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Insolite : ballet avec musique – Fröken Julie de Rangström, Fall River Legend de M. Gould


1. Le principe

De même que pour le belcanto, ce n'est pas tous les jours qu'on voit le ballet classique associé avec la musique. Le désintérêt du public traditionnel et des chorégraphes est d'ailleurs particulièrement remarquable : applaudissements pendant la musique lors des grands solos dans les Å“uvres célèbres, applaudissements pour les décors, musique bidouillée, ignorée ou pis, constituée d'arrangements hétéroclites de qualité exécrable, généralement sans portée dramatique ou psychologique. Il suffit de lire les ouvrages, sites ou revues consacrés à la danse : on nomme le compositeur, éventuellement assorti d'un adjectif, et tout le reste dévolu à la chorégraphie, et particulièrement aux interprètes. Un peu comme pour les voix lorsqu'on monte Anna Bolena de Donizetti.

Pour le diptyque américano-suédois donné en ce moment au Palais Garnier, il en va autrement pour la musique, mais la tradition demeure : jusque dans le magazine de l'Opéra, En scène, quatre pages solidement documentées sur les chorégraphes. À peu près rien sur les compositeurs (à part que Morton Gould est américain...).

Comme souvent, et malgré la distribution luxueuse (Aurélie Dupont et Nicolas Le Riche dans Fröken Julie), je ne suis pas vraiment touché par ces chorégraphies très formelles, avec leurs numéros attendus comme dans l'opéra seria, leurs mouvements pauvrement en relation avec l'argument ; par-dessus tout, la danse n'atteint pas le degré de précision expressive des mots, même en comparaison d'un livret médiocre. C'est finalement dans le registre comique que je la trouve la plus puissante ; ou alors en lien avec une intrigue dramatique développée, au théâtre par exemple.

Ces Å“uvres sont pourtant présentées comme des tentatives, au milieu de XXe siècle, de faire évoluer le modèle ; c'est possiblement vrai pour les pays nordiques et l'Amérique, beaucoup moins évident si l'on considère ce qui se créait à Paris depuis quelques décennies... Même si la pantomime prend largement le pas sur le caractère ornemental des ballets romantiques traditionnels, River Fall Legend et Fröken Julie demeurent issus du même patron, et en conservent les invariants essentiels.

C'est donc essentiellement l'attrait de la musique qui m'a conduit à l'Opéra pour ces ballets de Cullberg et de Mille.

2. Ture Rangström et le postromantisme suédois

Ture Rangström (1884-1947) n'est à peu près jamais joué en France, mais était considéré comme un compositeur de premier plan en Suède, et correctement documenté par le disque : intégrale des symphonies (merci CPO), Symphonie n°4 chez Caprice, des mélodies avec Birgitta Svendén et HÃ¥kan HagegÃ¥rd chez Musica Sveciæ, les lieder avec orchestre Häxorna chez Phono Suecia, de la musique de chambre chez CPO... et des extraits de Fröken Julie (plus quelques pièces pour piano) chez Swedish Society Discofil.
On le voit, c'est avant tour une célébrité locale, même si la distribution facilitée des disques, aujourd'hui (et par-dessus tout le travail de CPO), rend son legs assez accessible.

Adoubé par Sibelius tôt dans sa carrière, il appartient clairement à une veine postromantique assez traditionnelle. Ses spécificités s'entendent surtout dans la musique de chambre, où il parvient à transmettre les mêmes atmosphères nordiques évocatrices que d'autres à l'orchestre, alors que ce genre est d'ordinaire plus formel et abstrait.
Ce n'était en revanche pas un très grand orchestrateur, et ses œuvres symphoniques montrent un musicien traditionnel, voire germanisé (on entend facilement, dans son corpus orchestral, qu'il s'est perfectionné auprès de Pfitzner).

Moins novateur qu'Alfvén, moins original qu'Atterberg, moins séduisant que Stenhammar, il mérite tout de même l'écoute (beaucoup plus intéressant que Peterson-Berger, par exemple).

