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Exercice pratique

Nous avons récemment rappelé l'existence du cours théorique, passons à la pratique.

Et incidente sur le Noé de Halévy/Bizet.

Illustrations musicales idoines.


Compte-rendu de La Juive de Halévy par Renaud Machart.
John Osborn est parfaitement à l'aise en Léopold, un emploi de quasi haute-contre (ténor aigu) à la française.
Tout est dans le quasi. Il existe une grande différence entre la haute-contre et le ténor aigu.

Démonstration.



Voici ce à quoi ressemble Léopold dans ses parties les plus tendues - sa sérénade d'entrée.

Juan Sabaté, dans la version Guadagno de La Juive (parue chez Myto), la seule vraiment convaincante parue à ce jour. Cet extrait n'est pas fabuleux en soi (ni le chanteur, néanmoins vaillant), mais il montre assez bien la nature vocale de Léopold.

Une voix aiguë, un peu perçante, aux harmoniques métalliques brillantes, sans doute habituée répertoire rossinien pour ce chanteur précis. Pour le rôle : tessiture très haute, beaucoup d'agilité et d'incursions, parfois brutales, dans l'extrême aigu.

Alors, est-ce une haute-contre ? Exemple de haute-contre :

Howard Crook, le plus bel exemple qu'on puisse rêver, en Phaëton (Lully, disque Minkowski).

La haute-contre a plusieurs caractéristiques :
  • Dans son répertoire de prédilection, elle ne monte jamais très haut : le la 3 ou le si bémol 3 avec un diapason à un demi-ton, voire un ton plus bas pour l'époque de Lully, et qu'exceptionnellement à ces sommets. Définir, comme le fait souvent, la haute-contre comme un ténor particulièrement aigu me gêne précisément pour cette raison.
  • En revanche, tessiture haute, sur le passage[1] des ténors habituels. Ce qui caractériste la haute-contre est en effet qu'elle se situe toujours dans une tessiture assez haute, avec peu de repos.
  • En conséquence, l'usage de la voix mixte, c'est-à-dire un mélange de voix de poitrine et de voix de tête, est essentiel.


Clairement, Juan Sabaté n'est pas une haute-contre, mais le rôle de Léopold ?



Le rôle de Léopold, bien sûr dans les écritures les plus dramatiques, et les grands ensembles, qui sont romantiques, mais aussi dans cette sérénade pose plusieurs problèmes.



D'abord l'agilité, qui est rare chez les hautes-contres. Cela arrive cependant.

Howard Crook en Atys (Lully, bande son inédite du spectacle Christie/Villégier de 1987).
Les hautes-contres sont généralement plutôt vouées aux doux épanchements élégiaques qu'à la brillance, et c'est le seul extrait d'Atys ou le rôle-titre se prête à de semblables acrobaties - somme toute assez modestes. Guère d'aigus "jetés" (comme dans toute l'ère baroque), guère de virtuosité, juste une petite colorature où l'on ne perd jamais de vue le mot de départ.
On a très peu d'exemples de premiers rôles de hautes-contres où l'on ait beaucoup d'agilité, avec de longues coloratures sur une seule note.

Le plus spectaculaire de ma connaissance est l'unique intervention de l'athlète spartiate dans la version de 1754 du ''Castor et Pollux'' de Rameau. Mais il s'agit là d'un rôle brillant un peu exceptionnel, fondé sur une vocalisation plutôt féminine dans la tragédie lyrique (par exemple Amélite dans le Zoroastre de Rameau : Non, non, une flamme volage) - et un peu italianisée, si l'on veut.

Tom Raskin (également membre du Monteverdi Choir) chante l'athlète, sous la direction de Gardiner, en février dernier à Pleyel. Le timbre de Tom Raskin s'apparente d'ailleurs peu à une haute-contre, il est plus clair et léger, plus franc, plus proche d'un ténor aigu. Belle prise de son France Musique[s].
La vocalisation n'en est pas au point de l'opéra seria, mais l'expression du texte et du caractère est, pour une fois, rendue secondaire par rapport à la fascination purement vocale. On est ici dans une période de développement du décoratif dans la tragédie lyrique, pour des raisons différentes, au demeurant, du "tout musical" de l'opéra italien d'alors.
Rien à voir avec l'usage expressif qui en est fait dans Atys, et, encore une fois, il s'agit ici d'une intervention uniquement décorative (l'acte II étant l'acte du deuil dans la version de 54 !) et somme toute assez rare.

De ce point de vue, Léopold ne correspond pas à la proposition de Renaud Machart.



Ensuite, et encore plus significatif, les écarts vers l'aigu, et l'importance du registre vraiment aigu.

