Deuxième disque de la série Orff-Schulwerk chez Celestial Harmonies.
Comme tout le monde (même au Brésil), j'ai découvert Orff (1895-1982)
par les disques d'extraits des Carmina burana
(1937). Pas très séduit dans l'ensemble, mais quelques titres comme Fortune plango vulnera, Ecce gratum ou la danse qui ouvre
la section « Uf dem Anger »
(et immortalisée dans la mémoire collective française par le générique
de l'émission nocturne de TF1 Histoires
naturelles) m'ont tout de même frappé par leur force motorique.
On est toujours un peu partagé entre l'aspect sommaire un peu vulgaire
de cette musique massive, essentiellement rythmique (et des rythmes
très identifiables, pas du tuilage richardstraussisant), et l'effet
d'entraînement qu'elle peut avoir.
En somme, je n'écoutais pas beaucoup, mais j'aimais bien. Comme
beaucoup de monde, je pense.
Et puis – c'était il y a plus de quinze ans, aux débuts de Carnets sur sol– j'ai découvert un peu le
reste de son catalogue, en commençant par Der Mond(1938). Je m'attendais à découvrir
un Orff plus traditionnel (postromantique sans doute ? décadent peut-être…), et j'ai été
frappé d'entendre sensiblement le même langage. Un peu plus de variété
dans les procédés, mais on retrouve l'organisation en séquence brèves
et parfaitement indépendantes, qui tournent en boucle un motif simple,
jamais développé, simplement remaquillé par des orchestrations de
caractère différent – orchestrations où dominent sans surprise cuivres
et percussions, pas toujours avec finesse, mais non sans efficacité.
J'y avais même senti des points communs assez forts
avec l'esprit minimaliste, ressassant un même matériau qui n'évolue pas
vraiment, refusant le développement.
La principale plus-value résidait dans l'usage de mélodrames (c'est-à-dire de
déclamation parlée accompagnée par l'orchestre). Le résultat restait
personnel et plutôt réussi, mais l'impression de réentendre Carmina burana sur la durée d'un
opéra était un peu lassante, et l'articulation du langage avec l'action
dramatique paraissait assez lâche, comme si Orff ne parvenait pas, pris
dans son système, à épouser réellement les affects des personnages.
J'avais alors conclu, avec un sens de la formule qui
révèle toute la cruauté de la jeunesse : « heureux de l'avoir entendu
et soulagé de ne pas l'avoir acheté ».
Plus tard suivit Die
Kluge (1943), son autre adptation de Grimm (écoutée en russe à
l'époque je faisais le relevé-tour du monde des représentations d'opéra),
un peu plus lyrique mais dans le même goût.
J'ai aussi entendu un entretien donné
par le compositeur, d'une certitude de sa supériorité assez
déconcertante, affirmant que la force des Carmina burana (qu'il considère
comme une œuvre fondamentale du répertoire) tient à ce que « sa portée
spirituelle dépasse sa valeur musicale ». Et de se vanter d'avoir
trouvé là son style, assez génial, et qu'il n'en a plus démordu
ensuite. C'est donc du très sérieux de son point de vue, et non un
pastiche fantasmatique de chants d'étudiants comme je le croyais.
À ce stade, j'ai considéré que mon éducation était à peu près faite –
j'ai eu l'occasion d'écouter les deux autres Trionfi bien sûr, donc je n'ai pas
retiré grand'chose non plus. Orff
était un vantard vaguement nazisant, assez peu lucide sur ses mérites,
et assez limité dans ses moyens de composition.
Et puis les années ont passé.
J'ai quand même découvert des œuvres intéressantes, comme Antigonae(1949), sujet plus
sérieux et ambitieux où l'on retrouve les psalmodies à nu interrompues
ou soutenues par des percussions, pas plus intéressantes musicalement
(vraiment des passages entiers psalmodiés, pas vraiment de mélodiques),
mais l'œuvre a le mérite de tenter une recréation
fantasmatique de l'esprit de la tragédie grecque, avec le texte
premier, semi-chanté, et un instrumentarium sans doute un peu sec, pour
un résultat pas du tout lyrique.
Mais on s'ennuie tout de même sévère à écouter cela sur la durée. (Il
existe au disque plusieurs versions all-stars
avec au choix Borkh, Mödl, Kuen, Haefliger, Greindl, Fricsay, Leitner,
Sawallisch…)
Surtout, j'ai beaucoup ri en découvrant la musique pour les Jeux Olympiques de 1936, Entrée et Ronde des
Enfants : « Non content d'être un compositeur majeur d'opéras inspirés et autres
cantates subtiles,
il était capable d'écrire des pièces entières dans un seul tétracorde
défectif. » Et de souligner avec une perfidie manifestement satisfaite
le petit côté BO du Gendarme de
Saint-Tropez… (Quelle mauvaise personne j'étais alors…)
Pour autant, c'était à date clairement ma pièce préférée de Carl Orff,
grâce à cette Grèce antique stylisée, sa généreuse dose de coloration
pastorale (plus beethovenienne que lullyste). « Un petit esquif de
n'importe quoi jeté sur la grande mer de la rationalité organisatrice
de ces gigantesques manifestations… »
Dernière découverte (merci CPO, toi qui prouves l'existence
d'un Dieu juste et bon), Gisei – le sacrifice,
absolument différent de tout le reste, opéra d'une heure, écrit à 18
ans, dans un style marqué par Debussy, mais assez décadent et âpre,
comme rongé par le Wagner le plus désespéré, qui
manifeste une maîtrise à peine croyable des moyens compositionnels les
plus complexes. Mais c’est un langage qu’il abandonne tout à
fait après sa propre épiphanie du style néo-tribal qui marque ensuite
toutes ses compositions. (J'en ai parlé là.)
Je restais donc sur l'idée d'un talent
gâché, dont l'ego
surdimensionné avait causé cette pénible tendance à la répétition de
formules plutôt pauvres – mais dont il semblait très généreusement
autosatisfait.
Un profil à la Richard Strauss, le résultat en moins. Ah oui, je n'ai
pas encore publié la notule sur Richard Strauss & les nazis (toute
une histoire), mais Orff semble un peu le même type de profil : surtout
obsédé par sa propre musique, indifférent à la politique mais pas
insensible aux honneurs. Au demeurant son procès en dénazification l'a
classé comme suiveur, et il a
pu continuer à exercer.
Et puis ma vie a continué. J'ai vu quelques très beaux concerts, j'ai
eu quelques enfants naturels, j'ai découvert l'existence de Pierre Rode
(connaissez-vous notre Seigneur
Pierre Rode?avez-vous une minute pour en parler ?).
J'ai joué des opéras dodécaphoniques danois. J'ai mangé des œufs
mollets.
***
Jusqu'à ce jour.
Je voulais illustrer une story
présentant des tombeaux mérovingiens décorés de quelques svastikas avec
la bande son des Jeux de 1936 – parce que le bon goût, c'est comme la
calvitie, on l'a dans nos gènes ou on ne l'a pas.
Impossible de rien trouver. Il existe bien des disques, mais tous
épuisés, aucun n'est disponible dans la banque de son d'Instagram (le
pseudo est Carnetsol, si vous
aimez les paysages et objets d'art mis en musique), ni même sur
les sites de flux où je fais mes recherches. Je dois donc me rabattre
sur la fanfare de Richard Strauss, ce qui n'est pas si mal.
Mais, avec les mots-clefs Orff et Kinder, je suis tombé sur un résultat
inattendu. (Non, bande de dégoûtants, pas ce à quoi je vous vois
penser, safe search était
activé.)
Cette série de trois disques, du
label Celestial Harmonies, parus dans les années 90, sans doute
racheté par un plus gros label, et enfin mis en ligne dans le cours de
ces derniers mois. Orff-Schulwerk,
car Orff était passionné de pédagogie, avait fondé une école, créé une
méthode qui est encore utilisée de nos jours – vous en trouverez quantité
d'exemples en vidéo ici, chez ses successeurs.
Je fais du titre provocateur et racoleur, mais en réalité en fait de nazisme, dans les années 1950, l'approche a même servi à des enfants en situation de handicap.
Comme je suis curieux, j'écoute… et que n'entends-je pas ! La
même veine primesautière et naïve que sa musique pour les Jeux de 36 :
ce que j'avais pris pour une imitation un peu ridicule de la musique
grecque dans un ton qui se voulait solennel et paraissait au contraire
très gentiment sautillant… était de la musique pour enfants !
Ces trois disques permettent de saisir l’étendue de
son legs sur le sujet : beaucoup de musiques pour voix, piano, flûte à
bec et/ou percussions, sur des rythmes simples et récurrents, mais avec
un véritable caractère – archaïsant, comme une Grèce rêvée. Tellement
plus convaincant que les grosses choucroutes bruyantes qui mobilisent
beaucoup de monde pour un contenu musical particulièrement simple ; et
surtout, quelle que soit votre dilection éventuelle pour les Carmina burana et autres Catulli Carmina, cela éclaire
grandement le projet de trouver la voie d’une musique riche avec des
moyens très épurés. (écouter des extraits ici)
La pédagogie d'Orff insiste sur la pratique, l'appropriation
instinctive du geste, chacun à
son niveau. Et ces pièces reflètent vraiment cette approche : tout
entre bien dans l'oreille, tout est fondé sur des cellules courtes et
simples, et pourtant ce sont de vrais morceaux, agréables à entendre,
qui donnent envie d'être écoutés et joués. Je les trouve très touchants
et émouvants, et la sorte de raréfaction du matériau qui peut être
frustrante dans les grandes fresque d'Orff trouve ici un terrain assez
idéal. De la musique de proximité, de la musique bienveillante, qui
rejette la virtuosité mais pas la personnalité.
On y entend d'évidentes influences extrême-orientales – témoin les duos
de xylophones n°16 & 17 du Troisième Livre –, mais il est probable
que cette écriture très diatonique, qui répugne aux tensions et aux
bifurcations, soit largement due à l'intérêt d'Orff pour la Renaissance. Il a par exemple
orchestré (dans une version traduite en allemand, un peu réagencée et
assez coupée, certes) L'Orfeo de
Monteverdi (ça peut s'entendre chez CPO) et le Lamento d'Arianna (CPO…), et on comprend
assez bien, en écoutant ses choix d'orchestration, ce qu'il a pu
retirer de la Renaissance finissante et du jeune baroque.
***
Seconde découverte, plus anecdotique : la version originelle de la danse-interlude célébrissime des Carmina burana,
issue d’un Klavier-Übung de 1934 (écouter), de son corpus pédagogique (dans le
troisième disque). Et je trouve tout cela assez touchant, un
compositeur qui met autant d’énergie à écrire des œuvres pour la
jeunesse accessibles, pédagogiques et intéressantes – je vois peu
d’instances où les trois parviennent à se conjuguer. Orff, que je
trouvais assez prévisible, répétitif et pour tout dire plus ennuyeux
(sorti de Gisei) est
instantanément devenu à mes yeux un compositeur attachant et réellement
stimulant.
Tout cela rend très curieux (et dubitatif) sur un éventuel quatuor à
cordes qu'il aurait pu composer – jugez de ma perversité.
Mais, dans tous les cas, Orff m'est devenu, en à peine 24h, d'une
fausse valeur un peu inoffensive que tous les amateurs de classique
subissent un peu complaisamment dans les compilations de classiques favoris, une sorte de
chouchou assez touchant, de personnalité à part dont le projet me
touche assez.
C'est pourquoi je voulais aussi vous donner cette chance de pouvoir
changer. D'être inspirés par des modèles nazis une
pensée différente, dont je n'avais absolument pas compris les
articulations – je pensais vraiment que son projet était uniquement
issu d'un fantasme néo-païen un peu pompeux, à base de Grèce imaginaire
et de chants d'ivrognes médiévaux. Mais, transposée dans un cadre
pédagogique, oui, comme sa musique paraît évidente, facile d'accès,
immédiatement satisfaisante, propre à faire comprendre les mécanismes
fondamentaux de la pratique musicale.
(Et ces petits formats sont tellement plus beaux et touchants !)
--
À bientôt, estimés lecteurs – car je dois prochainement vous entretenir
de Loewe, de Carmen, du Champs-aux-bécasses, du Christ (de Rubinstein)
et de notre Seigneur Pierre Rode (avez-vous
un moment pour en parler ?).
Portez-vous bien. Ne buvez pas trop d'alcool, ne marchez pas tête nue
au soleil cet été, ne faites pas trop de bisous aux veillards cet
hiver, ne lancez pas d'opération
spéciale de maintien de la paix et de formation au point-de-croix
au printemps. S'il vous plaît.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
J'étais un peu seul à me réjouir de ce que Château de Versailles Spectacles
ait programmé le dimanche soir à 21h la Jérusalem délivrée de Philippe
d'Orléans (bien mieux qu'à 15h ou 17h, ça laisse tout le dimanche !).
Mais ça se termine donc à minuit, et avec les bus supprimés dans toute
l'Île-de-France comme conséquence de l'embrasement généralisé du pays
sans bus, je n'avais plus d'options… J'ai bien regardé les VTC, mais
80€ + les 50€ de la place, ce n'était pas envisageable.
J'ai donc renoncé à entendre cet inédit que j'attendais depuis tant
d'années donné dans un lieu idéal par une équipe de feu.
…
Bien sûr que non. Versailles, ce n'est qu'à 20 km de l'Est de Paris.
Sans trop me presser, cela fait 6h-6h30 de marche, par une nuit aux
températures douces, c'est idéal. C'est parti !
#ConcertSurSol #121
Déjà entendue (fragmentairement) au CRR de Paris, c'est cette fois une
production (de concert) avec tous les moyens qui est donnée pour La Jérusalem délivrée, ou La suite d'Armide
de Philippe d'Orléans. Un des deux opéras qui subsistent du Régent (Philomèle est perdue).
J'avais adoré les audaces et bizarreries (ça frotte quelquefois !) de
Penthée, histoire absolument terrible – rivalité d'un roi avec le jeune
Dionysos, qui tourne fort mal pour le mortel. Par les Chantres du CMBV,
les derniers actes avaient été présentés dans la Galerie des Batailles,
c'était saisissant. J'en avais parlé ici, et jamais eu le temps de le convertir
en notule.
L'œuvre est plus ancienne qu'on l'a d'abord cru – de nouvelles traces
ont été trouvées, il existe une édition de 1704, et plus seulement de
1712 ! Plus étonnant encore, autant il est écrit au frontispice
de 1712 qu'il s'agit, en substance, de l'œuvre
d'un personnage illustre et proche des dieux (dont tout le
monde peut aisément deviner l'identité), dans l'édition antérieure
c'est plutôt « un compositeur
proche de M. Le Régent », ce qui laisse penser que la
partition est au minimum le fruit d'une collaboration.
D'après Benoît Dratwicki, à qui je dois beaucoup de la science que je
vais partager ici, on retrouve nombre de tournures typiques de Gervais (le maître de musique
principal de Philippe d'Orléans), et si jamais l'œuvre a été composée
un peu avant 1704, elle pourrait même inclure des pages de… Charpentier !
Pour moi, à l'oreille, je n'entends pas très fort Charpentier – mais sa
manière peut être très protéiforme. En revanche, que ce puisse être
Gervais, dont Philippe d'Orléans était proche, ce n'est pas impossible
: on dispose de très peu de choses au disque (Hypermnestre, et puis ?) et j'ai
très peu lu sa production. Par ailleurs Philippe d'Orléans n'a pas
hésité, on le sait, à lui passer commande de motets pour les signer de
son nom. Un jour, un courtisan lui fait (respectueusement ou
malicieusement, je ne sais plus) remarquer que son motet comporte des
fautes. Philippe d'Orléans ne dit rien, descend voir Gervais, le giffle
devant ses gens et lui dit en substance : « Lorsque je vous charge
d'écrire un motet pour moi, j'attends que vous le fassiez en personne,
et non que vous le laissiez à vos apprentis ! ». Ce témoignage
rend donc d'autant plus vraisemblable la collaboration de Gervais,
voire sa participation à l'essentiel de l'œuvre.
Non pas que je sois paranoïaque, mais qui les a prévenus de ma
venue ?
Le livret du baron de Longuepierre
propose une suite et un dénouement heureux à deux sujets à la fois : Tancrède (celui de Danchet &
Campra avait été représenté dès 1702) et la grande référence, Armide de Quinault & LULLY.
Tancrède est encore tourmenté de la mort de Clorinde, mais aimé
d'Herminie et finit par très bien s'en accommoder. Armide tente de se
venger de Renaud en envoyant au combat ses amants (très adroite
réutilisation de ce motif très présent dans l'acte I d'Armide de Quinault & LULLY,
les guerrier alliés et soumis par amour), et lorsque Renaud triomphe,
c'est pour, tout auréolé de sa gloire, offrir son amour à Armide. Et
tout le monde est content.
Bien que la trame en paraisse décevante (ces deux histoires terribles
résolues en chœur de liesse générale comme un vaudeville, chaque homme
se trouve une femme parmi ce qui reste…), la réalisation en est, dans
le détail, très réussie. Structure claire, qui ménage des plaintes, des
affrontements, des enchantements originaux (le cyprès enchanté qui
saigne !), une apparition d'ombre assez bouleversante (Clorinde
apparaît à Tancrède pour lui demander pourquoi il l'a ghostée, sans doute sur le modèle
de Didon dans Énée & Lavinie
de Fontenelle & Collasse, de 1690), des batailles. Tout cela assez
harmonieusement agencé, alors même que le principe de ce livret
(réajuster tout le monde) et son début (Herminie et Armide se
plaignent) laissent présager une intrigue très immobile et ennuyeuse.
Dans le détail, c'est tout le contraire.
Il faut dire que Longuepierre était un véritable dramaturge,
contrairement à La Fare (le capitaine des gardes et mauvais sujet
auteur du livret de Penthée,
pas mauvais par ailleurs !), passionné par l'épure de la tragédie
grecque – sa Médée, par exemple, ne contient pas d'intrigue amoureuse.
Pour autant, ce n'est pas ce qu'on lit dans ce livret, le but dans une
tragédie en musique étant avant tout de ménager les scènes de
merveilleux attendues.
Si le futur régent est célèbre comme compositeur, c'est que ses
partitions regorgent d'originalités, voire de bizarreries, dont les
musiciens des générations suivantes se sont demandé la part d'audace
(maladroite ou visionnaire ?) permise à l'amateur qui n'a pas besoin de
se soumettre au goût du public, et la part… d'erreurs de copie. En
sortant de Penthée, j'en
avais discuté avec un musicien de l'orchestre (lui-même arrangeur et
chef d'ensemble), et alors que je partageais mon enthousiasme pour
l'originalité et l'étrangeté de la partition, il me disait sa
conviction qu'on avait tout voulu jouer comme c'était écrit, mais que
ce faisant il avait eu l'impression de jouer beaucoup de fautes
involontaires.
Je n'ai pas lu la partition (je ne sais plus si elle est disponible)
pour juger avec pertinente de la probabilité du rapport audaces /
fautes de copie dans la partition ; toujours est-il qu'à l'audition,
tout sonnait très bien, comme du baroque français habituel, quelques
effets harmoniques expressifs en sus – on peut les trouver exotiques,
mais ils interviennent en tout cas plutôt aux moments de recherche
expressive.
Entendons-nous bien, lorsque je dis audaces, elles sont en effet tout à
fait considérables, mais au sein du style de la tragédie en musique :
si vous n'êtes pas familiers du répertoire, vous ne trouverez pas ça
très audiblement subversif.
Petite revue de détail.
Acte I (Herminie, captive de Tancrède qui
est parti pleurer Clorinde, reste amoureuse de lui. Armide arme des
guerriers pour pourfendre Renaud.)
¶ J'ai été très impressionné par la modulation soudaine sur « nous
jurons » des amants d'Armide qui promettent de la venger de
Renaud. Changement immédiat d'atmosphère. (Juste avant, une brève
chaconne).
¶ Je retrouve dans cet acte, et plus loin, le goût de Philippe
d'Orléans pour le procédé italianisant de la batterie de cordes (notes
répétées à la basse, écriture en accords martelés), fréquente dans le
seria italien, rare dans l'opéra français. On en trouve, bien sûr
(colère de Corésus à la fin du II de Callirhoé !), mais ponctuellement,
rarement aussi généreusement qu'ici (et Alarcón y va joyeusement,
surtout qu'il y a deux clavecins dans l'orchestre !).
¶ Présence, ce qui est plutôt rare, d'un chœur uniquement féminin (pour
la suite d'Armide au sens protocolaire, et non au sens temporel comme
dans le titre de l'œuvre !).
¶ L'acte s'achève sur le très beau chœur des guerriers asservis par
Armide, une belle trouvaille du livret qui permet de tisser le lien
avec l'acte I d'Armide de Quinault-LULLY.
Acte II (Herminie part retrouver Tancrède.
Armide organise une forêt enchantée avec l'aide – incongrue,
considérant ses pouvoirs propres – d'un enchanteur.)
¶ Violon solo pendant la plainte d'Herminie, sans accompagnement. Mais
comme Alarcón a aussi proposé, comme toujours, ses propres
arrangements, je ne sais pas si c'est dû à Philippe d'Orléans. (Pareil
pour les flûtes solo plus loin.)
¶ Grande invocation de basse, développée et très réussie. Et belles
harmonies du chœur infernal.
Acte III (Tancrède, qui veut rivaliser de
gloire avec Renaud, croise un cyprès enchanté qui le défie. Il le
frappe, le cyprès saigne, l'ombre de Clorinde apparaît. Il est pris au
piège de l'enchantement. Renaud, lui, tient bon face à l'illusion
d'une fausse Armide, qu'il frappe – parce qu'il sait qu'elle est
fausse ; il dit qu'il aime toujours Armide. L'enchantement contre tous
les chevaliers est rompu.)
¶ Surprenantes flûtes pastorales pour accompagner l'enchantement
sanglant de Tancrède, moment décalé très poétique. Et encore plus
étranges dissonances de flûte pour l'entrée de Renaud.
¶ Les grandes scènes des héros sont très expressives, et utilisent ici
encore beaucoup le principe de l'écriture en batterie. Autre élément
qui évoque volontiers le seria,
le retour de Tancrède sur des déhanchements écrits en imitation,
vraiment dans le goût haendelien. (Ce n'est pas absurde dans la mesure
où les opéras de Haendel sont déjà composés et diffusés à cette époque,
et que Philippe d'Orléans incarnait, de l'avis général, une esthétique
des « goûts réunis ».)
¶ Terrible chœur d'imprécations.
¶ Le plus beau moment, c'est bien sûr l'arrivée de Clorinde, une ombre
qui demande des comptes, comme Didon dans Énée & Lavinie de
Fontenelle-Collasse. Élément très inhabituel : Tancrède chante pendant
la déclaration de l'ombre de Clorinde, lui coupe quasiment la parole,
ce qui ne se fait pas du tout – dans la bonne société, mais surtout à
l'opéra… les spectres finissent leurs phrases en étant écoutés. Et les
deux chants sont bien sûr dans des styles très différents, longues
lignes peu volubiles pour Clorinde, récitatifs agités pour Tancrède.
Impressionnant, très réussi. Et lorsqu'elle s'en va, chromatisme
soudain sur le dernier « Ah, douleur » de Tancrède. Une scène
écrite au cordeau, d'une intelligence rare. Hâte de la réentendre au
disque !
Acte IV (Hors scène, Tancrède se bat avec
Argant, qui n'a pas été tué le même jour que Clorinde contrairement à
la version de Danchet-Campra. Herminie est inquiète. Finalement elle
découvre Tancrède blessé. Argant est mort. Le vieux berger va soigner
Tancrède.)
¶ Deux hautbois seuls très haendeliens, mais c'est un choix d'Alarcón
(qui paraît exotique par rapport aux normes du genre).
¶ Grande plainte développée d'Herminie, à nouveau, mais elles sont
vraiment très belles et très bien construites (celle du I est vraiment
longue, avec beaucoup d'épisodes secondaires !).
Acte V (Combat final entre les deux armées.
Renaud triomphe, Armide veut mourir, mais Renaud lui fait sa demande,
ils s'épousent. On se demande un peu pourquoi ils n'ont pas commencé
par là chez Quinault, mais enfin, il faut ce qu'il faut pour produire
du drama. Tancrède épouse Herminie, sans qu'on nous explique trop
pourquoi il a changé d'avis – a man gotta eat. Chaconne générale.)
¶ Déception d'Armide encadrée de trompettes victorieuses. Mort de
l'amant Tissapherne sur le modèle du guerrier athénien dans le I de
Thésée ou d'Aronte dans le I d'Armide (Quinault-LULLY) – il arrive sur
le théâtre pour dire qu'il meurt.
¶ Grand fugato final, inattendu et très bien écrit. Chaconne avec
trompette obligée, la première fois que j'entends ça – c'est vraiment
dans la partition.
Même si la structure d'ensemble est étrange avec sa double action,
tissée à partir de deux des tragédies en musique les plus appréciées et
remises au théâtre de leur temps, l'ensemble est porté par une
inspiration constante, chaque section étant écrite avec son lot
d'innovation, et une grande ambition pour servir la déclamation et le
théâtre. L'ombre de Clorinde, la chaconne finale, et nombre de
monologues (Clorinde au I et au IV, Tancrède au IV…), c'est quelque
chose !
Un mot sur l'interprétation à présent.
La production a été transportée de la Salle
des Croisades (tout en bois, acoustique excellente, mais où la
majorité du public a un pilier dans son champ de vision au milieu de la
scène), vers le Salon d'Hercule, où l'on voit parfaitement de partout,
dans une acoustique très correcte en général.
Ce soir-là, c'était un peu plus difficile, possiblement à cause des
techniques vocales propres aux chanteurs, mais aussi et surtout à cause
des basses assez fortes de l'orchestre : deux bassons, et surtout une
contrebasse, ce qui créeait un halo.
J'ai été étonné de voir (c'est rare) une contrebasse dans un orchestre
de tragédie en musique – et vous savez que c'est une question passionnante en soi, la contrebasse.
Aussi, j'ai tout simplement posé la question. Et je n'ai pas été déçu
de la réponse !
La contrebasse est attestée
dans l'orchestre qui accompagne les opéras à la Cour dès le début du
XVIIIe siècle. Ce rôle était alors assuré par le compositeur Montéclair, qui tenait la
contrebasse le vendredi. Ce n'est donc absolument pas une aberration,
même si on le voit peu souvent dans les productions ; je trouve parfois
que l'orchestre français sans contrebasse manque un peu d'assise, mais
en l'entendant en cette occasion, j'ai aussi été frappé par le fait que
son halo grave faisait concurrence aux voix, tendait à les masques, les
rapetisser, en réduire les contours. En termes de résultat, ça reste
donc à débattre, selon les lieux, l'effectif, les voix présentes, etc.
L'anecdote du successeur de Montéclair, apprise à l'occasion, mérite
d'être mentionnée : on n'a aucune trace du matériel d'orchestre utilisé
par Montéclair. Il paraît périller d'exécuter les traits rapides des
actes infernaux, par exemple, à la contrebasse. On pense donc qu'il
simplifiait (comme c'est souvent le cas sur les partitions de
contrebasse de l'époque classique et romantique) ; peut-être même
Montéclair faisait-il à vue, puisqu'on n'a rien retrouvé.
Mais on dispose du matériel de son successeur,
et là… ! Il consiste simplement en rondes et blanches (même
lorsqu'on a des traits rapides, il y a donc une grosse note immobile
posée en bas), et pis encore, il ne note que les fondamentales de
l'accord !
(Pour ceux qui ne voient pas ce que ça fait : dans un accord de trois
sons, on peut mettre l'une des trois notes de l'accord à la basse, et
ça change bien sûr l'articulation des accords entre eux, c'est
important et pas du tout interchangeable. En changeant la basse de
l'accord prévu par le compositeur, se produisent immanquablement des
quintes directes, des fausses relations et toutes autres choses
interdites et moches… il n'existe pas de partitions en musique
classique où l'on ne trouve que des fondamentales à la basse, personne
ne fait ça !)
Des musiciens ont essayé cette partie et ont tous renoncé. Était-ce
vraiment joué ainsi ? Était-ce un mémo personnel pour improviser
ensuite des basses simplifiées ? Un support pédagogique pour ses
élèves ? En tout cas cela rend très perplexe, des opéras entiers
dont la composition est modifiée (et très mal) par le contrebassiste !
(Titre défilant en lettres de sang sur musique midi : LA VENGEANCE DU
CONTREBASSISTE.)
Pour le reste, j'ai été très impressionné par l'ardeur folle imprimée
par Leonardo García Alarcón avec
la Cappella Mediterranea, les
danses furibondes, l'élan constant, le soin malgré tout de la
déclamation (d'autant plus fluide qu'elle est vive), les belles
couleurs… c'est vraiment une grande réussite, très envie de le
réentendre dans ce répertoire.
J'ai aussi beaucoup aimé la trompette de Serge Tizac, plus chaleureuse que ce
que l'on entend d'ordinaire – il y avait fort longtemps que je n'avais
pas vu une trompette percée, c'est mal
(ce n'est pas une pratique musicologique mais une façon d'arriver à
jouer ces instruments du diable), et pourtant ça sonne clairement plus
clair et puissant qu'une véritable trompette baroque sans trous… Ce
n'était peut-être pas aussi musicologique que d'habitude, mais c'était
fichtrement beau – et sans pains.
Margaux Blanchard et Marie Van Rhijn au continuo,
notamment – on n'était pas malheureux. (Grande richesse des
réalisations chez Van Rhijn, que j'aime décidément beaucoup.)
Côté chant, quelques-uns des meilleurs titulaires. Je suis absolument
fan de Victor Sicard en
Tancrède (dans tous les répertoires d'ailleurs), la clarté de
l'élocution, l'expressivité de chaque inflexion, l'engagement de tous
les instants… et la voix, bien focalisée, est très bien projetée. Il
varie à loisir les modes des émissions se coule dans toutes les
situations avec beaucoup de variété. De même, Gwendoline Blondeel (Herminie),
c'est l'assurance d'une émission très nette, focalisée, de mots précis,
et tout baigne dans une irisation dorée assez irrésistible.
Très favorablement impressionné aussi par Cyrille Dubois (Renaud), habitué de
rôles plus larges, a priori calibré plutôt pour Rameau que pour de la
tragédie post-LULLYste, et malgré la tessiture grave, la voix rayonne
constamment, avec un texte en permanence intelligible. On perçoit la
structure robuste de la voix, mais elle ne prend jamais de place au
détriment du timbre ou du texte. Je suis impressionné par la discipline
qu'il parvient à imposer à l'instrument, sur des répertoires aussi
divers – son dernier récital (« So Romantique ») est une
merveille à ce titre.
Nicholas Scott (rôles courts) et Fabien Hyon (Vaffrin, écuyer de
Tancrède), aguerris à ce répertoire (souvenir de Fabien Hyon encore
étudiant dans une scène d'Atys en décembre 2013 aux Invalides, moment
qui reste gravé dans ma mémoire… !) sont de très bons choix pour ces
rôles, quoique le premier soit desservi par la salle qui le happe un
peu, mais ce qu'ils font est très beau de bout en bout.
C'est aussi un bon soir pour David
Witczak (Tissapherne et l'Enchanteur), omniprésent dans ces
productions. La voix est un peu mince et grise, l'émission empêche
l'épanouissement des mots (un peu tous sur le même plan), mais j'ai
beaucoup apprécié son sens musical dans la grande scène infernale du
II, livrant vraiment le meilleur de ce que sa technique peut donner.
Véronique Gens (Armide !) était
plus en difficulté, son émission douce et très peu métallique était
largement absorbée par les conditions acoustiques du jour (on me
souffle que c'était beaucoup plus probant dans d'autres salles). En
peine avec le rythme aussi, l'orchestre est souvent obligé de
l'observer, de l'attendre. Un peu comme dans Circé de
Desmarest, sauf que cette fois l'orchestre sait ce qu'il fait, et
l'artiste est telle que même si l'on voit les hésitations, le texte
paraît toujours aussi mobile et généreux. (Je trouve que la voix a
vraiment perdu et s'est empâtée, de plus en plus tassée vers le bas,
mais ça reste tout de même très beau et surtout très sensible.)
Enfin Marie Lys (Herminie),
dont je n'aime pas beaucoup la technique – très « XIXe du
XXIe », plutôt émise en bouches que dans les fosses nasales, très
unifiée par la couverture, un peu molle dans les attaques –, s'est
révélée comme une grande artiste. D'une part, c'est la fête du
poitriné, qu'elle utilise très intelligemment pour donner du relief aux
accentuations dans les phrases en bas de la tessiture (pas de gros
poitrinés tenus comme dans Verdi, hein, plutôt des touches de couleur
et de fermeté, pour renforcer le texte). D'autre le phrasé manifeste
une pensée musicale et verbale très complète. Je reste frustré par le
timbre terne, et je me prends à imaginer quel sommet ce serait si elle
émettait un tout petit plus en avant et couvrait un tout petit peu
moins – mais honnêtement, avec cette sensibilité-là, on ne trouvait pas
le temps long et justice était rendue au rôle.
--
Je n'ai donc pas regretté les 50€ ni les 20km à pied – que je n'ai
finalement que très partiellement parcourus à pied, un des patrons
m'ayant très gracieusement reconduit jusqu'aux portes de Paris ! Karma instantané.
Et je vous recommande chaleureusement la découverte de ce jalon
insolite, lorsque le disque paraîtra d'ici un an.
Ci-après, retranscription (partielle, je vous encourage à écouter
l'audio qui ajoute des exemples et explicite certaines allusions) pour
les amateurs d'écrit.
--
L’opéra ? – Épisode 12 – Pourquoi
les courants musicaux et littéraires ne concordent-ils pas ?
Si vous êtes déjà un tout petit peu amateur à la fois de musique et de
littérature, vous avez sans doute remarqué une bizarrerie : on parle
d’opéra baroque pour LULLY,
qui a pourtant collaboré avec Molière,
Quinault et les frères Corneille, champions de la
littérature classique. Peut-être plus frappant encore, la musique de
scène pour Esther et pour Athalie de Racine, parangons de la
tragédie classique, a reçu une musique de scène écrite par
Jean-Baptiste Moreau, qui est,
qui répond à absolument tous les critères de la musique baroque. La
question s’étend aux autres arts ; pour l’achitecture et la décoration
de Versailles aussi, on parle plutôt de style classique.
Autre exemple, de nature différente : le romantisme naît en Allemagne
dans les années 1770, mais lorsque les compositeurs de cette période,
comme Gaetano Pugnani, le
mettent en musique, on entend très bien que le langage provient plutôt
de Boccherini et de Gluck, parangons du style classique ! De
même, lorsque les sujets paroxystiques des drames romantiques des
années 1830 sont mis en musique (du moins avant Verdi), on est frappé
par la mesure formelle, encore très classicisante, du style musical du belcanto romantique. (Sur le belcanto, je vous renvoie à l’épisode du podcast qui présente cette génération
esthétique, et que je n'ai pas encore retranscrit sur CSS.)
Alors, pourquoi cela ?
Il existe différentes réponses, et elles varient selon les cas étudiés.
1) Étiquetage
D’abord, la bizarrerie n’est pas toujours dans le style, mais souvent
dans l’étiquetage : on entend bien l’étroite intrication de la langue
de Molière, Quinault ou Corneille avec la musique de LULLY
– qui crée même des mesures à métrique changeante, c’est-à-dire avec
des unités différentes, pour suivre au plus près le débit de la parole
–, ce qui n’était pas du tout à la mode, me semble-t-il, avant lui
! Et il serait tout à fait étonnant qu’au sein de genres aussi
étroitement régulés par le goût du souverain, on ait associé des styles
différents, à la manière d’un patchwork réalisé au petit bonheur.
En réalité, aucune bizarrerie si l’on observe ces arts en leur temps :
le terme de « baroque » apparaît tardivement, de façon dépréciative,
pour désigner une époque qu’on ne comprenait plus, et qui paraissait
moins équilibrée et noble que le style de la génération Mozart.
L’étymologie généralement rapportée, dont je n’ai pas vérifié la
véracité, est barroco, mot
portugais pour désigner une perle irrégulière. En tout état de cause,
c’est dans ce sens que le vocable est employé, et avec une connotation
péjorative qui nous est restée dans le langage courant.
Aux yeux des contemporains de LULLY, c’était bien évidemment un
seul style entre le texte et la musique : le style à la mode, le style
du souverain, un style qui se pensait comme néoclassique effectivement
(sans que le mot ne soit utilisé), dans le sens où il se voulait un
prolongement ou une recréation de l’esprit de la tragédie grecque.
2) Croisements
Ces deux styles ont beau se marier à la perfection, il demeure
véritable que leurs noms correspondent à des préoccupations distinctes
vis-à-vis de ce qui a précédé et suivi : le style classique littéraire
se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la
qualité des grandes architectures. Alors que la musique de l’époque des
drames classiques au XVIIe siècle est au contraire fondée sur la
miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère
classique musicale), sur l’ornementation riche, et sur l'improvisation.
Et cette opposition est utile pour la classification en périodes
musicologiques : il existe effectivement une opposition entre la
période classique (dernier quart du XVIIIe siècle) et celles qui
précèdent. L’improvisation de la basse continue disparaît à l’époque
classique, la variation demeure mais le genre-roi devient la forme
sonate (où un ou plusieurs thèmes changent de tonalité, sont reliés par
des ponts, et peuvent s’altérer et se combiner, une forme beaucoup plus
discursive d’une certaine façon), et les ornements deviennent moins
omniprésents. On le sent bien dans les accompagnements, beaucoup
d’accords répétés en croches égales, tout est très droit alors que le
baroque aimait bien davantage les formules plus courbes, les rythmes
plus inégaux.
Le problème tient surtout dans la superposition avec d’autres termes,
venus d’autres disciplines, chacun utilisant « classique » dans un sens
un peu différent et pour des périodes qui n’ont rien à voir – si bien
qu’il ne faut surtout pas, si l’on veut y comprendre quelque chose,
chercher une concomitance de temps ou de pensée entre le classicisme
littéraire et le classicisme musical, qui désignent des écoles
totalement distinctes.