Pour écouter le meilleur de Rangström, outre la musique de chambre, il faut se tourner vers son intense cycle de lieder orchestraux Häxorna (« Les Sorcières »), ou bien vers son ballet Fröken Julie – dont seule une douzaine de minutes a été publiée au disque, très prometteuse, libérée du formalisme et élégamment volubile, riche en atmosphère et en couleurs.


Nicolas Le Riche en Jean.


3. Le mystère Grossman

Premier mystère : le programme de salle (ainsi que d'autres sources) créditent Hans Grossman pour les « arrangements musicaux » et l'« orchestration ». La chose est très fréquente au ballet, lorsqu'on adapte un compositeur célèbre – les Å“uvres pour piano de Rangström seraient-elles à ce point des hits qu'on les orchestre pour faire venir le public, comme du Chopin ou du Tchaïkovski ?

Cela ne se peut de toute façon, puisque la commande avait été passée à Rangström au faîte de sa gloire par Cullberg, il ne s'agit absolument pas d'un emprunt, mais bien d'une composition originale.

Se pose alors la question : Rangström, même si ce n'était pas son point fort, était totalement compétent pour orchestrer sa partition, vraisemblablement plus que n'importe quel arrangeur postérieur.

Je n'ai pas réussi à trouver le fin mot de l'histoire : l'orchestration est la même entre les extraits gravés au disque par Stig Westerberg et les versions scéniques dont le disque est manifestement tiré ; et Grossman reste crédité dans les deux cas. Existe-t-il une partition originale ? Rangström a-t-il été adapté (trop audacieux ?) ou aidé (pas le temps, pas intéressé, fatigué, etc.) ? Je ne parviens pas à trouver d'éléments précis sur la genèse de la composition ou sur les interventions postérieures... puisque, comme précisé plus haut, toute la littérature spécialisée ne parle que du ballet.

Il y a peut-être une biographie de Rangström en suédois, mais ça fait un gros investissement en temps pour une petite notule.

Quoi qu'il en soit, le résultat ressemble assez à l'orchestre de Rangström, très correctement fait, à défaut d'être particulièrement personnel, audacieux ou chatoyant. Un joli effet de carillon notamment (célesta doublé de pizzicati).


Extrait du grand pas de deux sur la musique de Rangström – pas le meilleur moment musical, au demeurant.


4. Fröken Julie de Ture Rangström (1950)

Cette Mademoiselle Julie de Rangström accole à un postromantisme évident quelques touches de folklorisme nordique. Les effets n'en sont pas particulièrement profonds : un lyrisme agréable parcouru d'esquisses de danse populaire, un beau carillon pour célesta et pizzicati, beaucoup de jolies marches harmoniques – c'est-à-dire un motif répété en remontant la gamme, comme les marches d'un escalier.

En plus d'un point, la partition évoque les harmonies et les élans lyrique de Bernard Herrmann (particulièrement celui de Vertigo et Marnie), et jusqu'à ces sortes de claxons de bois qu'on entend en 1958 dans la filature de San Francisco. Des cordes qui chantent des thèmes très mélodiques mais un peu insaisissables, d'une mélancolie presque dépourvue d'espoir.

L'ensemble n'est pas dépourvu de charme, mais en salle, on est aussi frappé par la répétition des mêmes thèmes et formules, si bien que l'émerveillement laisse un peu trop la place à l'habitude. La douzaine de minutes d'extraits sur le disque Westerberg fait en définitive meilleure impression que l'intégralité, belle, mais qui ne se renouvelle pas beaucoup.

5. Fröken Julie, une chorégraphie de Birgit Cullberg

Pour les besoins de la scène, l'intrigue de Strindberg, une longue suite de va-et-vient ondoyants et d'incertitude psychologique, devait être simplifiée, à bon droit – la pantomime ne pouvant rendre leurs nuances. Aussi, les séquences sont beaucoup plus nettement délimitées, et les hésitations des personnages se lisent surtout dans le grands pas de deux de la cuisine, où Julie émoustille, badine et repousse tour à tour Jean.