L'acquisition de l'agilité est un phénomène qui pourrait tout à fait se dérouler de façon périphérique, en s'ajoutant à une tessiture déjà existante. Mais ces éléments, écarts vers l'aigu, et usage du registre très aigu (voire suraigu), changent la nature de la tessiture employée.

Ces écarts brutaux, on l'a vu, sont inexistants chez les hautes-contres, des voix homogènes et douces, usant de la voix mixte. Et non ces voix éclatantes aux formants[2] titanesques, nécessaires pour surmonter un grand orchestre. Le plus impressionnant qu'on puisse trouver, côté écarts, est ce même air de l'athlète, où les aigus sont tout de même limités et préparés (la voix très franche de l'interprète donne une impression périlleuse).



En réalité, cet air de Léopold est plutôt à rattacher à la tradition des ténors légers (ce qu'il n'est pas exactement, plus puissant) de Hérold, très aigus également.

Par ailleurs, cette vocalité arrogante et cette agilité sont plutôt empruntées à Rossini, qui triomphait à Paris, passant pour créer le Grand Opéra à la française, par Guillaume Tell, où l'agilité d'Arnold, rôle certes plus lourd, sera l'étalon de rôles du Grand Opéra, comme Raoul ou Robert. Nourrit, la gloire de l'Opéra de Paris dans ces années, mixait à partir du sol3, et s'était trouvé en difficulté dans ce rôle. Bref, il s'agit là d'une vocalité de ténor aigu héritée du ténor rossinien, ensuite adaptée de façon plus centrale (avec suraigus maintenus) à l'esthétique française où les aigus mixés étaient possibles - Nourrit et Duprez ont alterné dans certains rôles comme Raoul (Raoul de Nangis, dans Les Huguenots de Meyerbeer).


Chris Merritt dans Guillaume Tell (Arnold). Ne prêtez pas attention au baryton (Giorgio Zancanaro), il est juste génial, mais ce n'est pas notre objet. Disque Muti, traduction italienne de Guillaume Tell - la version que je voulais proposer était trop peu audible si l'on ne connaissait pas déjà l'oeuvre.
Certes, technique italienne aux voix métalliques, incisives, brillantes ; mais l'échange avec Gregory Kunde, aux douceurs plus grandes, ne changerait pas fondamentalement notre réflexion.
On est très proche ici de Léopold, avec cette agilité, ces écarts vers l'aigu, ces extrême-aigus, au besoins répétés, cet emportement dans les récitatifs - tout cela contrairement à la haute-contre, comme on l'a vu. Le rôle est un peu plus dramatique que Léopold (qui doit s'opposer à un ténor plus volumineux, Eléazar), mais on sent bien la filiation.

Sachant qu'Arnold est lui-même sensiblement proche du ténor rossinien serio, la filiation se ferait plus avec l'agilité et l'éclat de l'opéra seria qu'avec la tragédie lyrique, dont on n'adopte pas du tout le geste déclamatoire ici.

Pour achever plaisamment la balade, je vous propose un cousin de ces ténors aigus post-italiens, avec une petite rareté exhumée récemment (aucune publication prévue aussi bien en partition qu'en disque), le Noé de Halévy, largement complété après sa mort par son gendre, ce qui en fait vraisemblablement non seulement le meilleur opéra de Halévy, mais peut-être également le meilleur de Bizet.

Philippe Do est l'ange déchu, avec des caractéristiques semblables, ces incursions dans le suraigu, cette tendance aux valeurs longues cantabile, très italienne, que l'on ne trouve pas dans la tragédie lyrique, même tardive, non plus.

Et si la musique vous en a intrigué à juste titre, voici le tout début de ce même acte II :

Oui, on dirait presque du Britten, voire le Langgaard du deuxième tableau de Fortabelsen/Antikrist. Certes, c'est aussi parce que les premières attaques fausses des premiers violons créent une impression de polytonalité. Mais atmosphère et sinuosité mélodique surprenantes pour le genre.
Beaucoup de surprises dans cette oeuvre, notamment la redoutable scène de ménage au III, un hapax dans l'histoire de l'opéra sérieux romantique. On en trouvera plutôt dans les scènes secondaires comiques de la tragédie lyrique (duo Iris/Mercure dans Isis de Lully, même si le couple n'est pas constitué), et jamais de cette violence corrosive bien entendu. Il faut donc attendre la Vienne décadente et le délicieux Von Heute auf Morgen de Schönberg (son opéra comique) pour en trouver un équivalent.
Par ailleurs, l'ouverture de Djamileh de Bizet est incluse dans le ballet orgiaque du III. Vraiment à connaître, ne serait-ce que pour son intrigue biblique très farfelue - et son excellente musique, un fleuron du genre Grand Opéra dont ce sont les ingrédients indispensables.

