jeudi 4 août 2016
Diagonale : la Marseillaise, Damase, Eugène Sue et l'Eurovision
A. Jean-Michel Damase à la Fête Nationale
Nous sommes le 14 juillet. Comme chaque année, je réécoute mon hymne national fétiche, la marche des Trois Couleurs de Jean-Michel Damase, tirée de son opérette (« feuilleton musical en deux actes ») Eugène le mystérieux (1963 ; création 1964). Les autres années, j'avais proposé la Marseillaise en hongrois (2011), m'étais interrogé sur les usages de l'hymne national en concert (2012), ou sur la semi-honte qui entoure la Marseillaise (2015).
Et donc, comme à chaque fois, je me pose des questions. En réécoutant le reste de la pièce, je m'interroge encore sur cette petite soprane qui a décidément une technique très différentes des voix d'opéra qui l'entourent. On l'entend très bien : le larynx haut, les voyelles ouvertes, à l'occasion un peu de souffle entre les cordes ; par ailleurs, si le timbre est éclairci et enfantin au maximum, elle chante plutôt en voix de poitrine (la voix de tête est réservée aux aigus, contrairement à la tradition lyrique)… un style (l'expression prime sur le legato) et une technique qui évoquent davantage l'univers de la chanson. Sans doute moins sonore que ses compères, elle est aussi manifestement captée de plus près.
Elle chante ici Fleur-de-Marie, héroïne des Mystères de Paris d'Eugène Sue, la source de cette opérette : air de présentation, trio de l'éducation, air de la malchance. Il est assez amusant que le texte de Marcel Achard (le librettiste), tout en refusant l'onomastique proposée par Sue, prenne autant la peine d'insister sur le fait qu'elle n'est qu'une petite fleuriste tandis que les autres filles vendent leur petite fleur, puisque c'est insister précisément sur ce qu'est, à l'origine, Fleur-de-Marie :
Par une anomalie étrange, les traits de la Goualeuse offrent un de ces types angéliques et candides qui conservent leur idéalité même au milieu de la dépravation, comme si la créature était impuissante à effacer par ses vices la noble empreinte que Dieu a mise au front de quelques êtres privilégiés.[Chapitre IV des Mystères de Paris de Sue.]
La Goualeuse avait seize ans et demi.
[...]
La Goualeuse avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur virginale de ses traits… On l’appelait encore Fleur-de-Marie, mots qui en argot signifient la Vierge.
Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression, lorsqu’au milieu de ce vocabulaire infâme, où les mots qui signifient le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants que les hideuses et effrayantes choses qu’ils expriment, lorsque nous avons, disons-nous, surpris cette métaphore d’une poésie si douce, si tendrement pieuse : Fleur-de-Marie ?
[...]
— j’ai rencontré l’ogresse et une des vieilles qui étaient toujours après moi depuis ma sortie de prison… Je ne savais plus comment vivre… Elles m’ont emmenée… elles m’ont fait boire de l’eau-de-vie… Et voilà…
[...]
— Les habits que je porte appartiennent à l’ogresse ; je lui dois pour mon garni et pour ma nourriture… je ne puis bouger d’ici… elle me ferait arrêter comme voleuse… Je lui appartiens… il faut que je m’acquitte…
Même sans interpréter l'allusion aussi hardiment que je le suggère (néanmoins assez logique devant le récit croissant de ses malheurs, après avoir raconté le soulagement de la prison ou comment, enfant, on lui arrache une dent pour la vendre), on voit bien que Fleur-de-Marie n'est pas du genre à se poser en parangon moral, fût-elle irréprochable. L'opérette reprend le motif mais en le renversant, pour en faire un motif d'édification dans les familles, sans le même processus de réhabilitation que dans le [long] roman.
Pour plus ample balade, plusieurs notules ont été consacrées au roman (Sue & Dumas, mutations urbanistiques, style) ou à l'opéra comique (nomenclature de l'humour musical, Woyzeck le Chourineur, Fête Nationale).
Mais qui était-elle, cette soprane, pour qu'on lui confie ainsi un rôle dans du répertoire lyrique aux côtés d'un ténor institutionnel de la Radio comme Michel Cadiou – et titulaire de grands rôles sur les scènes prestigieuses ? Sans doute une petit gloire du temps, me suis-je dit. D'autant que le rôle, qui utilise son vocabulaire propre, semble confectionné sur mesure pour une chanteuse de ton plus populaire.
B. Jacqueline Boyer à l'Eurovision
Vous serez peut-être effrayés en découvrant que lorsque je lus Jacqueline Boyer, ma réaction fut d'aller consulter mon imam Google, et de découvrir le pot aux roses. Pour commencer, c'est la fille de Jacques Pills, vieille gloire de la chansons française, plus tard mari d'Édith Piaf, et de Lucienne Boyer, dont la voix et le visage n'ont peut-être plus la même notoriété, mais dont les grands titres sont toujours connus de tous (Parlez-moi d'amour, Que reste-t-il de nos amours, Mon cœur est un violon, Bonne nuit mon amour mon amant). Elle raconte qu'elle fait ses débuts comme chanteuse à quinze ans, en partageant la scène avec Marlene Dietrich. Bref, plutôt préparée.