La réduction très économe de l'intrigue fonctionne assez bien, même si la scène de champs, absolument absente de la pièce (en huis clos, avec peu de personnages et aucun accès extérieur), sortie tout droit du ballet de la première moitié du XIXe, est assez étrange. De même, la fin est simplifiée et romantisée : Julie conduit le bras de Jean pour lui percer le cÅ“ur (par un étrange poignard anachronique), au lieu de la sortie calme et énigmatique qui laisse présager un suicide. La sonnette finale est d'ailleurs tout à fait inintelligible sans avoir lu la pièce.

D'une manière générale, le personnage de Jean est présenté de façon beaucoup plus sympathique et innocent, plutôt le jouet de Julie, sans son pouvoir dominateur et son investissement distant – d'un charisme plutôt terrifiant dans la pièce. De même, la silhouette implacable du père, présent seulement par ses bottes chez Strindberg, s'incarne dans un personnage de caractère plutôt amusant.

Tous ces choix contrastent avec certaines poses particulièrement provocantes chez Julie.

On peut trouver la schématisation de l'intrigue déplaisante, mais elle était nécessaire, et dans la perspective choisie d'une relecture romantique, elle conserve quelques points forts :

  • des personnages très fortement caractérisés visuellement : prétendant, valet et maîtresse évoluent dans des grammaires chorégraphiques distinctes ;
  • le ballet des Illustres, sur un principe simple (dans le rêve de Julie, les ancêtres sortent des tableaux et entament une sorte de Sabbat), a beaucoup de charme et d'allure. Totalement étranger à l'atmosphère réaliste et désespérée de l'original, mais réussi en soi, dans un environnement qui n'a de toute façon plus beaucoup de points commun en dehors d'une vague trame.


6. Fall River Legend de Morton Gould (1948)

À l'inverse, la bonne surprise émane du ballet de Morton Gould (également un grand chef) – lui aussi plutôt bien servi au disque, et bénéficiant de plusieurs version intégrales de Fall River Legend. Une musique américaine en diable, mais au sens des meilleurs représentants de la tendance (Ives, Copland, Virgil Thomson, Randall Thompson, Diamond...) : rien de facile ou de kitsch, malgré une grande profusion de couleurs vives.

La partition en elle-même est très variée, alternant les fanfares, les thèmes folkloriques, les petites danses (et même une valse !) avec des moments plus acérés – même si globalement, malgré l'histoire (le fait divers d'une jeune fille qui assassine sa famille à la hache), la musique demeure de la musique de danse, très peu dramatique. Les numéros s'y succèdent avec urgence, mais sans jamais s'articuler explicitement avec ce qui se déroule sur scène.

Le fait le plus étonnant est que le résultat paraît consonant à cause des carrures dansantes et des mélodies très réelles et accessibles... tandis que le spectre harmonique est d'une grande richesse. Des bluettes folkloriques sur un accompagnement saturé, cela existe, mais Gould parvient à combiner les plaisirs des deux sans qu'ils semblent se contredire : le primesautier et le savant s'entrelacent avec une rare finesse.

7. Fall River Legend, une chorégraphie d'Agnes de Mille (1948)

Fall River Legend est le fruit d'une commande explicite pour le ballet, à destination d'Agnes de Mille (fille de William C. de Mille et nièce de Cecil B. DeMille). Je crains que les amateurs de ballet classique soient un peu restés sur leur faim, à l'exception d'un court pas de deux, par la manière fragmentée et narrative (mais pas très tendue pour autant) qui ne laisse pas la place aux numéros virtuoses comme les « grands ballets du répertoire » – c'est en tout cas dans ce sens que se dirigeaient quelques commentaires ouïs à la volée.
Par ailleurs, l'intrigue n'était absolument pas intelligible sans synopsis (en dehors du fait que la jeune fille est pendue pour avoir joué de la hache), et ses détails absolument pas mis en valeur par la chorégraphie – avec de bizarres moments de repos, comme ces fêtes traditionnelles où la danse de ballet paraît vraiment changer de dimension pour lorgner du côté du salon.