3) Éducation auditive
progressive
L'élément le plus fondamental dont il faut prendre conscience réside
sans doute dans la nature même de l'innovation musicale.
Pour créer une nouvelle école littéraire, on peut changer
instantanément d'idées et de style. C'est rarement le cas, mais le
changement dépend de la seule volonté, et nous connaissons tous assez
bien intuitivement la grammaire pour éventuellement désapprouver, mais
presque toujours comprendre (du moins avant le XXe siècle) le contenu.
Le fonctionnement de la musique est très différent : la musique ne
transmet pas de message verbal articulé et précis, mais davantage des
impressions (et quelquefois des émotions), qui reposent sur une culture
partagée. Un enchaînement d'accords nous émeut par rapport à ce que
nous avons été habitués à entendre – et c'est pourquoi la musique du
Moyen- ge et de la Renaissance, pour ne rien dire de nombre de
traditions extra-européennes, nous paraissent si éloignées
émotionnellement).
Je prends un exemple personnel : autour de moi, énormément de mélomanes
révèrent Bach, sa force vitale, et trouve qu’il leur procure une sorte
d’énergie infinie. Pour moi au contraire, j’ai toujours ressenti les
harmonies (les enchaînements d’accords) de Bach comme très sombre, tourmentés,
inquiétants. Cette perception tient à nos cultures musicales
respectives, et il n’y a rien à faire : elle doit tenir à nos habitudes
d’écoute antérieures, et c’est un ressenti spontané.
Vous me jugerez sévèrement, bien sûr – et il est tout à fait permis de
me juger –, mais je veux illustrer par là que la musique, contrairement
à la littérature, ne contient aucune émotion explicite : nous la
percevons comme nous l’avons acquise, sans garantie que cela
corresponde au projet du compositeur.
En musique, on ne peut pas changer la grammaire et conserver le 'sens'
(qui n'en est pas) : si l'on change l'ordre, modifie une seule note
d'un accord, on change totalement l'effet et pis, on rend
incompréhensible l'enchaînement. C'est la raison pour laquelle, malgré
la qualité des œuvres et le temps qui a passé, l'atonalité reste
difficile d'accès à une majorité du public : elle ne correspond pas au
fonctionnement des musiques qui nous entourent, et seuls les musiciens
très chevronnés qui connaissent le fonctionnement interne de ces
musiques ou les mélomanes qui écoutent Berg
et Webern depuis l'adolescence
parviennent à en retirer des émotions, parce qu'ils peuvent élaborer
sur ce code commun. C'est peut-être la faute des compositeurs d'avoir
voulu imposer des systèmes théoriques à un art très intuitif (un art où
les innovations réussies sont en général plutôt le fruit d'essais
empiriques que de grands systèmes de pensée), mais en tout cas pas au
public de ne pas avoir réussi à suivre… et surtout la faute à la
musique, qui fonctionne ainsi par constitution.
Cette contrainte toute simple s'avère capitale pour comprendre certains
décalages entre musique et littérature.
Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la naissance du romantisme
littéraire va coïncider avec une petite inflexion du style classique en
musique : dans les années 1770, on parle de Sturm und Drang – « Orage et
passions », d'après le titre d'une œuvre littéraire du temps. En
réalité, cette inflexion reste extrêmement modérée : on utilise un peu
plus les tonalités mineures, au sein de formes qui demeurent tout à
fait classiques (formes à développement en particulier). On revient
d'ailleurs à un style encore plus olympien dans les années suivantes,
tandis que le romantisme littéraire s’étend progressivement en Europe.
Et, ce qui est amusant, lorsque Gaetano Pugnani écrit une musique pour jouer
en concert le Werther de Goethe, emblème de la littérature
des affects nouveaux, sous forme de melologo (de mélodrame, voix parlée
déclamée accompagnée de musique, ici d'un orchestre)… hé bien il le
fait dans le goût musical de son temps.
Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique
du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... les tonalités majeures et
apaisées dominent. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique)
permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les
pastorales dans le goût Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œuvres de la
transition comme les symphonies de Gossec
et Méhul, et parfois même un
peu de Beethoven (plutôt celui
de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois
de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité «
Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des
tempi modérés, voire méditatifs... mais qui reste assez peu tendue,
presque insouciante.
On pourrait reproduire cette démonstration avec le belcanto romantique qui propose des
enchaînements d’accords très familiers et très stables, des
accompagnements réguliers, pour servir des textes inspirés de la fureur
désordonnée de Shakespeare ou
les émotions paroxystiques de Schiller...
le décalage auditif et la dissonance cognitive y sont assez violents !
4) Notre perception XXe
Dernier point, notre ressenti est biaisé par toute la musique que nous
avons entendu depuis : il faut bien voir que nous avons entendu le Sacre du Printemps, et toutes les
nappes de cordes saturées de dissonances pour les films d'horreur,
inspirées par Ligeti ou Penderecki. Aussi, lorsque nous
percevons une disjonction émotionnelle entre le texte et la musique, il
est tout simplement possible que ce soit notre perception émotive de la
musique qui ait changé.
Je prends un exemple simple : la vie d'Iphigénie
(la fille d’Agamemnon, pas l’impératrice), et les pièces qui en sont
tirées, nous paraissent un exemple frappant du pathétique le plus
persuasif ; mais cette musique régulière, en accords majeurs, nous
paraît assez distanciée, presque joviale. Et pourtant, à la création d'Iphigénie en Aulide de Gluck, la chronique raconte de façon
concordante que le public bouleversé pleurait à chaudes larmes : de
toute évidence, la réception émotionnelle varie énormément selon le
patrimoine dans lequel a baigné le public.
¶ Ainsi, tout cela concourt à ces discordances et à ces apparentes
incohérences :
→ les étiquetages rétrospectifs (coucou le XIXe siècle) ou autonomes
(ce ne sont pas les mêmes théoriciens qui ont « nomenclaturé » la
littérature et la musique) des différents courants stylistiques,
→ les différences intrinsèques entre littérature et musique,
→ la lenteur de l'éducation de l'oreille et de l'évolution du
patrimoine sonore par rapport aux textes et aux idées,
et bien sûr
→ notre propre éloignement par rapport aux normes auditives du passé.
Il y a donc une véritable raison de s’interroger sur tout cela.
J'espère que cette petite catégorisation vous aura un peu rassurés (et
aidés ?).
(Pour lire davantage sur Pugnani & Werther, il existait déjà cette vieille notule.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Le Rosenkavalier d'Otto
Schenk, une certaine idée (terrifiante) de l'opéra.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 5 : Qu’aiment les spectateurs
ou auditeurs d’opéra ?
La réponse varie évidemment selon les individus, mais on peut relever
des lignes de force, des types de public.
¶ La plus-value la plus évidente, par rapport aux autres musiques,
tient dans l’impact physique d’un son acoustique : grand orchestre
symphonique (ou grand orchestre baroque, ce qui en revient au même,
sinon en décibels, du moins sur le principe de la grande masse sonore
en sons naturels), et bien sûr la voix, directe, sans médiation. Cette
question a déjà été évoquée dans l’épisode 2 : avoir le grain d’une
voix qui vous caresse le visage ou vous court sur la peau, c’est une
expérience d’art totale et très physique. C’est sans doute là la
première chose qui bouleverse les amateurs d’opéra.
¶ De là procède, ensuite, la fascination pour les chanteurs : certains
seront sensibles à la puissance sonore (et donc à l’impact ressenti
corporellement par le specteur), d’autres à la beauté du timbre, ou
encore à la façon impressionnante de dominer les difficultés techniques
: les aigus et suraigus dans l’opéra romantique, l’agilité des
vocalises dans les opéras italiens du XVIIIe siècle…
¶ On est en général sensible aussi à la façon dont l’opéra tisse des
histoires avec de la musique, dont il fait dire des mots avec du chant…
une émotion qui mêle les arts.
¶ Pour le reste, cela dépend véritablement du répertoire que l’on aime
parmi le vaste choix de l’opéra : si l’on aime l’opéra seria (les
opéras italiens du XVIIIe siècle, dont on a déjà souvent parlé dans
cette série), l’intrigue (en général à peu près identique quel que soit
le personnage sélectionné dans la mythologie grecque, dans l’histoire
romaine ou dans les épopées de chevalerie), cette intrigue ne sera pas
le sujet de satisfaction prioritaire.
¶ Si l’on aime plutôt l’opéra romantique italien, on sera sensible aux
belles mélodies, aux affects démesurés représentés avec de la belle
musique, une sorte de démesure exprimée en harmonie. Chez Verdi, tout
est très intense, mais rien n’est inconfortable dans l’univers sonore.
Pas besoin de penser, on peut se laisser emporter par le tourbillon de
l’action et l’insolence des voix (on parle de spinti pour ces voix qui
exploitent les limites de l’aigu et du grave).
¶ On peut davantage être sensible à la déclamation d’une belle langue,
soutenue par des courbes musicales, si l’on aime plutôt la tragédie en
musique (LULLY, Campra, Destouches, Rameau…). Ou par la force
d’évocation des sous-textes grâce à la musique, dans les opéras
symbolistes – Pelléas & Mélisande de Debussy, typiquement : le
texte laisse beaucoup de silences et de non-dits que l’orchestre peut
compléter, ou du moins habiter avec des atmosphères impalpables.
¶ Pour d’autres encore, laisser l’expression de l’orchestre submerger
le texte mis à disposition par les chanteurs, comme dans Wagner ou
Strauss (qui écrivent de très belles mélodies, mais plus à l’orchestre
qu’aux voix), ou bien jouer à l’enquêteur pour retrouver le motif
sonore attaché à chaque personnage, à chaque objet, à chaque situation
peut créer une jubilation intellectuelle intense. (Clairement, le
profil général des amateurs de Wagner est beaucoup plus littéraire /
amateur d’expositions / de lectures savantes que celui des amateurs de
belcanto italien, plus hédonistes, aimant se laisser porter par les
belles mélodies et les actions simples.)
¶ Comme évoqué dans l’épisode 4, le plaisir de la langue étrangère
n’est pas à négliger : s’immerger dans une langue qu’on maîtrise à
peine grâce à de la musique, avec tout le confort d’un livret bilingue
ou d’un surtitrage, participe sans doute à la joie d’une frange du
public – d’autant plus que le théâtre en langue étrangère n’est pas
très répandu sur les scènes.
¶ Les décors et la mise en scène font aussi partie du plaisir, surtout
lorsqu’ils s’articulent bien à la scène et à la musique (les gags
synchronisés sont toujours un franc succès !). Cela s’adresse aussi
bien aux amateurs de « mise en décor », où la richesse du costume
prévaut, qu’à un public plus sensible au théâtre contemporain, et qui
vient voir à l’Opéra les stars du Regietheater, c’est-à-dire les
metteurs en scène qui n’hésitent pas à prendre le pouvoir sur l’œuvre
et à transposer l’action, ajouter leurs idées personnelles…
Je crois que la majorité du public aime plutôt les mises en scène
traditionnelles (qui respectent l’œuvre telle qu’elle est écrite), mais
il existe aussi une minorité très active d’amateurs d’art qui se
déplacent réellement pour aller voir la mise en scène de Bieito,
Herheim ou Castellucci, et se laisser bousculer au besoin par leurs
choix inattendus.
Dans tous les cas, le visuel fait partie du spectacle.
¶ À tel point qu’il existe, pour des raisons historiques (à développer
dans un autre épisode), beaucoup d’opéras incluant du ballet, et que ce
peut être une motivation supplémentaire pour venir voir une œuvre.
Évidemment, on aime en général l’opéra pour plusieurs de ces raisons
(parfois même contradictoires), mais cela devrait permettre de situer
un peu celles qui reviennent souvent dans la bouche des passionnés. Le
public d’opéra va en général chercher un divertissement « noble »,
élevé, apportant de la connaissance (la plupart des opéras représentés
ayant au moins un siècle d’âge, c’est quasiment un cours d’histoire à
chaque fois), accepté comme non futile ; mais il existe tout aussi bien
des amateurs de théâtre qui iront plutôt voir l’opéra contemporain ou
les mises en scène hardies pour avoir au contraire le grand frisson de
la subversion et de l’inattendu.
Il existe beaucoup trop de types d’opéra et de façon de représenter un
opéra pour généraliser : clairement, dans un opéra ballet de Rameau, on
peut mettre son cerveau en pause et simplement écouter la jolie musique
; c’est tout l’inverse pour les œuvres d’Aperghis qui vont jusqu’à
mettre en question la véracité de la parole et le statut du phonème…
Pour terminer, je vous propose une petite catégorisation des publics
d’opéra que j’avais réalisée, pour amuser les camarades, à mes débuts
comme mélomane. Elle caricature les différentes motivations mais rend
finalement compte des démarches possibles.
Catégorie 1 : Le public
familial ou bon enfant. Il se déplace une fois par an à l’Opéra pour
entendre une œuvre qu’il connaît déjà ou qui est célèbre, sans trop
s’occuper des distributions. Il passe toujours un bon moment si la mise
en scène n’est pas trop étrange. Il n’ira pas approfondir le
répertoire, mais il est curieux, et stimulé par la singularité de
l’expérience.
Catégorie 2 : Le public des
virtuoses. Il se déplace pour voir une vedette, soit parce qu’il a
entendu parler d’elle dans les magazines, pour « quitte à aller à
l’opéra, entendre les meilleurs » (intersection avec la Catégorie 1),
soit, pour les plus sérieux, pour suivre la carrière de ses idoles. Il
peut comparer la qualité du contre-ut d’Alfredo Kraus dans les 789
cabalettes d’Alfredo qu’il a chantées à la scène, faire la liste
comparative de quels ténors baissent d’un demi-ton Di quella pira, de
quelles mezzo-sopranos se sont fallacieusement fait passer pour des
contraltos, de quels contre-ténors vocalisent avec de l’air dans la
voix ou avec les cordes vocales bien accolées…
Le moteur principal est la fascination pour la performance, l’exploit,
ou simplement la singularité d’une personnalité d’artiste.
Catégorie 3 : Le public «
musical ». Il s’agit d’une variante des mélomanes qui aiment le
symphonique, et qui vont aussi voir l’opéra. Pour écouter de beaux
orchestres, mais aussi pour écouter l’opéra dans son ensemble. Les
questions de technique vocale et de mise en scène affectent beaucoup
moins son plaisir : l’essentiel est d’entendre l’œuvre, de profiter de
ses qualités.
Catégorie 4 : Le public du
contemporain. Je ne suis pas satisfait de cette catégorie, mais elle
provenait du fait que le public de l’opéra contemporain est en général
pour large partie constituée d’amateurs de théâtre, et quasiment pas du
tout de mélomanes des catégories 1 et 2 (qui doivent pourtant
constituer une très large partie du public d’opéra). Le langage musical
propre au contemporain, la peur d’être confronté à l’ennui ou à la
bizarrerie rendent le public très différent – un public qui veut du
neuf à chaque fois qu’il se déplace, comme ce peut être le cas au
théâtre, et comme le répertoire largement figé de l’opéra ne le permet
pas toujours.
(Ceci est plus valable pour les grandes métropoles que pour les villes
de province où il n’y a que six productions par an et où les abonnés se
déplacent en soupirant pour voir la création contemporaine… il n’y a
pas nécessairement de bataillons assez fournis de théâtreux
contemporains pour remplir la salle dans ces villes.)
Catégorie 5 : Le public «
théâtral ». Pour ce public, l’opéra est une autre façon de raconter une
histoire. C’est du théâtre augmenté, en quelque sorte. Il sera alors
très sensible aux chanteurs, mais moins pour leurs aigus que pour leur
investissement scénique. De même pour l’orchestre, qui sera d’abord vu
dans sa capacité à faire palpiter l’action, plutôt que sur la
perfection de la mise en place rythmique et la lisibilité des
contrechants.
Catégorie 6 : Le public «
d’apparat ». Ce serait une partie du public qui se déplace
essentiellement pour la dimension sociale de l’Opéra. Pour accepter une
invitation quand on est important, pour retrouver ses amis aficionados
ou abonnés, pour faire une sortie agréable où l’on peut voir du monde.
Il est rare que ce soit une motivation unique, mais à force de
fréquenter les salles, on se fait des connaissances qu’on ne voit qu’à
cet endroit, et lorsqu’on n’est pas entouré d’amateurs de musique
classique, ce peut être l’occasion tout à fait légitime de parler à
d’autres passionnés. (Je ne croyais pas trop à la réalité de cette
catégorie, jusqu’à ce que je me dise moi-même certains soirs « oui, ce
ne sera peut-être pas le concert du siècle, mais vas-y, il y aura tous
les copains ! ».)
En revanche, contrairement à ce qu’on peut imaginer, l’Opéra n’est pas
forcément le lieu privilégié du snobisme : si l’on veut briller, une
exposition permet de parler autant qu’on veut, alors que si l’on n’aime
pas réellement l’opéra, écouter trois heures de musique ennuyeuse pour
parler 10 minutes avant, 15 minutes au milieu et 20 minutes à la fin,
souvent interrompu par les sonneries ou les rencontres fortuites, ce
n’est vraiment pas rentable.
→ Tous ces publics peuvent bien sûr se recouper, même s’il existe des «
types » récurrents de mélomanes. Par exemple ceux qui aiment surtout
l’opéra romantique pour ses grandes voix et ses émotions fortes (mêlant
ainsi Verdi et Wagner), ou ceux qui sont plutôt « expérimentaux » et
aiment en priorité le baroque français et l’opéra contemporain. Chaque
amateur a sa propre proportion de plusieurs catégories dans ses
motivations. Et, bien évidemment, il n’y a pas de motivation plus
valable qu’une autre : le tout est d’y trouver des satisfactions (et
d’accepter que les autres amateurs n’y cherchent pas les mêmes !).
J’espère que tout ceci aura éclairé d’éventuelles questions sur les
motivations des spectateurs ou auditeurs d’opéra. À bientôt pour de
nouveaux épisodes !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Je
profite du concert tout frais autour de l'œuvre pour rappeler quelques
éléments et… poser quelques questions.
(Pour
ceux qui n'y étaient pas, autre version
vidéo de l'œuvre, calée sur l'un de ses moments paroxystiques.)
--
#ConcertSurSol
n°11 Gluck,
Iphigénie en Aulide, Chauvin
Judith van Wanroij | Iphigénie Stéphanie D’Oustrac | Clytemnestre Cyrille Dubois | Achille Tassis Christoyannis | Agamemnon Jean-Sébastien Bou | Calchas David Witczak | Patrocle / Arcas / Un Grec Anne-Sophie Petit | La première Grecque Jehanne Amzal | La deuxième Grecque Marine Lafdal-Franc | La troisième Grecque
–
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles (direction artistique Fabien Armengaud)
Le Concert de la Loge
Julien Chauvin | direction
Lors de la représentation du premier opéra français de Gluck, en 1773, les témoins rapportent que tout le théâtre était en pleurs. Ce n’est plus tout à fait la façon dont nous percevons désormais cette situation dramatique et cette musique, mais elle éclaire le projet d’émotion directe soutenu par Gluck, en débarrassant le théâtre des ornements rocaille de la génération postramiste.
--
Iphigénie, le prequel
Contrairement
à Iphigénie en Tauride,
jouée régulièrement partout, Iphigénie en Aulide
est très rarement donnée (l’a-t-elle été en France depuis Gardiner à
Lyon, au début des années 90 ?), et conserve encore quelques empreintes
du temps d’avant – comme l’air orné d’Achille, évoquant les ténors
virtuoses ramistes.
L’œuvre
contient pourtant quelques-unes des très belles pages de Gluck : le
début formidable par l’invocation-plainte d’Agamemnon, le trio
désespéré Iphigénie-Clytemnestre-Achille en apprenant la nouvelle, le
duo de fureur paroxystique qui oppose Achille à Agamemnon, l’air de
fureur de Clytemnestre, ou encore la très belle prière chorale du
sacrifice, interrompue en pleine phrase par les éclats de la bataille
menée contre les autels par le péléide ! Tout cela dans la langue
épurée, où toute la musique s’efface pour magnifier la
déclamation.
Je
suis beaucoup moins touché par l’autre moitié de l’œuvre (les scènes
plaintives de l’obéissance noblement geignarde), mais il faut bien voir
que pour le public du temps, c’était là une source d’exaltation
émotionnelle d’intensité peut-être encore supérieure à celle des grands
éclats. [Tout cela ne fait que renforcer ma conviction qu’il serait
vraiment pertinent d’écrire des opéras calibrés pour les goûts
d’aujourd’hui, avec des intrigues plus resserrées et des affects plus
proches de nos perceptions du monde.]
--
Iphigénie, la boloss
Le livret se situe donc dans la partie du mythe qui précède le départ à
Troie et le sacrifice d’Iphigénie, calqué sur la trame de la tragédie
homonyme d’Euripide (puis Racine – celle de Goethe est écrite seulement
à la fin des années 1770). Il est centré autour d’une héroïne
paradoxale, Iphigénie : aspirations toujours nobles et pures, caractère
inébranlable, mais figure absolument immobile, qui n’ose rien pour
elle-même et refuse obstinément de changer ou d’agir. C’est une figure
résignée, mais admirable dans l’idéal d’alors, parce que pieuse,
raisonnable, sensible avant tout à son devoir – et son honneur (là
aussi, une valeur qui résonne de façon peut-être plus menaçante
qu’enviable pour le spectateur européen de 2022, avec une perception
beaucoup plus variable d’un spectateur l’autre qu’elle ne l’était en
1773).
On retrouve le même type d’idéal, mais plus actif (car confié à des
hommes, des rois, des guerriers) dans Iphigénie en Tauride, lorsqu’Oreste et Pylade se disputent l’honneur de mourir pour sauver
son ami.
Quoique
le livret du Roullet ne soit pas un chef-d’œuvre d’écriture poétique
(« Fut-il jamais conçu / De projet plus affreux ? », et
autres « oui » qui servent de cheville…), il n’est pas sans
mérite. Il réutilise par exemple la technique grecque de certains stasima
(chœurs de tragédie grecque, je pense en particulier à l’un de ceux d’Œdipe à Colone)
en faisant décrire le sacrifice hors scène, mais au futur, par
Clytmnestre. Procédé dramatique saisissant d’une part – le sacrifice
n’aura pas lieu, mais on en a tout de même la saveur émotionnelle –, et
qui ancre l’économie générale du côté des modèles antiques, de façon
assez évocatrice.
Par
ailleurs, je suis assez admiratif de son jeu récurrent avec l’ironie
tragique. Cela commence avec le « juste courroux » dès la
première entrée de Clytemnestre – on sent bien le tempérament de feu,
les instincts maternels sauvages et, dans une perception plus XXIe, la
personnalité qui peut vite basculer du côté du déséquilibre et de
l’outrance.
Et
les références s’empilent : Iphigénie la quittant pour l’autel du
sacrifice lui demande le pardon de son père (« N’accusez point mon
père ») et lui recommande son frère Oreste (« Puisse-t-il
être, hélas ! / Moins funeste à sa mère ! »), dont tous les
spectateurs savent qu’il sera chassé, jusqu’à tenter de l’assassiner
chez Sophocle et Hofmannsthal… et qu’il reviendra en vengeur
implacable.
Peut-être
encore plus glaçant, car moins fondé sur la vraisemblance psychologique
de l’intrigue, et gratuitement glissé par l’auteur, Patrocle, dans les
réjouissances du mariage, chante « Hector et les Troyens, par la
honte pressés / En vain s’opposeront à sa valeur altière / Sous les
murs d’Illion atteints et renversés, / Hector et les Troyens vont
mordre la poussière. », forfanterie qui annonce en réalité la
propre défaite mortelle de Patrocle face à Hector. On frémit en
entendant la chanson, petite réplique qui n’aura pas de suite mais dont
la promesse terrible demeure à notre esprit – car nous savons ce qu’il
en sera, à l’épisode suivant.
Il
était tout à fait licite, dans les tragédies classiques et plus encore
les tragédies en musique, de ne conserver que les éléments essentiels
d’un mythe (Achille ne peut pas être couard, troyen ou vieux) et
d’ajouter des éléments externes, notamment des intérêts amoureux
féminins (pour pouvoir faire des duos d’amour), s’ils ne perturbent pas
trop l’équilibre du mythe.
Mais
je trouve tout de même que la résolution heureuse d’Iphigénie en Aulide
– assez habituelle, même si l’on trouve aussi, un peu plus tard (Andromaque
de Grétry, en 1780 !) des fins absolument sans espoir – pose quelques
problèmes de cohérence mythologique. Que fait-on de l’épisode en
Tauride si Iphigénie n’y est pas transportée ? Que penser de
l’amour d’Achille pour Briséis, absolument fondateur du mythe (c’est
même le point de départ de L’Iliade, ces quelques vers que même aujourd’hui on continue de connaître par
cœur chez toutes les générations… on ne fait pas plus source canonique
que ça !) ? Et comment pourrait-il se marier avec Polyxène s’il
l’est déjà à la maison ? Même le crime de Clytemnestre (qui,
certes, peut tout de même nourrir de la rancœur et un amant…) paraît
moins vraisemblable.
Ce
paraît un gros retournement du mythe, mais je suppose que le fait que
cela ne se produise que dans les derniers instants, après le Calchas ex machina,
rend le problème beaucoup moins fondamental que s’il innervait tout le
drame. En tout cas je n’ai jamais rencontré de mention de réserves du
public d’époque à ce sujet.
--
Iphigénie, la romantique
J’aurais
aussi pu titre « Gluck ou la gloire du trémolo », tant le
procédé (archet qui fait des allers-retours très rapides sur la même
note), rarissime auparavant, est devenu la norme chez Gluck, servant
(de façon toujours aussi saisissante 250 ans plus tard !) à tendre
instantanément l’atmosphère dramatique, que ce soit pour la révélation
murmurée d’un rêve prophétique ou pour soutenir des éclats
guerriers.
J’ai
été frappé par le côté très verdien du chœur de réjouissance tandis que
le soliste exprime son désespoir, vraiment un procédé typiquement
romantique qui oppose les affects sombres du héros à ceux sans ombre de
la foule. Bien sûr, procédé qui peut être considéré comme universel,
mais il est rare que ce soit à ce point décorrélé dans les années
1770.
Autre
préfiguration, les deux airs d’Iphigénie et d’Achille qui deviennent de
façon fluide un duo… typique de l’école française, où la segmentation
en numéros n’est pas du tout aussi rigide qu’en italien, et où l’on
peut glisser d’un récitatif accompagné par tout l’orchestre (c’est
désormais toujours le cas, chez Gluck, alors que même chez Rameau il
existait encore des moments uniquement accompagnés par la basse
continue, certes de moins en moins nombreux) à un air, d’un air à un
chœur ou à un ensemble, sans que la délimitation soit toujours nette ou
assurée par des accords conclusifs. Dans l’acte III d’Armide de LULLY,
passé le premier air… où est le récitatif ? où est l’air ? la scène
entière est vraiment conçue comme un ensemble organique.
C’est
ce que Meyerbeer poussera à son paroxysme, avec des enchaînement très
sophistiqués entre « numéros » qui restent vaguement
identifiables, mais dont les frontières exactes sont complètement
brouillées pour ne pas freiner l’avancée dramatique.
–
Je
dois partir visiter une collection princière et répéter de l’opéra
provençal et russe, je reviendrai parler de l’interprétation (et la
couvrir d’éloges) mais aussi, c’est un peu pour ça que je suis là,
essayer de poser des questions sur ce qu’impliquent le diapason, les
choix de tessitures et les techniques vocales actuelles sur
l’interprétation de cette musique – et sur notre vision du monde ?
–
–
Le Concert de la Loge Olympique
Très
impressionné par l’orchestre : résonance formidable des cordes, au son
assez sombre pour un orchestre sur instruments anciens. Quand on les
voit jouer, on comprend la tension imprimée – comme les violoncellistes
et contrebassistes entrent dans la corde,
avec quel entrain et quels sourires ils s’abandonnent à cette musique !
Sont
ainsi magnifiés les beaux moments d’orchestration comme les superbes
alliages flûte-hautbois par-dessus les cordes (réussis de façon
particulièrement diaphane et surnaturelle), ou le plus classique cordes
graves-basson… quelques moment aussi où c’est l’interprétation qui crée
l’événement d’orchestration, comme pendant les très grands coups
d’archet donnés pendant l’évocation des Euménides.
Julien Chauvin, que j’avais plutôt vu jouer-diriger jusqu’ici, dirige sur le temps mais
avec des gestes d’anticipation très clairs, et ses interventions
révèlent une finesse de pensée sur chaque phrasé, une compréhension
intime des dynamiques de cette musique.
J’ai
beaucoup entendu à la sortie du concert et lu sur la Toile que c’était
« joué trop vite », en réalité on dispose de minutages pour
certaines œuvres de la même esthétique à l’Académie Royale de Musique
(Tarare, par Salieri, successeur officiel de Gluck à Paris, qu’un
subterfuge avait même réussi à faire passer pour Gluck lui-même !). Et
ils sont très rapides – l’enregistrement de Rousset se situe à peine au
delà du minutage historique.
En
tout état de cause c’était d’une urgence, d’une précision et d’une
qualité de finition assez superlatives.
–
Le plateau
Que
des grands chanteurs, mais pas tous au même degré d’accomplissement : Jean-Sébastien Bou (Calchas),
comme d’habitude, champion du raptus,
à la fois au sommet de la déclamation française et d’une forme
sauvagerie mordante dans ses interventions démiurgiques.
Je
me suis demandé au début si Cyrille Dubois
(Achille) était un bon choix – technique XIXe de voix pleine qui essaie
de s’alléger plutôt que technique intrinsèquement calibrée pour ce
répertoire – me faisant même sursauté avec un bruit d’obturation
glottique délibéré assez étonnant dans ce répertoire. Mais très vite,
je suis séduit par la façon dont chaque facette de cet archétype du guerrier sensible
est aboutie : tendre, agile, tempêtant, il réussit toutes les
expressions, et fend totalement l’armure en seconde partie de soirée,
où son trio et surtout le duo d’affrontement avec le Chef des Armées
lui fait croquer les récitatifs avec une fureur que je ne pourrais
comparer qu’à Siegmund Nimgern en Ruthven (Der Vampyr)
ou Gianni Raimondi en Carlo Moor (I
Masnadieri),
les deux exemples les plus totalement possédés que je connaisse en
matière de récitatif héroïque masculin.
Ce qu'il livre ce soir-là est une leçon absolue en matière d’émission
cinglante et d’expression à la fois ciselée et totalement emportée. Il
n’a jamais si bien chanté que ce soir ; aucun ténor n’a jamais si bien
chanté que ce soir.
Même
si Stéphanie d’Oustrac (Clytemnestre)a désormais totalement perdu ses attaques trompettantes (son squillo),
son charisme ravageur fait des merveilles dans un rôle qui intervient
peu mais dont l’interaction avec les intrigues à venir projette une
ombre plus vaste sur l’ensemble de l’œuvre… Elle offre un luxe
incroyable d’expression et d’incarnation (très bien chanté au demeurant
!) dans ce qui devient soudain un rôle principal.
Parmi
les trois excellentes Grecques, j’été ravi de retrouver les
prometteuses Marine Lafdal-Franc (la
meilleure déclamation française dans Ariane et Bacchus de
Marais en avril dernier !) et
Jehanne Amzal
(ronde de timbre et précise de verbe !).
J’en
viens à deux micro-réserves. Judith van Wanroij (Iphigénie)
a toujours pour elle cette jolie patine de timbre, cette connaissance
du style, et elle était vraiment en verve vendredi soir, essayant même
de jouer jusqu’au bout lorsqu’elle ne chantait pas. Je ne puis
m’empêcher de penser, cependant, qu’une voix aux contours plus définis
et une diction plus précise auraient pu porter Iphigénie hors de la
seule composante passive / plaintive pour porter haut le vers et faire
aussi d’elle une héroïne qui fait le choix délibéré de son destin,
fût-ce en obéissant.
Petite
frustration aussi avec Tassis Christoyannis,
qui peut être un diseur exceptionnel (témoin son Idoménée de Campra il
y a un an !), mais semblait assez terne et introverti hier – le rôle
est trop grave pour lui et il connaissait sa partition, mais le
résultat était tant sur la réserve qu’il évoquait un déchiffrage avancé
et prudent (même la couverture
vocale
était plus opaque que d’ordinaire), alors que sa partie contient
peut-être les plus belles pages de la partition ! Je ne sais
pourquoi, mais c’était décevant, lorsqu’on sait de quel bois il est
fait.
–
À
qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Chanteurs récurrents
Comme
souvent, je me demande si je ne vais pas d’abord au concert pour
pouvoir mieux me poser des questions… J’en ai deux en tout cas.
D’abord,
la distribution : le CMBV et Bru Zane programment toujours les mêmes chanteurs.
L’avantage est d’abord, je le devine, logistique : en disposant
d’artistes qui se connaissent entre eux, et qui connaissent le style,
on gagne un temps considérable en répétition, ce qui permet de limiter
les coûts ou, à coût égal, d’optimiser le temps de répétition pour
effectuer davantage de travail de détail. Lorsqu’on est simplement
mélomane, on néglige parfois cet aspect : une production, ce sont aussi
des conditions matérielles, et ce qui peut nous paraître une négligence
peut simplement résultat du fait que le temps de répétition dévolu à
des œuvres aussi longues est finalement assez réduit si l’on veut
entrer finement dans le détail ! (Ne pas oublier aussi que leur
rareté fait que personne, à part éventuellement le chef, n’a un long
compagnonnage qui permette de griller les étapes de l’apprentissage et
de donner une conception mûrie depuis des années…).
L’autre
bienfait que cela permet d’entendre des voix soigneusement choisies,
souvent dotées de belles qualités (de timbre, d’expression, parfois de
diction), et de les retrouver avec plaisir – je ne connais pas
grand’monde qui se plaigne d’entendre souvent Gens, d’Oustrac, Auvity,
Dubois, Vidal, Mauillon, Christoyannis, Bou, Lécroart ou Courjal…
Je
m’interroge cependant : si en tant que mélomane nous avons un désaccord
esthétique avec ces choix, nous risquons de devoir vivre avec tout un
pan du répertoire difficilement écoutable, pour des décennies avant que
ce ne soit réenregistré.
Pour
ma part, Watson, Kalinine, Mechelen, Dolié, Witczak, même si leurs
qualités d’artiste déjouent régulièrement mes craintes, n’incarnent
vraiment pas mes idéaux pour ce répertoire – ni ne me paraissent
cohérents avec ce que l’on peut supposer du chant XVIIIe, avec leur couverture
au minimum XIXe. Je les cite à titre d’exemple, ce qui ne remet
nullement en cause leur dévouement admirable envers ce répertoire, ni
même leurs qualités d’artistes – je m’interroge plus largement sur
l’adéquation de leur technique à ce répertoire, sur ce qu’ils peuvent
apporter ou retirer aux œuvres et à cette esthétique, par sur leur
bonne foi ni sur leur valeur intrinsèque de musicien (qui me paraît
absolument indéniable).
On
pourra m’objecter, et non sans raison, que si l’on changeait
d’interprètes à chaque fois le résultat serait aléatoire et permettrait
moins d’anticiper les adéquations et les réussites, surtout si les
chanteurs ne sont pas spécialistes. C’est vrai. Mais cela varierait
peut-être un peu les timbres et les incarnations.
Je
n’ai pas de réponse à cette question, c’est simplement un parti pris
sur lequel je m’interroge : je ne sais pas si (indépendamment des
questions pratiques) il est le meilleur artistiquement – considérant
que globalement les chanteurs récurrents de ces productions sont
vraiment excellents !
–
À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Tessitures sans titulaires
Sur
la seconde question, plus technique, j’ai davantage une opinion formée
: pourquoi distribuer les rôles de Calchas et d’Agamemnon,
qui disposent d’aigus mais dont le centre de gravité est vraiment bas, à
d’authentiques barytons
? Bou et Christoyannis étaient vraiment embarrassés, par moment,
à râcler le plus élégamment possible le bas de la tessiture, ce qui
rendait leur projection et leur expression plus difficiles.
Idéalement,
il aurait fallu des basses chantantes, pas nécessairement de l’ampleur
de Teitgen (qui est de toute façon passé à autre chose) ou Courjal,
mais plutôt de la typologie de Thibault de Damas ou d’Edwin
Crossley-Mercer (que je n’aime pas beaucoup dans ce répertoire, mais ce
n’est pas ici mon sujet), pour citer des noms qui ont déjà contribué à
ces productions.
En
réalité je vois très bien pourquoi on les a choisis : on ne dispose
pas, dans le circuit baroque français, de basses d’un charisme
équivalent à Bou et Christoyannis. Elles existent bien sûr (sur le
nombre de chanteurs professionnels, on ne trouverait pas deux pauvres
basses pour tenir les quelques rares rôles d’ampleur de ce répertoire
?), mais elles ne sont pas en lumière – et celles formées au CMBV ont
en général un timbre étroit et un petit volume qui ne les destine pas à
de grands solos dramatiques d’opéra à projeter dans des salles de la
taille des théâtres des XIXe / XXe siècles.
Mais
le résultat n’est pas tout à fait idéal ici. (Et ce, même si je donne
tout pour entendre Jean-Sébastien Bou dans n’importe quel rôle où il
n’a rien à faire, parce qu’il y sera quand même le meilleur en dépit de
toutes les limitations vocales…)
J’ose
alors la question que personne n’a eu le front de poser : si l’on n’a
pas trouvé les barytons-basses éloquents pour chanter ces rôles (ou
qu’ils sont trop chers et pris par d’autres répertoires), pourquoi ne
pas jouer, au minimum, à un diapason plus favorable (440, voire un peu
plus… à part Achille, ça ne rendrait vraiment pas les autres rôles très
tendus) ?
Et
là, on a le vertige : le chef et les musicologues du projet refuseront
probablement cette compromission vis-à-vis de la promesse initiale de
retour à l’authentique ; les instruments ne peuvent pas tous tenir ce
changement-là (tension du chevillier pour les cordes, bois qui sont des
copies d’originaux à diapason fixe, qu’on ne bâtit pas pour des
diapasons à 440 Hz…). Voilà beaucoup d’obstacles.
