pour Giorgetta, pas besoin d'être séduisante ; et puis, surtout, elle s'affranchit de la difficulté de la partition très medium et très tendue ; je suis curieux de savoir ce que donnait Sylvie Valayre. Marco Berti est un peu pataud scéniquement, mais qu'est-ce qu'il envoie ! J'ai été un peu déçu par Tamar Iveri : certes, elle se plie à la difficulté d'être tout le temps en scène, mais vocalement, elle est trop proches de ses limites ; les aigus qui sont exposés (notamment celui qui est chanté hors-plateau) sont toujours à la limité du cri serré chargé en vibrato. A Luciana d'Intino, même si elle en impose, je trouve qu'il manque de la noirceur ; j'aurais sans doute préféré qu'elle poitrine un peu plus ou qu'elle ait une voix moins belle, moins lisse (mais, il est vrai que ma référence a longtemps été la voix déchirée d'Elena Suliotis...). Saimir Pirgu est exceptionnel ! Mais déception du côté d'Ekaterina Syurina ; je trouve la voix séduisante mais un peu mince pour passer l'orchestre puccinien (elle est sans doute plus adéquate en Susanna des Noces).

Et, parmi les rôles moins importants, un immense bravo à Alain Vernhes, Amel Brahim-Djelloul, Barbara Morihien (en Badessa et en Nella).

Espérons que cette production sera reprise.

2. Le samedi 30 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Gilles !

Et merci pour ce long commentaire.

Je vois que nous avons largement la même appréciation de la distribution : Berti et Pirgu ; Pons, même si au final ça passait très bien ; Dyka, vraiment typique de ces émissions très basses avec larynx écrabouillé, mais d'une belle présence dans le rôle ; Siurina, effectivement difficile à entendre, la voix est un peu légère (et pas toujours en rythme de surcroît) face à l'orchestre qui était très fourni ; Iveri très honnête, mais toujours tendue, un peu opaque, jamais gracieuse, et effectivement à la limite de la rupture, surtout lors du chant hors-scène ; de même, très séduit pour Vernhes et Brahim-Djelloul.

J'ai moins aimé la voix et l'expression de Barbara Morihien (Marie-Thérèse Keller était plus attachante dans Suor Angelica). Et je trouve que Luciana D'Intino allait déjà aussi loin que possible dans les poitrinés (incroyablement sonores), à la limite de l'outrance, vraiment au maximum de ce qu'on pouvait faire. Idem pour la mise en scène à ce moment, d'ailleurs.


... et je découvre l'existence de votre propre carnet par la même occasion. :-)

3. Le samedi 30 octobre 2010 à , par Gilles :: site

Je suis beaucoup moins prolixe que vous et beaucoup moins sérieux aussi (dans le sens analytique). Tenir un carnet est tellement chronophage... Je vous admire tant !

Pour en revenir au Trittico et aux interprètes de second plan, j'ai oublié de citer Marta Moretto, très expressive en Zita, mais, hélas, fâché avec le rythme en Frugola. A aucune des représentations auxquelles j'ai assisté, elle n'a su négocier correctement ses "ron ron", et ce malgré une attention toujours plus accrue en direction de Philippe Jordan. Mais comme disait Natalie Dessay : "ce qui est difficile avec Puccini, c'est qu'il faut regarder le chef !"

4. Le samedi 30 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec

Tanti eloggi ! Ne me faites pas rougir, ça jurerait avec les tons de la page...

Je n'ai pas beaucoup aimé la voix très mate, pour ne pas dire terne, de Marta Moretto. Effectivement, Puccini, en fait, c'est du Wagner déguisé, le loup dans la bergerie, on ne peut plus se décaler en paix !

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