En revanche, mention spéciale pour la très belle toile surréaliste d'Oliver Smith pour le délire de Lizzie, où la table et les chaises de la salle à manger (toujours visible sur scène, et qui évoque la souillure de la nouvelle belle-mère) se mélange aux nuages dans une vision géométrique plus poétique que cauchemardesque.


Laëtitia Pujol en Lizzie.


8. Danseurs

Je voyais pour la première fois Nicolas Le Riche en salle ; il a effectivement pour lui un naturel théâtral que n'ont pas tous les danseurs. Mais je n'ai pas été étourdi non plus. Dans la veine aristocratique qui fait un peu défaut à Cullberg, Aurélie Dupont équilibrait assez la chorégraphie. En Lizzie, Alice Renavand exhibait une remarquable technique, un peu froide, assez congruente avec le sujet.

Mais... tropisme personnel, sujet ou interprètes, je n'ai pas été totalement saisi – j'ai bien mes références en la matière, mais elles sont rares, et la distance des visages amoindrit probablement, par rapport aux captations vidéos, l'impact expressif des exécutions.

Comme toujours, je suis davantage sensible aux incarnations de caractère des vieux danseurs (ici Michaël Denard dans le père de Julie), qui conservent la grâce du geste sans rechercher la virtuosité. On retrouve des phénomènes semblables avec les vieux compositeurs, qui s'abstiennent (pour certains) de plus en plus du superflu – par exemple dans la musique pour piano. [Pour le piano comme pour la musique vocale et le ballet, la virtuosité tend à me faire moins apprécier une œuvre, à qualité égale... rien de plus beau qu'un discours qui révèle sa densité sans apprêts, sans bouffes et sans ganses.]

9. L'Orchestre Colonne

On lit souvent du mal sur cet orchestre, et sur ses confrères Lamoureux et Pasdeloup ; ce n'est compréhensible que par comparaison avec les orchestres de niveau international de la capitale et la multitude de phalanges prestigieuses qui y font étape : ce sont réellement de bons orchestres (et Lamoureux dans un bon jour, c'est même grand).

À vrai dire, même par comparaison, je ne vois pas lieu de faire la fine bouche, tant ces deux œuvres rares, dans des styles peu pratiqués (et opposés), se déroulaient avec naturel – même par comparaison avec le disque, où on peut trouver mieux, mais sans rien qui justifie l'espèce de dédain souvent colporté sur Colonne.

Ce jour (samedi 1er, 14h30), les partitions sont exécutées valeureusement, avec de belles couleurs. On sent les limites de virtuosité dans les extrêmes – longueurs d'archet disparates, justesse des violons dans le suraigu, tendance générale à articuler un peu mollement par prudence (il est vrai aussi que le chef Koen Kessels ne mettait pas le feu au lac) –, mais dans l'essentiel de ces musiques pas évidentes, le compte y est, largement.

Le chef de pupitre des altos avait l'air de passer un sacré savon aux hautboïstes (ou au moins de s'indigner sur quelque chose qui s'était passé dans l'orchestre), si quelqu'un a des hypothèses...

10. Bilan

À défaut d'être particulièrement touché par le ballet-pantomime, comme souvent (pourtant, j'ai mes chouchous en la matière, qui m'émeuvent vraiment), superbe couplage de raretés réjouissantes. Morton Gould sonne particulièrement bien en vrai – alors que le reste de son catalogue exploite avec moins de force et de diversité le patrimoine sonore américain.


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Commentaires

1. Le jeudi 6 mars 2014 à , par malko

Tiens, j'étais à la même séance...

Au final, c'est surtout la partition de fall river légend qui me reste.

(Un peu comme toi, non ?)

2. Le vendredi 7 mars 2014 à , par DavidLeMarrec

Effectivement. Fröken Julie est chouette, mais pas rapport aux extraits gravés au disque (une douzaine de minutes), pas beaucoup de substance supplémentaire sur l'ensemble du ballet, qui a tendance à se répéter. Ce qui paraît enthousiasmant sur un quart d'heure semble plus maigre, forcément, sur un ballet entier.

La partition Fall River Legend est très belle, c'est vraiment le meilleur de Morton Gould, qui révèle un métier et une diversité d'insiration remarquables.

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