Donc
le choix d’engager des chanteurs un peu à l’extérieur de la tessiture
mais terriblement charismatiques se tient en réalité.
Mais
l’on s’écarte finalement de l’authenticité du profil vocal de ces
rôles, ce qui pose aussi des questions sur l’ampleur des compromis
nécessaires pour qu’un tel projet puisse aussi toucher un public et
aboutir sur une représentation appréciée et un enregistrement
commercialisable…
–
À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — À des beuglards
dix-neuvièmistes
Je
reste toujours perplexe devant les techniques vocales des chanteurs qui
interprètent le répertoire baroque – où les différents ensembles,
quelle que soit la nation et la période concernée, prétendent tout de
même revenir aux sources. Ils vont dégoter ou reconstruire des
instruments originaux injouables, dont ils finissent par obtenir un
résultat immaculé (tel qu’on n’en a probablement jamais eu à l’origine
!)… mais ils travaillaent avec des chanteurs verdiens !
Car
la quasi-totalité des chanteurs du circuit (même ceux que j’adore) ont
pour base une technique conçue pour chanter le répertoire du XIXe
siècle : couverture vocale massive (qui unifie et protège le timbre
lors de la montée dans les aigus), harmoniques très denses des formants
(les réseaux d’harmoniques qui permettent de passer l’orchestre en
surinvestissant des zones de fréquence que reçoit particulièrement bien
l’oreille humaine)… ce sont des postures vocales tendues vers
l’émission de médiums très robustes et d’aigus sonores, plutôt qu’à
mettre en valeur le détail des inflexions d’un texte, car s’éloignant
beaucoup de la clarté de l’émission parlée.
Pourtant,
on n’a pas besoin de voix aussi charpentées pour ce répertoire, aux
orchestres peu épais (a fortiori
accompagné avec des instruments naturels, qui créent une
« barrière » sonore beaucoup moins serrée).
La
raison ? Tout simplement, les chanteurs lyriques commencent tous
par apprendre la technique XIXe (à la sauce XXIe, qui n’est en plus pas
forcément la meilleure en matière de clarté et de naturel…), même ceux
qui se spécialisent très vite dans le baroque.
On
n’a pas nécessairement de vue très claire de ce qu’était le chant des
XVIIe-XVIIIe siècles – je veux dire, on a beaucoup de descriptions,
mais l’écart entre une description verbale et le résultat sonore de ce
qu’est un placement vocal est à peu près irréductible (imaginez devoir
reproduire l’accent anglais rien qu’en lisant des descriptions dans des
livres…) –, mais on sait qu’on utilisait le registre léger pour les
aigus, que la déclamation prévalait en France (et que toutes les
préoccupations concouraient à l’intelligibilité du chant), et qu’on
n’avait pas du tout besoin de voix très unifiées et sonores.
Je
suis donc étonné qu’on n’ose pas des expérimentations de ce côté-là… le
belting
de Marco Beasley n’est pas plus authentique, mais en cherchant du côté
de toutes les techniques d’émission, classiques ou non, connues
aujourd’hui, on pourrait sans doute essayer des choses intéressantes.
Mais c’est un dépaysement encore plus radical que l’introduction des
instruments d’époque, dans la mesure où il faudrait travailler avec des
musiciens de culture différente… à l’échelle d’une production à boucler
avec un nombre de répétitions limitées, on mesure bien l’inconfort,
voire l’impossibilité.
Mais
sur le temps long, qu’il y ait une classe spécialisée (comme le fut la
classe de Rachel Yakar aux débuts des Arts Florissants, qui produisait
pour le coup des voix très typées et adaptées au besoin de ce
répertoire) qui essaie de promouvoir des émissions plus spécifiques et
compatibles avec les enjeux de la tragédie en musique, ce serait
vraiment bienvenu…
(Je
n’espère plus, à la vérité, en constatant une évolution assez inverse
des écoles de chant, toujours plus opaques dans tous les répertoires.)
–
Comme
vous le voyez, cette représentation de haut niveau et absolument
passionnante a un peu emballé mon imagination sur plusieurs étages – où
il n’y a pas toujours la lumière, certes.
Effigies de Messieurs Benda, Mondonville, Daquin,
Cartellieri, Triebensee, Louis Ferdinand de Prusse.
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à la première partie (au bas de la quelle j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Né en 1722
(300 ans de la naissance)
Jiří Antonín Benda.
→
Au service de Frédéric le Grand (de Prusse) puis du duc de Saxe-Gotha,
Benda (souvent indiqué Georg) a écrit, comme ses contemporains, des
sonates pour violon, pour flûte, pour clavecin, des symphonies (une
trentaine) et des concertos classiques (11 pour violon, et même 1 pour
alto dont l'attribution semble moins certaine).
→ Cependant sa notoriété provient de ses mélodrames (Ariadne auf Naxos, Medea, Pygmalion)
– au sens musical : du texte déclamé (parlé) accompagné de musique.
Pouvant durer jusqu'à 50 minutes (pour Médée),
ce sont de véritables scènes théâtrales très riches, avec un
accompagnement qui épouse au plus près l'action sans se découper en
numéros obligés comme à l'opéra.
● Selon les goûts, on peut choisir la déclamation très actuelle, un peu
criée, dans le récent disque Bosch, ou privilégier (c'est mon cas) la
déclamation plus élevée et consonante, plus équiibrée aussi, dans les
deux volumes de Christian Benda
(avec l'Orchestre de Chambre de Prague) chez Naxos.
■ Ce serait évidemment à représenter en traduction… ce qui ne pose pas
du tout les mêmes problèmes de rythme que pour l'opéra, celui-ci étant
laissé à l'appréciation de l'interprète ! Il suffit de traduire
par des phrases environ de la même amplitude, et le tour est joué
! Je rêve d'un couplage entre Ariane
ou Médée d'une part,
la Cassandre de Jarrell
d'autre part.
Johann Ernst Bach II.
(1722–1777)
→ Élève de Johann Sebastian Bach à Leipzig (il était le fils d'un
cousin au second degré de Bach, compositeur égcalement), il ne doit pas
être confondu avec Johann Ernst Bach I (1683-1739), qui était le fils
du frère jumeau (compositeur toujours) du père (qui, comme vous le
savez, composait) de Jean-Sébastien.
→ Dans son catalogue, de la musique sacrée (cantates, oratorios, pour
partie perdus) et des sonates pour clavier, d'un style encore baroque,
et même assez proche, je trouve, de la génération précédente, pas du
tout de l'oratorio marqué par le seria
en tout cas. J'en trouve la prosodie vraiment belle.
● Il existe très peu de disques où il est présent sur plus d'une piste.
●● Quoiqu'il n'y ait que deux pièces
disponibles sur le disque (consacré à la famille Bach pour orgue, par
Stefano Molardi chez Brilliant Classics, sur un orgue doux, très bien
capté et très bien registré), ce que j'ai trouvé de plus intéressant
chez lui sont ses Fantaisie
& Fugue, très marquées par le modèle de J.-S. : on entend
dans celle en fa majeur l'empreinte directe des traits et harmonies de
la Toccata & Fugue en
ré mineur, avec une couleur globalement plus lumineuse (pas seulement
liée à la tonalité majeure, c'est encore plus flagrant pour la Fantaisie & Fugue
en ré mineur), et un goût pour les épisodes opposés et discontinus
(comme dans les Fantaisies de Mozart, si l'on veut, quoique le style
n'ait évidemment rien en commun) – j'ai pensé à Bruckner quelquefois,
cette opposition soudaine entre le monumental écrasant et l'apaisé
presque galant. Vraiment des pièces intéressantes, très riches, surtout
les Fantaisies – les fugues ressemblent à son professeur en plus
appliqué et moins surprenant.
●● L'Oratorio de la Passion
(1764) gravé par Hermann Max (chez
Capriccio) permet de profiter sur la longueur de ses talents de
compositeur, dans un très bel environnement vocal de surcroît (Schlick,
Prégardien, Varcoe…).
■ Programmable dans un de ces concerts « famille Bach » évidemment.
Quant à le marketer sur son anniversaire propre, je ne suis pas sûr que
je m'y risquerais (remplissage) ! Mais pourquoi pas, dans un
concert 50/50 avec son prof Jean-Séb' !
Lucile Grétry.
→ Seconde fille du compositeur et de sa femme peintre, Lucile exerce à
la cour de Marie-Antoinette et écrit même de petites actions « mêlées
d'ariettes » (Le mariage d'Antonio
; Toinette et Louis – lequel
est perdu, texte et musique).
● Je n'ai pu mettre la main sur aucun disque comportant au moins une
piste de sa main.
Sebastián Ramón de Albero y Añaños.
Pierto Nardini.
John Garth.
Mort en 1772
(250 ans du décès)
Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville.
→ Représentant majeur du grand motet
à la mode Louis XV
(17 écrits, 9 conservés, désormais tous enregistrés), particulièrement
admiré pour son écriture très élancée et son sens du figuralisme. Les
cataractes vocales et orchestrales d' « Elevaverunt flumina » dans Dominus regnavit,
la marche liminaire d'In exitu Israel,
la plénitude de l'immobilité gorgée de soleil d' « In sole posuit
tabernaculum suum » dans Cœli enarrant gloriam
Dei… Probablement les motets les plus marquants de toute la
période post-Louis XIV.
→ Aussi l'auteur d'opéras de types pastoraux (2 pastorales héroïques, 2
ballets héroïques, 1 pastorale languedocienne…) que je ne trouve, pour
les trois déjà enregistrés (Isbé,
Titon & L'Aurore, Les Feſtes de Paphos),
pas très exaltantes (sur des livrets d'une vacuité spectaculaire, de
surcroît), et d'une tragédie en musique qui n'a jamais été remontée (Thésée,
1765). Et de musique instrumentale (pour clavier, de chambre…), que je
ne trouve pas très saillante non plus, mais qui est bien documentée.
● En priorité, donc, les trois motets mentionnés, dans deux disques
extraordinairement interprétés : la netteté du trait chez Christie pour
Dominus regnavit et In exitu Israel, la poésie des
couleurs chez Coin pour Cœli
enarrant gloriam Dei, les deux pourvus des meilleurs solistes
possibles (Correas dans « In sole posuit » !).
■ Se couple facilement avec d'autres motets, ou au sein d'une
thématique (Babylone avec Dominus
regnavit ? fuite d'Égype avec In exitu Israel
?). Facile à présenter au public en plus, en mettant en avant l'aspect
immédiatement figuratif de l'écriture : parcours du peuple d'Israël,
description des flots déchaînés, ce devrait parler. Et l'on peut
s'appuyer sur des disques de haute réputation (le Christie est
extrêmement apprécié des amateurs de baroque français, et au delà).
Louis-Claude Daquin.
→ Élève de Louis Marchand, filleul d'Élisabeth-Claude Jacquet de La
Guerre, titulaire de Saint-Paul-Saint-Louis à Paris (alors qu'il était
en concurrence avec Rameau), successeur de Dandrieu à la Chapelle
Royale… Daquin est une figure majeure
des claviers français du XVIIIe siècle.
→→ Il a ainsi livré un Premier Livre de Pièces de clavecin
(qui contient le fameux Coucou,
quelquefois exécuté en bis par les pianistes d'antan…) et son Nouveau Livre de noëls,
qui présente 12 thèmes et variations sur les noëls traditionnels (« À
la venue de Noël », « Qu'Adam fut un pauvre homme », etc.).
→→ Il existe aussi deux messes, un Te Deum, des Leçons de Ténèbres, un
Miserere et une cantate, parmi les œuvres qui nous sont parvenues (un
certain nombre, pour la voix ou les instruments, étaient attestées mais
perdues). Je n'ai jamais vu de disques ni entendu parler d'exécution,
c'est étonnant.
● Je connais mal son clavecin, dans un genre décoratif (Louis XV) qui
n'a pas trop ma faveur. En revanche, pour la part la plus célèbre de
son legs, à savoir les noëls,
je vous recommande très vivement Adriano
Falcioni (Brilliant Classics 2017) qui a l'avantage de jouer
sur les flûtes et anches très françaises,
particulièrement nasillardes et typées, d'un orgue de la bonne époque
(Saint-Guilhem-le-Désert), remarquablement registré, et de façon assez
variée selon les pièces. Un délice à recommander à tous ceux qui
n'aiment pas l'orgue monumental qui joue des choses abstraites et fait
du bruit, façon Bach, Franck ou Widor.
■ Je suis sûr que les organistes en glissent déjà à Noël. Mais avec sa
notoriété, n'y aurait-il pas l'occasion, pour le CMBV ou les ensembles
baroques, d'exhumer ses œuvres vocales sacrées ? Il y aurait un
petit bonus de remplissage grâce au public qui a connu l'époque où le Coucou et ces noëls figuraient
parmi les classiques favoris.
Pierre-Claude Foucquet.
→ Une des pièces d'Armand-Louis Couperin porte son nom. Je n'ai pu
trouver aucune piste musicale incluant sa musique.
Francesco Barsanti.
Johann Peter Kellner.
Georg Reutter le Jeune.
Né en 1772
(250 ans de la naissance)
Antonio Casimir Cartellieri.
→ Né à Gdańsk de parents chanteurs (une mère lettonne de langue
allemande, un père italien comme vous le voyez), Cartellieri étudie à
Vienne (avec Albrechtsberger et peut-être Salieri), exerce en Pologne
et en Bohême (auprès du prince Lobkowicz) – il connaissait bien
Beethoven, personnellement et artistiquement : il fut le chef à la première du Triple Concerto et de la Troisième Symphonie !
→→ Cartellieri est à mon sens un
musicien majeur de son temps. Ses 3
concertos pour clarinette (plus un double !) sont possiblement
les meilleurs de la période classique et romantique,
très virtuoses mais surtout d'une générosité mélodique – et même d'un
sens dramatique – qui n'ont que peu d'exemple. Et plus encore,
l'intensité des affects de sa tempêtueuse Première Symphonie doit absolument
être vécue !
● Au disque, on a désormais un peu de choix :
●● de superbes divertimenti pour vents, quatuors
clarinette-cordes et sextuors à vent (par le merveilleux Consortium
Classicum, chez CPO et chez MDG). Les Quatuors
avec clarinette sont d'une délicatesse poétique absolument
merveilleuse ;
●● deux oratorios : l'un sur la Nativité (La celebre Natività del Redentore)
où l'on sent aussi bien passer Mozart que Méhul et Rossini (Spering
chez Capriccio), l'autre plus opératique (Gioas, re di Giuda,
Gernot Schmalfuss chez MDG… avec Thomas Quasthoff !) dans un style
classique augmenté de tournures plus dramatiques issues plus gluckistes
/ beethoviennes, sur un livret de Metastasio (qui contient notamment la
version en contexte de « Io tremo » / « Ah, l'aria d'intorno », l'air dramatique italien plus tard mis en
musique par Schubert,
auquel une notule avait été consacrée – la version de Cartellieri
évoque beaucoup le duo Anna-Ottavio sur le corps du Commandeur) ;
●● et surtout les œuvres dont je parlais précédemment : les concertos pour clarinette
répartis sur deux volumes chez MDG (captés avec beaucoup de naturel
comme toujours), magnifiés par la merveilleuse rondeur du démiurge
Dieter Klöcker, à mon sens l'un des meilleurs clarinettistes de tous
les temps
●● et surtout et les 4 symphonies par l'Evergreen
Orchestra et Gernot Schmalfuss (CPO), écoutez absolument la Première.
■ Les Quatuors avec clarinette
composeraient un couplage très naturel et convaincant avec le Quintette
clarinette-cordes de Mozart (mais si vous voulez plutôt le coupler avec
ceux de Neukomm, Hoffmeister, Baermann ou Reger, je vous autorise à ne
pas jouer les Cartellieri tout de suite),
■ Les concertos pour clarinette
et plus encore la Première Symphonie
feraient un triomphe en salle : ils sont immédiatement accessibles et
jubilatoires, en plus d'être en réalité remarquablement écrits. Un
concert qui vendrait « le chef qui a créé l'Héroïque était aussi un
compositeur de génie » pourrait probablement fonctionner, quitte à
jouer l'Héroïque en seconde partie pour assurer « le dialogue entre les
œuvres » (en réalité le remplissage, mais c'est tout à fait légitime).
■■ Il existe aussi d'autres concertos
qui
n'ont pas été rejoués à ma connaissance et dont les nomenclatures font
saliver : flûte, cor, basson, 2 flûtes, hautbois-basson (!),
hautbois-basson-cor ! Quelle fête ce pourrait être !
Josef Triebensee.
→ Passé à la postérité pour ses arrangements des opéras de Mozart en
octuor à vent – particulièrement Don
Giovanni et quelquefois la Clémence
de Titus, les arrangements des Noces
et le plus souvent de la Clemenza
étant le plus souvent dûs à son contemporain Johann Went ; pour Così,
c'est en général le toujours très en vie Andreas Tarkmann, génie de
l'arrangement, qui est choisi. Il a également composé ses propres
œuvres pour ce même ensemble de huit souffleurs : 2 hautbois, 2
clarinette, 2 bassons, 2 cors. (Et également arrangé Médée de Cherubini ou la Symphonie
n°92 « Oxford » de Haydn.)
→ Conception assez traditionnelle de l'arrangement, où des instruments
tiennent le rôle des solistes (hautbois, dont il jouait, pour « Deh se
piacer mi vuoi »,
clarinette pour « Vengo, aspettate », basson pour « Là ci darem la mano
», « Deh vieni alla finestra », « Del più sublime soglio » ou « Parto,
ma tu ben mio », cor pour « Ah, se fosse intorno al trono »),
respectant de près les accompagnements écrits par Mozart, dans un
résultat de sérénade lyrique très harmonieuse. Pas aussi inventif et
ravivé que Tarkmann, mais toujours très réussi.
● Beaucoup de choix parmi les disques. J'en cite quelques-uns.
●● Pour le maximum de typicité, il faut
écouter l'Oslo Kammerakademi
dans La Clemenza di Tito
(chez LAWO), saveur incroyable des timbres (ce cor phénoménal) et
vivacité éloquente du théâtre. Le disque de l'Ensemble à vent du
Philharmonique de Berlin reste assez indolent (et plutôt terne de
timbres, étrangement), je ne vous le recommande pas.…
●● Le disque du Linos Ensemble pour
Don Giovanni
(Capriccio) permet d'entendre une très large sélection, couplée de
surcroît avec le final du II virtuosement rendu par l'arrangeur du XXe
siècle Andreas Tarkmann. L'Octuor à vent de Zürich, autre sélection
très large pour un joli disque un peu plus sèchement capté chez Tudor,
utilise la fin écrite par Triebensee, beaucoup plus concise : elle
relie « Già la mensa è preparata » à « Quest'è il fin di chi fa mal »,
et boucle le tout en trois minutes !
●● L'Octuor à vent Amphion a
aussi bien enregistré des extraits de
Médée que les compositions de Triebensee, évidemment un peu moins
jubilatoires que les arrangements de Mozart.
■ Les orchestres qui ont la tradition d'extraire des solistes pour des
soirées de chambre (soit à peu près tous les orchestres parisiens de
premier plan : Opéra, Philharmonique, National, Chambre, Orchestre de
Paris…) pourraient tout à fait programmer sans grand risque les
arrangements de l'ami Triebensee, avec l'argument Mozart. C'est un
voyage absolument délectable, une façon différente de réinvestir ces
musiques très bien connues, et une démarche respectueuse, en fin de
compte, des traditions d'époque.
François-Louis Perne
(1772–1832).
→
D'abord choriste (1792) et contrebassiste (1799) à l'Opéra de Paris,
Perne est de 1816 à 1822 directeur du Conservatoire de Paris («
inspecteur général des Études de l'École royale de musique et de
déclamation »), prédécesseur immédiat de Cherubini.
→→ Il a avant tout été un chercheur et
essayiste, fasciné par la musique antique et le grégorien, réalisant un
certain nombre d'éditions de textes théoriques anciens (sur le rythme
antique, sur le rebec…), récrivant Iphigénie
en Tauride de
Gluck en notation grecque, s'intéressant aux liens entre la musique,
les autres arts, la société… Outre son travail d'éditeur, la majorité
de ses articles ont été publiées dans le périodique de Fétis, la Revue et gazette musicale de Paris.
→ Il n'est pas certain qu'il ait beaucoup produit, et la musique qu'il
laisse est surtout formelle, très marquée par les formats anciens
(fugue, canon…). Ses trois messes sont écrites dans un contrepoint
archaïsant, témoin de la vogue pour le retour au plain-chant grégorien
et à Palestrina dans les premières décennies du XIXe siècle. Avec toutes les controverses afférentes.
● Je n'ai pu mettre la main que sur trois
pistes réparties sur deux disques, le Kyrie de la Messe des solennels mineurs
chez Aparté (programme passionnant de l'ensemble Gilles Binchois
consacré à ce renouveau XIXe du plain-chant, à faux-bourdon), et
Sanctus & Agnus Dei non crédités en complément du disque Boëly de
Ménissier dans la collection « Tempéraments » de Radio-France. On y
entend pour l'un la simplicité archaïsante, pour l'autre la maîtrise
contrapuntique de cette écriture. Rien de particulièrement saillant en
soi, mais la démarche me paraît tout à fait fascinante, un écho à l'épopée de Félix Danjou – le disque de
Ménissier est d'ailleurs le seul à ma connaissance où l'on puisse aussi
entendre sa musique !
■ Je doute que l'on puisse faire entendre ce type de programme et
fédérer un public nombreux (Niquet a bien joué ce type de pièces rétro,
mais c'était avec des noms comme Gounod et Saint-Saëns !)… à moins d'en
faire un concert narratif « Les Aventuriens du grégorien perdu », « La
bataille de Paris » ou « Quand les femmes furent bannies des églises ».
Ce serait assez réjouissant à entendre narrer. (S'il faut quelqu'un
pour écrire le texte à titre gracieux, je suis là.)
Prince Louis Ferdinand de Prusse.
→ Neveu de Frédéric le Grand, il est avant tout soldat (et meurt au
front), mais aussi un pianiste
considéré de grande valeur. C'est pour lui que Rejcha écrit son
monumental L'Art de varier,
très vaste cycle (il se trouve au disque, mais je ne trouve vraiment
pas que ce soit le sommet de l'art du compositeur… je vous
recommanderais plutôt le Quatuor
scientifique, pensé dans une démarche toute différente) ; c'est
aussi le dédicataire du Troisième
Concerto de Beethoven !
● On trouve au disque de la musique de chambre (octuor, trios
piano-cordes, quatuor avec piano…) et des rondos pour piano et
orchestre : autour de Horst Göbel (et son trio) chez Thorofon (trois
volumes), du Trio parnassus pour SWR Music (parution uniquement en
dématérialisé) et le Valentin piano Quartet chez Musicaphon. L'Octuor
se défend joliment, mais quelle que soit l'œuvre, on demeure dans la
convention du temps ; non pas que ce soit plat, mais on y rencontre
assez peu de surprise et d'éclat, pas de thèmes très marquants non
plus.
■ Pourquoi pas oser un concert consacré aux têtes couronnées
compositrices… mais, à la vérité, j'aimerais mieux qu'on programme
d'abord de la grande musique oubliée.
Johann Wilhelm Wilms (1772–1847).
Thomas Byström.
Maria Frances Parke (1772–1822). Comme Campanus, c'est aussi son double
anniversaire cette année !
Voici pour cette livraison… Vous voyez combien non seulement on trouve
énormément de choses au disque, même de ces figures semi-obscures ;
mais de surcroît combien il ne serait pas si malcommode de glisser un
petit Cartellieri, ou de bien remplir avec Mondonville ou les
arrangements de Triebensee (petit format qui coûte moins cher de
surcroît). Messieurs les programmateurs, il ne tient qu'à vous de nous
égayer – et de nous éveiller au vaste monde au delà de l'horizon,
certes pourvu des plus belles montagnes, du démiurge Beethoven.
Je ne m'attarde pas ici. Quelques très grandes figures, célèbres ou
vraiment plus du tout au répertoire, nous attendent pour la prochaine
livraison – la septième va vous
étonner !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
(Pseudo) portrait de Franchinus
Gaffurius (par Léonard), puis portraits de Claude Goudimel, Ercole
Bernabei,
Denis Gaultier, Heinrich Schütz, Georg Caspar Schürmann,
Antoine Forqueray, Johann Kuhnau, Jan Adam Reincken.
Lettre ouverte
Chers programmateurs,
Veuillez trouver ci-après une liste
sélective de quelques compositeurs que vous pourriezmettre en avant pour l'année à venir, en
profitant de leurs anniversaires de vie et de mort.
Ne vous privez surtout pas de piller toutes idées à votre gré dans
cette liste.
Éthique de l'anniversaire
Je commence tout de suite par me disculper : je ne suis pas favorable
au principe de l'anniversaire.
Dans l'idéal, on devrait jouer les œuvres qui valent par leurs qualités intrinsèques
ou qui entrent dans un dialogue cohérent avec d'autres, documentent des
périodes ou des genres… pas les choisir parce que leur compositeur est
né il y a deux cents ans (quel choix particulièrement arbitraire,
extra-musical, et sans aucune plus-value !), était noir, était femme –
dans ces deux cas, le volontarisme permet cependant d'exhumer des fonds
qui restent autrement négligés –, était cycliste du dimanche amoureux
des platanes ou champion régional
du point-de-croix.
L'autre réserve tient à une simple question statistique : le génie
n'est pas obligatoirement réparti de
façon égale
selon les dates. Cela signifie qu'on ne jouera peut-être pas tel
compositeur de grand talent parce qu'il est mort une année trop riche,
et qu'on jouera tel autre un peu moins intéressant parce que néà une
date moins faste…
J'avoue que cette pensée me gêne toujours assez fortement – me dire que
notre connaissance du répertoire est bridée ou déformée par des
contraintes externes que nous
nous imposons, sans grand lien avec la
musique elle-même.
Pour autant je ne suis pas tout à fait naïf : pour remplir des salles
et vendre des disques (ce qui, même hors de l'argument économique,
reste le but de tout concert : être entendu !), avec des compositeurs
moins célèbres, il faut bien raconter
quelque chose.
Idéalement, un véritable récit
(le concert des Lunaisiens hier proposait « comment la chanson a-t-elle
nourri la légende napoléonienne ? »), quelque chose qui ait rapport avec la musique, soit par sonprogramme (les représentations de
la nature et de l'industrie dans la musique, on pourrait jouer du Knecht, du Mariotte et du Meisel ; ou les contes de Perrault & Grimm ?),
soit concernant la musique elle-même –
je rêve d'un cycle de concerts épousant le principe d' « Une décennie, un disque », permettant un parcours
express de l'histoire de la musique dans un genre donné (le quatuor à
cordes viennois, la musique a
cappella russe, la tragédie en musique française ou que
sais-je…). J'avais fait quelques suggestions dans cette notule.
Même si ce n'est pas l'angle le plus intéressant (ni, assurément, le
plus inventif !), l'anniversaire
reste un outil qui fonctionne. Notre espèce semble sensible aux
symboles de la récursivité du temps, et les pratiques de fêtes à date
fixe, de décompte des ans, quel que soit le sujet, paraissent partagées
par la plupart des cultures et sur des sujets aussi différents que les
créations d'entreprise ou les batailles du temps jadis.
Aussi, je m'y glisse pour suggérer par ce truchement ●quelques idées d'écoutes● aux
mélomanes – et qui sait, ■quelques
idées de répertoire■ marketing
inclusaux
artistes. En vert les
compositeurs que je présente (je suis obligé de
faire des choix, il va sans dire !), en rouge ceux qui me paraissent
fortement indiqués pour cette année 2022. Les grandes salles ont
bouclé
leur saison 2022 depuis
fort longtemps, mais les petits ensembles itinérants ont peut-être
encore un peu d'espace pour glisser un peu de Goudimel, de Certon, de
Reincken ou de Perne.
L'an 2022
En relevant 250 noms à partir
des centenaires et cinquantenaires de naissance et de décès, je croise
quelques très grands noms très bien documentés (Schütz, Franck,
Scriabine, Ralph Vaughan Williams…), mais pas de superstar susceptible
de toucher le grand public comme
Bach-Vivaldi-Mozart-Beethoven-Chopin-Liszt-Brahms-Ravel.
Aussi, il est probable que tout le monde laisse un peu tomber l'idée de
l'anniversaire, celui-ci volant en général au secours de la victoire et
servant à programmer et vendre encore plus de symphonies de Beethoven
(et même pas de ses mélodies irlandaises, ni même de ses sonates avec
violoncelle…).
À moins que ces brigands ne tentent l'astuce de compter en quarts de
siècle, pour les 125 ans de la mort de Brahms, les 175 de celle
de Mendelssohn ou les 225 de la naissance de Schubert et Donizetti !
La voie étant donc à peu près libre, voici ma sélection (évidemment
très incomplète) de compositeurs dont on pourra fêter un anniversaire
en 100 ou 50. (Je commence bien sûr, chaque année, par les morts,
puisqu'ils sont plus âgés par définition que ceux qui y naissent.) Je
tâche de préciser un peu qui ils sont, quels disques écouter, quelles
œuvres programmer.
Quoi qu'il en soit, qu'on se rassure : à la Philharmonie de Paris on
fêtera bel et bien les 162 ans de la naissance de Gustav Mahler !
Mort en 1222
(800 ans du décès)
Heinrich von Morungen.
→ Auteur et compositeur de Minnelieder. Il sera un peu difficile de lui
rendre justice : si les textes subsistent partiellement dans le Codex
Manesse, toutes les mélodies ont été perdues. (Un objectif pour
musicologue / arrangeur / compositeur contemporain ?) Certes, sa
faible notoriété dans le grand public rendra le concept invendable,
mais fêter le plus vieil anniversaire de l'année, quel panache !
Mort en 1272
(750 ans du décès)
Jehan Bretel.
Gautier d'Épinal (1272 est en réalité la date à laquelle on sait qu'il
était déjà mort).
Mort en 1372
(650 ans du décès)
Lorenzo da Firenze (peut-être mort en 1373).
Né en 1372
(650 ans de la naissance)
Johannes Cuvelier (aussi connu sous le nom de Jacquemart le Cuvelier,
date de naissance approximative)
Mort en 1422
(600 ans du décès)
Henry V d'Angleterre.
Mort en 1522
(500 ans du décès)
Jean Mouton (ou Jehan
Mouton – Jean de Hollingue de son vrai nom).
→ Ami de Josquin, compositeur également de grandes pièces sacrées. Sa
renommée est telle qu'il est régulièrement cité par les auteurs du
temps – jusque dans le prologue du Quart
Livre de
Rabelais ! Il a pour lui une fluidité très particulière, un sens
de la consonance verticale en même temps que de la polyphonie qui le
rendent particulièrement marquant – à mon sens.
→ À ne pas confondre avec Charles Mouton, luthiste important du XVIIe
siècle.
● Fabuleux disque (motets et Messe Dictes
moy toutes voz pensées),
très organique, des Tallis Scholars (Gimell 2012), très loin de leurs
approches autrefois plus désincarnées – basses rugissantes,
contre-ténors caressants, entrées nettes, texte bien mis en valeur.
■ Comme pour Goudimel ci-après, plutôt destiné aux ensembles
spécialistes, qu'on aimerait beaucoup entendre s'emparer de ce
répertoire ! (Organum, Doulce Mémoire, Les Meslanges…)
Franchinus Gaffurius.
→ Compositeur, mais avant tout théoricien.
Mort en 1572
(450 ans du décès)
Claude Goudimel.
→ Grand compositeur dePsaumes
dans leur traduction française, à l'intention des Réformés. Dans une
langue musicale simple, plutôt homorythmique, très dépouillée et
poétique.
● Au disque, une version un peu fruste chez Naxos. La lecture de Corboz
en revanche, pour chœur de chambre assez fourni, a très bien résisté au
temps et permet de saisir les beautés de verbe et d'harmonie de la
chose. (Couplé avec sa messe,
très intéressante également.)
■ Au concert, un ensemble spécialiste pourrait coupler quelques Psaumes
(ou toute messe) avec du Janequin ou du Josquin plus couramment
programmés. (Mais même un chœur traditionnel pourrait très bien s'en
charger. Sans doute pas trop difficile à mettre en place, et très
immédiatement beau.)
Pierre Certon.
→ Auteur de chansons.
● Le disque de la Boston Camerata a un peu vieilli, mais permet de
bénéficier de l'une des rares monographies.
■ Plus difficile à intégrer dans des programmes hors ensemble
spécialiste qui ferait un programme de chansons Renaissance. Mais
l'occasion pour eux de le faire !
Robert Parsons.
Christopher Tye.
Francisco Leontaritis (grec).
Né en 1572
(450 ans de la naissance)
Robert Ballard II
(possiblement né en 1575).
→ De la dynastie qui des fameux éditeurs, Robert Ballard laisse une
œuvre considérable pour le luth – à la vérité, mon corpus préféré ! –,
remarquable par sa prégnance mélodique. Il faut dire que ses Suites contiennent surtout des airs
de ballets transcrits (chants des ballets des contre-faits d'amour, ou des Insencez, ou encore de M. le Daufin),
des courantes, des gaillardes, bransles de la cornemuse et bransles de
village, pièces moins formelles que ce qui prévaut à l'ère Louis XIV…
● Formidable disque de Richard Kolb chez Centaur, très éloquent, capté
de près sans réverbération parasite. Sélection de pièces de premier
choix.
■ On peut espérer que les luthistes s'empareront de cette occasion pour
diversifier leur répertoire !
Thomas Tomkins.
Melchior Borchgrevinck.
Johannes Vodnianus Campanus (dont c'est le double anniversaire, étant
mort en 1622 !).
Moritz von Hessen-Kassel.
Edward Johnson.
Erasmus Widmann.
Daniel Bacheler.
Martin Peerson (peut-être le même que Martin Pearson).
Girolamo Conversi (date approximative de naissance).
Mort en 1622
(400 ans du décès)
Alfonso Fontanelli.
Giovanni Paolo Cima.
William Leighton.
Scipione Stella.
Giovanni Battista Grillo.
Johannes Vodnianus Campanus.
Salvatore Sacco.
Né en 1622
(400 ans de la naissance)
Ercole Bernabei.
Gaspar de Verlit.
Alba Trissina.
Jacques Lacquemant (DuBuisson, date approximative).
Mort en 1672
(350 ans du décès)
Orazio Benevolo (ou Benevoli).
→ Fils de Robert Bénevot, pâtissier français installé à Rome, il
fréquente Saint-Louis-des-Français et finit par composer pour la
Cappella Giulia (pour les offices publics de Saint-Pierre, par
opposition à Cappella Sistina pour les offices privés du pape). Il
pratique couramment les motets et messes à multiples chœurs et
nombreuses voix réelles – l'un de ses Magnificat atteint ainsi 16 voix réparties dans quatre chœurs (qui étaient
spatialisés, manière de pimenter le chose). De même pour la Messe « Si
Deus pro nobis ».
→ Ce n'est pas nécessairement le compositeur polychoral que j'aime le
plus – Legrenzi, Beretta, Merula et plus tard D. Scarlatti ont produit
des œuvres plus immédiatements éloquentes et mélodiques –, mais ce
serait l'occasion de l'exhumer un peu. Ou de le panacher, comme avait
fait Daucé pour ses concerts et son disque autour des motets &
messes à quatrechœurs.
● Essentiellement trois disques monographiques à ma connaissance : les deux Niquet (Missa Azzolina, Dixit
Dominus et Magnificat chez Naxos
; puis Magnificat et la grande Missa « Si Deus pro nobis » chez Alpha),
le second étant mieux capté et plus organiquement exécuté, avec de très
belles voix de véritables solistes (Boudet, Wattiez, Marcq, Favier…).
Et un disque de Cappella Musicale di Santa Maria in Campitelli di Roma
dirigée par Vincenzo di Betta
(chez Tactus),
consacré à la Messe « In angustia pestilentiæ » (messe des tourments de
la peste !), intéressant dans son propos, mais un peu laborieusement
exécutée (voix pas toujours belles, captation pas très claire, rythmes
très rectilignes comme si l'on jouait de la musique du XVe…).
■ Pas évident à remonter vu les forces en présence, mais un peu de neuf
ne serait pas de refus. Pourquoi pas un petit programme sur les Messes
polychorales, à spatialiser à la Philharmonie ou dans une prestigieuse
église de l'hypercentre parisien ? À tisser avec d'autres
compositeurs plus fascinants (Legrenzi !), voire avec du contemporain
(ou du Nono…), il faudrait juste le vendre comme l'événement vocal
spatialisé du moment, chanté dans la pénombre, quelque chose qui fasse
ressortir l'expérience sensorielle (de fait saisissante).
Denis Gaultier.
→ Cousin parisien d'Ennemond Gaultier de Lyon (qui était souvent appelé
Vieux-Gaultier), il est lui aussi luthiste, et leurs partitions étaient
parfois publiées avec le seul nom de famille, ce qui a mené à bien des
confusions dans les attributions, même de leur vivant. Autant j'aime
beaucoup Ennemond (et ses contemporains Gallot, Dufaut, Ch. Mouton…),
autant je n'ai pas été très ému de ce que j'ai entendu de Denis.
● Très belle monographie de Hopkinson Smith, toujours engagé et
poétique, même si le matériau ne me convainc pas ici.
■
Aisé à inclure dans un récital de luth solo, à supposer qu'on en
fasse beaucoup, ou dans un intermède instrumental de concert baroque –
si toutefois les interprètes veulent bien condescendre à laisser de
côté Kapsberger, Piccinini et Bach… Pas du tout urgent à réentendre, à
mon sens, comme Robert Ballard II (ou les autres noms cités).
Jacques Champion de Chambonnières.
→ Grand représentant du style Louis XIII de la suite pour clavecin, en
quelque sorte le grand ancêtre de toutes les superstars
louisquartoziennes. Le style en reste un peu rigide et sévère.
→ Outre les danses auxquelles on est acoutumé (allemandes, courantes,
sarabandes, gigues), on y rencontre une gaillarde et deux pavanes
! Intéressant pour sa généalogie plus que pour sa musique – on
est souvent frappé de la pauvreté du langage de la musique
instrumentale du règne de Louis XIII.
