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Henrik IBSEN - Une maison de poupée - II - Constantes du théâtre d'Ibsen et traits particuliers dans 'Une maison de poupée'


Après la présentation de la soirée (mise à jour ce soir), on part un peu plus en profondeur dans l'oeuvre d'Ibsen.

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Moment de la tarentelle frénétique : incantatoire mais impuissante à apporter protection tutélaire et miracle. Dans l'admirable réalisation scénique de Stéphane Braunschweig et Chloé Réjon.


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4. Une pièce d'Ibsen

On retrouve dans Une maison de poupée la préoccupation d'Ibsen, sans cesse reformulée en pièce en pièce sous des structures très différentes.

En effet, l'ensemble de ses pièces posent de façon centrale la question de la volonté et des valeurs.
Le cadre est posé dans un contexte relationnel où le mensonge, aux autres comme à soi-même, est très présent, et va se fissurer pour entraîner des changements radicaux dans la conception de la vie et dans l'existence concrète des protagonistes. Cet 'éveil' se produit par des rencontres, qui vont mettre à l'épreuve le cadre initial, que l'hypocrisie ou l'aveuglement rendaient cohérent. Tout le drame consiste dans la révélation de parcelles de vérité, qui vont se montrer déterminantes.

Tout cela serait assez banal si on n'y ajoutait deux caractéristiques fortes du théâtre d'Ibsen.

Tout d'abord, le chemin mené par les personnages. A la façon de Corneille, si l'on veut, les personnages disposent d'un choix, mais qui laisse en réalité une seule voie ouverte : la plus difficile. Chez Ibsen, la lucidité est la seule voie possible, même si elle est douloureuse, et mène souvent à l'anéantissement. C'est ce qui pétrifie le duc Skule, c'est ce qui précipite Rebekka West à sa perte, et mène Brand quasiment au blasphème. L'inauthenticité se révèle si insupportable que la seule voie est alors de briser ces chaînes-là, même lorsqu'elles assurent la sécurité, le confort, le bonheur. C'est particulièrement flagrant, évidemment, pour Une maison de poupée, où Nora sacrifie sa joie (qu'elle pouvait aisément conserver en révélant à son mari la cause glorieuse de son emprunt secret) pour connaître la vérité de sa vie conjugale - même si elle en connaît l'issue, désignant l'hypothétique confirmation de son bonheur comme un "miracle".

Une fois ces amarres rompues, il faut boire le calice jusqu'à la lie, et de rupture en rupture, avec sans cesse des changements brutaux dans l'âme des personnages, au fil des rencontres et des révélations à soi-même (faire la somme des discours incompatibles d'un personnage d'Ibsen sur lui-même serait extrêmement significatif), on s'achemine vers l'expiation, qui est toujours ce que réserve l'avenir de liberté. Car la vérité entraîne la rupture du lien social (même chez les grands : le duc Skule enlevant son propre petit-fils des bras de sa fille) et la punition sévère du sort.
Et c'est là où se situe la seconde originalité : Ibsen mène ses personnages au comble du subjectivisme, et même du nihilisme : cette lumière qui se fait crée un étourdissement plus que passager, et il n'est pas celui qui accompagnement la Révélation. C'est au contraire une certitude négative, une connaissance de ce qui n'est pas. La morale, la religion ne sont d'aucun secours ; leurs garants sont sclérosés, corrompus ou eux-mêmes égarés. L'auteur ne les condamne pourtant pas, puisqu'il confesse une admiration - on sent chez lui comme la mélancolie amère de celui qui ne peut plus croire aux simulacres, et qui éprouve la douleur d'avoir perdu toute consolation, même illusoire. Par ailleurs, les réformateurs ambitieux de l'esprit humain comme West, Rosmer ou Brand sont voués à l'échec le plus tragique : la mort à chaque fois.
Ibsen n'apporte aucune réponse à ces doutes vertigineux, il les expose avec toutes leurs contradictions, et le point de vue de l'auteur pourrait dans le meilleur des cas se résumer à une suite de paradoxes, ou bien de négations violentes. Et de la richesse de ces discordances naît quelque chose de complexe et d'insaisissable comme la vie psychologique elle-même. En cela, assister à ces déroulements peut être quasiment éprouvant, car susceptible de faire profondément écho à des doutes et illusions internes à chaque spectateur. C'est en tout état de cause mon cas.

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5. Une maison de poupée : généralités

Tout ces traits se retrouvent dans la pièce vue dimanche passé, mais pas nécessairement à leur plus haut degré. On y retrouve, outre ce que l'on a dit, la présence (même furtive) d'un Nord inhospitalier (impropre à l'habitat humain, et peuplé d'hommes au coeur sec), dès le récit de Kristine au début de l'acte I. Evidemment le fonctionnement global est le même (volonté, mensonge, bouts de vérité, ruptures, abîme de la nouvelle réalité), on retrouve même une scène de psychanalyse sauvage (un peu dans le goût du Werkstatt de l'acte II des Gezeichneten, mais beaucoup moins apaisée, beaucoup moins ambiguë aussi), après la dispute à l'acte III. On y retrouve également la peur de la mort, doublée d'un part de grotesque (dont l'inspiration trouve son paroxysme à l'acte III des Prétendants à la Couronne, extraordinairement tragique et drôle), lors du suicide de Nora tant annoncé, et avorté.