On attend une improbable édition, donc, les critiques ayant été comme il se doit plus que tièdes et défiantes - si des chefs-d'oeuvres inconnus dormaient, ça se saurait.



On peut dire à la décharge de Renaud Machart que ces rôles étaient sans doute, au moins initialement, chantés par des ténors qui mixaient les aigus, donc probablement des héritiers à très long terme (ce qui ne veut plus dire grand chose) des hautes-contres à la française.
Ce qui ne change rien, au demeurant, au fait que nous ayons affaire à une tessiture d'une (tout) autre nature.[3]

Pour une histoire sommaire du ténor, et pour les noms de rôles et d'interprètes liés à chaque catégorie, on peut se reporter à ces deux notices.



Entendons-nous bien : Renaud Machart prend la peine de préciser qu'il s'agit d'un ténor aigu, et la chose est présentée comme une interprétation ; il ne s'agit pas d'une bourde qu'il conviendrait de clouer sur la croix en laissant des traces irréversibles. Cependant, je pense que la filiation, comme on vient de le voir, est inexacte, un raccourci de la pensée. Car une haute-contre n'est pas l'équivalent d'un ténor aigu - surtout qu'en l'occurrence, il provient du répertoire italien.



Notes

[1]Passage : réseau de notes où la voix "tourne". Si vous chantez avec votre voix parlée, disons, le passage correspond au moment où vous devrez poursuivre en fausset dans l'aigu. C'est un endroit où les mécanismes d'émission se modifient, et la haute-contre est particulièrement périlleuse pour les ténors poitrinant habituels, les héritiers spirituels de Duprez ("inventeur" de l'ut (contre-ut) de poitrine qui est devenu la norme dans tous les répertoires hors baroque et contemporain).

[2]Formant du chanteur : réseau d'harmoniques différentes de l'orchestre, qui permettent de chanter fort et longtemps en étant audible et sans fatigue. Il s'agit de la technique de base du chant lyrique, par opposition au chant populaire (d'où l'amplification nécessaire même en petit comité) ou même aux chants violents mais brefs de type muezzin. Toutefois, il est possible pour les voix aiguës de passer au-dessus des harmoniques orchestrales, ou encore, dans le cas des instruments naturels en petit effectif, de ne pas utiliser le formant (le cas de quelques voix "baroques"). Le formant, c'est cette partie lourde, sophistiquée, métallique du chant lyrique, le bagage technique sonore, disons - ce qui rebute généralement les néophytes chez les chanteurs d'opéra.

[3]Pense-bête : faire une entrée dans notre sot bréviaire.


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Commentaires

1. Le samedi 12 avril 2008 à , par Morloch

Tiens, personne n'avait réagi ici ?

Je passe juste pour poser une question, est ce qu'il existe une bonne version d'un enregistrement d'une mini-opérette d'Offenbach intitulée Bagatelle ?

Ce n'est pas pour moi, mais pour une amie qui voudrait la monter avec des amis d'icelle pour la fête de la musique.

Je pose la question à sa place parce qu'elle est timide et altiste, en plus d'être spécialiste du grand philosophe Peter Sellars, auteur du fameux " Épistémologie de la Panthère Rose".

Mais en réalité j'ai bien peur que cela n'existe pas...

2. Le samedi 12 avril 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Non, personne n'avait réagi. Les billets les plus longs à faire sont ceux où je préfère avoir des réponses, mais c'est aussi ceux où il est le plus difficile de rebondir, par rapport à un sujet ouvert traité de façon plus généraliste, où chacun peut trouver un angle pour renvoyer la balle. C'est la loi du genre. :)

Et puis, surtout, il y a un an, j'avais beaucoup moins de commentaires qu'aujourd'hui où j'ai la chance d'en recevoir plusieurs presque sous chaque article !


Les amis de Morloch ont pour obligés les lutins de CSS.

Malheureusement, non, ça n'a jamais été enregistré à ma connaissance (après vérification dans mes Saintes Tablettes). En revanche, la RTF l'a diffusé au moins une fois, la bande a même été sauvée. Mais il sera sera sans doute plus rapide de déchiffrer, même péniblement, que de mettre la main sur la bande, je le crains !


Par ailleurs, il ne s'agit pas d'une mini-opérette, mais d'un opéra comique en un acte... N'est-ce pas.

Navré de ne pouvoir faire plus, mais je n'ai pas ça dans mes tiroirs non plus...

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