● Kenneth Gilbert chez Orion a vieilli (et n'existe qu'en volumes
séparés, difficiles à trouver), je recommande donc le double disque de
Franz Silvestri, de très bonne facture et bien capté, chez Brilliant
Classics.
■ Pour débuter en douceur un récital de clavecin français, en le
replaçant dans sa généalogie ?
Heinrich Schütz.
→ L'un des quelques grands noms de cette année, mais comme les autres,
sans doute insuffisamment starisé pour remplir sans un peu d'effort les
salles de spectacle. Il est l'auteur du premier opéra en allemand, Dafne
(1627), perdu, comme à peu près tout son legs profane, hormis ses
madrigaux (très italianisants, mais plutôt dans le sens de la joliesse
un peu plate que de la richesse chromatique) et quelques airs.
→ De nombreux motets subsistent, ainsi que plusieurs Passion. Son style s'étend de la
monodie néo-grégorienne (Passion selon
Matthieu !) et la modalité post-Renaissance (où l'harmonie n'est que le
produit quasiment accidentel de la polyphonie) jusqu'à la rhétorique
baroque, certes encore polyphonique, mais davantage fondée sur la
progression verbale et harmonique.
● Dans l'immensité de son œuvre, entièrement (et plusieurs fois)
enregistrée, deux propositions.
●● Le Musikalische
Exequien,
son chef-d'œuvre à mon sens, suite de tuilages d'une densité admirable,
et d'une poésie intense, vraiment à cheval entre le monde de Lassus et
celui de Buxtehude (avec un aspect plus avenant que les deux, façon
Louis Le Prince plutôt que Frémart ou Formé…). Kuijken (chez Accent), en tout petit
comité, est une merveille absolue. Mais les American Bach Soloists, Rademann,
Akadêmia-Lasserre sont
remarquables, Vox Luminis, Laplénie, Corboz, l'Asfelder Vocal Ensemble
(Naxos) s'écoutent très bien. Herreweghe et The Sixteen m'ont déçu à la
réécoute, une certaine mollesse tout de même par rapport à la tenue de
la concurrence !
●● Côté Passion, je suis surtout familier de celle
selon Matthieu, enregistrée
avec des options très diverses (j'ai dû à peu près toutes les écouter).
L'Ars Nova Copenhagen
(København) chez Da Capo est la plus finement pensée et réalisée, au
cordeau, pleine de vérité verbale et d'atmosphères. Celle de l'Opéra de Stuttgart
(Kurz), parue chez divers labels économiques (Classica Licorne, Bella
Musica…) offre un Évangéliste assez extraordinaire de moelleux et de
présence, dans une acoustique sèche très troublante, comme extirpé de
l'atmosphère terrestre.
■ On ne fera pas venir les foules avec un programme tout Schütz,
musique assez exigeante – bien que la Philharmonie ait déjà proposé un
programme scénique autour de
Lassus, assez bien rempli d'ailleurs ! –, mais la demi-heure de l'Exequien ferait du bien auprès de
motets de Bach, par exemple. Même les ensembles amateurs pourraient
oser des choses. (Et les Passion,
très nues, pourraient quasiment être programmées par les paroisses avec
les moyens du bord.)
Nicolaus Hasse (pas le compositeur de seria
!).
Né en 1672
(350 ans de la naissance)
Georg Caspar Schürmann (ou 1673).
→ Compositeur de Basse-Saxe et de Thuringe, auteur de plusieurs opéras
en langue allemande et de quantité de musique sacrée.
● On trouve Die getreue Alceste chez
CPO, du seria écrit
comme de la cantate sacrée à l'allemande, augmentée de quelques chœurs
dans le style français. J'aime bien davantage ses cantates (par les
Bremen Weser-Renaissance, chez CPO à nouveau), dans une esthétique
proche de Bach, et surtout sa Suite
tirée de l'opéra Ludovicus Piùs,
écrite dans un goût haendelien, mais avec une charpente musicale encore
plus ambitieuse, pour un résultat assez jubilatoire et très nourrissant
(Akademie für alte Musik Berlin chez Harmonia Mundi) !
■ Encore beaucoup de choses à découvrir, mais les ensembles baroques
pourraient au moins glisser une petite cantate dans leurs programmes
Bach : ça ne ferait pas un contraste très violent, et permettrait de
voir un peu ailleurs. (J'aime davantage que la plupart des cantates de
Bach, pour ma part, mais je ne dois certainement pas servir de
mètre-étalon en la matière !)
Antoine Forqueray.
→ Grand gambiste de son temps, considéré par Daquin comme l'égal de
Marais. Son œuvre nous est parvenue par une double publication de son
fils : comme pièces de violes et comme transcriptions pour clavecin –
possiblement avec des ajouts voire quelques compositions de sa main.
→ Sa vie (et celle de sa famille) fut assez animée :
sa femme, claveciniste, avait porté plainte à de multiples reprises
pour violences conjugales, et lancé une procédure pour vivre hors du
domicile, tandis que lui finit par l'accuser publiquement d'adultère…
et par faire emprisonner leur fils à la prison de Bicêtre – qui en est
libéré faute de fondement à la requête paternelle. Bref, un autre sale
type qui compose, on a l'habitude – coucou Jean-Baptiste, coucou
Richard.
● Grand classique, on croule sous les propositions des meilleurs
interprètes.
●● À la viole de gambe, Vittorio Ghielmi
chez Passacaille (très français,
très engagé), Pandolfo & Friends chez Glossa (intégrale ; grande
variété de textures et de couleurs), Ben-David & Baucher chez Alpha
(très enrichi, sans aucune lourdeur, un véritable sens stylsitique,
couplé avec du Couperin très réussi), Lucile Boulanger…
[Duftschmidt est un cran en-dessous, et Mattila (chez Alba) assez
sec, je n'ai pas trop aimé.]
●● Au clavecin, Le Gaillard
(superbe équilibre, altier, chantant et
âpre, mais publié chez Mandala et donc introuvable), Rannou (captée de
trop près, très orné et un peu arrangé, toujours d'une invraisemblable
richesse), Borgstede chez Brilliant (riche son comme toujours, un peu
régulier peut-être), Leonhardt, Beauséjour chez Naxos, Taylor chez
Alpha…
■ Une mission pour le Festival Marin Marais et quelques concerts
Philippe Maillard ? Ou d'ensembles chambristes épars, d'ailleurs.
Francesco Mancini.
Mort en 1722
(300 ans du décès)
Johann Kuhnau.
→ Romancier, traducteur, juriste, théoricien de la musique et surtout
compositeur, Kuhnau fut formé à Dresde puis à Leipzig, où il occupe le
poste de Thomaskantor comme prédécesseur de Bach. Musique sacrée
évidemment, mais aussi musique pour les claviers, et même des opéras –
hélas je ne sache pas qu'aucun d'entre eux ait jamais été capté.
→ Ses cantates sont écrites
dans le goût du temps, avec un véritable savoir-faire, et des sonorités
parfois plus archaïsantes, mêlant un peu de Monteverdi (l'harmonie) et
Purcell (le type de virtuosité vocale) à ses autres aspects davantage
Buxtehude et Haendel.On y rencontre aussi de très beaux ensembles dans
le goût de Steffani et Pfleger.
→ Son bijou le plus singulier réside dans ses étonnantes Sonates bibliques,
qui évoquent à l'orgue seul, en
plusieurs mouvements comme une cantate,
des épisodes épiques de l'Ancien Testament : « Combat de David &
Goliath », « Saül mélancolique et apaisé par le truchement de la
Musique », « Ézéchias agonisant et revenu à la santé », « La tombe de
Jacob »… Épisodes très animés, mélodiques et débordant de vie – ces
longues réjouissances à la fin de la sonate de David !
● Il existe une intégrale des œuvres sacrées chantées chez CPO (Opella
Musica & Camerata Lipsiensis, avec des couleurs particulièrement
douces et chaudes) et une intégrale de l'orgue chez Brilliant Classics
(Stefano Molardi, sur un bel orgue bien capté et très bien registré).
Jan Adam Reincken (ou Johann) (ou Reinken).
→ Clavériste et gambiste, cofondateur de l'Opéra de Hambourg (petite
enclave où l'on jouait non seulement de l'opéra allemand, mais même
multilingue !), c'est un grand représentant du stylus phantasticus
en vogue au Nord de l'Allemagne – même si, à l'écoute de l'auditeur
d'aujourd'hui, on est surtout frappé par la concentration formelle et
harmonique de ses œuvres, où l'abstraction et l'exigence l'emportent
plutôt sur les traits virtuoses ou figuratifs (qui ne sont certes pas
absents de son œuvre).
→ En 1705, Bach fait le voyage à Hambourg pour l'entendre, et manifeste
son admiration ; il est considéré comme l'une de ses influences
importantes.
● Si vous le trouvez, le disque de Clément Geoffroy (chez L'Encelade)
est une merveille d'intelligence discursive. À défaut, on trouve
facilement l'intégrale de Simone Stella (clavecin et orgue, en séparé
chez OnClassical puis réédité en coffret chez Brilliant Classics)). Je
n'ai écouté que la partie clavecin, sur un instrument pas très beau et
capté d'un peu trop près. Autre œuvre importante : Hortus musicus, des sonates pour 2
violons, viole de gambe et clavecin qui se trouve en diverses versions.
■ Là aussi, assez aisé pour les solistes (ou les chambristes baroques)
d'en glisser un peu lors d'un concert. La densité et le caractère peu
souriant de l'ensemble ne plaident pas nécessairement pour un concert
tout-Reincken (j'ai déjà testé, le fonds est suffisamment varié pour
s'y prêter très bien), mais en panachant avec du Bach à la sauce phantastica, l'astuce est toute
trouvée.
Francesc Guerau (ou 1717).
Ruggiero Fedeli.
Jean-Conrad Baustetter.
Maria Frances Parke.
… le temps passé à rédiger les notices étant assez considérable… je
vous donne donc rendez-vous pour la suite de la liste, jusqu'en 1972,
pour les prochaines livraisons, que je tâche de réaliser au plus tôt !
Le temps aussi pour vous, studieux lecteurs, de commencer à écluser les
univers qui se déversent incontinent sur vous.
Nous ferons ensuite, si vous le voulez bien, un petit bilan de la
moisson – ce que ça révèle (aléatoirement, comme soulevé précédemment…)
des pans enfouis de l'histoire de la musique, et ce qu'on peut
peut-être en tirer pour une programmation 2022.
À très bientôt, estimés lecteurs. Puissiez-vous, dans l'intervalle,
survivre aux frimas, aux covidages nouveaux et aux remugles vichyssois
fantaisistes. Le slalom, c'est la santé.
Seconde livraison
Effigies de Messieurs Benda, Mondonville, Daquin,
Cartellieri, Triebensee, Louis Ferdinand de Prusse.
Né en 1722
(300 ans de la naissance)
Jiří Antonín Benda.
→
Au service de Frédéric le Grand (de Prusse) puis du duc de Saxe-Gotha,
Benda (souvent indiqué Georg) a écrit, comme ses contemporains, des
sonates pour violon, pour flûte, pour clavecin, des symphonies (une
trentaine) et des concertos classiques (11 pour violon, et même 1 pour
alto dont l'attribution semble moins certaine).
→ Cependant sa notoriété provient de ses mélodrames (Ariadne auf Naxos, Medea, Pygmalion)
– au sens musical : du texte déclamé (parlé) accompagné de musique.
Pouvant durer jusqu'à 50 minutes (pour Médée),
ce sont de véritables scènes théâtrales très riches, avec un
accompagnement qui épouse au plus près l'action sans se découper en
numéros obligés comme à l'opéra.
● Selon les goûts, on peut choisir la déclamation très actuelle, un peu
criée, dans le récent disque Bosch, ou privilégier (c'est mon cas) la
déclamation plus élevée et consonante, plus équiibrée aussi, dans les
deux volumes de Christian Benda
(avec l'Orchestre de Chambre de Prague) chez Naxos.
■ Ce serait évidemment à représenter en traduction… ce qui ne pose pas
du tout les mêmes problèmes de rythme que pour l'opéra, celui-ci étant
laissé à l'appréciation de l'interprète ! Il suffit de traduire
par des phrases environ de la même amplitude, et le tour est joué
! Je rêve d'un couplage entre Ariane
ou Médée d'une part,
la Cassandre de Jarrell
d'autre part.
Johann Ernst Bach II.
(1722–1777)
→ Élève de Johann Sebastian Bach à Leipzig (il était le fils d'un
cousin au second degré de Bach, compositeur égcalement), il ne doit pas
être confondu avec Johann Ernst Bach I (1683-1739), qui était le fils
du frère jumeau (compositeur toujours) du père (qui, comme vous le
savez, composait) de Jean-Sébastien.
→ Dans son catalogue, de la musique sacrée (cantates, oratorios, pour
partie perdus) et des sonates pour clavier, d'un style encore baroque,
et même assez proche, je trouve, de la génération précédente, pas du
tout de l'oratorio marqué par le seria
en tout cas. J'en trouve la prosodie vraiment belle.
● Il existe très peu de disques où il est présent sur plus d'une piste.
●● Quoiqu'il n'y ait que deux pièces
disponibles sur le disque (consacré à la famille Bach pour orgue, par
Stefano Molardi chez Brilliant Classics, sur un orgue doux, très bien
capté et très bien registré), ce que j'ai trouvé de plus intéressant
chez lui sont ses Fantaisie
& Fugue, très marquées par le modèle de J.-S. : on entend
dans celle en fa majeur l'empreinte directe des traits et harmonies de
la Toccata & Fugue en
ré mineur, avec une couleur globalement plus lumineuse (pas seulement
liée à la tonalité majeure, c'est encore plus flagrant pour la Fantaisie & Fugue
en ré mineur), et un goût pour les épisodes opposés et discontinus
(comme dans les Fantaisies de Mozart, si l'on veut, quoique le style
n'ait évidemment rien en commun) – j'ai pensé à Bruckner quelquefois,
cette opposition soudaine entre le monumental écrasant et l'apaisé
presque galant. Vraiment des pièces intéressantes, très riches, surtout
les Fantaisies – les fugues ressemblent à son professeur en plus
appliqué et moins surprenant.
●● L'Oratorio de la Passion
(1764) gravé par Hermann Max (chez
Capriccio) permet de profiter sur la longueur de ses talents de
compositeur, dans un très bel environnement vocal de surcroît (Schlick,
Prégardien, Varcoe…).
■ Programmable dans un de ces concerts « famille Bach » évidemment.
Quant à le marketer sur son anniversaire propre, je ne suis pas sûr que
je m'y risquerais (remplissage) ! Mais pourquoi pas, dans un
concert 50/50 avec son prof Jean-Séb' !
Lucile Grétry.
→ Seconde fille du compositeur et de sa femme peintre, Lucile exerce à
la cour de Marie-Antoinette et écrit même de petites actions « mêlées
d'ariettes » (Le mariage d'Antonio
; Toinette et Louis – lequel
est perdu, texte et musique).
● Je n'ai pu mettre la main sur aucun disque comportant au moins une
piste de sa main.
Sebastián Ramón de Albero y Añaños.
Pierto Nardini.
John Garth.
Mort en 1772
(250 ans du décès)
Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville.
→ Représentant majeur du grand motet
à la mode Louis XV
(17 écrits, 9 conservés, désormais tous enregistrés), particulièrement
admiré pour son écriture très élancée et son sens du figuralisme. Les
cataractes vocales et orchestrales d' « Elevaverunt flumina » dans Dominus regnavit,
la marche liminaire d'In exitu Israel,
la plénitude de l'immobilité gorgée de soleil d' « In sole posuit
tabernaculum suum » dans Cœli enarrant gloriam
Dei… Probablement les motets les plus marquants de toute la
période post-Louis XIV.
→ Aussi l'auteur d'opéras de types pastoraux (2 pastorales héroïques, 2
ballets héroïques, 1 pastorale languedocienne…) que je ne trouve, pour
les trois déjà enregistrés (Isbé,
Titon & L'Aurore, Les Feſtes de Paphos),
pas très exaltantes (sur des livrets d'une vacuité spectaculaire, de
surcroît), et d'une tragédie en musique qui n'a jamais été remontée (Thésée,
1765). Et de musique instrumentale (pour clavier, de chambre…), que je
ne trouve pas très saillante non plus, mais qui est bien documentée.
● En priorité, donc, les trois motets mentionnés, dans deux disques
extraordinairement interprétés : la netteté du trait chez Christie pour
Dominus regnavit et In exitu Israel, la poésie des
couleurs chez Coin pour Cœli
enarrant gloriam Dei, les deux pourvus des meilleurs solistes
possibles (Correas dans « In sole posuit » !).
■ Se couple facilement avec d'autres motets, ou au sein d'une
thématique (Babylone avec Dominus
regnavit ? fuite d'Égype avec In exitu Israel
?). Facile à présenter au public en plus, en mettant en avant l'aspect
immédiatement figuratif de l'écriture : parcours du peuple d'Israël,
description des flots déchaînés, ce devrait parler. Et l'on peut
s'appuyer sur des disques de haute réputation (le Christie est
extrêmement apprécié des amateurs de baroque français, et au delà).
Louis-Claude Daquin.
→ Élève de Louis Marchand, filleul d'Élisabeth-Claude Jacquet de La
Guerre, titulaire de Saint-Paul-Saint-Louis à Paris (alors qu'il était
en concurrence avec Rameau), successeur de Dandrieu à la Chapelle
Royale… Daquin est une figure majeure
des claviers français du XVIIIe siècle.
→→ Il a ainsi livré un Premier Livre de Pièces de clavecin
(qui contient le fameux Coucou,
quelquefois exécuté en bis par les pianistes d'antan…) et son Nouveau Livre de noëls,
qui présente 12 thèmes et variations sur les noëls traditionnels (« À
la venue de Noël », « Qu'Adam fut un pauvre homme », etc.).
→→ Il existe aussi deux messes, un Te Deum, des Leçons de Ténèbres, un
Miserere et une cantate, parmi les œuvres qui nous sont parvenues (un
certain nombre, pour la voix ou les instruments, étaient attestées mais
perdues). Je n'ai jamais vu de disques ni entendu parler d'exécution,
c'est étonnant.
● Je connais mal son clavecin, dans un genre décoratif (Louis XV) qui
n'a pas trop ma faveur. En revanche, pour la part la plus célèbre de
son legs, à savoir les noëls,
je vous recommande très vivement Adriano
Falcioni (Brilliant Classics 2017) qui a l'avantage de jouer
sur les flûtes et anches très françaises,
particulièrement nasillardes et typées, d'un orgue de la bonne époque
(Saint-Guilhem-le-Désert), remarquablement registré, et de façon assez
variée selon les pièces. Un délice à recommander à tous ceux qui
n'aiment pas l'orgue monumental qui joue des choses abstraites et fait
du bruit, façon Bach, Franck ou Widor.
■ Je suis sûr que les organistes en glissent déjà à Noël. Mais avec sa
notoriété, n'y aurait-il pas l'occasion, pour le CMBV ou les ensembles
baroques, d'exhumer ses œuvres vocales sacrées ? Il y aurait un
petit bonus de remplissage grâce au public qui a connu l'époque où le Coucou et ces noëls figuraient
parmi les classiques favoris.
Pierre-Claude Foucquet.
→ Une des pièces d'Armand-Louis Couperin porte son nom. Je n'ai pu
trouver aucune piste musicale incluant sa musique.
Francesco Barsanti.
Johann Peter Kellner.
Georg Reutter le Jeune.
Né en 1772
(250 ans de la naissance)
Antonio Casimir Cartellieri.
→ Né à Gdańsk de parents chanteurs (une mère lettonne de langue
allemande, un père italien comme vous le voyez), Cartellieri étudie à
Vienne (avec Albrechtsberger et peut-être Salieri), exerce en Pologne
et en Bohême (auprès du prince Lobkowicz) – il connaissait bien
Beethoven, personnellement et artistiquement : il fut le chef à la première du Triple Concerto et de la Troisième Symphonie !
→→ Cartellieri est à mon sens un
musicien majeur de son temps. Ses 3
concertos pour clarinette (plus un double !) sont possiblement
les meilleurs de la période classique et romantique,
très virtuoses mais surtout d'une générosité mélodique – et même d'un
sens dramatique – qui n'ont que peu d'exemple. Et plus encore,
l'intensité des affects de sa tempêtueuse Première Symphonie doit absolument
être vécue !
● Au disque, on a désormais un peu de choix :
●● de superbes divertimenti pour vents, quatuors
clarinette-cordes et sextuors à vent (par le merveilleux Consortium
Classicum, chez CPO et chez MDG). Les Quatuors
avec clarinette sont d'une délicatesse poétique absolument
merveilleuse ;
●● deux oratorios : l'un sur la Nativité (La celebre Natività del Redentore)
où l'on sent aussi bien passer Mozart que Méhul et Rossini (Spering
chez Capriccio), l'autre plus opératique (Gioas, re di Giuda,
Gernot Schmalfuss chez MDG… avec Thomas Quasthoff !) dans un style
classique augmenté de tournures plus dramatiques issues plus gluckistes
/ beethoviennes, sur un livret de Metastasio (qui contient notamment la
version en contexte de « Io tremo » / « Ah, l'aria d'intorno », l'air dramatique italien plus tard mis en
musique par Schubert,
auquel une notule avait été consacrée – la version de Cartellieri
évoque beaucoup le duo Anna-Ottavio sur le corps du Commandeur) ;
●● et surtout les œuvres dont je parlais précédemment : les concertos pour clarinette
répartis sur deux volumes chez MDG (captés avec beaucoup de naturel
comme toujours), magnifiés par la merveilleuse rondeur du démiurge
Dieter Klöcker, à mon sens l'un des meilleurs clarinettistes de tous
les temps
●● et surtout et les 4 symphonies par l'Evergreen
Orchestra et Gernot Schmalfuss (CPO), écoutez absolument la Première.
■ Les Quatuors avec clarinette
composeraient un couplage très naturel et convaincant avec le Quintette
clarinette-cordes de Mozart (mais si vous voulez plutôt le coupler avec
ceux de Neukomm, Hoffmeister, Baermann ou Reger, je vous autorise à ne
pas jouer les Cartellieri tout de suite),
■ Les concertos pour clarinette
et plus encore la Première Symphonie
feraient un triomphe en salle : ils sont immédiatement accessibles et
jubilatoires, en plus d'être en réalité remarquablement écrits. Un
concert qui vendrait « le chef qui a créé l'Héroïque était aussi un
compositeur de génie » pourrait probablement fonctionner, quitte à
jouer l'Héroïque en seconde partie pour assurer « le dialogue entre les
œuvres » (en réalité le remplissage, mais c'est tout à fait légitime).
■■ Il existe aussi d'autres concertos
qui
n'ont pas été rejoués à ma connaissance et dont les nomenclatures font
saliver : flûte, cor, basson, 2 flûtes, hautbois-basson (!),
hautbois-basson-cor ! Quelle fête ce pourrait être !
Josef Triebensee.
→ Passé à la postérité pour ses arrangements des opéras de Mozart en
octuor à vent – particulièrement Don
Giovanni et quelquefois la Clémence
de Titus, les arrangements des Noces
et le plus souvent de la Clemenza
étant le plus souvent dûs à son contemporain Johann Went ; pour Così,
c'est en général le toujours très en vie Andreas Tarkmann, génie de
l'arrangement, qui est choisi. Il a également composé ses propres
œuvres pour ce même ensemble de huit souffleurs : 2 hautbois, 2
clarinette, 2 bassons, 2 cors. (Et également arrangé Médée de Cherubini ou la Symphonie
n°92 « Oxford » de Haydn.)
→ Conception assez traditionnelle de l'arrangement, où des instruments
tiennent le rôle des solistes (hautbois, dont il jouait, pour « Deh se
piacer mi vuoi »,
clarinette pour « Vengo, aspettate », basson pour « Là ci darem la mano
», « Deh vieni alla finestra », « Del più sublime soglio » ou « Parto,
ma tu ben mio », cor pour « Ah, se fosse intorno al trono »),
respectant de près les accompagnements écrits par Mozart, dans un
résultat de sérénade lyrique très harmonieuse. Pas aussi inventif et
ravivé que Tarkmann, mais toujours très réussi.
● Beaucoup de choix parmi les disques. J'en cite quelques-uns.
●● Pour le maximum de typicité, il faut
écouter l'Oslo Kammerakademi
dans La Clemenza di Tito
(chez LAWO), saveur incroyable des timbres (ce cor phénoménal) et
vivacité éloquente du théâtre. Le disque de l'Ensemble à vent du
Philharmonique de Berlin reste assez indolent (et plutôt terne de
timbres, étrangement), je ne vous le recommande pas.…
●● Le disque du Linos Ensemble pour
Don Giovanni
(Capriccio) permet d'entendre une très large sélection, couplée de
surcroît avec le final du II virtuosement rendu par l'arrangeur du XXe
siècle Andreas Tarkmann. L'Octuor à vent de Zürich, autre sélection
très large pour un joli disque un peu plus sèchement capté chez Tudor,
utilise la fin écrite par Triebensee, beaucoup plus concise : elle
relie « Già la mensa è preparata » à « Quest'è il fin di chi fa mal »,
et boucle le tout en trois minutes !
●● L'Octuor à vent Amphion a
aussi bien enregistré des extraits de
Médée que les compositions de Triebensee, évidemment un peu moins
jubilatoires que les arrangements de Mozart.
■ Les orchestres qui ont la tradition d'extraire des solistes pour des
soirées de chambre (soit à peu près tous les orchestres parisiens de
premier plan : Opéra, Philharmonique, National, Chambre, Orchestre de
Paris…) pourraient tout à fait programmer sans grand risque les
arrangements de l'ami Triebensee, avec l'argument Mozart. C'est un
voyage absolument délectable, une façon différente de réinvestir ces
musiques très bien connues, et une démarche respectueuse, en fin de
compte, des traditions d'époque.
François-Louis Perne
(1772–1832).
→
D'abord choriste (1792) et contrebassiste (1799) à l'Opéra de Paris,
Perne est de 1816 à 1822 directeur du Conservatoire de Paris («
inspecteur général des Études de l'École royale de musique et de
déclamation »), prédécesseur immédiat de Cherubini.
→→ Il a avant tout été un chercheur et
essayiste, fasciné par la musique antique et le grégorien, réalisant un
certain nombre d'éditions de textes théoriques anciens (sur le rythme
antique, sur le rebec…), récrivant Iphigénie
en Tauride de
Gluck en notation grecque, s'intéressant aux liens entre la musique,
les autres arts, la société… Outre son travail d'éditeur, la majorité
de ses articles ont été publiées dans le périodique de Fétis, la Revue et gazette musicale de Paris.
→ Il n'est pas certain qu'il ait beaucoup produit, et la musique qu'il
laisse est surtout formelle, très marquée par les formats anciens
(fugue, canon…). Ses trois messes sont écrites dans un contrepoint
archaïsant, témoin de la vogue pour le retour au plain-chant grégorien
et à Palestrina dans les premières décennies du XIXe siècle. Avec toutes les controverses afférentes.
● Je n'ai pu mettre la main que sur trois
pistes réparties sur deux disques, le Kyrie de la Messe des solennels mineurs
chez Aparté (programme passionnant de l'ensemble Gilles Binchois
consacré à ce renouveau XIXe du plain-chant, à faux-bourdon), et
Sanctus & Agnus Dei non crédités en complément du disque Boëly de
Ménissier dans la collection « Tempéraments » de Radio-France. On y
entend pour l'un la simplicité archaïsante, pour l'autre la maîtrise
contrapuntique de cette écriture. Rien de particulièrement saillant en
soi, mais la démarche me paraît tout à fait fascinante, un écho à l'épopée de Félix Danjou – le disque de
Ménissier est d'ailleurs le seul à ma connaissance où l'on puisse aussi
entendre sa musique !
■ Je doute que l'on puisse faire entendre ce type de programme et
fédérer un public nombreux (Niquet a bien joué ce type de pièces rétro,
mais c'était avec des noms comme Gounod et Saint-Saëns !)… à moins d'en
faire un concert narratif « Les Aventuriens du grégorien perdu », « La
bataille de Paris » ou « Quand les femmes furent bannies des églises ».
Ce serait assez réjouissant à entendre narrer. (S'il faut quelqu'un
pour écrire le texte à titre gracieux, je suis là.)
Prince Louis Ferdinand de Prusse.
→ Neveu de Frédéric le Grand, il est avant tout soldat (et meurt au
front), mais aussi un pianiste
considéré de grande valeur. C'est pour lui que Rejcha écrit son
monumental L'Art de varier,
très vaste cycle (il se trouve au disque, mais je ne trouve vraiment
pas que ce soit le sommet de l'art du compositeur… je vous
recommanderais plutôt le Quatuor
scientifique, pensé dans une démarche toute différente) ; c'est
aussi le dédicataire du Troisième
Concerto de Beethoven !
● On trouve au disque de la musique de chambre (octuor, trios
piano-cordes, quatuor avec piano…) et des rondos pour piano et
orchestre : autour de Horst Göbel (et son trio) chez Thorofon (trois
volumes), du Trio parnassus pour SWR Music (parution uniquement en
dématérialisé) et le Valentin piano Quartet chez Musicaphon. L'Octuor
se défend joliment, mais quelle que soit l'œuvre, on demeure dans la
convention du temps ; non pas que ce soit plat, mais on y rencontre
assez peu de surprise et d'éclat, pas de thèmes très marquants non
plus.
■ Pourquoi pas oser un concert consacré aux têtes couronnées
compositrices… mais, à la vérité, j'aimerais mieux qu'on programme
d'abord de la grande musique oubliée.
Johann Wilhelm Wilms (1772–1847).
Thomas Byström.
Maria Frances Parke (1772–1822). Comme Campanus, c'est aussi son double
anniversaire cette année !
Voici pour cette livraison… Vous voyez combien non seulement on trouve
énormément de choses au disque, même de ces figures semi-obscures ;
mais de surcroît combien il ne serait pas si malcommode de glisser un
petit Cartellieri, ou de bien remplir avec Mondonville ou les
arrangements de Triebensee (petit format qui coûte moins cher de
surcroît). Messieurs les programmateurs, il ne tient qu'à vous de nous
égayer – et de nous éveiller au vaste monde au delà de l'horizon,
certes pourvu des plus belles montagnes, du démiurge Beethoven.
Je ne m'attarde pas ici. Quelques très grandes figures, célèbres ou
vraiment plus du tout au répertoire, nous attendent pour la prochaine
livraison – la septième va vous
étonner !
1822 – Dupuy, Davaux, Hoffmann… :
la perte des Reines du Nord, l'inventeur véritable du métronome,
l'auteur de génie qui compose…
Troisième livraison
Nos héros morts ou nés en cette année 2022 :
Dupuy au centre, puis de haut en bas Raff, Davaux, Hoffmann, Franck.
[[]]
Premier mouvement du Concerto pour basson en ut mineur d'Édouard
Dupuy.
Sambeek, Chambre de Suède, Ogrintchouk (BIS 2019).
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à lapremière partie(au bas de la quelle
j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Mort en 1822
(200 ans du décès)
1822 Édouard Dupuy
(1770–1822) (ou du Puy, ou Du Puy…)
→ Quel gaillard que ce Dupuy ! Il naît en Romandie, canton de Neuchâtel, élevé par un
oncle musicien. De là, accrochez-vous : il part à Paris
étudier le piano avec Dussek et le violon avec Chabran. Il est aussi un
excellent chanteur, se produisant sur scène en Don Giovanni, un baryton
assez léger pouvant tout de même tenir au besoin les rôles de ténor et
de basse, voire chanter des parties en falsetto !
→
→ Il rencontre le frère de Frédéric de Prusse
et c'est le début d'un tour d'Europe : le voilà musicien, puis chanteur
au service de la chapelle du Prince. Mais il séduit, après les
actrices, trop de dames de l'aristocratie – et il se présente à
l'office du dimanche sans descendre de monture (non, je ne
parle pas des duchesses, tenez-vous enfin !) –, si bien qu'il
est expulsé du pays.
→ → Qu'à cela ne tienne, tournées
en Pologne, en Allemagne, et notre bougre
devient violoniste à l'orchestre de la Cour royale de Suède
; il y rencontre aussi un vif succès en chantant dans les opéras
comiques traduits de Grétry et Gaveaux, alors très en vogue dans le
pays – son accent français étant considéré comme un atout
supplémentaire. Mais il fréquente de trop près (i.e. soulève)
Sophie Hagman, la maîtresse royale officielle du prince Frederick
Adolf, et chante des airs à la gloire du Premier Consul, assez peu
goûtés en monarchie. Bannissement.
→ → Il faut bien se contenter du Danemark (où il se marie,
mais qui s'en soucie ?), où il atteint la gloire à de multiples titres
: succès retentissant pour son Ungdom
og Galskab (« Jeunesse et folie »), opéra comique appuyé sur un
livret de Bouilly pour Méhul ; triomphe dans le rôle-titre de Don Giovanni
; coqueluche des cercles mondains (ayant ses propres réceptions) ;
carrière d'officier militaire dans les Chasseurs Danois, où il mène une
résistance admirée face aux Anglais en 1807 ; enfin le dernier titre de
notoriété, celui que vous attendiez, il est pris en flagrant délit de
gros bisous avec la princesse héritière Charlotte Frederikke qui avait
sollicité ses leçons de chant !
→ → Mais entre temps… le prince
suédois est renversé et remplacé par Bernadotte, Dupuy peut retourner
en Suède comme rien
de moins que chef (sévère) de l'orchestre de la
Cour. On pense même qu'il enseigna au jeune Berwald.
● Peu de choses au disque, mais beaucoup de marquantes. Voici par quoi
commencer :
●● Le Concerto pour basson en ut
mineur, retrouvé par Bram van Sambeek – l'histoire de sa
résurrection est saisissante : le bassonniste avait demandé une copie
du Quintette (basson & quatuor à cordes) en la mineur, qui existe
aussi sous forme de concerto – ce quintette est sa seule œuvre un peu
jouée et enregistrée avec le Concerto pour flûte n°1 et l'Ouverture d'Ungdom og Galskab. Il avait reçu
par erreur ce concerto dont il ignorait l'existence ! L'univers
sonore en est très dramatique (certaines mélodies sont peut-être
empruntées à des opéras), on sent l'influence du drame d'école
cherubinienne dans ses tournures à l'éclat farouche et sombre. Le thème
B du premier mouvement est absolument ineffable, et son introduction
très originale : le thème A est joué seulement à l'orchestre, pendant
près de deux minutes, et le basson fait son entrée sur ce véritable
thème B… mais caché sous la clarinette qui chante la ligne supérieure
du thème ! Possiblement un clin d'œil du compositeur, puisque le
beau-frère du commanditaire était Crusell, le grand clarinettiste de
ces années, qui officiait dans lui aussi dans l'Orchestre de la Cour de
Suède… leur entrée était ainsi commune. Cette liberté formelle et ce
sent du contraste m'évoque beaucoup le premier mouvement du Concerto
l'Empereur de Beethoven, pour rester dans les menus compliments…
Splendide disque disponible chez BIS, parution de 2019 ou 2020, et l'un
de ceux que j'ai le plus écoutés cette année toutes catégories
confondues…
●● Son opéra comique à succès Ungdom og Galskab(d'après un livret pour Méhul par
Bouilly, l'auteur de Léonore
qui a servi à Gaveaux puis Beethoven) a été remarquablement enregistré
chez Dacapo (la branche danoise de Naxos, très richement pourvue en
raretés de qualité exceptionnelles, de Kunzen à Ruders en passant par
Hamerik), avec notamment les superstars vocales et artistes de premier
plan Elming, Cold et Schønwandt ! En bonus, le Concerto pour
flûte n°1, lui aussi assez dramatique, qui reprend des tèmes de
l'opéra.
■ Je peux comprendre que l'on ne représente pas d'opéras en danois (et
je ne vais pas revenir dans cette notule sur l'intérêt majeur dans ce
cas d'une version traduite…), mais les concertos remporteraient un vif
succès auprès du public.
On pourrait imaginer, au choix :
■■ Une soirée « Dupuy le séducteur » avec un récitant qui raconte de
façon plaisante ses aventures : Pauline Long des Clavières, Roger
Cotte, Gorm Busk, Vincent Alettaz ont mené des recherches assez
précises pour pouvoir soutenir une heure et demie de spectacle
entrecoupée de musiques, pour peu qu'une plume un peu adroite le
présente un peu savoureusement. Ce n'est pas mon idéal de spectacles,
mais on a pu vendre du Saint-George avec ce concept, je ne vois pas
pourquoi on ne pourrait pas vendre de la bonne musique avec la même
idée !
■■ Une soirée « Concertos classiques / premiers romantiques pour vents
», avec la flûte de Dupuy, le hautbois de Mozart (pour rassurer les
gens), la clarinette de Cartellieri (ou Crusell, ou Krommer…), le
basson de Hummel… On pourrait vraiment proposer un concept original,
intriguant, délicieux et convaincant. (Pendant ce temps la Philharmonie
invite La Scala pour jouer Pétrouchka et Oslo pour jouer Mahler…)
Jean-Baptiste Davaux (ou
d'Avaux)
→ Figure tout à fait considérable et pourtant quasiment pas représentée
au disque ni dans l'imaginaire collectif. Il se considérait lui-même
comme amateur, mais a laissé des opéras comiques à succès, des
symphonies très bien accueillies, et beaucoup de concertos et
symphonies concertantes, souvent programmées au Concert Spirituel et largement
fêtées par le public et la presse dans les années 1770-1790.
→
→ Venu étudier le violon à Paris, Davaux fréquente les cercles
littéraires, musicaux (notamment Martini et Saint-George), est membre
de la loge maçonnique des Neuf Sœurs (celle de Voltaire et Franklin )…
un garçon très inséré, et qui est aussi l'inventeur d'un « chronomètre » réalisé par Bréguet
lui-même, en réalité un métronome visuel. On sélectionnait le nombre de
temps par mesure, la vitesse de chaque temps avec la petite aiguille,
et la grande indiquait alors la pulsation. On est trente ans environs
avant Maelzel – qui, certes, est réputé avoir volé son propre système.