On a ainsi beaucoup de plaisir à se laisser mener. Toutefois, si cette pièce a connu dès sa création ce succès fulgurant, c'est avant tout parce qu'elle est plus accessible, plus commode à cerner, moins énigmatique et moins hésitante idéologiquement. Le statut de la femme dans un mariage est un sujet de société complexe, mais pas un état d'âme en proie au doute. Dès les premières représentations en 1879, cet aspect-là a concentré la plupart des commentaires et des intérêts. Certes, c'était audacieux et autrement plus valorisant que Karénine (même si ici aussi le statut de femme se prend au détriment de celui de mère, la garde alternée n'ayant pas encore été inventée...), mais à la lecture ou à la vision de la pièce, il me semble que ce n'est pas là forcément l'essentiel du drame qui se joue. Les vingt dernières minutes, certes, ouvrent le problème ; mais quel besoin de tout ce fin dispositif psychologique pendant deux actes et demi, pour faire au bout du compte de la politique ou de la morale ?

C'est pourtant de là que provient une partie de la popularité d'Ibsen, puisque cette pièce qui est sa plus jouée sans doute est présentée, on l'a déjà signalé, sous ces auspices par les théâtres. Il suffit aussi de parcourir les commentaires de la presse culturelle (ici, on pouvait par exemple lire un pertinent avis sur le Cyrano d'Alfano), et même dans les encyclopédies (ici Larousse en ligne) :

Les drames qui suivent sont plus nettement orientés vers les problèmes sociaux et vers la lutte de l'individu contre le poids des conventions imposées par la société : après les Piliers de la société (1877), Maison de poupée (1879) provoque des discussions passionnées. Comme la femme est l'un des piliers de la société, ses droits et ses responsabilités doivent être reconnus. La pièce est une dénonciation du mariage et de l'inégalité des époux.

... comme si c'était là l'essence de la pièce !

A la lecture, bien évidemment, cela ne se réduit pas là !

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Les noirs moirés des murs de Rosmersholm vont remplacer, à partir de l'acte II, les infractuosités lisses mais heureuses de la maison de poupée. Ils apparaissent déjà, lourds de contraste et de menace, à l'acte I.


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6. Une maison de poupée : traits particuliers

Néanmoins, il est exact que l'ambition d'Une maison de poupée est sensiblement inférieure à celle de la plupart des autres drames ibseniens. Certes, elle se bâtit avec virtuosité sur le mensonge, la tension intérieure, la révélation qui illumine et foudroie, mais dans une autre pièce, les rebondissements psychologiques seraient plus vertigineux au dernier acte, tandis qu'ici le propos est finalement un peu plus univoque : on ne peut décider ce que deviendra Nora, mais elle a une voie en tout cas.

C'est un peu le problème dans l'ensemble de la pièce - problème tout relatif, car elle reste remarquable, mais cela la rend à mon sens d'un intérêt et d'un impact inférieurs à beaucoup d'autres Ibsen : tout est trop net.

Les ingrédients de vaudeville, nécessairement présents dans toute intrigue où le mensonge joue à cache-cache avec un dévoilement à éviter, et particulièrement lorsqu'il s'agit de questions de confiance entre homme et femme, sont ici très saillants. Témoin la mascarade de la tarentelle destinée à cacher l'arrivée de la lettre, ou la tentation jamais éclaircie de séduire Rank pour hériter. Cette menace et ces détours, Braunschweig les matérialisait très bien sur scène par l'énorme boîte à lettres à l'intérieur même du logis, contre la porte, avec une vitre qui laisse apercevoir le courrier maudit.

Au début de la pièce, on assiste même, sous une forme assez amusante de prétérition (Nora prétend ne pas vouloir parler d'elle et de son bonheur et raconte... sa vie), à une exposition en bonne et due forme, tout ce qu'il y a de plus classique.

Les questions brassées sont moins vertigineuses aussi - car, ici le problème serait aisé à résoudre sans le silence de Nora. Et surtout, le dernier acte manque de brouiller les affects comme on l'attendrait. Le mari constitue trop nettement un personnage-repoussoir, vaguement ridicule par son pardon sans excuse, et au demeurant pourvu d'une scène d'outrage assez peu ébouriffante.
De ce fait, on perçoit bien que l'auteur veut faire adhérer au questionnement sur l'égalité et l'indépendance de son personnage féminin, ce qui ne résout pas toutes les questions qui restent entières à la fin (avec une issue beaucoup moins définitive qu'à l'habitude, et même entièrement ouverte), mais réduit considérablement le champ du questionnement habituel. Nora nous dit bien que la morale et la religion ne peuvent plus lui servir de guides, sont secondaires par rapport à son introspection et à la volonté qui en découlera, mais ne s'interroge pas si profondément sur le sens de l'existence.
D'une certaine façon, l'introduction d'une prise de position nette de l'auteur a fait perdre une partie du charme vertigineux de sentir les fondements moraux se dérober sous nos biens.

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En somme, Une maison de poupée est une pièce admirable, parce qu'elle conserve l'essentiel des caractéristiques des pièces d'Ibsen, vraiment captivantes ; mais c'est aussi une pièce secondaire dans son corpus, parce que ses structures et son propos dont les contours sont plus nettement définis réduisent la portée des questions qu'elle pose.

La confrontation avec Rosmersholm et, d'autre part, la mise en scène de Braunschweig, rendaient très flagrant le décalage.


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