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Henrik IBSEN - Solness le constructeur (Vittoz, Françon, Colline 2013)


Le théâtre de la Colline poursuit sa mise à l'honneur des pièces de maturité d'Ibsen, cette fois sans Stéphane Braunschweig.

1. Curiosités

Bygmester Solness est représenté en 1892 ; après Hedda Gabler (qui fait suite à Fruen fra HavetLa Dame de la Mer), avant Lille Eyolf (qui est son avant-dernière pièce).

Fait notable, le personnage central se nomme Hilde Wangel (les traductions anglaises et françaises proposent souvent "Hilda", mais c'est bien Hilde dans le texte original), de même qu'un personnage secondaire dans La Dame de la Mer ; néanmoins, malgré leurs parentés de caractère (exaltation intense, et au besoin cynique), les deux personnages ne font pas sens ensemble (trop jeune pour songer au mariage et pas du tout mélancolique avant Solness ; après Solness, le retour dans la maison paternelle paraît improbable). La Hilde de Solness m'évoque davantage le délire mystique et fatal de Gerd (qui pourrait être Hilde après Solness) dans Brand que son homonyme dans la Dame de la Mer.

2. Particularités du texte

Solness diffère un peu du ressort habituel des drames d'Ibsen : ici, le processus du dévoilement est relativement mineur dans la construction d'ensemble. L'originalité de Solness est précisément que la tension ne repose pas sur un mensonge qui refuse de rester enseveli, sur une cheminement destructeur vers la vérité. Les révélations prouvent plutôt la bonne volonté des personnages.

Cependant, comme jouant avec leur propre matière, les protagonistes s'emparent de cette innocence et en font le moteur principal de l'intrigue (si l'on peut réellement parler d'intrigue pour cette observation de l'évolution inexorable d'une famille brisée). En effet, la question du libre arbitre ne s'en pose que plus douloureusement, à travers la croyance surnaturelle que les accidents de la vie peuvent être sollicités par une aide surnaturelle qui naît de la volonté. Nourrissant la culpabilité, on retrouve ainsi les interrogations habituelles sur le prix, la légitimité et le sens du bonheur individuel, toutes interrogations fortement agitées. Et qui aboutissent, dans les hypothèses de Solness, à l'interrogation sur un éventuel dessein égoïste de Dieu, secondant les malheurs souhaités par les hommes si cela peut in fine servir Sa gloire.

Solness n'est cependant pas l'oeuvre d'Ibsen la plus propre à ébranler les esprits - avec un développement beaucoup plus linéaire que de coutume, un nombre de personnages réduit, et une ligne d'horizon assez facile à saisir (caractère cyclique de l'ascension de la tour). Il n'empêche que l'ensemble demeure construit avec une habileté certaine :

  • exposition un peu mouvante, qui laisse le sujet difficile à appréhender pendant les premières minutes, avant d'apprivoiser les personnages et situations ;
  • usage de la parole informelle et de l'humour (pas forcément gai) ;
  • système de répliques courtes, refus des grands épanchements apologétiques (les personnages ne voient jamais tout à fait clair en eux-mêmes) ;
  • retour d'expressions qui structurent l'ensemble : « Å Gud » (« Ô Dieu ») pour Aline Solness, et bien sûr le « bygmester » (« constructeur ») qui sert le plus souvent d'apostrophe à Hilde, qui n'appelle jamais Halvard Solness autrement que « bygmester » ou « bygmester Solness », de façon très révélatrice - et tout à fait rituelle.



HILDA
Et tous ces livres, les lisez-vous aussi ?
SOLNESS
Je m'y suis essayé un temps. Lisez-vous ?
HILDE
Non, jamais ! Autrefois – plus maintenant. Car je n'y peux trouver aucun intérêt.
SOLNESS
C'est exactement où j'en suis.