Un honnête homme complet, donc.
● Pour autant, à ma connaissance, une seule œuvre est actuellement
disponible au disque, la Symphonie concertante
mêlée d’airs patriotiques pour deux violons principaux (1794).
Dans deux excellentes versions couplées avec d'autres œuvres de la
période, celle du Concerto Köln de 1989 (qui n'a pas du tout vieilli)
et celle toute récente du Concert de la Loge Olympique, deux ensembles
qui se sont illustrés parmi les meilleurs interprètes des compositeurs
français de cette génération. On y entend, dans une veine
primesautière, des citations d'airs patriotiques, à peine ornées de
variations, qui ont l'avantage d'être aussi ceux que nous connaissons :
La Marseillaise dans le
premier mouvement, « Vous, qui d’amoureuse aventure » de Dalayrac (très
populaire sous la Révolution et recyclé ensuite en « Veillons au salut
de l'Empire ») dans l'adagio, la Carmagnole
et Ça ira dans le final… Très
réjouissant, aurait un énorme succès en concert, exactement comme à
l'époque où ces thèmes connus garantissaient par avance la sympathie du
public.
■ Sans même explorer plus avant le fonds du catalogue Davaux, imaginez
un concert « patriotique » au
moment judicieux, où l'on jouerait la Marseillaise
de Berlioz, Hermann & Dorothée
de Schumann (il existe aussi une version orchestrale des Deux Grenadiers), 1812 de Tchaïkovski, Feux d'artifice de Debussy, La nouvelle Babylone de
Chostakovitch (une BO)… et bien sûr, si l'on veut, le 25e Concerto pour
piano de Mozart… Cette symphonie concertante s'y glisserait avec
beaucoup de succès, et nul doute qu'un 14 juillet ou un week-end
d'élections, cela pourrait motiver un public beaucoup plus vaste que
l'ordinaire.
E.T.A. Hoffmann (en
réalité E.T.W. Hoffmann)
→ On présente souvent Hoffmann comme un écrivain, à l'instar de
Nietzsche ou Adorno, qui écrivait aussi un peu de musique. En réalité,
une grande partie de sa vie, y compris professionnelle, y a été
consacrée ! Il écrit au moins 13 œuvres pour la scène (et qui
sont jouées), des
cantates, de la musique sacrée, de la musique symphonique et
chambriste,
et il est même, à la fin des années 1800, chef d'orchestre au théâtre
de Bamberg !
→
→ Tout les commentateurs sont frappés par la sagesse de sa musique, en
opposition avec son imagination fantastique
dans ses écrits. Il admire Mozart, mais compose vraiment comme la
génération d'après, d'un romantisme évident, et qui conserve cependant
une partie de sa grammaire classique. Je concorde : même ses opéras
sont assez paisibles.
● Il m'a fallu beaucoup de patience, et notamment à l'occasion de cette
notule, pour rencontrer des œuvres qui méritent vraiment d'être
entendues pour des raisons purement musicales, et non par seule et
légitime curiosité d'entendre la musique pensée par le grand écrivain :
la plupart de son catalogue ménage très peu de surprises, de la jolie
musique du rang, bien faite, mais sans saillance qui traduise la
singularité d'un esprit. Presque des devoirs d'étudiant, qui cherche à
réutiliser habilement les tournures autorisées, et qui se fait
progressivement un métier en imitant ses pairs et en respectant les
règles.
●● Jolie Symphonie en mi bémol,
plusieurs fois enregistrée,
très bien réalisée par M.A. Willens chez CPO (très vivant)… mais la
comparaison avec
celle de Witt proposée en couplage (qui n'est pourtant pas la meilleure
de sa génération) est cruelle : dans l'une, tout est à sa place, d'un
bel équilibre, écrit en toute correction, tandis que l'autre propose
des gestes plus singuliers, la marque d'un compositeur qui réfléchit
sur la substance musicale et ne se contente pas de reproduire des
formules préexistantes. Pour autant, la symphonie d'Hoffmann, ainsi
jouée, mérite l'écoute.
●● Les opéras (ou le mélodrame Dirna) et la musique de chambre, qui figurent
désormais assez largement au disque, m'ont paru moins marquants,
vraiment la musique du rang de son temps : pas déshonorant, et même
impressionnant pour quelqu'un d'aussi talentueux par ailleurs, mais
assez peu de saillances pour justifier d'y passer beaucoup de temps
alors que le disque offre tant de choix plus exaltants.
●● C'est sans doute la musique
sacrée qui est la plus intéressante, la Messe et surtout le Miserere (plutôt la version
Bamberg-Beck chez Koch/DGG que R.Cologne-R.Huber chez CPO). Le disque
Beck permet de surcroît de disposer d'une bonne version de la
symphonie, c'est-à-dire de faire le tour de l'essentiel en un disque.
Mais je ne doute pas que vous ne soyez suffisamment curieux pour
essayer les opéras tout de même…
■ Le nom d'Hoffmann étant lui-même vendeur, on peut imaginer tous les
formats !
■■ Le concert-lecture bien sûr, par exemple avec sa musique de chambre
entre ses écrits. Mais attention au contraste entre la précision
évocatrice, les situations saisissantes de ses fictions, et la
conformité un peu lisse de ses compositions.
■■ L'écho, par exemple sa Messe
ou son Miserere en regards de bouts des Contes d'Hoffmann ou bien sûr de Don Giovanni.
■■ Un concert consacré aux
écrivains célèbres qui étaient également compositeurs, il y en a
quelques-uns (Nietzsche est tout à fait intéressant, Adorno pas
vraiment).
■■ D'une manière générale, il ne
serait pas très compliqué de glisser une piécette pour pimenter un
programme de l'époque, suscité la curiosité du public « oh, un truc
d'Hoffmann ».
Et aussi :
William Herschel (1738–1822).
Gaetano Valeri (1760–1822).
Maria Brizzi Giorgi.
Maria Frances Parke, dont c'est deux fois l'anniversaire cette année
(1772-1822).
Maria Hester Park (1775–1822).
Né en 1822
(200 ans de la naissance)
César Franck
→ J'irai vite sur Franck également : figure majeure de la musique (de
langue) française, le pont entre son auditoire parisien et le
chromatisme wagnérien qu'il fait infuser sur toute une génération de
compositeurs français dont les audaces nous fascinent ensuite. Je
trouve frappant qu'on entende chez Franck à quel point c'est aussi un
homme du monde qui a précédé : on entend ses années de formation dans
certaines de ses œuvres, je veux dire par là qu'on entend qu'il n'a pas
été, lui, éduqué par Franck, et que le socle de son art repose sur des
formules plus simples que celles qu'il a adoptées et diffusées par la
suite. Jusque dans les œuvres de maturité, il reste quelque chose d'un
peu stable et nu quelquefois.
● Son catalogue est amplement servi, quelques pistes si vous êtes
perdus.
●● Le plus décanté, dense et abouti,
représentatif de sa pensée chromatique aux extérieurs simples, réside
sans doute dans ses 3 Chorals
pour orgue. Énormément de versions, parmi lesquelles j'aime beaucoup
Guillou chez Dorian (la registration variée favorise la progression),
M.-C. Alain 1976 chez Erato / Apex (registration peu éclatant, mais
poussée constante), Latry (son brillant, respiration ample mais
toujours tendu).
●● Dans le même goût, mais plus ouvertement retors et sinueux,
bifurquant sans cesse entre les tonalités, que réellement décanté, le Quatuor en ré. Par exemple par les
Petersen chez Phoenix (si l'on aime le son un peu pincé et le vibrato
généreux) ou par les Danel chez CPO (si l'on veut avant tout de la
lisibilité et du mouvement plutôt que de la couleur).
●● La Symphonieen ré mineur est incontournable,
mais attention aux versions lourdes et germanisées que l'on rencontre
le plus souvent, y compris avec des orchestres français (Mikko Franck)
ou même des chefs français (Monteux). On perd alors beaucoup de
lisibilité et surtout d'intelligibilité… L'urgence de Cantelli, la
transparence d'Otterloo, la franchise très française de Gendille (quel
style !), la filiation française de Lombard et Langrée, ou plus
germanique mais très réussi, la rondeur tendue d'Arming ou l'élan
cursif de Neuhold… ce sont de bonnes adresses.
●● Pour disposer d'une idée de ce que produit l'éducation musicale de
Franck, il faut plutôt se tourner vers l'opéra… Je n'ai pas vérifié si Stradella avait
été publié en DVD, mais c'est un opéra qui donne à entendre tout un
versant italien, beaucoup plus nu et méconnu, de Franck, et assez
réussi. (Tandis que Hulda,
enregistrée récemment et bientôt donnée par Bru Zane, me paraît receler
assez peu de merveilles à la lecture comme à l'écoute…)
●● Peut-être plus abouti dans le genre du Franck-tradi, on peut aller
écouter ses mélodies et ses chœurs,
sacrés ou profanes. Par exemple avec le bel album paru l'année passée De l'autel au salon (Chœur de
chambre de Namur, Lenaerts, Musiques en Wallonie), qui fait entendre
des œuvres à la fois simples et manifestant une maîtrise précise des
moyens musicaux.
■ La musique vocale, mélodies et musique chorale, est sans doute ce que
l'on connaît le moins de lui. Ce serait l'occasion d'en mettre un peu
au programme. Cette saison, Bru Zane va déjà nous offrir Hulda dans les meilleures
conditions sonores imaginables (distribution et orchestre). Un petit
concert plus chambriste serait très bienvenu aussi.
Josef Joachim Raff.
→ Je connais mal Raff, et ce que j'en connais ne m'a que modérément
donné envie d'approfondir. Romantisme allemand assez épais, qui essaie
d'échapper au formalisme par des programmes, mais auquel il manque à
mon gré le sens de la surprise, du contraste, de l'orchestration, de la
mélodie aussi. Tout ronronne bien joliment et je n'ai à ce jour pas été
ébloui, en particulier par les symphonies, qui jouissent de la
meilleure réputation. Le catalogue étant vaste et bien documenté, il
m'aurait fallu plus de temps que je n'en ai pour chercher les pépites,
dans un goût qui me passionne moins que les autres individus dont j'ai
parlé ici.
→ Ce serait justement la tâche de l'anniversaire que de compter sur des
musiciens qui auraient déniché la pépite, comme le font Héloïse Luzzati
ou Francis Paraïso, et de leur laisser la place le temps d'une soirée
thématique où ils sauraient sléectionner le meilleur !
Luigi Arditi.
Faustina Hasse Hodges.
Betty Boije
Vous le verrez, 1872 est encore plus concentré en grands noms – ou noms
de moindre renommée mais au catalogue ébouriffant ! C'est 1922
qui est un peu décevant, alors que 1972 tient très bien son rang
!
Mais si vous ne connaissez pas Dupuy et Davaux, ou si vous êtes un peu
curieux des aspects méconnus d'Hoffmann et Franck, vous devriez avoir
déjà de quoi vous émerveiller un peu, en attendant.
Quatrième livraison
À gauche : Moniuszko, Carafa.
À droite : Graener, Alfvén.
[[]]
Variations sur « Prinz Eugen » de Paul Graener.
Radiophilharmonie de la NDR de Hanovre (pas le Symphonique, sis
à Hambourg, qui fut dirigé par Wand ou Hengelbrock),
une des plus belles discographies d'Allemagne.
W.A. Albert (CPO).
(Pour la démarche et la légende, vous pouvez vous reporter à lapremière partie(au bas de laquelle
j'ai également servi cette nouvelle fournée de gourmandises.)
Mort en 1872
(150 ans du décès)
Stanisław Moniuszko.
→ Artiste majeur en Pologne,
considéré comme le compositeur
emblématique d'opéra. Pour le piano, il y a bien sûr Chopinski
et Paderewski (en outre politiquement capital) ; pour la musique
d'aujourd'hui Penderecki, mais pour les amateurs d'opéra, la figure
majeure, c'est Moniuszko.
→ Pourtant, à l'écoute, je ne trouve pas ses œuvres les plus célèbres
très passionnantes.
→
→ Straszny
dwór(« Le Manoir hanté ») est un opéra comique
manifestement écrit sur le modèle d'Auber – et ce ne serait pas un très
grand Auber, des ariettes à ploum-ploum, peu marquant mélodiquement
dans l'ensemble. Le sujet, lui, est apparenté aux instrigues
fantastiques un peu bouffonnes façon Boïeldieu (La Dame blanche) ou Adam (Le Farfadet).
→ → Halkaest tout l'inverse : une
hypertragédie. Une fille séduite descend, au fil de ses espoirs déçus,
de la certitude de sa perte et de la méditation de sa vengeance, dans
l'abîme suscité par la trahison la plus noire Tout est moche et tout
finit très mal. C'est un peu Jenůfa,
avec un côté emphatique comme les drames de Dumas ou Pixerécourt… et
une musique qui s'apparente plutôt à du Weber sage (plutôt celui d'Abu Hassan ou du ventre mou d'Euryanthe). L'œuvre est plutôt
convaincante, mais je vois mal, là aussi, comment faire triompher une
musique qui n'est pas complètement exceptionnelle sur une scène dont ce
n'est pas du tout la langue. (Ou alors il faudrait mobiliser des moyens
exceptionnels côté chant et mise en scène – il ne se passe vraiment
rien à l'acte II, elle se plaint sans écouter son autre soupirant qui
se plaint aussi – mais à ce compte-là, pourquoi ne pas placer l'effort
sur une œuvre qui pourrait réellement s'imposer au répertoire ?)
→ → Ses autres opéras, tel Paria, son opéra de jeunesse à
sujet bouddhique, sis à Bénarès, écrit dans un goût italien pour
s'introduire auprès du public européen, ne m'ont pas paru plus
marquants…
● Je recommande donc plutôt des genres qui ne sont pas les plus
célébrés chez lui :
●● Les seules œuvres que j'ai réellement trouvées hors du commun sont
ses cantates, Milda et Nijoła (Philharmonique de Poznań
dirigé par Borowicz chez DUX) : on y rencontre une superbe déclamation
polonaise (et très bien mise en valeur, chantée et accompagnée), et
doté d'une qualité mélodique toute particulière. Je recommande ceci
très vivement !
●● la Messe en laet des motets (album « Sacred Music » chez
DUX, par Łukaszewski), très recueillis et consonants, pas vraiment
personnels mais réellement agréables
au meilleur sens du terme (attention, il existe un autre disque,
consacré aux Messes polonaises
et chanté par le même chœur, qui m'y avait semblé de sensiblement moins
bon niveau) ;
●● le Premier Quatuor, également d'un beau
romantisme simple. Les Plawner chez CPO ne m'ont pas complètement
emporté ; c'est mieux par le Quatuor Camerata chez DUX, donné avec son
Deuxième et le Premier de Dobrzyński ; mais surtout, si vous pouvez le
trouver, le disque issu de la compétition Moniuszko (il y a toute une
série, passionnante), avec l'ãtma SQ (sur instruments anciens) et le
Quartetto Nero, à nouveau chez DUX : ces jeunes musiciens surpassent
toute la concurrence en tension, timbres, urgence, lisibilité, et
haussent considérablement la réception de ces œuvres. (Toute cette
série de la Compétition Moniuszko chez DUX mérite largement le détour,
au passage : ainsi dans ce disque, on peut découvrir la prégnance
mélodique hors du commun des œuvres de Henryk Melcer-Szczawiński, et il
en va de même pour beaucoup d'autres découvertes sur les autres
volumes.)
● Du côté de ses opéras célèbres : on trouve des vidéos, les deux ont
été diffusés sur Operavision.eu (même deux versions différentes du Manoir !). Ce peut aider (si vous
êtes patient).
■ Au disque, DUX est là pour nous, avec son travail exceptionnel en
qualité, en quantité, en audace… Au concert, je ne suis pas persuadé
qu'on puisse réellement produire des étincelles devant un public non
polonais. Mais j'accueillerais avec grand plaisir une cantate !
On pourrait coupler ça avec une symphonie de Szymanowski ou Penderecki
qui ferait déplacer un peu de monde sans être totalement téléphoné, et
puis un petit concerto de Chopin avec Martha Argerich pour assurer le
remplissage. (On pourrait aussi imaginer des programmes « Partage de la
Pologne » ou « Pologne martyre », associée à un discours historique /
pédagogique, qui entrerait assez bien dans les missions de la
Philharmonie (et dans notre futur européen proche ? vu les
opinions géopolitiques des candidats à la Présidence…).
■ C'est là où le principe de l'anniversaire trouve ses limites, parce
que si l'on veut de la musique polonaise lyrique, il existe tout de
même un certain nombre de chefs-d'œuvre considérables avec Żeleński,
Nowowiejski, Różycki ou Penderecki ! Ceux-là pourrait remporter
un véritables succès – en plus du Roi
Roger de Szymanowski qu'on pourrait redonner un jour dans une
production qui le laisse un minimum intelligible (coucou Warlikowski).
Michele Carafa.
→ Napolitain venu étudier à Paris avec Cherubini, auteur de 29
opéras, dont Jeanne d'Arc à Orléans
et La Belle au bois dormant
!
● Au disque, on ne dispose semble-t-il d'aucun opéra intégral. Une cantate avec piano, Calisto (dans « Il Salotto »vol.2 chez Opera Rara), un air deLe Nozze di Lamermoordans le récital « Stelle di Napoli
» de Joyce DiDonato,
et deux scènes de Gabriella
di Vergy, l'une dans un récital Matteuzzi avec Bruce Ford
(atrocement captés), l'autre dans un récital d'Yvonne Kenny (accompagné et mené
avec beaucoup de présence par le même David Perry mou avec Matteuzzi !)
qui est le meilleur témoignage qu'on puisse trouver de la musique de
Carafa. Tout cela s'apparente à du belcanto bon teint, avec les mêmes
formules que partout ailleurs. Plutôt joliment fait au demeurant (en
particulier les introductions développées, ou certains récitatifs un
peu rapides), mais absolument rien de singulier, pour le peu qu'on en
puisse juger.
■ Je serais évidemment ravi qu'on reprenne l'une de ses œuvres, en
particulier française, pour pouvoir se faire une idée sur pièce. À
l'occasion d'un petit cycle Jeanne d'Arc où
l'on pourrait jouer l'opéra de Mermet (qui se tient !), la
cantate d'Ollone
(plutôt bien faite également, même si peu spectaculaire) et bien sûr
l'oratorio d'Honegger,
voire l'opéra de Verdi
? Un petit partenariat entre salles parisiennes ? Versailles et
TCE reprennent Mermet avec Bru Zane, la Philharmonie fait d'Ollone et
reprend son Honegger réussi, et l'Opéra de Paris se garde le Verdi parce
qu'il ne sait rien faire d'autre, ça vous dit ? Ce serait
parfait pour brosser dans le sens du poil l'électorat du futur
président de droite que nous aurons (lequel, je n'en sais rien,
mais je ne cours pas grand risque à pronostiquer qu'il ne sera
certainement pas de gauche), considérant l'Opéra de Paris pour
lequel toute la France paie, que le Peuple de France en ait pour sa
fierté, on célèbre Jeanne ! (et on joue plein d'opéras russes,
cf. supra – de toute
façon Gergiev est le seul chef étranger à pouvoir venir quand le monde
s'effondre)
Nikolaos Mantzaros.
Carlo Curti.
[[]]
Premier mouvement de la Troisième Symphonie d'Alfvén,
Philharmonique Royal de Stockholm,
dirigé par le compositeur (Phono Suecia).
Né en 1872
(150 ans de la naissance)
Alors là, 1872, c'est l'année de folie ! J'essaie de classer en
commençant par ceux que j'ai le plus envie de voir reparaître !
Paul Graener.
→ Je commence par un cas difficile. Graener, né à Berlin, tôt orphelin,
occupe de hautes responsabilités,
professeur de composition au Conservatoire de Leipzig, de Vienne,
directeur du Mozarteum de Salzbourg, du Conservatoire Stern de Berlin…
et aussi membre de la Ligue de
combat national-socialiste pour la culture allemande, du parti
nazi, vice-président de la Reichsmusikkamer…
il devient particulièrement joué à
partir de 1933, quand le nouveau régime fait la place nette de
tous les dégénérés dans le
style, les idées ou la généalogie… La presse officielle lui est
favorable, ses thématiques s'alignent aussi avec l'idéologie du parti,
il a alors du succès. Il faut dire qu'il est plutôt bon élève : il
participe activement à la cabale contre Michael Jary en désignant sa
musique comme « babillage musical culturellement bolchévique de juif
polonais ».
→ Comme il meurt en 1944, il n'a pas pu essayer de s'expliquer / se
renouveler / se racheter / se karajaniser, et sa musique s'est tout
naturellement tarie au concert – on avait assez d'efforts à dépender
pour réintégrer les nazis qui
ne l'avaient pas fait exprès ou d'oublier qui étaient vraiment
Böhm ou Schwarzkopf, sans s'occuper en plus des morts qui ne
demandaient rien. Pas évident à brander
pour un concert d'aujourd'hui, clairement. (Et cela nous renvoie vers
l'épineuse question crime & musique, ou sous sa forme plus
ludique, génie & vilenie.)
→ Néanmoins, si l'on peut passer sur ces questions (une large partie de
sa musique est désormais dans le domaine public, et on n'est pas près
de lui élever des statues), et découvrir (comme je le fis) sa musique
sans avoir conscience de sa personnalité (il a adopté des enfants quand
sa fille est morte, si ça peut aider et il souhaitait peut-être
devenir éleveur de chats), il y a quelques pépites à découvrir.
● Bien qu'auteur de nombreux opéras
et lieder, on ne trouve à peu près, hors le cycle des Neue Galgenlieder sur des poèmes de
Morgenstern (Wallén & Randalu, chez Antes). On trouve également un
lied par Schlusnus (poème d'un cycle de Munchhausen, chez Documents
notamment, label japonais trouvable sur les sites de flux européens) et
un autre par Prey (Der Rock,
aussi sur un poème de Morgenstern, dans son anthologie « moderne »
reconstituée par DGG). Vu l'expressivité de sa musique d'orchestre, je
serais très curieux d'entendre ses opéras Don Juans letztes Abenteuer (1914)
ou Der Prinz von Homburg
(1935). Il a aussi commis un Friedemann
Bach (1931), on voit l'écart d'inspiration avec une figure
d'artiste comme celle de Johnny
spielt auf (l'opéra de Křenek manifeste du zeitoper) !
● En musique de chambre, on ne
trouve guère que les Trios (Hyperion Trio, chez CPO), qui m'ont semblé
assez plats – une ligne mélodique vaguement brahmsienne, et assez peu
de contenu stimulant dans les accompagnements, l'harmonie ou la forme.
● C'est donc surtout du côté symphonique
que le legs est fourni, quoique peu vaste : Comedietta par Abendroth (chez
Jube Classics par exemple), Die
Flöte von Sansouci (suite de danses pseudo-baroque, d'une
ambition limitée, avec le compositeur à la flûte accompagné par le
Philharmonique de Berlin – publication CD par Archiphon sous le titre
peu spécifique « 78 rpm rarities: Raw Transfers »)… et sinon les quatre
volumes de CPO consacrés à sa musique orchestrale :
●● vol.1 : Comedietta, Variations sur un chant
traditionnel russe (thème assez sommaire, mais variations faites avec
beaucoup d'adresse orchestratoire), Musik am Abend, Sinfonietta. De
belles œuvres, d'un postromantisme assumé (plus conservateur que celui
de Schmidt, mais on entend clairement le contemporain de R. Strauss, ce
n'est pas du Brahms !) ;
●● vol.2 : Symphonie en ré mineur
« Le Forgeron Misère » (qu'il faut plutôt entendre comme un grand poème
symphonique, assez séduisant, qu'y chercher une grande arche formelle
étourdissante), Échos
du Royaume de Pan(son
œuvre la plus aventureuse parmi celles publiées, qui ,intègre des
formules impressionnistes à son langage postromantique germanique, avec
des harmonies riches et surprenantes, des couleurs inhabituelles), et
ce qui est pour moi son chef-d'œuvre absolu : les Variations sur « Prinz
Eugen ».
Variations
sur « Prinz Eugen »
« Prinz Eugen, der edle Ritter »
(« Le Prince Eugène, ce noble
chevalier ») est une chanson traditionnelle écrite juste après le siège
de Belgrade, victoire sur les Turcs du prince Eugène de Savoie en 1717
(première trace de la chanson, manuscrite, en 1719), restée dans
l'imaginaire sonore collectif allemand.
Sur cette base, assez sommaire
musicalement, Graener déploie toutes les possibilités d'un orchestre :
discrète marche-choral aux vents, explosion de lyrisme aux cordes
(augmentées d'énormément de contrechants de bois, de fusées aux cors
!), fugato pépiant inspiré
des Maîtres Chanteurs
(l'une de ses influences majeures, j'ai l'impression)… Les pupitres, de
la caisse claire aux trompettes, sont tous utilisés pour leur
caractère, leur coloration, avec une rare science, et surtout une
variété rare pour une variation : le thème, quoique toujours aisément
identifiable, se transmute au fil des épisodes, et chaque itération, au
lieu de paraître juxtaposée, semble découler tout naturellement d'une
transition ou d'une rupture digne des progressions d'une grande
symphonie à développement. Un bijou, absolument lumineux et
jubilatoire, que je ne puis recommander trop vivement (l'œuvre que j'ai
de loin le plus écouté ces trois dernières années, elle a donc mon
assentiment…) ;
●● vol.3 : Concerto pour piano,
Danses suédoises, Divertimento,
une autre Sinfonietta. Des
œuvres abouties mais dont la singularité me paraît moins évidente ;
●● vol.4 : Concertos pour flûte, pour
violon, pour violoncelle. Très marquants, ici le concerto est
vraiment conçu comme un tout organique et la virtuosité n'y paraît pas
le but… le soliste joue beaucoup, certes, mais peu de traits sont mis
en valeur, tout est intégré à l'orchestre, sans chercher à tout prix la
mélodie non plus : je trouve le principe très rafraîchissant, il
échappe à l'enflure habituelle de la forme concerto qui n'a pas
toujours ma faveur. Une proposition très différente, que je serais ravi
d'entendre en concert.
● Donc, à écouter, sans hésiter les volumes 2 & 4 de l'anthologie
CPO.
■ Comment rejouer cela au concert ? Clairement, pour du
symphonique ou de l'opéra, il faut de gros moyens, et avec les
sensibilités vives sur ce point (et la culture accrue de la
protestation dans les milieux artistiques), il y a de grandes
probabiités que le projet meure avant que d'aboutir. Un artiste qui
avait projeté de remonter une de ses œuvres de chambre a expliqué que
les musiciens avaient collectivement renoncé, trop mal à l'aise avec la
personne du compositeur pour en faire la promotion, fût-ce
indirectement.
Néanmoins, les Variations sur «
Prinz Eugen », en début d'un concert dont ce ne serait pas le
contenu principal, ou en conclusion de programme, je garantis que cela
galvaniserait l'auditoire ! (Après tout ça ne semble poser de
problème à personne de tresser des couronnes à Karajan, Schwarzkopf ou
Böhm, de jouer à tout bout de champ Carmina
Burana, alors pourquoi pas une ouverture de Graener – elle
appartient désormais au domaine public, ses ayants droit, si par
extraordinaire ils étaient solidaires des pensées de leur aïeul, ne
toucheront pas un sou…)
Hugo Alfvén.
→ Vous allez être déçu, je n'ai pas pu glaner d'anecdotes bien
croustillantes sur Alfvén. Il a fait son tour d'Europe pendant dix ans,
comme chef notamment, puis
s'est installé à Stockholm et à l'Université d'Uppsala, a composé, a
été le compositeur suédois du début du XXe a remporter le plus de succès – avec Stenhammar.
→ Sa musique est donc assez généreusement documentée, bien qu'on ne la
joue jamais en France – l'anniversaire serait-il donc l'occasion ?
● La priorité, ce sont les symphonies.
La 1 par Westerberg, la 3 par Svetlanov, la 4 par Willén… vous pouvez
ainsi tirer le meilleur de ces pièces. Westerberg est plus âpre, Willén
plus enveloppant et organique. N. Järvi, assez lumineux, n'est pas
celui qui révèle le mieux les audaces de cette musique, mais sa
fréquentation reste agréable. Quant aux versions par Alfvén lui-même,
splendidement restaurées et publiées par Phono Suecia (on entend très
bien le détail !), je crois qu'elles surpassent tout par leur caractère
direct, net et emporté à la fois.
● Ses musiques de scène valent
aussi le détour, comme Gustaf II
Adolf ou Bergakungen.
● Même s'il n'a pas écrit d'opéra, sa
musique chorale est très simple et très belle, et fait partie
des corpus de référence du legs suédois. On le trouve dans des
anthologies (le merveilleux Sköna Maj
des Lunds Studentsångare) ou dans la monographie « OD sings Alfvén »
(OD pour Orphei Drängar, les « serfs orphelins », l'ensemble vocal qu'a
dirigé Alfvén).
● Sa longue vie nous permet de l'entendre diriger ses propres œuvres, et de
profiter de l'humour avec lequel il dirige les danses du Fils prodigue, ou de la flamme qui
habite son interprétation de sa cantate pour les 500 ans du Parlement
Suédois, ce que vous trouverez chez lui de plus proche d'un opéra
! Il a aussi été capté dans ses symphonies (3 & 4) avec le
Philharmonique Royal de Stockholm. Et je suis frappé de la vivacité de
jeu, de la clarté du spectre, de l'exaltation du rebond et des
références folkloriques dans la Troisième,
avec une sorte d'emphase souriante et volontairement exagérée, comme un
personnage d'opéra un peu grotesque qui chante sa chanson avec une
pointe d'excès. Absolument délicieux, très différent, et réellement
convaincant – probablement le compositeur à m'avoir le plus convaincu
dans ses propres œuvres !
Quant à la Quatrième, très
cursive (on croirait qu'il dirige Don
Juan de R. Strauss, tant l'orchestre fulgure !), elle inclut la
participation de la jeune… Birgit Nilsson !
■ Franchement, au concert, cela passerait tout seul ! Le
folklorisme bigarré et très charpenté de la Troisième Symphonie, jubilatoire si
on la joue en respectant cette composante, comme le font Svetlanov ou
Alfvén lui-même, ou le grand monument plus farouche de la Quatrième, en un seul mouvement,
avec ses voix solistes sans paroles, dont le programme se réfère à un
rivage tourmenté – une œuvre très frappante, qui aurait tout pour
plaire au public mahléro-sibélien ! Et si c'est trop, un poème symphonique, il y a beaucoup
de très beaux, même si moins ambitieux : ce serait déjà ça de gagné
! Un petit effort Messieurs les programmateurs, une fois que le
monde aura terminé de s'effondrer ? L'accroche est facile en
plus, avec les « Symphonies des rivages du Nord battus par les vents »,
faites-le avec des projections
de vidéos de mer démontée si cela vous aide à remplir – ce serait-ce
pas le type de format qui a en principe la faveur de la Philharmonie de
Paris ?
1872 est particulièrement riche : je vous laisse avec ces quatre
compositeurs, dont deux figures majeures, avant d'en venir à quelques
autres géants également nés en 1872, dans les prochains épisodes : von
Hausegger, Halphen, Juon, Büsser, Perosi, Séverac, Scriabine, Vaughan
Williams… !
Prenez soin de vous. Carnets sur sol
prend soin de vos oreilles.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
[[]]
Laurette et Thomas entraînent toute l'assistance dans leur
chanson patriotique (et quand même surtout à boire).
☼ Déjà souvent mentionné dans ces pages, mais jamais commenté en
détail, ce bijou irrésistible m'accompagne à chaque élection – quel que
soit le résultat, je fais sonner Le
Triomphe de la République. Parce qu'il est toujours bon de se
rappeler ses privilèges de citoyen libre, dans un monde où ils ne sont
pas majoritaires ; mais aussi (d'abord ?), il faut bien l'avouer, parce
que toutes les occasions sont bonnes pour se blottir les oreilles dans
ce petit concentré de jubilations diverses.
[[]]
Étonnant hymne au soleil pour trois voix a cappella (avec quelques
ponctuations de basson).
(On rencontre le même procédé plus loin pour la grâce
faite aux ennemis vaincus.)
Compositeur :François-Joseph GOSSEC (1734-1826) Œuvre :Le Triomphe de la République ou le
Camp de Grand-Pré (1792) Commentaire 1 : Cet oratorio profane célèbre la victoire
de Valmy (titres provisoires : Le
Triomphe de la Liberté, La
Trêve interrompue). Des militaires y racontent le combat, des
villageois viennent faire des danses de fraternité avec les ennemis
vaincus (les adversaires sont des hommes victimes des tyrans) ; domine
surtout une couleur locale folklorique, des airs à danser et des
chansons à boire, des hymnes (au soleil !)… entrecoupé de quelques
récitatifs issus du grand genre tragique (l'annonce de la victoire par
le Maire, le récit figuratif du Général, la bénédiction de la Déesse de
la Liberté), et épousant de très près les images convoquées dans le
discours (nombreux coups de canon – l'Ouverture figure même, par des
fusées descendantes, la fuite des ennemis !).
Ce qui devrait être une grande foire se trouve
sublimé par la plume de Gossec,
qui fait de chaque récit un moment de bravoure, de chaque danse un tube
irrésistible. Il pousse particulièrement loin l'inclusion de la veine folklorique à
la veine épique – ce qui est quasiment la seule caractéristique
musicale propre à la Révolution Française. La joie
incantatoire qui se dégage de cette œuvre pourtant très didactique
(jusque dans la dramaturgie : Laurent et Thomas passent cinq minutes à
expliquer pourquoi ils sont là, comment ils ont écrit les couplets, par
quel artifice ils connaissent par cœur une chanson alors que la
bataille est à peine finie… la vraisemblance à son degré ultime et
fastidieux) surprend par sa force immédiate de persuasion : chaque
section est à la fois très individualisée (avec sa couleur propre au
sujet de chaque danse, hymne, récit) et façonnée d'un soin mélodique,
baignée d'une lumière… intense.
Une des œuvres les plus densément gaies que je connaisse.
Et l'on pourrait s'arrêter sur la quadrature du cercle de chaque
numéro, tous sont à la fois immédiatement séduisants et très finement
écrits. Cet assemblage hétéroclite (certaines portions sont d'ailleurs
tirées de compositions antérieures) ne ressemble à rien d'autre, ni aux
tragédies, ni aux opéras comiques, ni aux cantates peu dramatiques, ni
aux oratorios, ni même aux opéras de la période révolutionnaires, plus
souples. Ce serait le Tarare de
la musique de circonstance, en quelque sorte – mais dans un style plus
champêtre-sautillant que dramatique-explosif.
[[]]
Divertissement final d'un opéra mythologique ou air de guerre ?
Interprètes : Salomé
Haller (Laurette), Antonella Balducci (Déesse de la Liberté),
Guillemette Laurens (Aide-de-Camp), Makato Sakurada (Thomas), Claudio
Danuser (Général), Philippe Huttenlocher (Vieillard), Arnaud Marzorati
(Maire) ; Chœur de la Radio Suisse Italienne de Lugano, Coro Calicantus, I Barocchisti, Diego FASOLIS Label :Chaconne, la déclinaison baroque de
Chandos (2006, enregistrement 2002-2005) Commentaire 2 : Il
n'existe qu'une seule version de
l'œuvre ; les Arts Florissants l'ont donnée à l'occasion du
Bicentenaire de la Révolution, avec beaucoup d'autres pièces de
circonstance de Gossec ou Méhul, mais cela n'a jamais été publié.
Ce qu'en font I Barocchisti tire le meilleur parti
de l'œuvre : l'orchestre est
d'une grande vivacité (sans ce sens vigoureux de la danse, tout
s'effondrerait probablement), les
chanteurs tous pénétrés de la circonstance et très engagés. La
saveur étrange de Guillemette Laurens et l'éloquence limpide de Salomé
Haller sont tout particulièrement délectables, mais même ceux qui ont
davantage de difficulté avec l'accent français le disent avec beaucoup
de conviction et sans grimacer.
Une aussi belle exécution pour une œuvre aussi
singulière et roborative, voilà qui concourt à un disque de l'île
déserte – ou en tout cas, compatible avec chaque célébration, chaque
élection. Ce que je ne me prive pas de faire, et puis vous inviter, si vous aimez la danse, à accourir
tous, boire du vin de France et
danser avec nous.
[[]]
La bénédiction de la Déesse de la Liberté.
Un peu de
contexte 1 : le style révolutionnaire
Une notule entière
tente d'expliciter pourquoi – pour des raisons liées à la fois à la
nature de cet art, et à l'Histoire elle-même – il n'a pas existé à
proprement parler de style
révolutionnaire
en musique. J'aurais tendance à nuancer mon propos désormais, dans la
mesure où les chansons populaires y occupent tout de même une place
telle que la hiérarchie des genres s'y trouve profondément brouillée,
et où la veine mélodique et rythmique s'ajustent grandement au fil des
années 1790.
Mais il est vrai que cette musique ne diffère en
rien
fondamentalement de celles des 1780,
et que la documentation
discographique dont nous disposons ne permet pas réellement de juger
finement de ces changements sur un vaste corpus. (Les partitions, du
fait de leur courte durée de vie – œuvres de circonstance, et de toute
façon changements rapides de régime –, sont difficilement accessibles
pour la plupart, à moins d'être chercheur.)
Toutefois, s'il existe une œuvre parangon d'un hypothétique style
révolutionnaire, c'est bien ce Triomphe
de la République
: langage postgluckiste mais libéré de sa gangue hiératique, quantité
de chansons et danses populaires… Et bien sûr ce livret pompeux de
Marie-Joseph Chénier, un délice d'outrances matamores servies au fil de
farandoles guillerettes – et de protestations d'amitié entre les
peuples.
Un peu de
contexte 2 : Gossec Contemporain de Haydn, Gossec est déjà un
homme mûr lorsque sa carrière s'épanouit dans les années 1770 – Sabinus,
sa première tragédie en musique, date de 1773, et manifeste déjà le
style dit « gluckiste » avant même la présentation du premier
ouvrage
de Gluck à Paris ! (ce qui soulève beaucoup de questions) Directeur général de l'Opéra à
partir de 1782, Gossec dont le Te Deumde 1779avait
été très remarqué… est adopté par la Révolution comme le grand musicien
des cérémonies officielles – il écrit même un autre Te Deum pour la Fête de la
Fédération (!) du 14 juillet 1790, puis la première orchestration de la Marseillaise en
1792 (sous une forme dramatisée appelée Offrande à la Liberté,
une cantate incluant d'autres numéros). Son grand âge lui permet de
connaître également la Restauration, sous laquelle il achève sa
carrière… avec un Te Deum
(1817).
Ses symphonies,
inhabituellement fouillées et polyphoniques (telle
la célèbre « Symphonie à 17 parties » de 1809), marquent aussi un
tournant du genre vers une substance musicale supérieure (et ton plus
sérieux / romantisant) – comme pour sa Messe des mortsde 1760, beaucoup plus sombre et « subjective » que ses
équivalents
contemporains (qui n'hésitaient pas à écrire de jolis Requiem en majeur
avec des sections sautillantes comme du seria).
En somme un très grand représentant de tous les genres, même si ses
Quatuors ne marquent pas une rupture aussi nette que dans les autres
domaines. Un peu de
contexte 3 : une commande
C'est ainsi tout naturellement qu'à l'occasion de la
victoire de
Valmy, le choix du compositeur de la célébration se porte sur
Gossec,
pour undivertissement lyrique
destiné à être joué sur la scène de
l'Opéra. Côté livret, c'est Chénier
cadet (Marie-Joseph) qui est mandaté ; il est passé de mode
aujourd'hui
– il faut dire qu'il survit, le vilain, à la période –, mais il était
alors une figure proéminente. Politique d'abord : membre duClub des
Cordeliers (celui de Marat, Danton, Desmoulin, Fabre
d'Églantine,
Laclos… farouchement contre la royauté), député votant la mort du roi.
Littéraire ensuite : outre des épîtres en vers et autres textes
engagés, on lui doit beaucoup de pièces
historiquesà visée
émancipatrice / édifiante, souvent en
délicatesse avec la censure : sous l'Ancien Régime avec Charles IX ou la Saint-Barthélémy
(autorisé seulement à l'automne 1789), Caïus Gracchus
(1792, interdite – « Des lois, et non du sang ! » fut lu comme une
critique envers le nouveau pouvoir), et toutes sortes de sujets très
connotés « Lumières » — Brutus et
Cassius, Jean Calas, Fénelon… Ainsi que diversestentatives d'adaptation de la
tragédie grecque (Œdipe-Roi, Œdipe à Colone) ou de Shakespeare (Brutus & Cassius, précisément)
au patron de la tragédie (néo)classique.
Ce parcours, malgré les controverses qui
l'entourent, laisse
figurer la facilité avec laquelle le poète a pu se couleur dans
l'exercice d'un divertissement idéologique de commande, en faveur des
vainqueurs de Valmy.
Seulement dix représentations, l'accueil critique
fut un peu dépité eu égard aux noms engagés et aux promesses faites,
mais le public (à cause de l'œuvre, de l'exaltation de la victoire ou
de la pression sociale, je n'en sais rien, il existe sans doute de la
documentation plus approfondie sur ce sujet) très chaleureux.
[[]]
Le très-primesautier « Mort, frappez les rois d'épouvante ! ».
« Venti, turbini, prestate
Le vostri ali a questo piè ! » Renaud (Vivica Genaux) court sauver
Almirène,
la fille de Godefroy et sa promise, enlevée par Armide,
en commençant par un duel épique contre un bassoniste insolent.
Compositeur :Georg-Friedich HÄNDEL (1685-1759) Œuvre :Rinaldo Commentaire 1 : Outre
son statut historique particulier (cf.
infra), Rinaldo est aussi l'un des meilleurs titres de tout
Haendel, et de tout le répertoire de seria.
Galerie de tubes très variés
et brillants, sur un livret nettement plus caractérisé que la moyenne,
qui évite notamment les statismes (et les plaintes omniprésentes…) de Giulio Cesare, son opéra le plus
joué avec Alcina. Le
rôle-titre est particulièrement bien servi, avec sa rage (« Abbrucio,
avvampo » et ses allitérations, « Il tricerbero » en unisson), ses
élans (« Venti, turbini » avec concertato
de basson), ses éclats (« Or la tromba ») et bien sûr sa grande
plainte, une des plus senties de tout Haendel (« Cara sposa »). De même
pour les méchants – airs d'Armida avec hautbois obligé, duos de
clavecins solos, d'Argante avec trompettes et timbales… À cela
s'ajoutent des inhabituelles Sirènes en duo, mage chrétien, symphonies
de bataille ; on ne fait pas plus varié dans ce répertoire, et au
meilleur niveau d'inspiration.
Interprètes : Vivica Genaux, Inga Kalna, Miah Persson, Lawrence Zazzo, Christophe Dumaux, James Rutherford, Dominique Visse, Freiburger Barockorchester, René Jacobs (Harmonia Mundi, 2003) Commentaire 2 : Ce
n'est à la vérité pas un véritable disque coup de cœur comme les
autres, davantage un document
incontournable. Mes disques de seria
fétiches (Haendel-Ariodante-Minkowsi,Vivaldi-Motezuma-Curtis,
Graun-Cleopatra-Jacobs…) renvoyaient tous à des dates où d'autres
disques, d'autres genre me paraissaient plus fondamentaux. Mon choix
s'expliquera mieux après lecture, plus bas, de la mise en perspective
discographique, mais il se résume assez simplement : la version Jacobs
est la plus instructive dans le cadre d'un parcours découverte, car les
chanteurs exécutent de réelles diminutions très riches lors des reprises
(Jacobs les écrit très précisément, à rebours de l'esprit improvisé
d'époque, mais cela assure aussi une réelle richesse qu'on ne
retrouverait pas si aisément – et à en juger par les traités d'époque,
Jacobs, pourtant assez radical, se montre plutôt économe en réalité),
et même les instrumentistes dans certaines ritournelles.
Par ailleurs, pour qui voudrait aborder ce
répertoire, la variété des timbres
instrumentaux (usage très généreux des flûtes à bec, du violon
solos, des archiluths) peut rompre la possible monotonie. Chanteurs par
ailleurs remarquables : Genaux, moelleuse et agile comme personne, la
jeune Persson, ou encore le timbre délicieux de Lawrence Zazzo (l'un
des rares falsettistes dotés d'un minimum de fruité et de diction).
Jacobs ajoute aussi quantité d'effets, de bruitages, qui ne sont pas
arbitraires mais inspirés des témoignages sur les représentations.
C'est donc une très belle version, au-dessus de tout
reproche, même si, passé l'enchantement de la découverte, je lui trouve
un petit côté contrôlé et « studio », guère dansant ni furieux,
accentué par la prise de son un peu confortable, qui présente pas les
instruments d'époque comme à distance, sans toute leur franchise
rugueuse.
Un peu de
contexte : a) la naissance de l'opera
seria
Lorsque, à Florence, la Camerata Bardi projette de
redonner vie au principe de la tragédie musicale à la grecque, le
projet est celui d'une parole
mélodieuse, rehaussée de musique pour plus d'expression. Et, de
fait, dans les premières décennies de l'opéra, hors quelques ariettes
où la musique prend clairement le pouvoir (rien que chez Monteverdi, on
peut songer à « Vi ricordi, o boschi ombrosi » d'Orfeo, « Lieto camino » d'Ulisse ou « Pur ti miro » de Poppea), la musique demeure sobre,
essentiellement une notation de rythmes et de hauteurs sur une harmonie
assez simple, sorte de déclamation codifiée, avec un ambitus et des
effets, grâce au chant, simplement exagéré par rapport à la déclamation
parlée standard.
Pourtant, très
vite, la fascination pour la voix humaine et ses possibilités
(d'ambitus, de couleur, d'agilité) va conduire vers une pente plus
hédoniste, jusqu'à devenir l'exact
inverse du recitar
cantando, une fête purement musicale et vocale, où l'agilité est
reine, sur des textes-prétextes où les héros de l'Antiquité et des
romans de chevalerie s'expriment dans les mêmes métaphores
stéréotypées. Dans un premier temps, la génération de Legrenzi (dernier
quart du XVIIe siècle) propose des œuvres où la musique est en même
temps plus variée et audacieuse qu'auparavant (témoin l'oratorio de
Falvetti que je recommandais pour la décennie 1580).
Mais, au bout du compte, les opéras d'Albinoni en
témoignent dès les années 1690, le XVIIIe siècle voit le triomphe de l'air à da capo(qui persiste jusque dans le style
classique et, d'une certaine façon, dans le belcanto romantique) : deux
strophes courtes, dont la première, reprise, est ornée de variations
spectaculaires (appelées diminutions
car les traits sont en général plus rapides et donc les durées des
notes plus courtes). Les récitatifs ne sont que des ponts utilitaires
destinés à faire progresser l'action, tandis que les airs clos (qui
peuvent régulièrement côtoyer les 10 minutes sur 8 vers à partir des
années 1730), qui expriment les émotions paroxystiques des personnages
constituent le clou du spectacle ; au moins autant à cause de leur
virtuosité technique (longueur de souffle ou rapidité des coloratures)
que de leur expressivité exacerbée.
Un peu de
contexte : b) Haendel à Londres
Lorsque Händel (Handel pour les anglophones, Haendel
pour les francophones) arrive à Londres en 1710, après avoir déjà fait
ses preuves en Allemagne et étudié en Italie, Bononcini vient de
composer et de faire représenter le premier
opéra intégralement en italien jamais donné sur une scène
anglaise. Le jeune compositeur propose alors son Rinaldo, dès 1711, qui lui fait
immédiatement une place de choix sur la scène britannique, et contribue
à y installer le seria
italien pour longtemps – puisque c'est paradoxalement par lui que
l'opéra en langue s'impose, à partir des années 1730, comme un
divertissement de premier plan (il en a toujours existé, mais sans le
prestige des productions italiennes, à ce qui m'en a semblé dans mes
lectures – je ne suis pas spécialiste de la question). Rinaldo
n'est pas le seul à emprunter à la matière
médiévale, mais il appartient à la minorité d'opéras qui y
puisent au lieu des figures historiques de l'Antiquité romaine ou, déjà
moins nombreux, mythologiques grecques. Il en existe un certain nombre
d'exemples postérieurs (Ricardo
Primero, Amadigi,divers Orlando…),
mais je ne suis pas certain qu'il y en ait beaucoup avant. En tout cas
le livret fut sujet de débat – puisque régidé non à partir de
l'original, mais d'une traduction anglaise du Tasse.
De surcroît, sa matière use d'une source assez récente et non d'un
véritable roman de chevalierie (la Jérusalem
délivrée de Tasso), qui a déjà fait les beaux jours de l'opéra
français (Tancrède de Danchet
& Campra – 1,2).
Alternatives
discographiques :
Le choix est assez étendu au disque, et dans de
bonnes versions. Pour autant, le choix est difficile. Si l'on laisse de
côté les versions anciennes loin du style (où brille par exemple
Marilyn Horne, mais dans un entourage moins glorieux, et dans un style
qui paraît désormais tellement monumental, assez lourd et plat à la
fois), on a vu éclore depuis le renouveau baroqueux un assez solide
nombre d'intégrales valables de Rinaldo,
sans même mentionner les bandes de concert aisément disponibles.
Mon véritable coup de cœur va à l'une des premières
intégrales d'opéra sur instruments anciens, où je retrouve un esprit
similaire au fameux Orfeo de
1969 d'Harnoncourt : certes, on a appris depuis, et fait plus mobile…
pourtant il y a là une ferveur, un frémissement de la rédécouverte, une
sorte de vérité de l'émotion, du plaisir, qui me rendent cette version
plus présente et touchante qu'aucune autre (ou presque, j'y reviens). Malgoire en 1977, avec des grains de
voix comme on n'en fait plus : Watkinson, Scovotti, Cotrubas (!),
Esswood, Brett, (Ulrik) Cold, Arapian ! La grande réserve pour
l'auditeur qui voudrait explorer le répertoire transversalement comme
dans cette série, c'est que les da
capo ne sont pas variés (et une reprise est même coupée à cause
du manque de place sur le vinyle !), ce qui fait perdre de vue l'un des
piliers de ce répertoire, la fascination pour la virtuosité et
l'inventivité vocales : Malgoire vaut en lui-même comme un merveille,
mais je doute qu'il ouvre les portes de la compréhension de ce
répertoire.
Très habité et fonctionnel, Hogwood (avec Daniels, Orgonašová,
Bartoli, Fink, Taylor, Finley…), que j'ai écarté un peu pour la même
raison : les da capo sont
timidement ornés. Plus récent, Kevin
Mallon manque un peu de contrastes mais reste irréprochable
stylistiquement, et sans falsettistes (c'est son Israel in Egypt qui est fabuleux
!). Plusieurs DVDs également (dont Harry
Bicket avec David Daniels, très réussi musicalement, mais le
visuel bigarré de Christopher Alden peut incommoder, et j'ai essayé de
parler de disques ici).
Il existe cependant une version quadrature du
cercle, sans falsettistes (pas vraiment adaptés à ce répertoire, et en
tout cas pas du tout les équivalents physiologiques et vocaux des
castrats), avec diminutions étourdissantes, chanteurs inspirés,
continuo généreux, musiciens survoltés, et un sens du texte sans effet
mais toujours électrisant ; Václav
Luks, qui a été capté, mais pas commercialisé. La
vidéo se trouve néanmoins en ligne, et c'est peut-être par là que
vous devriez commencer.
À venir : celtiques
& nordiques (irlandais, danois,
bokmål, suédois, estonien), espagnols, et surtout une grosse notule sur
les opéras contemporains intriguants, amusants (ou même réussis).
Plaisante perspective de l'Opéra de Poznań, qui vient de programmer
Nowowiejski.
1. Opéras slaves
occidentaux : en
polonais
Moniuszko, Straszny dwór (« Le Manoir hanté »)
(Varsovie, Cracovie) Moniuszko, Halka (Varsovie, Bydgoszcz)
→ Comme La Dame blanche, Le Manoir hanté (prononcez « strachné dvour
») a été un succès considérable dans la veine du fantastique comique
(une mystification peu prise au sérieux), et demeure un grand classique
des scènes polonaises.
→ Les deux opéras sont écrit dans un langage qui s'apparente beaucoup à
ceux d'Europe occidentale, les opéras
allemands légers (façon Martha
de Flotow) et les opéras comiques français (beaucoup, beaucoup
de convergences avec D.F.E. Auber
!). Le livret du Manoirsemble par ailleurs
devoir beaucoup à l'influence d'Eugène Scribe, alors un modèle jusqu'en
Russie.
→ Autant le Manoir me paraît
assez pauvre, presque donizettien, autant Halka(sans dialogues parlés, entièrement composée), une histoire
d'amour romantique et tragique assez ordinaire, dispose de beaux climats, d'une déclamation soignée,
qui mérite réellement le détour – par la Pologne en l'occurrence, car
si vous attendez de le voir passer au bas de votre porte…
→ Les disques existent, mais les livrets sont rarement fournis ; The
Opera Platform avait diffusé une version vidéo (sous-titrée) du Manoir, si vous pouvez mettre la
main dessus… Pour Halka, on
trouve en ligne plusieurs versions, dont la belle Satanowski
(avec Wiesław Ochman !).
Żeleński, Goplana (Varsovie)
→ Cet opéra dispose d'une entrée autonome sur CSS. Là aussi, diffusion sur
The Opera Platform avec sous-titres français, qui a bien sûr se trouver
quelque part.
→ Żeleński, de
la
génération suivante (né en 1837 contre 1819
pour Moniuszko), propose une musique globalement plus intéressante : le
discours
musical est continu, et
à défaut de beaucoup moduler, l'accompagnement adopte un peu plus de
variété.
→ Goplana
(1895) raconte les manipulations des
fées pour trouver un mari à leur
gré, menaçant le pauvre navigateur ou manipulant le prince, à coups de
sorts, de mensonges, de doubles amours, d'épreuves, de jalousies, de
menaces. Cette tragédie terrible appuyée sur du vaudeville féerique
(les contes slaves peuvent priser très fort le nawak) propose un véritable
dépaysement, et la musique continue,
sans être très marquante, échappe à la fragmentation en numéros et
coule très agréablement, le petit frisson folklorique (du sujet, mais
aussi des danses) en sus.
Różycki, Eros i Psyche (Varsovie)
→Cet
opéra de de 1916 constitue un bijou d'aspect étonnant : on peut y
entendre, sans aucun effet hétéroclite, l'influence de nombreux courants. On entend passer des tournures
qui renvoient à Lalo (Le roi d'Ys),
Massenet (Panurge), Debussy,
Puccini (les moments comiques de Tosca),
R. Strauss (grandes poussées lyriques, ou la fin quelque part entre Daphne, avec l'harmonie plus slave
des chœurs patriotiques de Guerreet Paix de Prokofiev…). Tout
cela dans une belle unité, un sens de la poussée, vraiment de
la très belle musique, une synthèse de l'art européen.
→ Różycki a aussi écrit de la musique symphonique, des concertos, et
notamment des poèmes symphoniques sur Le roi Cophetua, ou Mona Lisa (complation très
richardstraussienne) !
→ La production donnée au Théâtre Wielki (la salle de l'Opéra National
de Varsovie) était de surcroît très accomplie musicalement (c'était en
octobre), on peut en attraper des bouts en
ligne – cet opéra est une rareté jusqu'en Pologne !
Szymanowski, Król Roger (Wrocław)
→ Malgré son statut de classique moderne,
le Roi Roger
n'est pas si souvent donné. Pas une rareté (une belle discographie,
même), mais une œuvre à laquelle on pense moins, et que je mentionne.
→ Outre la langue, outre le livret
mystico-uraniste très étrange (même sans les têtes de Mickey), il faut dire que ce n'est pas
exactement une œuvre accessible : les modulations
sont incessantes, la tonalité change de base à chaque mesure, sans
exagérer, les appartenances sont brouillées, les lignes simultanées du
contrepoint très nombreuses et complexes… et pourtant, quelque chose
d'à la fois pesant et extrêmement
chatoyant s'en échappe, vraiment un univers singulier, à
découvrir absolument.
→ Au disque, c'est la version Kaspszyk
qui met tout le monde d'accord (quoique un peu plus difficile à se
procurer), sur tous les aspects (à défaut, Stryja chez Naxos a beaucoup
de qualités ; ou le beau DVD Pappano). Il faut en revanche se défier de
la version Rattle, sabotée par la prise de EMI complètement opaque,
hélas – et puis la plupart des autres versions intègrent des chanteurs
masculins polonais (et remarquablement chantants), bel atout.
Nowowiejski, Legenda Bałtyku (Poznań)
→ Autant son opéra Quo vadis ? manifeste un romantisme (même pas très post-) très traditionnel et tout à fait
fluide, autant la Légende de la
Baltique
(où un pêcheur part à la recherche d'un royaume merveilleux au fond de
la mer)
s'exprime en flonflons un peu dégoulinants. Je n'ai hélas pas pu
entendre l'œuvre dans son intégralité, donc ne puis procéder que par
extrapolation, on y trouve sûrement de réelles beautés. Et avant qu'on
voie cela hors des frontaliers de la Baltique, précisément…
→ Entre le moment de l'écriture de cette portion de la notule et sa
publication, une vidéo a été captée et publiée par Operavision.eu (ex-The Opera Platform), où elle
peut être visionnée gratuitement pendant six mois en haute définition
et avec des sous-titres français. Occasion assez unique d'approcher
cette œuvre (il doit bien exister un disque, mais pour trouver le
livret, même en VO ou en anglais, sans doute pas évident du tout). En
commençant à regarder, je révise mon avis : tout n'est pas conforme à
l'extrait entendu, une histoire traditionnelle de prétendant pauvre qui
est traitée avec un langage romantique peu original, mais bien calibré.
À découvrir dans tous les cas : comme pour Goplana,
l'occasion ne se représentera pas de sitôt !
Rideau de scène, balcons et coupole de l'Opéra de Plzeň, où l'on joue Libuše.
(Le site des théâtres lyriques de Plzeň permet des visites virtuelles assez
impressionnantes.)
2.
Opéras slaves occidentaux : en tchèque
La plupart évidemment en République Tchèque, d'où les indications sous
forme de points cardinaux.
Smetana,Libuše
à Plzeň (Ouest) et
Prague. Smetana, Les deux veuves à Liberec (Nord) Smetana, Le Baiser à Brno (Moravie)
→
Trois titres qu'on ne voit jamais en Europe occidentale. Libuše est le plus célèbre des trois,
le seul sérieux, dans une veine épique
proche de Dalibor, d'un
lyrisme très intense et dramatique, vraiment à découvrir.
Dvořák,
Le Diable et Katia (Prague,
Brno)
→ Très sympathique Dvořák comique, qui réexploite la
veine des contes à base de diables amoureux ou dupés. Belle musique
(mais ce n'est pas Rusalka ni
Armida pour autant).
Janáček, Osud / Destin (Leeds)
→ Osud
est un objet assez particulier : un opéra qui raconte la composition
impossible d'un opéra par un compositeur tourmenté (oui, débuté
en
1903, la même année que Der ferne
Klang
de Schreker sur cette même matrice, vraiment l'air du temps), agrémenté
en son acte médian d'un horrible accident domestique bien concret,
façon Jenůfa – [début
spoiler] la
mère qui a séparé les futurs époux pendant des années se jette par le
balcon et sa fille chute avec elle en voulant la retenir [fin
spoiler].
→ Mais c'est plus encore par ses circonstances de composition qu'il
étonne : la suggestion d'une dame, rencontrée au spa, qui s'estimait
dénigrée dans un opéra de Čelanský et demande à Janáček de composer ce
contre-portrait ! Qui fait des choses pareilles ?
Janáček, Les Voyages de M. Brouček
(Prague)
→
Fondé sur une nouvelle de l'écrivain emblématique Čech, Janáček voulait
pousser le public à l'antipathie envers cet inculte mal dégrossi qui,
par la magie de la boisson, se retrouve propulsé dans la Lune, puis, à
l'acte II, au XVe siècle. Le résultat est cependant plus attendrissant
qu'attendu sur le pauvre bougre totalement désorienté.
→ Dans la veine duJanáček coloré (beaucoup d'effets
orchestraux, plus
que de lyrisme vocal, assez récitatif), plus du côté de la Renarde que de Jenůfa ou Kat'a, une de ses œuvres les plus
chatoyantes.
Martinů,
Juliette
ou la Clef des Songes à
Wuppertal (Rhénanie) et Prague ; livret en français (il existe
aussi une version traduite en tchèque, utilisée en l'occurrence à
Prague).
→ De la conversation en musique dans un univers surréaliste (le personnage
découvre qu'il est en réalité piégé
dans ses rêves, et risque la folie s'il n'en sort pas à l'heure du
réveil), avec des dimensions par moment quasiment épiques (l'orchestre
lors du meurtre !). Un des plus beaux opéras jamais écrits, à mon sens
: la pièce de Georges Neveux, avec ses courtes répliques, ses
discontinuités, donne un terrain de jeu incroyable pour l'orchestre le
plus versatile et luxuriant
qui soit, avec un sens de la prosodie
française toujours très précis
chez Martinů.
→ Les représentations ont été données à présent… et figurent sur Operavision.eu, où l'opéra peut être vu
gratuitement avec sous-titres français !
Martinů, La Passion grecque à Karlstad
(Suède centre-Sud), Olomouc (Moravie) ; livret en anglais (peut-être en
tchèque à Olomouc ?).
→ Son opéra le plus célèbre
(écrit en anglais), mais
beaucoup plus sérieux, aux couleurs
très grises (une aspiration épique
qui ne prend pas vraiment, comme pour son Gilgamesh), pas du tout le même
charme – jamais été séduit pour ma part.
→ Il est question d'une reconstitution
de la Passion, dans un village
grec, où les villageois prennent peu à peu la place, pour de bon, des
originaux. La résurrection en moins.
Martinů, Ariane à
Düsseldorf et Moscou (au Stanislavski).
→ Là aussi, quelles langues
seront
utilisées ? (en français initialement, une autre adaptation
directe,
seulement avec des coupures, d'une pièce de Georges Neveux, Le Voyage de Thésée)
→ Son troisième opéra le plus célèbre, écrit dans une étonnante veine
archaïsante, néo-baroque plutôt que néo-classique, mais pas naïf
comme
l'Orfeo de Casella, ni
grinçant comme beaucoup de pièces néoclassiques… une sorte de musique
ancienne fantasmée, un peu (dans un style pas du tout comparable) comme
la Renaissance dans Henry VIII
de Saint-Saëns. Probablement pas majeur, mais toujours plaisant.
Toutes ces œuvres sont documentées par le disque et trouvables.
La grande salle et les spectaculaires atlantes de l'Opéra de Bratislava.
3. Opéras slaves
occidentaux : en slovaque
Suchoň, Krútňava – en
slovaque (Bratislava)
→ Eugen Suchoň (à prononcer Sourogne) est le seul compositeur
slovaque à disposer d'une réelle notoriété,
même si elle se limite largement à ceux qui s'intéressent au pays…
→ Il naît au XXe siècle (1908), meurt en 1993, mais écrit dans un
langage totalement romantique
traditionnel – pas particulièrement spécifique d'ailleurs.
→ Krútňava (1949), son œuvre
la plus célèbre, est une histoire de fait
divers (un meurtre dans les bois), mais qui donne lieu à des
scènes de danses traditionnelles (mariage). Une sorte de Jenůfa
dans un langage beaucoup plus sage et dans une atmosphère plus «
nationale ». Très grand succès local, mais aussi remarqué hors des
frontières.
→ Il en existe une version communisée qui
était donnée pour correspondre à l'idéologie du Parti (l'enfant n'est
pas du meurtrier, les méchants ne pouvant être rétribués).
→ L'autre opéra de Suchoň, Svätopluk(1959),
raconte au contraire l'histoire de complots, alliances et batailles
dans la Grande Moravie du IXe siècle (personnages fictifs, mais non
sans lien avec l'Histoire, ai-je lu – sans l'avoir encore vérifié).
→ Voici un extrait de Krútňava
(un monologue du meurtrier).
L'élégance (fastueuse) de l'Opéra de Ljubljana, ville qui a davantage
tiré sa célébrité musicale des enregistrements de l'Orchestre de la
Radio (notamment les volumes de très belle qualité
musicale avec Anton Nanut, multiréédités en collection
économique chez Bella Musica / Amadis / Arpège / Classica
Licorne…). Nouveau titre de gloire plus récent, le Philharmonique de
Slovénie dans une magnifique Iolanta
chez DGG conçue en écrin pour Netrebko –
et cependant le plus bel orchestre que j'aie entendu à ce jour dans une
salle de concert. Il existe pourtant des disques de l'Orchestre de
l'Opéra, notamment Gorenjski slavček,
mais évidemment peu diffusés à l'international.
4. Opéras slaves
méridionaux : en slovène
Foerster, Gorenjski slavček – en slovène
(Ljubljana)
→ Un des opéras majeurs du répertoire
slovène. Musicalement, quelque chose de Martha
de Flotow (écriture romantique
germanique plutôt sur le versant
léger,
on a même des duos au comique de répétition assez dans le genre Barbier de Séville) mais avec des
aspects plus sérieux, presque épiques, de grands finals choraux, dans
un mélange qui évoque davantage Dalibor de Smetana (plus pour
la langue et la déclamation que pour la couleur musicale, qui reste
très allemande).
→ Moment amusant : un des interprètes se met soudain à chanter slovène
avec un accent français, et c'est criant de vérité !
→ Il existe au moins un disque de 1953 (reporté en CD) avec les forces
de l'Opéra de Ljubljana, qui se trouve en
ligne (1h30).
Parma, Ksenija – en slovène (Ljubljana)
→ Autre opéra
populaire en slovénie, court
(40 minutes), une intrigue
mi-vaudevillesque
(des dames se sauvent dans un couvent où elles croisent un ancien amant
chevalier fait moine) mi-tragique (tout
finit par tourner très mal, duel et dommages collatéraux), et une musique
plus dramatique et lyrique que chez Foerster ci-dessus, quelque
part
entre Weber et Żeleński.
→ On peut l'écouter en ligne ici.
Il faut notamment entendre les beaux duos homophoniques qui apportent
le duel final.
→ Tout Viktor Parma ne ressemble pas à ceci : son opérette Zaročnik v škripcih (de 1917, mais
créée
seulement en 2011), « Le fiancé en difficulté », est écrite dans une
veine considérablement beaucoup plus légère, peut-être plus encore que
le grand-œuvre de Foerster :
du Suppé ou du Lehár un peu plus ambitieux. À découvrir ici par
exemple.
L'Opéra de Zagreb, atlantes et intimité. Outre
Split (autant le niveau est remarquable à Zagreb, et pas seulement pour
l'opéra, autant Split peut être considérée comme une destination
musicale plus « provinciale »), les villes de Rijeka et Osijek, peu
connues en France, disposent néanmoins de leur maison d'Opéra avec
orchestre et troupes de chanteurs et de ballet !
5. Opéras slaves
méridionaux : en croate
Ces opéras sont donc spécifiquement écrits dans le dialecte chtokavien
de ce qu'on appelle le serbo-croate (et qui comprend quatre principales
variantes elles-mêmes démultipliées en sous-variantes selon chaque
région, et franchissant allègrement les frontières… balkanisation
linguistique, au sens propre). Ce que nous appelons, de notre point de
vue, le croate (même si cette variante chtokavienne s'étend très au
delà du pays et que l'on parle majoritairement d'autres dialectes dans
certaines parties de la Croatie…) ; mais cette spécificité nationale
est très importante dans ce contexte d'opéras de la première moitié du
XXe siècle, où servir des sujets nationaux avec une langue nationale
n'a rien d'anodin, et dépasse d'assez loin le seul goût de la musique.
Zajc, Nikola Šubić Zrinjski – en croate
(Zagreb)
→ Le grand opéra national, d'envergure
épique, dans un langage résolument romantique malgré son époque, comme
pour toutes ces nationalités, à la fois isolées et garanties contre la
lassitude ou la décadence des grandes nations. (Les langages du doute
pénètrent plus difficilement chez les nations qui en sont encore à
l'espoir d'exister et d'être respectées !)
→ Ce n'est pas de la très grande musique, mais cela s'écoute très bien.
Se trouve en ligne ici.
Hatze, Adel i Mara
– en croate (Zagreb)
→ Des harmonies orientalisantes,
tziganes peut-être, sur une prosodie russisante. On entend passer
beaucoup de belles parentés dans cette musique, le romantisme généreux
des scènes polovstiennes du Prince
Igor de Borodine, le lyrisme nordique post-Vaisseau fantôme (façon Thorapå Rimol de Borgstrøm), et même
les grosses doublures de cordes pucciniennes (en l'occurrence très
réussies). Un mélange très avenant et accessible, mais nullement
vulgaire, vraiment réussi et très agréable à découvrir.
→ Superbe version de concert récente ici.
Gotovac, Ero s onoga svijeta – en croate
(Zagreb)
→ Celui-ci est plus rustique – le sujet
n'est d'ailleurs pas si loin d'une Cavalleriarusticana croate. Là aussi, on
trouve des modes orientalisants, mais sans la même subtilité ; un
lyrisme simple, sans raffinement particulier (Mascagni reste une
comparaison valide). J'avoue même avoir senti la longueur (alors qu'Adel i Mara passe comme un songe,
et se réécoute même très bien), lorsque la répétition des chants
paysans finissent, dans leur dépouillement sommaire, à ressembler de
plus en plus à du Orff.
→ On peut en trouver une production scénique (très conservatrice) donnée
par l'Opéra de Split, dont les standards ne sont pas les mêmes qu'à
Zagreb, clairement, mais qui se laisse écouter.
L'Opéra Nouveau de Bydgoszcz,
au centre-Nord de la Pologne (où l'on joue Halka de Moniuszko cette saison).
La ville est aussi connue sous le nom allemand de Bromberg, adopté
pendant l'une de ses multiples annexions prussiennes.
Certes, ce corpus ne constitue pas l'avant-garde de
la musique, et revisite, à l'exception des Tchèques, de Różycki et
Szymanowski, des langages déjà connus, tandis qu'aux mêmes périodes
l'Europe romane et germanique explorait les délices de l'hyperchromatisme, de l'atonalité, des séries, de la musique concrète, du spectralisme…
Pourtant, que de merveilles à découvrir, dans cet
approfondissement des langages familiers… soit pour le plaisir de la
curiosité et du dépaysement (Żeleński,
Nowowiejski, Parma, Zajc…) soit, pour certains d'entre eux (notamment
Różycki et Hatze, comme vous avez pu voir), de véritables
accomplissements en matière d'objet opéra.
Belles découvertes à vous, par le voyage ou par la magie des sons
dématérialisés !
À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le
XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène,
un mot pour replacer ce jalon important
dans l'ensemble du répertoire,
et en faire entendre quelques extraits.
D'abord, il faut lire la notule d'introduction
consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en
musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses
implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour
introduire cette notule et contient même une liste et une discographie
commentée de tous les opéras français de Sacchini.
1. Piccinni-Sacchini : un
duel jusqu'au sang
Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de
Musique en œuvres dans le nouveau
style
– les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les
directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et
on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux
compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style
itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni
et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en
tant que représentant du style italien.
Renaud (la suite du sujet de
l'Armide de Quinault, une
véritable sequel
pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes,
qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride
en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni.
On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et
la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre
les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.
À l'automne 1783, on décide de faire représenter
deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y
eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le
chant et même la déclamation ;
tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs
et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du
récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille
contemporaine, à ceci près que Chimène
me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a
encore jamais été décemment servie.
Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des
commandes jusqu'à sa mort – Dardanus,
Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un
livret de Guillard.
2. Guillard
: un livret volé mais raisonnable
Nicolas-François
Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique
« réformée » : librettistede l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard
des Horaces de Salieri,
arrangeant même Proserpine de
Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam
pour Le Sueur en 1809 ! Dans une ère où les livrets sont en
général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur
laquelle poser la musique, il fait partie des rarespoètes un peu soignés et ambitieux.
Les Horaces,
dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement :
entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes
minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est
habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte
romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.
Dans Chimène ou
le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.
D'abord, il est rare
que la matière soit empruntée aux périodes
récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à
la mythologie grecque, plus
rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les
aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste
; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en
scène des figures historiques de l'Antiquité.
Ce choix s'explique par la présence au répertoire
(parlé) du Cid de Corneille –
mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adaptéAndromaque
de Racine pour Grétry, évidemment.
Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui
avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la
citation directe de 80 vers ; ici, une
intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts,
sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus
pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains »
pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à
Corneille de toute façon.
Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est
pas ma faute !)
3. Corneille aplati, Guillard triomphant
L'intrigue.
Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de
l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses
conséquences portent tout le drame.
Début de l'acte III du Cid
dans l'édition de 1639.
Acte I
Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en
fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans
le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande
néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la
logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut
compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de
Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas
chez feu Gormas mais chez le roi.
Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son
père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès
pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui
apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un
danger dont le roi n'est pas encore informé.
Acte II
Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais
un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de
Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander
vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche
pour champion.
Acte III
Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant
qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache
sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à
demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle
aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle
agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle
finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour
annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour
les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.
Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.
Ce dernier acte
suit vraiment d'assez près la
matière de Corneille.
Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du
tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un
livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de
la musique.
L'acte I est particulièrement dense en informations,
avec beaucoup d'action
pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de
suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates
de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance
et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur
», on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De
même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la
forfanterie pour un héros classique.]
[[]]
Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
De même, les
incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du
combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre
– où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.
[[]]
Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier
2017.
Le résultat est évidemment sur le strict plan
littéraire assez plat, mais sa
structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire,
préparant pour chaque air
(certes pas très subtilement exprimés) un
contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus
efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière
de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du
duel.
4. Sacchini, le Mozart français
Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau
représentant du style germanique, Sacchini
écrit une musique
particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux
et
plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de
la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les
numéros isolés (airs et
ensembles), dans la mélodie, dans
l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions
de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée
trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.
Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.
Fusées et croches obstinées des violoncelles.
Réellement de son temps, sa musique, malgré les
nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une
même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes
rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous
apparaît tout de même légère,
sa gamme de sentiments « positive »
– le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches
régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
En revanche, le concertato
final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne
dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que
les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait
une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve
délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.
[[]]
Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le
13 janvier 2017.
À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est
étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des
commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de
force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est
surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs
qui est en cause, je crois…), mais
l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis
sur de belles mélodies. Le
plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés
(à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est
assez frappante dans les conclusions
des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe
mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique
quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les
petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs,
certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux
bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère
se sentir fâché.
D'où vient ce rapprochement ? Sans doute
surtout de l'autonomie des airs,
qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de
simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en
général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands
Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non
être le centre de toute l'attention
comme dans Chimène.
[[]]
L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de
Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento »
de Lucio Silla de Mozart
(1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
[[]]
La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend
les tournures de « Come scoglio » (Così
fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de
l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est
pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio
» dans le Falstaff de
Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela
marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus
grande que chez ses collègues, avec le style européen –
et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Bien évidemment, ce ne peut être comparé
structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique,
et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui
joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions
complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une
fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu
de racolage, dites-moi ? [J'ai ajusté le nom du site en
conséquence.]
Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas
exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.
Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts
de Don Giovanni
(1787) et de Chimène (1783),
lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en
concert. Le seul compositeur
d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à
mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux
(mais pas du tout celui de Richard
Cœur-de-Lion, d'Andromaque
et de la plupart des opéras comiques).
[[]]
Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent
déjà au début de Chimène ou le Cid
en 1783.
5. Coups de
maître
Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou
leur réussite :
►
L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une
entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction
élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de
simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la
fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut
concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très
réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as
donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».