3. Sources

La matière-première de Bygmester Solness provient pour partie de la biographie de l'auteur : enfant, il était monté en haut de la tour de l'église de Skien, d'où un veilleur de nuit était tombé au moment du passage à l'année nouvelle, un 31 décembre. Sa mère lui avait fait signe avant de défaillir. La relation entre Hilde et Solness, fondée sur le sentiment d'une promesse de bonheur qui n'a jamais pu se concrétiser, doit beaucoup aussi à la rencontre d'Emilie Bardach, une viennoise de dix-huit ans qu'Ibsen avait croisée au Tyrol (accompagné de sa femme et de leur fils). Il semble qu'il n'y ait pas eu beaucoup d'audace dans leur rencontre (le degré d'effronterie de la petite varie selon les "chroniqueurs"), mais cette image d'un bonheur virtuel qui revient hanter l'homme mûr (ou la femme mûre, pour La Dame de la Mer, écrite avant la rencontre !) était déjà un thème important de l'oeuvre d'Ibsen, et prend dans Solness une tournure puissamment comparable à ce qu'a pu vivre l'auteur - la tentation de quitter un foyer qui ne promet plus, pour une jeunesse exaltante et tellement plus valorisante. Tout cela à travers les voiles de l'impossibilité, qui rendent la promesse inaboutie à la fois tragique et désirable.

Cet histoire de nouvel Icare est parcourue de nombreux symboles, notamment solaires (et cela ne se limite pas à l'onomastique). Par exemple, si l'on observe les dates, l'action se déroule les 19 et 20 septembre, si bien que [attention spoiler] Solness meurt la veille de l'équinoxe d'automne [fin spoiler], c'est-à-dire à un moment qui marque à la fois une apothéose astrale et le début du chemin vers la désolation hivernale.

Dans le même goût, les propositions voilées de Hilde à Solness, lui offrant en substance de reprendre leurs travaux après le baiser interrompu, innervent toutes les remarques - implicitement, « Luftslotte » (les « châteaux dans les airs ») évoque, à la fin de la pièce, le projet de refonder une famille avec une femme fertile. Sans que cela ne soit jamais explicité, l'ensemble des jalons laissés conduit le spectateur / lecteur inévitablement vers cette interprétation.


4. Représentation

La mise en scène d'Alain Françon, fondée sur la traduction de Michel Vittoz, se révèle une franche réussite : complètement sobre, elle se contente de développer certains motifs structurant, insistant notamment sur les vocables récurrents, et développant habilement (et avec mesure) toute la dimension tentatrice de Hilde, sous forme d'une érotisation qui n'appelle pas forcément à la consommation. Une lecture très modérée, qui ne cherche pas plus la couleur locale que l'actualisation ou le coup d'éclat. Tout en soulignant certains traits importants du texte. Clairement, une très belle proposition qui laisse le public à la fois éclairé et libre.
Au demeurant, l'économie scénique n'est pas sans parentés avec ce que fait d'ordinaire Braunschweig.

Soutenus par une sonorisation de confort discrète, les acteurs restent pour la plupart directement audibles, avec des émissions bien projetées, d'où se distinguent particulièrement les deux « héros » :

  • Wladimir Yordanoff (Halvard Solness), la plupart du temps dans des nuances douces pourtant, et capable d'incroyables éclats ;
  • Adeline d'Hermy (Hilde Wangel), pensionnaire de la Comédie-Française, déjà remarquée par les lutins en Rosina de la Trilogie de la Villégiature de Goldoni (où figurait Adrien Gamba-Gontard, également dans la distribution !), ainsi qu'en Ingrid (et en trollesse) de Peer Gynt. Voix de soprano un peu pincée, mais extrêmement dynamique, parfaitement concentrée, si bien qu'elle demeure puissamment audible dans n'importe quelle configuration vocale, avec un timbre très « typé » et une énergie expressive qui force l'admiration.


Il semble traditionnel, un peu partout, de jouer Ibsen sans entracte, et effectivement, vu sa construction spiralaire, depuis l'anodin jusqu'au métaphysique, il me paraît toujours dommage d'interrompre son parcours.

Encore une excellente aventure à la Colline avec Ibsen.

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Commentaires

1. Le lundi 17 juin 2013 à , par Mi

Avez-vous vu cette pièce dans mise en scène de Jean-Christophe Blondel, qui a été donnée cette saison ? J'aurais aimé connaître votre appréciation.

2. Le mercredi 19 juin 2013 à , par David Le Marrec

Bonsoir Mi,

Non, malgré ma vigilance en matière de programmation, je n'avais pas remarqué que cela passait, même si j'aurais sans doute donné la primauté à Alain Françon. Vous pouvez peut-être en décrire les choix d'un mot ?

Merci pour votre intérêt !

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David Le Marrec

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