[[]]
Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► L'exploit de Rodrigue contre les
Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui
habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez
original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et
le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très
varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au
contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il
nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un
effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la
musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort
l'ubiquité du héros.
Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais
elle étonne, favorablement.
[[]]
Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le
Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Lors des représentations, j'ai eu l'impression
que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en
mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé
un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une
vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement,
il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore
fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait
de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités
combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages
du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).
► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il
figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la
suggestion de sa suivante : « Si don
Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah !
ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à
l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la
hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants
et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame
« puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et
surtout un rare effet de musique
psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule :
l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé
entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).
[[]]
Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est
alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue
annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la
profondeur de son désarroi en reprenant
le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce
n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique
et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse.
L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la
fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un
aboutissement assez spectaculaire.
Similairement, l'accompagnement
de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ».
Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas
plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton…
pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des
opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les
musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les
variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante
émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve
que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux
exemples précis.]
[[]]
Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique,
malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation
des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques
préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il
n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra
(francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en
exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans
une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le
langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en
réalité, demeure sensiblement la même.
6. Le quasi
baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique
Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la
première fois ! Issu d'une scission au sein du Cercle de
l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo),
qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par
ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialoguesdes Carmélites avec le
Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur
un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la
musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais
aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats
du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et
le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque
(alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à
l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur
ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et
bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches
et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur
vrai nom.
C'est, je crois, leur seconde production scénique,
après Armida de Haydn l'an
passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une
personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique
(plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie
qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée
musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître
systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux
nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les
mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et
les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique
favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que
Rigel soit déjà de l'autre côté).
Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines,
l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle
nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la
cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur,
pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.
J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec
sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement
le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon
avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais
tout de même).
Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares
et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn
précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance
avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann
Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle
et Amadis de Gaule.
7. Une
production réelle
Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe
déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de
l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).
Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il
s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée
à l'ARCAL, avec le concours des Chantres
du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie
Beaudette, Paul Antoine Benos
(1,2,3,4 – putto
d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…
Étrange constitution
de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles,
une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une
formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou
bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?
Côté solistes, Mathieu
Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une
grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est
magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en
salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce
qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les
duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est
dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son
répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.
Agnieszka Sławińska
est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est
pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais
difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au
début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance
à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !
Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois
accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des
standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est
une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique
! Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je
la trouve magnifique…
La mise en scène de Sandrine
Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La
scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec
Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui
se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés
inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée
pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan)
ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque
le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la
disgrâce et de la mort de son père.
Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce
drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est
la semaine free hugs chez la
noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors
caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?
Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à
l'essentiel.
Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par
ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la
moitié, je n'exagère pas, la moitié
des spectateurs avait de dix à treize ans ! Évidemment,
sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas
optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des
airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très
lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ? J'ai adoré la
soirée, mais je suis dubitatif. Certains avaient étudié la pièce,
mais autant le Cid peut
fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version
aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une
heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son
âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.
La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas
encore si elle sera captée.
8.
Pour prolonger
♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette
notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de
Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place
spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en
musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des
représentations. Un bon point de départ pour explorer.
♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don
Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques
extraits sonores dont on disposait alors.
♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une
prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits
parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide
innocent pour tous les autres, les chut
! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes
froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par
l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à
disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement
d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant,
c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée
commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de
Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec
Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel
Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I
et le final de l'acte III de Chimène
ou le Cid.
♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble
Le Concert de la Loge Olympique,
à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.
Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles
aventures !
Étrangement, en dehors de Rameau
(qui n'a pas du tout les mêmes mérites dramatiques, et se situe déjà
largement dans une veine plus ballettisante et décorative que la vraie
tragédie en musique des deux premières générations), c'est surtout Lully, à l'autre bout
du spectre donc, qu'on représente et
enregistre.
Ce n'est pourtant pas la musique la plus mélodique ni la plus élaborée,
dans ce genre : la génération suivante, avec Desmarest, Campra et
Destouches, semble considérablement plus facile d'accès aux oreilles
contemporaines (plus de générosité mélodique, plus de variété
harmonique, des drames plus violents…).
En dehors d'Achille & Polyxène
(justement parce que les actes II à V sont de son élève Collasse), on
dispose désormais, avec la parution discographique de Bellérophon en 2011, de
l'intégralité des tragédies en musique de Lully – une entreprise
commencée en 1983 avec la première Armide
de Herreweghe (retirée de la vente sur le désir du chef et dès
longtemps introuvable).
Certes, il a donc fallu près de trente ans, mais peu de compositeurs peuvent se vanter d'un
tel traitement de faveur, couvrant l'intégralité de leurs ouvrages
lyriques
(quitte à laisser de côté certaines œuvres mixtes comme les ballets et
divertissements chantés). Pour couronner le tout, la plupart sont
encore disponibles dans le commerce, et un certain nombre programmés de
temps à autre en Europe et en Amérique du Nord.
En ce qui concerne le baroque français, c'est même un exploit assez
unique (si l'on excepte Charpentier, qui n'a composé que deux opéras,
plusieurs fois enregistrés, et Rameau, dont l'ensemble des œuvres
d'envergure n'a été fini de publier qu'en 2015, avec Les Fêtes de Polymnie par
Vashegyi).
L'occasion de jeter un regard général vers les bijoux à ne pas manquer.
B.
Liste exhaustive
… des tragédies en musique de Lully, plus deux pastorales qui
s'approchent ou s'identifient au genre opéra. Avec des liens vers des
notules monothématiques pour approfondir.
Sauf mention contraire, les livrets sont de Quinault. Les « hits »
indiquent les passages célèbres, les « réussites » les moments qui font
particulièrement honneur à Lully.
Il faut être conscient que les danses, que j'ai peu mentionnées, ont pu
être de réels tubes, arrangées par les théorbistes, transcrites pour le
piano au début du XXe siècle…
1672
– Les Festes de l'Amour et de Bacchus
Caractéristiques
:
¶ Une Pastorale, grande répétition
générale avant le premier véritable opéra. Pas de grande action, mais
de petites scènes pittoresques où s'aiguise le sens de la déclamation.
[La partie ballet du livret est due à Bensérade.]
Hits
:
¶ Aucun.
Réussites
:
¶ Déguisement de Forestan par les
lutins railleurs (acte II) « Ah qu'il est beau / Ho, ho, ho, ho, ho, ho
! / Qu'il est joli / Gentil, poli ».
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2004). Très bon.
1673
– Cadmus et Hermione
Caractéristiques
:
¶ Officiellement la première tragédie
en musique – Pomone de
Perrin & Cambert étant classée comme Pastorale. Écriture encore
assez sèche, surtout dans les récitatifs, marqués par une inspiration
italienne assez cavallienne. Mais déjà un sens de la danse très
particulier, et qui fait la marque distinctive du genre, plus encore
que la déclamation.
Hits
:
¶ « Belle Hermione » (air de Cadmus à
l'acte V), au répertoire avant le renouveau baroque.
¶ Chaconne des Africains, « Suivons, suivons l'amour, laissons-nous
enflammer » (acte I).
¶ Culte de Mars (fin de l'acte III).
Réussites
:
¶ Chaconne des Africains, « Suivons,
suivons l'amour, laissons-nous enflammer » (acte I).
¶ Duos comiques du triangle Charite-Nourrice-Arbas (acte II).
¶ Culte de Mars (fin de l'acte III).
¶ Dialogues comiques d'Arbas à la recherche du dragon avec Cadmus et
avec les Princes (acte IV).
Discographie :
¶ DVD Lazar / Dumestre (disponible). En
prononciation restituée. [Commentaires
du DVD, du spectacle.]
¶
Il existeune bande de Rousset à Beaune en 2000.
1674
– Alceste
Caractéristiques
:
¶ Début de la véritable déclamation
lullyste, à la fois très respectueuse de la prosodie et très mélodique.
Hits
:
¶ Air burlesque de Charon « Il faut
passer tôt ou tard / Il faut passer dans ma barque » (acte IV),
enregistré dès le début du XXe siècle.
¶
Duo d'adieu à Admète mourant (fin du II).
¶ Déploration sur la mort d'Alceste par un coryphée féminin et un chœur
mixte (acte III).
Réussites
:
¶ Regrets d'Alcide (récitatifs en I,1).
¶ Duo de Tritons « Malgré tant d'orages » (acte I).
¶
Duo d'adieu à Admète mourant (fin du II).
¶ Chœur d'annonce de la mort d'Alceste hors scène, tandis qu'Admète se
lamente sur scène (acte III).
¶ Marches funèbres d'Alceste (fin de l'acte III).
Discographie :
¶ Malgoire I (CBS 1974). Avec Felicity
Palmer, Bruce Brewer et Max van Egmond. Tout à fait introuvable
aujourd'hui.
¶ Malgoire II (Montaigne 1992). Avec Colette Alliot-Lugaz, Howard Crook
et Jean-Philippe Lafont. Lourd, terne et empesé, assez peu engageant à
écouter.
¶ Malgoire a depuis donné, en 2007,
une version assez définitive de l'œuvre (avec Véronique Gens),
uniquement captée par la radio.
=> Une nouvelle gravure est donc indispensable.
1675
– Thésée
Caractéristiques
:
¶ Le plus grand succès de l'histoire de
l'opéra baroque français : l'œuvre la plus souvent reprise, jusqu'au
milieu du XVIIIe siècle.Le livret en est pourtant fort sommaire
(histoire d'amour contrariée par un barbon couronné et une
enchanteresse hystérique)
, et la musique assez peu saillante en dehors de l'acte I. Difficile,
dans notre perspective contemporaine, d'être aussi impressionné que les
témoins d'alors.
¶ [Présentation.]
Hits
:
¶ Pas vraiment, même si le chœur est
combattants est furieusement marquant.
Réussites
:
¶ Début de l'acte I : combattants hors
scène « Il faut périr, il faut périr / Il faut vaincre ou mourir » et
prières des femmes dans le temple de Minerve sur la scène. [Présentation.]
Discographie :
¶ Stubbs / O'Dette (CPO 2007). Studio
un peu figé, surtout dans les récitatifs, mais suffisant pour une
découverte.
¶ Il existe une bande Haïm beaucoup
plus vivante.
1676
– Atys
Caractéristiques
:
¶ Réputé l'opéra favori du roi, c'est
aussi l'une des rares œuvres de Lully à se terminer de façon tragique
(dans les quelques autres cas, Roland est seulement en colère, Armide
reste une magicienne mécréante, elle aussi seulement malheureuse en
amour, et Phaëton qui meurt bel et bien est un contre-modèle), et
vraiment sans concession, malgré des épisodes comiques qui demeurent.
¶ Rare cas de Prologue lullyste clairement articulé à l'histoire des
cinq actes (Atys est présenté par les divinités allégoriques).
¶ [Présentation du livret à partir de la révision de Marmontel.]
Hits
:
¶ Entrée du Temps et de Flore « En vain
j'ai respecté la célèbre mémoire » (Prologue)
¶ Danses de la Suite de Flore
¶ Airs et danses de Zéphyr « Le Printemps quelquefois est moins doux
qu'il ne semble » (Prologue)
¶ Chœur « Préparons de nouvelles fêtes » (Prologue)
¶ Invocation à quatre « Allons, allons, accourez tous » (acte I)
¶ Chaconne « L'amour fait trop verser de pleurs »… « Quand le péril est
agréable » (acte I)
¶ Air de Sangaride « Atys est trop heureux » (acte I)
¶ Descente de Cybèle (fin de l'acte II)
¶ Air d'Atys « Nous pouvons nous flatter de l'espoir le plus doux »
(acte III)
¶ Scène du sommeil d'Atys (acte III)
¶ Air de Cybèle « Espoir si cher et si doux » (acte III)
¶ Chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime »
(acte V)
¶ Déploration finale « Que le malheur d'Atys afflige tout le monde »
(acte V)
Réussites
:
¶ Entrée du Temps et de Flore « En vain
j'ai respecté la célèbre mémoire » (Prologue)
¶ Danses de la Suite de Flore
¶ Airs et danses de Zéphyr « Le Printemps quelquefois est moins doux
qu'il ne semble » (Prologue)
¶ Chœur « Préparons de nouvelles fêtes » (Prologue)
¶ Entrée de Melpomène « Retirez-vous, cessez de prévenir le Temps »
(Prologue)
¶ Invocation à quatre « Allons, allons, accourez tous » (acte I)
¶ Tous les duos de l'acte I (Atys, Idas, Sangaride, Doris), dont la
chaconne.
¶ Air de Sangaride « Atys est trop heureux » (acte I)
¶ Air d'Atys « Nous pouvons nous flatter de l'espoir le plus doux »
(acte III)
¶ Air de Cybèle « Espoir si cher et si doux » (acte III)
¶ Dispute des amants (acte IV)
¶ Chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime »
(acte V)
¶ Malédiction d'Atys (acte V)
¶ Déploration finale « Que le malheur d'Atys afflige tout le monde »
(acte V)
Discographie :
¶ CD Christie studio (HM 1987). Très
figé, un peu glaçant (fait avant les représentations). [Commentaire.]
¶ Bandes vidéos des représentations
de 1987 dans la mise en scène de Villégier, saisissantes. [Commentaire.]
¶ CD Reyne (2010). Choix de simplicité, de nudité, très persuasif.
¶ DVD Christie (2011). Reprise et réfection de la mise en scène de
Villégier. Luxuriance très italianisante du continuo, somptuosité de toute
part.
1677
– Isis
Caractéristiques
:
¶ L'intrigue de la persécution de
l'amante de Jupiter
(Io, devenant par la suite Isis) a été lue à la Cour comme une
transposition mythologique de l'emprise prédatrice de la Montespan –
interprétation trop répandue qui força Quinault à l'exil. Le livret
n'est au demeurant pas le plus captivant de son auteur.
Hits
:
¶ Chœur des Peuples des Climats Glacés
(acte IV), avec son figuralisme hoquetant.
Réussites
:
¶ Duo burlesque Iris-Mercure (acte II),
d'une veine séductrice inhabituelle dans ces sphères olympiques.
¶ Chœur des Peuples des Climats Glacés (acte IV), avec son figuralisme
hoquetant.
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2005). Très bien
chanté, un peu terne orchestralement.
1678
– Psyché (II)
Caractéristiques
:
¶ Livret attribué à Thomas Corneille,
puis revendiqué par Fontenelle (sans doute collectif). L'œuvre
réutilise le livret de Molière (secondé par Pierre Corneille et
Quinault) écrit pour la tragédie-ballet du même nom (pour partie
parlée) représentée au Carnaval de 1671.
¶ De cette genèse compliquée provient sans doute le caractère moins
serré
de l'intrigue, entrecoupée de nombreux divertissements plus
pittoresques que dramatiques, dont des lamenti italiens, un hapax dans les
tragédies en musique de Lully. C'est aussi, musicalement, son opéra le
moins marquant.
Hits
:
¶ Les Enclumes des Cyclopes (acte II).
Réussites
:
¶ Les Enclumes des Cyclopes (acte II).
Discographie :
¶ CD Stubbs / O'Dette (CPO 2008).
Correctement exécuté, mais un studio pas très vivant.
¶ Longue invocation infernale pendant
l'essentiel de l'acte II.
Réussites
:
¶ Tirades de Bellérophon (actes I et
II).
¶ Plaintes dans les climats dévastés
par la Chimère à l'acte IV (une Napée, une Dryade, Dieux des bois),
d'un style original, qui laisse sentir le vide et l'effroi avant la
forme ordinaire des déplorations polyphoniques.
Discographie :
¶ CD Rousset (Aparté 2011). D'un style
parfait. Sans mollesse. Disposant de quelques chanteurs extraordinaires
(Auvity et Teitgen). [Commentaire.]
1680
– Proserpine
Caractéristiques
:
¶ Retour de Quinault. L'amour principal
est ici celui d'une mère pour sa fille ; les amants sont campés par des
personnages secondaires mais omniprésents – les allégories aquatiques
Aréthuse et Alphée.
Hits
:
¶ Airs de Proserpine : « Goûtons dans
ces aimables lieux » (acte I), « Que tout se ressente de la fureur »
(acte III).
Réussites
:
¶ Les duos entre Aréthuse & Alphée
:
« Arrêtez, Nymphe trop sévère » (acte
I),
« Ingrate, écoutez-moi » (acte II),
« N'aurais-je point innocemment » (acte III),
« Pluton veut qu'avec vous nous demeurions ici » (acte IV)
« Quel cœur se peut assurer » (acte V)
=> Ils donnent toute sa saveur à
l'œuvre,
nous servant, malgré l'arrachement arbitraire d'une fille et au milieu
des climats hostiles des enfers, de rafraîchissantes scènes d'amants
bougons puis contents.
Discographie :
¶ CD Niquet (Glossa 2007). Grande
rondeur (présence massive des doublures de flûtes), continuo opulent.
Distribution assez formidable (D'Oustrac en Cérès, couple
Staskiewicz-Auvity). [Commentaire.]
1682
– Persée
Caractéristiques
:
¶ Contenu très épique, où le
spectaculaire ne se limite pas aux décors. Les combats contre les
monstres abondent (les Gorgones, le monstre marin),
et pas à travers des récits de seconde main, ils sont directement
représentés sur scène. Quinault suit de très près le résumé
d'Apollodore (en particulier la place de Phinée, l'oncle jaloux
d'Andromède).
Hits
:
¶ Air de Méduse : « J'ai perdu la
beauté qui me rendit si vaine » (acte III).
¶ Air du sommeil de Mercure : « Ô tranquille sommeil, que vous êtes
charmant » (acte III).
¶ Air d'Andromède : « Dieux ! qui me destinez une mort si cruelle »
(acte IV).
¶ Ballet du combat aérien de Persée contre Kêtos (acte IV)
Réussites
:
¶ Récitatif sarcastique de Phinée : «
Seigneur, vous m'avez destiné » (acte II)
¶ Air de Méduse : « J'ai perdu la beauté qui me rendit si vaine » (acte
III).
¶ Air du sommeil de Mercure : « Ô tranquille sommeil, que vous êtes
charmant » (acte III).
¶ Air d'Andromède : « Dieux ! qui me destinez une mort si cruelle »
(acte IV).
Discographie :
¶ CD Rousset (Ambroisie 2001). Un rien
terne, le drame n'est pas articulé avec beaucoup d'ardeur (alors qu'il
s'agit du plus épique des Lully, celui en tout cas doté du plus
d'actions directes), mais beau plateau, où culmine le Phinée
sarcastique de Jérôme Correas (l'une des plus fines incarnations
vocales de tous les temps). L'ensemble fonctionne très bien.
¶ DVD Pinkosky-Niquet (EuroArts 2005). Cyril Auvity plane (beau Mercure
de Colin Ainsworth, tout de même) au-dessus d'une distribution à
l'articulation très nord-américaine (en arrière), dans une mise en
scène chiche en moyens mais astucieuse. Hervé Niquet ne dirige pas le
Concert Spirituel, mais l'orchestre Tafelmusik de Toronto, qu'il fait
sonner assez sensiblement comme le sien. Beaucoup de vie orchestrale
qui permet au drame d'avancer sans faiblir.
1683
– Phaëton
Caractéristiques
:
¶ Première fois, dans l'histoire du
genre
(et un cas qui demeure rare) où le héros est un repoussoir. Pourtant
chanté par la haute-contre habituelle (car jeune, héroïque et galant),
Phaëton dresse le portrait d'un égoïste, pire, d'un impudent, dont le
châtiment final rassure peut-être plus qu'il n'afflige.
¶ Autre fait inhabituel, le couple amoureux authentique, des
personnages secondaires comme dans Proserpine,
inclut une basse-taille au lieu de la hautre-contre ordinaire (pour des
raisons évidentes d'équilibres des voix sur le plateau).
¶ [Présentation.]
Hits
:
¶ Serment du Soleil : « L'Envie accuse
à tort Climène »… « C'est toi que j'en atteste », dans une tessiture
très haut placée (acte IV).
¶ Réjouissances brutalement interrompue par la chute finale « Que l'on
chante, que tout réponde » (acte V).
Réussites
:
¶ Tout le rôle d'Épaphus (peut-être le plus beau de tout Lully) :
=> premier duo d'amour et d'adieu
avec Lybie : « Quel malheur ! »… « Que mon sort serait doux » (acte II)
;
=> duo d'affrontement avec Phaëton : « Songez-vous qu'Isis est ma
mère ? » (acte III) ;
=> imprécations devant le Temple d'Isis : « Vous qui servez Isis »
(acte III) ;
=> air : « Vous qui vous déclarez mon père » (acte V) ;
=> second duo d'amour et d'adieu avec Lybie : « Ô rigoureux martyre
»… « Hélas ! une chaîne si belle » (acte V)
¶ Serment du Soleil : « L'Envie accuse à tort Climène »… « C'est toi
que j'en atteste », dans une tessiture très haut placée (acte IV).
¶ Réjouissances brutalement interrompue par la chute finale « Que l'on
chante, que tout réponde » (acte V).
Discographie :
¶ CD Minkowski (Erato 1994). Lecture
anguleuse, qui privilégie l'éclat sur le fondu. Goût pour théorbe solo
dans les récitatifs. Quelques-uns des plus grands chanteurs de tous les
temps dans la distribution pour des rôles-clefs : Crook (Phaéton), Gens
(Lybie), Théruel (Épaphos).
Grande réussite.
¶ CD Rousset (Aparté 2013). Belle lecture, avec un continuo très subtil
au clavecin. Fort bien chanté aussi, avec des voix typées qui plairont
diversement. Petite réserve sur le caractère très audible des
changements de mesure, que Rousset tire vers un certain alanguissement
contemplatif (ce qui peut se défendre, mais reste étrange pour du
récitatif) et qui tendent parfois à freiner l'élan dramatique.
[Commentaire de Beaune, de Pleyel.]
1684
– Amadis
Caractéristiques
:
¶
Amadis apporte
une autre nouveauté : le
premier sujet d'opéra français qui ne soit pas
tiré de la mythologie grecque. [Contrairement à l'Italie qui
utilisait
volontiers des sujets tirés de l'Histoire, antique en particulier.]
Pendant très longtemps (jusqu'à Scanderbergen 1735,
en réalité), cette entorse se limitera à quelques grands romans
espagnols et épopées italiennes autour de héros médiévaux : Montalvo,
Ariosto, Tasso pour Quinault-Lully (puis Danchet-Campra, avec Tancrède), et un peu plus tard Silva-Essarts (La
Motte / Destouches).
¶ Avec Atys, l'un des très rares cas de
Prologue où le héros du drame est introduit ; alors qu'Atys est
présenté comme une histoire pour divertir le commanditaire, dans Amadis,
on désigne (à mots maigrement couverts) le roi comme le successeur
direct du héros – il faut dire que le parallèle est plus aisé avec le
chevalier tendre qu'avec le prêtre châtré…
¶ Beaucoup de convergences
avec Armide
qu'il semble préparer : matière médiévale, structure (contredanse très
proche dans le Prologue – acte I d'Armide
– ; récits de victoires et de mal d'amour au I ; enchantement du héros
désœuvré au II ; captivité et souffrances au III ; chaconne vocale au
V, ce qui ne se faisait plus depuis Cadmus
!), longues scènes comme celle d'Amadis au I.
¶ Musicalement, on est parfois étonné de la disparité entre la
relative platitude du deuxième acte et la force des deux derniers
(peut-être les
plus beaux de tout Lully), en particulier le quatrième.
¶ [Présentation – je suis d'ailleurs beaucoup moins
mitigé aujourd'hui sur les qualités de l'ouvrage.]
Hits
:
¶ Invocation de l'orage : « Espris,
empressés à nous plaire »… « Brillants éclairs, bruyant tonnerre »
(Prologue)
¶ Air d'Arcabonne : « Amour, que veux-tu de moi ? » (acte II).
¶ Air d'Amadis : « Bois épais, redouble ton ombre » (acte II). Souvent
mis au programme de récitals du début du XXe siècle – étrangement,
puisque très court, sans effet particulier et mélodiquement
particulièrement peu marquant. Sans doute était-il un peu plus aigu que
les autres et déstabilisait-il moins les ténors ? Si l'on voulait
mépriser Lully, on ne choisirait pas meilleur exemple. [Parmi les
versions disponibles, Rousset fait le choix avisé de le faire
ornementer, ce qui lui procure un peu plus de relief.]
¶ Duo et chœur de captivité « Ciel ! finissez nos peines » (acte III).
¶ Invocation par Arcabonne : « Toi, qui dans ce tombeau n'es plus qu'un
peu de cendre » (acte III).
¶ Grande scène d'Oriane (acte IV) : « À qui pourrais-je avoir recours ?
»… « Que vois-je ? ô spectacle effroyable ! »… « Il m'appelle, je vais
le suivre ».
¶ Intercession d'Urgande (fin de l'acte IV).
¶ Grande chaconne de quinze minutes avec les héros et le chœur «
Chantons tous en ce jour » (fin de l'acte V).
Réussites
:
¶ Invocation de l'orage : « Brillants
éclairs, bruyant tonnerre » (Prologue)
¶ Scène d'Amadis (trois grandes tirades à l'acte I – entrecoupées de
réponses de Florestan –, très inhabituelles dans ce
répertoire, et encore plus pour un personnage masculin) :
« Ah ! que
l'amour paraît charmant ! »
« Je pourrais l'obtenir par la force des
armes »
« Oriane, ingrate et cruelle »
¶ Air d'Arcabonne : « Amour, que veux-tu de moi ? » (acte II)
¶ Invocation par Arcabonne : « Toi, qui dans ce tombeau n'es plus qu'un
peu de cendre » (acte III).
¶ Grande scène d'Oriane (acte IV) : « À qui pourrais-je avoir recours ?
»… « Que vois-je ? ô spectacle effroyable ! »… « Il m'appelle, je vais
le suivre ».
¶ Grande chaconne de quinze minutes avec les héros et le chœur «
Chantons tous en ce jour » (fin de l'acte V).
Discographie :
¶ CD Reyne (Accord 2006). Un peu pâle,
et souffrant notamment d'une Arcabonne assez stridente. Point fort : le
tempérament exceptionnel des deux amantes (Laurens en altière Oriane,
Masset en éloquente Corisande, qui n'a alors plus rien d'un emploi de
soubrette-sans-aigus). [Commentaire.]
¶ Schneebeli 2010 (il existe une
bande de salle partielle captée à Massy).
Avec Katia Vellétaz, Dagmar Šašková, Isabelle Druet, Cyril Auvity,
Edwin Crossley-Mercer, Alain Buet. Comme toujours impressionnant par le
style impeccablement juste de Schneebeli, et un fort beau plateau (à
part les deux méchants qui s'amusent à chanter du nez en permanence).
¶ CD Rousset (Aparté 2014). Une petite merveille d'équilibre, avec des
danses d'une élégance remarquable, et soutenue par une distribution
choisie parmi les meilleurs (Auvity, Arnould, Tauran, Perruche,
Bennani…). [Commentaire.]
1685
– Roland
Caractéristiques
:
¶
Roland est la seconde tragédie en musique dont le rôle-titre
soit tenu par une voix grave (basse-taille), ce qui, contrairement à Cadmus, inaugure une licence pour
les opéras dont le héros est particulièrement guerrier et le plus
souvent éconduit (Tancrède, Pélops et Idoménée chez Campra, Alcide chez Destouches – mais plus étrange pour Pyrame, sorte d'Épaphus…). S'il n'est pas repoussoir
comme Phaéton, le personnage central reste cependant négligé par
l'amour et même assez inquiétant (le massacre final).
¶ C'est, je crois, l'un des opéras les plus homogènes et les plus
constamment soignés de tout Lully, alors même que les endroits très
typés y sont plus rares.
Hits
:
¶ Grande chaconne avec chœur « C'est Médor qu'une Reine si belle » (fin de l'acte
III).
¶ Fureur de Roland « Je suis trahi ! Ciel ! » (fin de l'acte IV).
Réussites
:
¶ Mélancolie d'Angélique (récits de
l'acte I).
¶ Grand duo en chaconne « Ah ! je souffre un tourment plus cruel que la
mort »… « Se peut-il qu'à ses vœux vous ayez répondu ? », puis chaconne
avec chœur « C'est Médor qu'une Reine si belle » (fin de l'acte
III). Une scène enivrante, un des sommets de tout Lully.
¶ Grande scène de Roland dans les bois « Ah ! j'attendrai longtemps »
(début de l'acte IV).
Discographie :
¶
Jacobs (aux Champs-Élysées en 1993
avec van Dam, à Montpellier en 1994 avec Naouri) a joué l'œuvre (un
répertoire dont il semble pourtant peu friand) avec un continuo très
riche et un véritable élan. Evidemment, le maintien est un rien raide,
mais le résultat demeure remarquablement vivant et convaincant.La bande de Montpellier circule.
¶ CD Rousset (Ambroisie 2004). Version peut-être un peu mesurée, mais
d'une grande grâce, qui livre pudiquement ses charmes aux fil des
réécoutes.
1686
– Armide
Caractéristiques
:
¶
Armide, par la qualité de finition de chaque fragment, constitue
probablement l'opéra le plus abouti de l'univers lullyste. Comme dans
Roland, une voix grave (bas-dessus), frappée mais dédaignée par l'Amour,
à laquelle on s'attache sans jamais perdre de vue qu'il s'agit plutôt
d'un contre-modèle – une sorcière métèque et mécréante, tout de même.
¶ Le drame, très cohérent et spectaculaire, est fortement caractérisé
par ses triomphes guerriers (acte I), ses enchantements pastoraux (et
aquatiques !) au II, son sommet infernal au III, et surtout son
intermède étrange (deux nouveaux personnages à l'acte IV, incluant même
un peu d'humour, ce qui n'était plus arrivé depuis Atys et Proserpine).
¶ [Présentations : fulgurances écrites – détails.]
Hits
:
¶ Dialogue de la Gloire et de la
Sagesse « Tout doit céder dans l'Univers » (Prologue).
¶ Scène du sommeil de Renaud, en particulier « Ah ! quelle erreur
! quelle jolie » (acte II).
¶ Grand monologue d'Armide « Enfin, il est en ma puissance » (fin de
l'acte II).
¶ Invocation de la Haine « Venez, venez, Haine implacable »… « Je
réponds à tes vœux, ta voix s'est fait entendre »… « Plus on connaît
l'Amour, et plus on le déteste »… « Sors, sors du sein d'Armide, Amour,
brise ta chaîne ».
¶ Grande passacaille avec haute-contre et chœurs « Les plaisirs ont choisi pour asile » (acte V).
¶ Monologue final d'Armide « Le perfide Renaud me fuit » (acte V).
Réussites
:
¶ Ouverture.
¶ Dialogue de la Gloire et de la Sagesse « Tout doit céder dans
l'Univers » (Prologue).
¶ Conseils des suivantes d'Armide « Dans un jour de triomphe, au milieu
des plaisirs » (acte I).
¶ Récit du rêve d'Armide « Un songe affreux m'inspire une fureur
nouvelle » (acte I).
¶ Entrée d'Hidraot « Armide, que le sang qui m'unit avec vous » (acte
I).
¶ Récit d'Aronte « Ô Ciel ! ô disgrâce cruelle ! »
(acte I). En neuf vers, l'un des plus forts récitatifs jamais écrits.
¶ Dialogue d'Artémidore et de Renaud « Invincible héros, c'est par
votre courage » (acte II).
¶ Duo d'invocation infernale « Arrêtons-nous ici, c'est dans ce lieu
fatal » (acte II).
¶ Chœur du sommeil « Ah ! quelle erreur ! quelle jolie » (acte
II).
¶ Grand monologue d'Armide « Enfin, il est en ma puissance » (fin de
l'acte II).
¶ Air d'Armide « Ah ! si la liberté me doit être ravie » (début de
l'acte III).
¶ Invocation de la Haine « Venez, venez, Haine implacable »… « Je
réponds à tes vœux, ta voix s'est fait entendre »… « Plus on connaît
l'Amour, et plus on le déteste »… « Sors, sors du sein d'Armide, Amour,
brise ta chaîne » (acte III).
¶ Duo d'amour de Renaud & Armide « Armide, vous m'allez quitter »
(acte V).
¶ Grande passacaille avec haute-contre et chœurs « Les plaisirs ont choisi pour asile » (acte V).
¶ Monologue final d'Armide « Le perfide Renaud me fuit » (acte V).
Discographie :
¶ CD Herreweghe I (Erato 1983).
Totalement retirée du marchée par Herreweghe lui-même. Le seul disque
de tragédie en musique sur lequel je n'aie jamais pu mettre la main, je
crois bien. Les extraits entendus justifient sans doute le repentir de
Herreweghe : c'était la première fois qu'on jouait une tragédie en
musique avec un souci musicologique, et quoique bon, le résultat peut
sonner un peu trop mou avec le recul des années.
¶ CD Herreweghe II (HM 1992). La version couramment disponible en CD,
rééditée il y a peu, et formidable en tout point : beaucoup de rondeur
et d'élégance, mais un drame tout à fait vivant, porté par des
chanteurs-diseurs exceptionnels (Laurens, Crook, Gens, Rime, Deletré…).
Seule étrange réserve, la passacaille, un peu indolente et assez peu
dansante.
¶ CD Ryan Brown (Naxos 2007). L'ensemble Opera Lafayette a proposé ce
qui était alors la seule alternative disponible à Herreweghe II, mais
quoique correctement chanté et exécuté, tout nage dans une telle
indolence (et dans des timbres si gris) qu'on parvient quasiment à
s'ennuyer. À déconseiller absolument pour débuter, et probablement sans
intérêt pour les habitués. Le seul disque médiocre de la discographie,
en réalité.
¶ DVD Carsen-Christie (Fra Musica 2008). Une lecture visuellement
marquante, et musicalement fulgurante (en particulier pour l'Armide de
Stéphanie d'Oustrac, mais aussi un continuo très généreux). La chaconne
est ébouriffante. Seule réserve : deux petites coupures (un vers à
l'acte I, et la scène du désenvoûtement au V), assez injustifiables,
même sur le plan dramaturgique (un vers orphelin et l'explication de
revirement de Renaud). Le couplage avec la version Herreweghe II permet
ainsi de tout avoir au meilleur niveau (intégralité et chaconne
réussie).
1686
– Acis et Galatée
Caractéristiques
:
¶ Retour tardif à la Pastorale, en
trois actes et un Prologue. Ce n'est pas une œuvre royale, plutôt une
commande de circonstance (donnée par le duc de Vendôme en l'honneur du
Grand Dauphin, au château d'Anet). Néanmoins, il s'agit d'une intrigue
théâtrale complète, c'est pourquoi je l'inclus dans ce petit horizon
des premiers opéras. On y traite de résurrection plus légèrement que
dans la tragédie (cela n'arrive pas avant Hippolyte &
Aricie de Rameau, me semble-t-il).
¶ Le livret (de Campistron) et la musique ne sont pas les meilleurs du
répertoire lullyste, mais les danses sont belles, et l'œuvre présente
la particularité de proposer fromage et dessert : une courte chaconne
vocale et une longue passacaille vocale et chorale !
Hits
:
¶ Chaconne de l'acte II « Qu'une
injuste fierté ».
¶ Scène de Galatée et déploration « Enfin j'ai dissipé la crainte »
(acte III).
¶ Grande passacaille finale de l'acte III « L'Amour veut qu'on jouisse
».
Réussites
:
¶ Chaconne de l'acte II « Qu'une
injuste fierté ».
¶ Marche « Qu'à l'envi chacun se presse » (acte II).
¶ Scène de Galatée et déploration « Enfin j'ai dissipé la crainte »
(acte III).
¶ Grande passacaille finale de l'acte III « L'Amour veut qu'on jouisse
».
Discographie :
¶ CD Minkowski (Arkiv 1996). Le
maintien est un rien raide, mais les danses sont très belles. Et puis
il y a Gens et Delunsch dans les chaconnes, quand même.
1687
– Achille et Polyxène
Caractéristiques
:
¶ Composition interrompue par la mort
de Lully, seuls l'Ouverture et le premier acte sont de sa main. Le
reste fut complété par son élève et esclave secrétaire
Collasse (celui qui écrivait toutes les parties intermédiaires du
matériel d'orchestre fourni aux musiciens royaux). Pour cette raison,
l'œuvre fut boudée à sa création, reprise une seule fois en 1712, et
jamais rejouée depuis semble-t-il, à l'exception d'une version de
concert à Hambourg en 2007 (Cythara-Ensemble dirigé par Rudolf Kelber).
¶ Préventions parfaitement infondées, Collasse est un grand compositeur
et, pour l'avoir lu et joué, l'acte V d'Achille et Polyxène est, dramatique
et musicalement, du niveau des grands Lully – récitatifs enflammés,
chœurs d'effroi, grand récit final. Aucune raison de ne pas remonter
ces ultimes mesures de Lully, en conséquence.
¶ [Présentation et extrait.]
Hits
:
¶ ?
Réussites
:
¶ Désespoir de Briséis, chœur de la
mort d'Achille et grande tirade finale de la mort de Polyxène (acte V).
Discographie :
¶ Ma petite glotte et mes gros doigts.
C.
Livrets
Petit tableau synoptique des évolutions. (On a mis en couleur les
caractéristiques inhabituelles. Dans la dernière colonne, le rouge
indique un opéra qui « finit mal », le vert un opéra dont l'issue est
considérée comme joyeuse – et plus la couleur est sombre, moins la gaîté
est de mise.)
–
Duel de rivaux (acte I).
– Coquette rouée (acte I).
– Chantage au mariage (acte II).
– Plaintes du vieux guerrier (acte II).
Amante.
Amants heureux.
3
Thésée
Quinault.
Jalousie
infondée (acte I).
Amant.
Amants heureux.
4
Atys
Quinault.
Dispute
d'amants (acte IV). (unique cas où concerne les personnages
principaux)
Amant.
Amants
morts, méchants désespérés.
5
Isis
Quinault.
Badinage
entre dieux (acte II).
Victime (vaguement amante).
Victime
sauvée, renoncement à l'amour.
6
Psyché
Th.
Corneille, Fontenelle.
Relatif ridicule des sœurs
jalouses (acte I).
Amante.
Amants heureux.
7
Bellérophon
Th.
Corneille, Fontenelle, Boileau.
Non.
Amant.
Amants heureux.
8
Proserpine
Quinault.
Vantardise
d'amant éconduit (acte II).
Victime.
Liberté
conditionnelle.
9
Persée
Quinault.
Non.
Amant.
Amants heureux.
10
Phaëton
Quinault.
Non.
Ambitieux impudent.
Impudent
châtié, amants partiellement sauvés. (on le suppose, mais ce
n'est pas dit)
11
Amadis
Quinault.
Non.
Amant.
Amants heureux.
12
Roland
Quinault.
Non.
Amant éconduit et brutal.
Héros
malheureux, amants heureux.
13
Armide
Quinault.
Brève
raillerie en miroir (acte IV).
Amante ennemie, éconduite
et dangereuse.
Magicienne
malheureuse, amant libéré.
14
Achille et Polyxène
Campistron.
Non.
Couple d'amants.
Amants
morts.
D.
Le plus beau ?
La quantité de moments forts ne déterminant pas nécessairement
l'intensité du flux général, et les rares versions conditionnant aussi
beaucoup notre perception, il est difficile de décerner les palmes.
À partir de Bellérophon, on
se situe vraiment dans la maturité lullyste, et à partir de Phaëton, la densité musicale
devient particulièrement impressionnante. Néanmoins, les chefs-d'œuvre
existent d'emblée : Alceste et Atys en témoignent, et même,
malgré ses archaïsmes, Cadmus
témoigne en maint endroit d'une inspiration de tout premier ordre.
Les LULLYstes distinguent en principe Atys
et Armide, qui sont
clairement les deux meilleurs livrets, et qui ménagent une quantité
assez immense de moments mélodiques ou pittoresques. Mais cela tient
aussi au fait que ce sont les seuls qu'on ait pu écouter et réécouter
depuis trente ans, et qui ont été servis par des productions aussi
exemplaires. Leur domination est justifiée (la musique d'Armide est de très haute volée, et
le livret dAtys d'une force
sans égale), mais on pourrait soutenir bien d'autres combinaisons.
À ce jour, je crois que je distinguerais avant tout Armide et Roland, pour le raffinement extrême
de leurs équilibres et le naturel de leur déclamation, mais Cadmus,Alceste, Atys, Phäeton, Amadis, et même Bellérophon, Proserpine ou Persée méritent de grands
honneurs. Je suis moins enthousiaste sur Thésée (le début de l'acte I est
formidable, mais le reste vraiment peu passionnant, à commencer par le
livret, et pourtant ce fut l'opéra de Lully le plus apprécié en son
temps !), Psyché et Isis, dont je perçois moins la
poussée générale (pourtant, le livret de Psyché est ravissant).
Quand j'aurai deux minutes, je tâcherai de confectionner une carte des chaconnes, mais pour l'heure, vous avez déjà de
quoi vous amuser à redécouvrir (ou rattraper votre retard).
Question (faussement) ingénue qui m'a été posée récemment… et dont la réponse, sans être particulièrement complexe, a de réels fondements qu'on peut détailler.
Alors embarquons.
1. Ce n'est pas vrai
D'abord, il faut préciser que cela ne concerne qu'une portion du répertoire.
André d'Arkor en gentil soldat colonial (amoureux) — costume de scène pour Gérald, dans Lakmé de Delibes.
[Rappel : on classe en général les voix, de l'aigu au grave, de la façon suivante. Soprano, mezzo-soprano (contr)alto pour les femmes ; ténor, baryton, basse pour les hommes. C'est-à-dire aigu, médium, grave.]
¶ Au XVIIe siècle, il existe essentiellement quatre tessitures : voix de femme, alto (par un homme ou une femme), ténor (souvent dans une tessiture de baryton), basse. De ce fait, effectivement, les couples mettent en général en relation une femme (on va dire soprano, même si les tessitures sont basses) avec un ténor, que ce soit chez les premiers opéras italiens (Peri, Monteverdi, Cavalli) ou dans les tragédies en musique françaises — il n'existe pas vraiment, à de rares touches près, d'autres écoles d'opéra à cette époque.
Quelquefois la tessiture masculine est écrite pour un tessiture d'alto (Nerone dans L'Incoronazione de Monteverdi, typiquement), ce qui nécessite soit une voix particulière, soit le travestissement d'une chanteuse.
On a donc déjà la structure réunissant les deux voix aiguës de chaque catégorie, mais le nombre de combinaisons possibles est tellement réduit qu'il n'est pas réellement significatif. On peut simplement remarquer que la basse est en général réservée pour les rôles incarnant l'autorité (les dieux, les rois, les vieillards), ce qui est un choix arbitraire dont nous ressentons aujourd'hui encore le prestige dans notre vie quotidienne — une voix grave impressionne tout de suite. Les basses amoureuses existent (en France, on a Roland et Alcide…), mais elles incarnent en général une virilité guerrière, souvent malheureuse en amour.
Malin Hartelius (Melanto) et Bogusław Bidziński (Eurimaco), petits amants au début du Ritorno d'Ulisse in patria de Monteverdi — tiré de la version d'Harnoncourt à Zürich en 2002.
--
¶ Au XVIIIe siècle, le ténor reste le héros des tragédies en musique en France (avec des tessitures de plus en plus aiguës et virtuoses, censées incarner ses qualités surnaturelles, souvent d'essence divine), mais pour le reste de l'Europe qui utilise le modèle italien (quitte à le faire en allemand, en anglais ou en suédois), l'opéra seria triomphe. À ce moment charnière dans l'histoire de l'opéra, le texte n'est plus premier (c'était pour cela qu'on l'avait créé, pour recréer l'intensité théâtrale des représentations grecques de l'antiquité), la fascination pour les voix l'a emporté. Et, en Italie puis dans le reste de l'Europe, c'est l'agilité qui fascine, le fait de transformer une voix en instrument capable de rivaliser victorieusement avec un solo de violon, hautbois ou trompette dans les airs concertants.
Anna-Maria Panzarella (Aricie) et Mark Padmore (Hippolyte), amants – momentanément – fortunés à l'acte IV d'Hippolyte et Aricie de Rameau — tiré de la version studio de Christie.
Or, dans le seria, comme l'on utilise des castrats (en général alto, parfois soprano) ou, à défaut, les voix de femme correspondantes, la voix de ténor n'incarne pas cet aigu triomphant… Très souvent, le ténor est un rôle de comprimario (rôle d'utilité, secondaire) ou prend la place de la basse comme roi ou père, particulièrement à l'époque classique : Mitridate, Idomeneo et Tito, chez Mozart, en sont les exemples les plus célèbres, mais ne font pas figure d'exception. Le ténor, pour une fois, incarne donc la voix grave, par opposition à toutes les autres du plateau, et donc le pouvoir et l'âge ; ceci tout en permettant davantage d'agilité spectaculaire qu'une voix de basse. Ainsi, à part en France, les ténors amoureux du XVIIIe siècle sont des opposants dangereux pour les jeunes amants.
Giuseppe Sabbatini (Egisto, ténor), guerrier cruel qui impose sa loi aux époux Diana Damrau (Europa, soprano) et Genia Kühmeier (Asterio, rôle de castrat soprano), au début de l'Europa riconosciuta de Salieri.
Les sopranos restent en revanche les voix féminines privilégiées pour les amoureuses. En France, la distinction (dessus vs. bas-dessus) se faisait uniquement au niveau du timbre au XVIIe siècle (exactement les mêmes étendues vocales), mais au cours du XVIIIe les sopranes éprises développent de plus en plus d'extension aiguë et d'agilité dans leurs ariettes, tandis que les voix plus centrales et sombres vont se spécialiser dans les magiciennes. Toutefois le mouvement reste ténu. Dans le seria en revanche, les voix féminines graves étant souvent monopolisées pour les rôles travestis, et comme il y a toujours plus d'hommes que de femmes dans les intrigues héroïques… les voix aiguës sont en général réservées aux femmes véritables. Mais ce peuvent aussi bien être les jeunes premières que les magiciennes perfides (témoin Armida ou Alcina, chez Haendel).
Patricia Petibon (Aspasia), soprane et amante persécutée par un ténor roi et père de son amant dans Mitridate, re di Ponto de Mozart.
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¶ Au XXe siècle, les frontières se brouillent. Le baryton remplace volontiers le ténor comme personnage principal, car il incarne l'homme du rang, et non plus l'aristocrate ou l'élu divin, le héros hors du commun. Lorsqu'on adapte Woyzeck ou 1984, le personnage principal ne peut pas être un vaillant ténor à contre-ut ni un limpide ténor léger, c'est l'évidence. Les ténors deviennent alors des personnages veules ou faux, ceux dont l'éclat n'exprime que la vanité ou l'hypocrisie. On va ainsi souvent se retrouver à front renversé avec des héros faibles mais barytons, et des persécuteurs sadiques ténors.
Nancy Gustafson (Julia, soprano dramatique assez grave) et Simon Keenlyside (Winston Smith, baryton), amants sans pouvoir ni bravoure, trahis par l'agent double Richard Margison (O'Brien, ténor) dans la création de 1984 de Maazel.
Pour les sopranos aussi, le monopole disparaît : le goût, notamment promu par le cinéma et la télévision, des voix graves comme comble de la sensualité (valeur qui a en quelque sorte remplacé la « transcendantalité » aristocratique ou divine des voix aiguës) a permis, à la suite de Carmen, le mezzo-soprano comme voix de l'amoureuse. Et pas forcément la vénéneuse prédatrice ; on peut y rencontrer nombre d'ingénues dont la voix charnue traduit peut-être une nubilité précoce, mais pas nécessaire une conscience sensuelle forte — Erika dans Vanessa de Barber, par exemple. C'est moins le cas pour le contralto, car la voix est rare et souvent moins puissante, donc difficile à exploiter derrière un large orchestre du XXe siècle, et son extension aiguë est moins longue et éclatante, ses poitrinés sont moins spectaculaires. Il n'empêche qu'en ce début de XXIe siècle, la voix enregistrée qui fait le plus l'unanimité demeure peut-être celle de Kathleen Ferrier.
Rosalind Elias (la ci-devant ingénue Erika, mezzo-soprano) et sa confidente Regina Resnik (la Baronne, contralto) au début de l'acte II de Vanessa de Barber — studio de Mitropoulos.
Même si la colorature est devenue à son tour suspecte (attribut des reines folles, mais plus des amoureuses authentiques), le soprano n'a pas quitté pour autant sa place originelle, et les héroïnes demeurent, en assez nette majorité, écrites pour cette tessiture.
Grażyna Szklarecka (Sophie Scholl, soprano) et Frank Schiller (Hans Scholl, pour ténor ou baryton avec extension aiguë) dans la version révisée de Die Weiße Rose d'Udo Zimmermann (et non B.-A. Z.). Certes, ce n'est pas une amoureuse au sens classique, mais parmi les innombrables choix possibles, c'est l'occasion de faire entendre l'un des assez rares vrais duos contemporains réussis.
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2. … mais cela reste la norme dans le grand répertoire
En revanche, l'opéra le plus présent sur les scènes, et celui le plus familier du grand public, celui du XIXe siècle, reproduit très largement cette norme. Bien sûr, on trouvera des exceptions, avec des hommes travestis parce qu'on descend de l'opéra seria (I Capuletti e i Montecchi de Bellini hérite directement de la nomenclature de la fin du XVIIIe siècle) ou, plus tard, parce qu'on veut imiter Mozart (Chérubin de Massenet, Der Rosenkavalier de R. Strauss) ; ou bien des barytons héros pour bien souligner leur caractère tourmenté et finalement leur impossibilité d'accéder aux joies de l'amour (Hamlet de Thomas). Mais l'écrasante majorité demeure dans la nomenclature : soprano & ténor amants, et mezzo, baryton ou basse opposants.
Milada Šubrtová en gentille Nixe noyeuse d'hommes (amoureuse) — dans Rusalka de Dvořák.
Vu du XXIe siècle, rien n'est moins évident que les pouvoirs de séduction du ténor (petit et gros, dont la voix aiguë semble chercher à imiter les femmes) ou que la suprématie du soprano par rapport à une voix chaude et un rien voilée de mezzo qui invite à la confidence. Mais une fois expliqué les périodes précédentes, on peut facilement se représenter pourquoi il en fut ainsi.
Les Français, eux, ne changent pas vraiment : ils adoptent le style romantique après avoir adopté le style galant de la fin du baroque et le style classique, et les techniques vocales évoluent, mais les distributions demeurent les mêmes. Le ténor (aigu) reste le héros, la basse (très peu de barytons en France, ils deviennent à la mode tardivement) incarne l'autorité (ou le méchant). Du côté des femmes, on a surtout des sopranos (les mezzos sont introduits par la marge au fil du siècle) qui, comme du temps de Lully, s'opposent en soprano colorature (l'équivalent du dessus clair) et en soprano dramatique (l'équivalent du bas-dessus sombre) ; la différence est que la voix sombre peut être librement attribuée à l'amoureuse.
Annalisa Raspagliosi (Valentine de Saint-Bris, soprano dramatique) et Marcello Giordani (Raoul de Nangis, ténor avec grande extension aiguë, chantable avec ou sans ut de poitrine), dans la fin du tournoyant duo d'amour de l'acte IV des ''Huguenots'' de Meyerbeer — archive inédite, dirigée par Rumstadt en 2003.
Pour le reste de l'Europe, chaque nationalité adopte progressivement un style propre qui émerge à partir du style italien préexistant, mais largement dans le même sens (en ce qui concerne les tessitures). Les castrats tombent en désuétude, et on invente l'ut de poitrine à Naples, qui permet de chanter les aigus de ténor avec vaillance. Dans le même temps, les sujets plus tourmentés du romantisme, ainsi que le goût pour des affects plus débordants et moins élégants, favorisent l'expression plus sonore des désespoirs. De ce fait, c'est le ténor qui incarne la voix la plus aiguë parmi celles qui peuvent s'exprimer avec des éclats dramatiques. Il remplace donc les castrats ou les femmes travesties, mais dans la même logique : le goût de la voix poussée dans ses retranchements, où l'aigu campe symboliquement la force donnée par la naissance ou par la Grâce. Pour les femmes, de même, on va exploiter les extrêmes, et en particulier les aigus, ce qui place les sopranos au premier plan… Les mezzos reviennent progressivement dans la fin du XIXe siècle siècle, pour varier les couleurs.
Soirée électrique de la parfaite distribution stéréotypée (soprano & ténor amoureux, mezzo sorcière, baryton râleur, basse vieille) : Gilda Cruz-Romo (Leonora, soprano), Richard Tucker (Manrico, ténor), Siegmund Nimsgern (il conte di Luna, baryton) dans le grand trio qui clôt l'acte I du Trouvère de Verdi. Le jeune Zubin Mehta, le seul à faire exécuter très exactement, dans cette œuvre, les valeurs pointées et/ou brèves à ses chanteurs, fouette le Philharmonique d'Israël en juillet 1973.
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De ce fait, si soprano et ténor deviennent systématiquement amants, c'est dans la pure continuité d'une tradition… où ce n'était pas le cas.
… ou plutôt le cas particulier de Spontini, qui dispose réellement d'une identité à part – un peu comme Gluck sur l'héritage duquel on a promis de revenir prochainement par ici.
1. Écouter Gaspare Spontini aujourd'hui
Je n'ai jamais été très convaincu par Spontini, qui est tombé dans une obscurité regrettable sur le plan documentaire, mais à mon sens parfaitement justifiable sur le plan de la rationalité musicale – présenter les meilleures œuvres pour satisfaire (et faire déplacer) le public. Dans le même registre d'opéra français sérieux, il existe des œuvres bien plus abouties à tout point de vue, et le caractère assez terne du livret et de la partition justifient assez bien les coupures à mon sens.
Par ailleurs, La Vestale n'est pas du tout son meilleur ouvrage ; Fernand Cortez (1809) me paraît bien plus inspiré mélodiquement et dramatiquement ; et, sur le seul plan du charme, l'opéra comique Julie ou le Pot de fleurs (1804), réussit avec grâce (et de beaux ensembles, toujours le point fort de Spontini).
Je n'ai pas repéré pour l'heure de belle inconnue qui attendrait, baignée dans la poussière de Louvois, d'être éveillée ; mais il faut dire que parmi ses autres ouvrages sérieux de maturité (en français, puis en allemand), beaucoup n'ont jamais été enregistrés (Pélage pour Paris ; Nurmahal et Alcidor pour Berlin), et les autres l'ont été dans des conditions assez exécrables (Olimpie pour Paris, Agnes von Hohenstaufen pour Berlin) : changement de langue, prises de son pirates difficiles, interprétations méchamment hors style (façon belcanto brucknérien). Or, si l'on prive cette musique, encore très marquée par l'économie générale de la tragédie lyrique, de sa composante déclamatoire, elle sombre méchamment dans la bouillie insipide – car la densité du propos musical n'est pas calculée pour survivre seule.
Néanmoins, en les écoutant, on n'a pas l'impression qu'elles recèlent tant de bijoux cachés.
Pourtant, l'objet (et donc les soirées au Théâtre des Champs-Élysées ces jours-ci) est particulièrement passionnant pour qui s'intéresse à l'opéra français dans sa continuité.
La Vestale endormie de Jules Lefebvre, Premier Prix de Rome de peinture en 1861.
2. Genèse
Spontini naît en 1776 près d'Ancône (États Pontificaux), ce qui fait de lui un contemporain exact de Boïeldieu (1775), et le cadet de Méhul (1763) ; Gluck (1714) et Gossec (1734), avec qui il partage des caractéristiques (et même, concernant le second, une époque commune), sont d'une tout autre génération.
Comme bien d'autres compositeurs de tragédie en musique (Stuck, Vogel, Gluck, Piccinni, Sacchini, Salieri, Meyerbeer), sa formation initiale n'a rien à voir avec la France – c'est Naples, en l'occurrence. Et, écriture des grands ensembles exceptée, il ne se départira jamais de la nudité rythmique, harmonique et instrumentale du style italien.
C'est l'ambition qui le conduit à Paris, où entre les disgrâces politiques et les évolutions des demandes stylistiques, il reste des places à prendre comme compositeurs officiels pour l'Empire. Après s'être entraîné dans le genre de l'opéra comique (et avoir intrigué dans les salons), il obtient des charges (compositeur particulier de la Chambre de l'Impératrice) et peut composer pour le régime.
La Vestale s'inscrit dans cette logique : la recherche d'un renouvellement du genre de la tragédie en musique, adaptée aux souhaits politiques du moment. Cela explique possible le manque de nécessité musicale qu'on peut sentir dans cette forme nouvelle qui n'invente pas grand'chose.
La médiocrité du livret d'Étienne de Jouy s'explique assez bien également : début de sa carrière de librettiste, il a vu son texte refusé par le grand Méhul (qu'on qualifie, non sans fondement d'ailleurs, de Beethoven français – il est vrai qu'il accomplit ce saut depuis le langage classique vers un ton plus vigoureux vigueur et une musique plsu audacieuse), puis par Boïeldieu (plutôt spécialiste de l'opéra comique où il rencontrait de grands succès, mais auteur de quelques œuvres sérieuses, dont un Télémaque juste avant La Vestale, en 1806).
Mais Spontini veut réussir à s'imposer dans le genre sérieux, et l'adoption du livret tient tout simplement à l'opportunité du moment, quelle que soit sa qualité. Le succès de l'œuvre révèle ensuite qu'il avait bien pressenti la demande latente des commanditaires et du public. En plus de l'accueil triomphal de son opéra, l'Institut de France le couronne à l'époque « meilleur ouvrage lyrique de la décennie » – témoignage assez terrifiant sur le goût officiel de l'époque, mais après tout, jugerait-on le vingtième siècle à la seule aune des Nobel ?
Malgré ces réserves, il est incontestable que La Vestale apporte quelque chose de différent (« neuf » n'est pas forcément le mot juste), un ton particulier. Il suffit de comparer (maintenant qu'on en dispose au disque !) avec Sémiramis de Catel (1802), un drame d'une violence frontale assez ahurissante, dans un langage encore totalement gluckiste (en fait plus proche de Salieri, mais c'est l'esprit), qui développe des couleurs plus sombres et désespérées, fait évoluer le langage... mais reste sensiblement dans le même paradigme esthétique. La Vestale est réellement ailleurs – un univers plus vocal et itaien, d'ailleurs, donc pas forcément de façon si volontaire que cela – et des éléments nouveaux affleurent dans sa musique et son livret.
Caroline Branchu, créatrice célébrée du rôle de Julia, la vestale déchue.
3. Le livret d'Étienne de Jouy
C'est sans doute le changement le plus spectaculaire : mais où est donc passé l'intérêt pour le livret ? Cinq ans après Sémiramis de Desriaux & Catel, dans cet intervalle qui sépare la tragédie en musique (où, même médiocre, le livret reste premier) de la période du Grand Opéra, à nouveau faste pour les librettistes (Guillaume Tell du même Jouy, Robert le Diable de Scribe...), et qui contient de beaux textes savoureux d'opéra comique chez Boïeldieu ou Hérold... Eh bien, manifestement, il n'y a plus rien, comme si la manière italienne avait soudain pris possession de l'opéra français.
Malgré l'inspiration prestigieuse (tirée de Winckelmann), malgré le sujet prometteur, il ne se passe tout à fait rien : acte I, les amants s'aiment à distance ; acte II, les amants se retrouvent ; acte III, les amants attendent leur supplice. Et à peu près rien de plus, si ce n'est les prolongements infinis de ces situations – le drame dure trois heures pleines dans sa version complète.
Jouy est aussi l'auteur, au chapitre des célébrités, des Abencérages de Cherubini et de Moïse de Rossini. Et surtout de Guillaume Tell de Rossini (1829, co-écrit avec Hippolyte-Florent Bis), généralement cité comme le point de départ du genre du Grand Opéra – et il est vrai que si la langue n'est pas vraiment meilleure, la structure de cet ouvrage est beaucoup plus adroite (notamment l'ellipse de la mort de Melchtal) que la linéarité paresseuse de la Vestale.
L'époque veut cela, manifestement, car en lisant La Bayadère de Catel (… et Jouy), j'avais été frappé par l'évolution décorative du style musical (retour de balancier après la génération Gluck, comparable à ce qui s'était avec la génération Mondonville-Rameau abandonnant tout à fait les ambitions dramatiques des post-lullystes) et la « démonétisation » de la langue. De fait, quoique totalement versifié, le livret de La Vestalesonne comme de la prose.
Pour être tout à fait juste, ce n'est pas tant le texte de Jouy que l'écriture de Spontini qui ralentit l'action : il ne se passe rien, certes, mais le texte n'est pas forcément bavard en lui-même, et supporte étrangement mieux d'être lu qu'entendu.
Plutôt que d'épiloguer sur les faiblesses insignes du livret, on peut en revanche regarder de plus près la couleur des affects exprimés par les personnages : en effet, la jeune vestale Julia semble souffrir, durant toute la pièce, d'une forme de détestation de sa vie, de mélancolie persistante, au delà de son amour ; une insatisfaction profonde qui confine à l'envie de mourir, pas si éloignée du « mal du siècle ». Par ailleurs, la façon d'exalter l'amour n'est plus aussi vertueuse ; tandis que l'amour conjugal triomphe dans les grandes œuvres de la période classique : Céphale, Andromaque, Hypermnestre, et que l'amour illégitime est toujours condamné (Pyrrhus, Oreste, Phèdre, Sémiramis...), la passion violente et destructrice pour la société se trouve exaltée dans La Vestale (« au bonheur d'un instant je puis au moins prétendre », dit Julia).
Plus étonnante encore, une déclaration d'individualité assez neuve, du moins de façon aussi théorisée :
LE PONTIFE
Est-ce à vous d'expier le crime ?
Répondez, Julia.
JULIA
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qu'on me mène à la mort :
Je l'attends, je la veux ; elle est mon espérance,
De mes longues douleurs l'affreuse récompense.
Le trépas m'affranchit de votre autorité,
Et mon supplice au moins sera ma liberté.
Qu'un héros transgresse la règle, certes, mais à l'époque classique (littéraire, puis musicale) les moteurs en sont les passions nobles ; ici, il s'agit davantage de présenter la liberté comme un bien en soi, quitte à rechercher la mort pour la trouver – et comme ici, via l'opprobre public.
De même, l'accusation de crime en exécutant la loi sonne étrangement en décalage avec la tonalité antiquisante générale, héritée de la tragédie en musique :
On rappelle, donc, qu'à l'époque du seria, le baryton n'existe pas : les rares voix non aiguës sont des basses nobles ou bouffe, et un peu plus tard des ténors. Mais, simultanément, il se passe des choses en France, dès le dernier quart du XVIIe siècle et le règne de Lully.
6. La musique baroque française et l'apparition du baryton
La musique française, plus riche en subtilités, en polyphonie et en recherches psychologiques que ses contemporaines européennes, va ressentir le besoin de créer cette catégorie intermédiaire, et de la désigner par un mot. Ce sera furtivement, mais ce sera.
6.1. Nomenclature
On rappelle la nomenclature des voix françaises, de l'aigu au grave :
dessus (= soprano)
bas-dessus (= mezzo-soprano : en réalité la tessiture est presque exactement la même, c'est surtout une question de couleur, qui ne doit pas être la même pour Aeglé que pour Médée !)
taille (= ténor grave, dans la musique religieuse essentiellement)
basse-taille (= basse)
6.2. La taille, ténor grave ou premier baryton ?
La voix de taille, présentée autrefois, correspond à une tessiture de baryton, surtout au diapason à 390 Hz utilisé à l'époque de Lully (soit à peu près un ton au-dessous du 440 Hz standard aujourd'hui). Mais on a conservé l'habitude de le faire chanter par des ténors assez centraux, à plus forte raison puisque les basses-tailles sont souvent tenues par des barytons au bas-médium dense (Jérôme Corréas, Bertrand Chuberre, ou même Nicolas Rivenq qui a débuté en basse).
En plus de la musique religieuse, elle est utilisée, de façon marginale, dans les tragédies lyriques, pour tenir des rôles d'opposants tempêtueux, qui doivent avoir à la fois une couleur plus sombre que le jeune premier et un éclat arrogant que l'écriture pour basse, épousant très souvent la ligne de la basse continue chez Lully, ne procure pas. C'est le cas pour Epaphus dans Phaëton, pour Méduse dans Persée et bien sûr la Haine dans Armide. Ce sont des rôles hauts pour un baryton à 440 Hz, mais parfaitement centrés à 390 Hz. Ce sont des doubles vocaux plus sombres des hautes-contre.
6.3. Le concordant, un non-emploi mais un vrai baryton
A l’origine, la distinction entre catégories vocales n’existait pas, si l’on prend pour origine les chansons populaires (tranposables, et surtout dans une tessiture très centrale) ou le chant liturgique issu du Haut Moyen-Age (vieux-romain, messin et enfin grégorien). Sur les tessitures grecques, manifestement peu étendues (car limitées à la juxtaposition de deux tétracordes, souvent défectifs qui plus est), il est un peu difficile de se prononcer, mais à moins d’effets inconnus, elles étaient à peu près égales à l’octave.
Sachant que la tessiture standard au XIXe siècle (ne parlons pas du XXe !) se situe légèrement au-dessus de l’octave et demie pour les barytons, et autour des deux octaves pour les ténors et les basses, on se fait une idée de la différence de difficulté d’exécution.
De ce fait, n’importe quelle voix pouvait chanter, à l’unisson avec les autres, une séquence de plain-chant (comme c’est encore le cas, chez les catholiques, dans le rituel tridentin, et même dans les messes de Vatican II, dont on exige rarement qu’elles soient chantées à plusieurs voix). Toutes ces œuvres sont donc écrites (contrairement à la version originale de la Marseillaise, par exemple, requérant beaucoup de sol 3) dans une tessiture de baryton réduite au minimum.
D’une certaine façon, au commencement n’existait que le baryton.
Enfin, on en tire des conclusions sur son type vocal, et surtout sur l'évolution du goût dans la tragédie lyrique, depuis Lully jusqu'à la Réforme classique, en passant par le développement du goût pour le décoratif. (Le rococo en musique ?)
Charles Wuorinen a été chargé de composer pour le City Opera de New York (2013) un nouvel opéra d'après la nouvelle d'Annie Proulx : Le Secret de Brokeback Mountain. Evidemment en écho au succès du film, un genre de réaction de l'opéra au monde extérieur qui est fort rare. Ce ne sont pas tant les amours homosexuelles, certes généralement plus allusives, qui existaient déjà dans un certain nombre de livrets et depuis assez longtemps, que la référence à un succès cinématographique populaire qui est censée faire réagir.
On se demandait comment Gérard Mortier, dans un monde où l'opéra n'est pas aussi lié au pouvoir politique, et où la tragédie grecque n'est peut-être pas la référence ultime, parviendrait à gratouiller son public. Nous voilà fixés.
Mortier vous provoquera toujours, où que vous soyez.
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La musique de Charles Wuorinen ressemble assez, côté piano solo, à du Poulenc contemporanéisé. Beaucoup plus recherché dans ses oeuvres orchestrales. En tout cas, une belle palette de couleurs, une musique très accessible, joliment syncopée, qu'on peut découvrir assez abondamment dans la collection dédiée aux compositeurs américains du label Naxos.
Très prometteur pour de l'opéra, sans doute un bon choix.
Après avoir fait parler d'elle, ou plutôt après avoir parlé sous la torture, Mona Lisa revient sous une autre forme. Et ce n'est pas de l'opéra - on est sérieux, ici.
Création de la catégorie Les plus beaux décadents (en attente de la définition plus précise promise).
Fin du remplissage de la catégorie Baroque français & tragédie lyrique. Une bonne partie des notes les plus substantielles y figurent désormais (doivent manquer deux ou trois choses sur Hervé Niquet et les coupures, ou bien les parutions & concerts 2007 en tragédie lyrique).
Création de la catégorie Kunqu & théâtre chanté chinois, pour accueillir notre série lyrique exotique.
Tout cela marque la fin du dépouillement à peu près complet de notre catégorie chérie consacrée aux études génériques (dans laquelle figuraient A la découverte du Lied ou encore les propos sur le panorama de la première école de tragédie lyrique, les considérations sur les notions disparates de décadentisme, etc.). Les billets sur l'histoire du récitatif et sur la crise de l'opéra contemporain ont été respectivement reportés dans les rubriques 'Pédagogique' et 'Musicontempo'.
N'y restent plus (du moins pour la partie publiée, car les ébauches de notes sont très nombreuses en coulisses) que les deux billets consacrés à la tragédie grecque, qu'on ne s'est pas résolu à exiler en terre littéraire, pour la simple raison que l'angle d'attaque portait spécifiquement sur la requalification de ce genre en équivalent de nos opéras.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
On reproche souvent à la tragédie lyrique d’être stéréotypée, plutôt creuse musicalement, un répertoire où chaque pièce est la copie conforme de l’autre.
Il me semble que cette impression est souvent due à une méconnaissance du cahier des charges, des lois du genre qui n’obéissent pas à notre logique d’innovation et de personnalité, mais plutôt à la recherche de variations subtiles sur une esthétique commune à tous.
C’est pourquoi j’ai proposé ceci comme introduction à la tragédie lyrique (à partir de la vidéo d' Atys mis en scène par Villégier). C’est là une vulgate sommaire, mais doit être à peu près présente la nature de l’approche qui me semble la plus féconde pour faire aborder la tragédie lyrique aux sceptiques.[1]
Version brève et version longue - il y en a pour tous les goûts.
Après l' Antigone d'Arthur Honegger. Un texte assez cohérent de Cocteau, avec un incontournable Créon grotesque, mais linguistiquement plus soigné qu'à l'accoutumée. Drame d'une grande vivacité, et inexpliquablement inédit au disque alors que Jeanne d'Arc au Bûcher ne mérite pas nécessairement autant qu'on lui a donné.
Après l' Electre d'Henri Pousseur. Musicalement peu intéressant, surtout des recherches de textures radiophoniques plus ou moins vilaines. Je cherchais à entendre les livrets de Michel Butor, mais ce n'est pas ici l'une de leurs collaborations.
Répertoire alphabétique des principaux noms propres et sujets abordés.
La fonction recherche en haut à droite du carnet (opérationnelle pour les billets seulement, pas pour les commentaires) permet ensuite de retrouver aisément l'article recherché (patronyme + mots-clefs de la note).
Pour une classification plus chronologique, on peut se reporter à l'index thématique.
Sur un livret de François Regnault, d'après Alfred Kubin.
Bruno Mantovani a tenu parole - et ses commanditaires aussi. Voilà bientôt cinq années qu'on attendait ce premier opéra en gestation, malgré la prolixité assez exceptionnelle de ce tout jeune compositeur à peine trentenaire (né en 1974). Ma liste jadis exhaustive de ses partitions publiées doit comporter bien des lacunes deux ans après l'avoir établie...
1. Quel opéra ?
Cet opéra est conforme à ce qu'il avait annoncé. Bruno Mantovani avait, fort sagement à mon sens, répété que l'opéra, pour fonctionner, ne devait pas être le lieu des expérimentations (qui mettent en danger, je crois, l'efficacité finale de l'oeuvre). Il y déploiera donc simplement ce qui est son langage, et c'est ce que l'on constate à l'écoute de la diffusion radio, religieusement reçue ce lundi 6 novembre dernier.
Son langage simplement, mais quel langage ! C'est le meilleur de Bruno Mantovani qui est convoqué dans L'Autre côté, opéra assurément viable, disons-le d'emblée, et que je me précipiterais volontiers pour voir, en salle, à la première occasion.
Son travail a toujours été intéressant, mais particulièrement depuis 2001, l'époque où il s'est véritablement révélé à mes oreilles un très grand compositeur - comme le plus génial de mes contemporains, parmi ceux que je connais à ce jour.
2. Les matériaux à l'oeuvre
Un bref extrait de L'Autre côté.
Cet opéra fait un usage abondant et heureux de mélodrames[1], ou de lignes très récitatives, avec tout de même plusieurs sections lyriques - mais dans la même proportion, pour donner une idée, qu'on aurait dans une tragédie grecque, c'est-à-dire assez minoritaires.
Cette caractéristique, qui place très en avant le texte (très majoritairement compréhensible, contrairement à tant de créations contemporaines aux sauts d'intervalle impossibles et à l'orchestration démesurément disposée), ajoutée au sujet de type fantastique, fait donc furieusement penser à la Juliette de Martinů, autre chef-d'oeuvre.
C'est là une minutie qui n'étonne que médiocrement de la part de Bruno Mantovani, assurément !
Un extrait de la Juliette de Martinů.
L'opéra de Bruno Mantovani fait donc plutôt appel à l'esthétique déployée dans ses dernières pièces, comme Troisième Round[2], les Sette Chiese (2002), Mit Ausdruck (2003, concerto pour clarinette basse et grand orchestre) ou les Six Pièces pour orchestre (2004).
On y retrouve beaucoup de points communs (que vous pouvez vérifier dans l'extrait proposé par mes soins) :
la même plasticité dans le propos musical, à chaque instant d'un grand relief, constellé de transitions subtiles fondées sur les parentés de texture. Le discours évolue ainsi, progressivement, sans fin, et de façon tout à fait clairement sensible, presque physique, tactile ;
l'usage de percussions boisées qui ont pour effet de donner l'impression, malgré la complexité du propos, d'une pulsation claire - la complication disparaît, la richesse demeure aisée à saisir ;
des couleurs pianistiques très spécifiques, utilisant souvent des micro-intervalles avec un grand bonheur, propice aux atmosphères éthérées (de même pour les bois) ;
des cuivres volubiles et incisifs, agissant souvent en rafales, qui utilisent le meilleur de la tradition de jeu héritée de Varèse, qui colorent et dynamisent sans cesse le discours.
Il faut avoir conscience que, si les choeurs étaient constitués de citoyens, un assez bon niveau de pratique vocale était réclamé. Les acteurs eux-mêmes étaient recrutés d'abord selon leurs qualités musicales !
L'auteur dramatique, quant à lui, écrivait lui-même la musique. Les théoriciens et commentateurs sont hélas trop allusifs pour qu'on puisse savoir exactement ce à quoi ressemblait cette musique - car il nous reste quelques mesures écrites par Euripide ! [1] Les reconstitutions à ce jour ne sont pas convaincantes. Et ne pourront pas l'être, car notre culture musicale a bien changé, et nous ne pourrions plus percevoir les passions avec la même vigueur - songez qu'à la première parisienne de l' Iphigénie en Tauride de Gluck, tout le monde pleurait dans la salle ! Impensable aujourd'hui, même pour les plus fervents admirateurs de cette musique, je peux le certifier.
Fragment du premier choeur de la tragédie d' Oreste d'Euripide.
Puisqu'on vous le dit. Mais on va en dire un peu plus quand même.
Sujet de la série : les tragiques grecs et leur lecture (un peu hypocrite) aujourd'hui ; la dimension musicale de la tragédie grecque ; codes divers pour mieux profiter des réussites du genre ; exemples ; questions laissées ouvertes par l'étude.
Le cothurne, une des images privilégiées du cliché tragique.
Répertoire des oeuvres jouées et éditées dans le domaine de la tragédie lyrique. Avec de brefs commentaires.
Modèle :
COMPOSITEUR, Prénom OU INDISPONIBLE, Prénom
Oeuvre (date de création) (en italique si l'oeuvre a seulement été donnée en concert ; certaines oeuvres indisponibles sont tout de même citées, mais ne figurent pas en gras)
Enregistrement
Commentaire de l'enregistrement. Commentaire de l'oeuvre.
Exécution en public sans enregistrement
Les compositeurs sont placés par ordre chronologique de carrière.
Les oeuvres et interprétations par ordre chronologique.
L'intérêt est de pouvoir disposer d'un bréviaire sur les oeuvres disponibles, d'un plan pour se repérer.
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées en séries.
Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées.
N'hésitez pas à réclamer.