Et si bien que, un an seulement après que son propre père a fini dernier à l'Eurovision (sélection pourtant pour partie calamiteuse cette année-là), à l'âge de dix-huit ans, elle remporte la compétition de 1960 avec ceci :
Assez irrésistible illustration du goût français, cette petite chanson en trois strophes est bâtie au cordeau. Un petit récit (de Pierre Cour) sur un personnage doté d'un nom pittoresque, organisé autour de chiffres (2 châteaux / 2 secrets / 1 défaut), avec un refrain varié, de petites surprises (« n'a qu'un défaut : [...] il est charmant, il a bon cœur, il est plein de vaillance ») et la pirouette finale qui dément tout ce qui a été précédemment dit.
Le balancement musical, très simple, est assez irrésistible, avec son alternance de couplets badins piqués et de refrain varié plus lyrique. Pour maintenir la tension, chaque nouveau couplet est élevé d'un demi-ton. L'orchestration (est-elle aussi due à André Popp ?) varie considérablement et multiplie les couleurs, les atmosphères, les contrechants de façon assez raffinée (on sent que le gars a étudié son Richard Strauss, et qu'il aurait pu être un camarade de Damase sur les bancs du Conservatoire).
Mélodie simple et prégnante, historiette amusante, et tout cela servi avec beaucoup de malice par Jacqueline Boyer : la façon dont l'aigu se décroche soudain en voix de tête pour la note la plus aiguë du refrain, ou les sourires qui passent dans la voix, les petits gestes qui colorent les sous-entendus, font de l'ensemble un petit bijou fragile délicat, assez addictif.
Comment en à peine vingt ans, est-on passé de ce type de ballade en version de concert accompagné par un orchestre symphonique aux rengaines chorégraphiées sur des boîtes à rythme ? Parce que L'Oiseau et l'Enfant, qui remporte la palme en 1977, se situe quelque part entre du sous-Joan Baez et du sous-sous-André Popp, la kitschouillerie en sus ; et on est loin de ce qui a été produit de pire dans ce concours pendant les décennies suivantes.
C. Chanter en langues
En cette année 1960, on joue des chansons à l'ancienne, accompagnées par des orchestrations ambitieuses (avec, au besoin, des éléments jazz) ; sans vouloir jouer de l'absurde hiérarchie, la densité musicale me semble beaucoup plus ambitieuse que dans les éditions récentes où le soin est d'abord porté sur le grain du son et sur la chorégraphie.
Par ailleurs, autre contrainte, l'usage d'une des langues officielles du pays concourant. Pour une émission qui se veut une célébration de l'esprit européen, entendre défiler toutes ces couleurs locales a quelque chose de particulièrement fascinant et émouvant. Le principe a beaucoup varié au fil des périodes, et restait respecté par tous, quoique implicite, dans les premières éditions, de 1956 à 1965.
Par qui le scandale est-il arrivé ? Par un chanteur d'opéra, forcément.
En 1965, Ingvar Wixell, le grand verdien (Rigoletto et Amonasro restés des références absolues pour tous ceux qui aiment les voix claires, les timbres morbidi-moelleux et les émissions mixées-mixtes), y chantait avec sa technique d'opéra un chanson en anglais, pour le compte de sa Suède natale. La technique de chant lyrique était habituelle, beaucoup de chanteurs à la mode d'alors y recouraient, on l'entend très bien chez les concurrents de ces années – surtout chez les hommes (les femmes chantent en général la chanson en mécanisme de poitrine, alors que la voix de tête est utilisée par défaut dans le lyrique). Son usage n'est pas identique à celui fait à l'opéra, bien sûr (les tessitures sont plus courtes et basses, pour commencer), mais les fondements techniques sont très proches. Pour prendre deux exemples emblématiques :
Dennis Morgan est un ténor évident, parfois qualifié comme tel par les biographes, et doté d'une émission très solide, avec une homogénéité parfaite et un passage totalement domestiqué, tout à fait inaudible, comme chez les plus grands.
Mais quelle est donc cette pianiste qui chante si bien ?
Même dans le cas de Bill Crosby (qui, favorisant son grave, serait moins audible avec orchestre et sans amplification), on entend très bien la recherche d'auto-amplification et le goût du fondu, caractéristiques de la technique lyrique – même si, évidemment, il développe aussi d'autres caractéristiques, en privilégiant la qualité du timbre sur la puissance, étant amplifié.
Même chez Lucienne Boyer, la glorieuse mère de Jacqueline, on entend très bien cette charpente particulière, commune aux deux univers.
De fait, à l'écoute, Ingvar Wixell ne frappe pas particulièrement par sa singularité vocale par rapport aux concurrents. En revanche, il y eut force débat autour du dévoiement de l'esprit du concours, la Suède ayant présenté une chanson anglophone, Absent Friends.
Dès l'année suivante, le règlement devint explicite : seules les langues officielles du pays concerné sont autorisées. Mais il y eut beaucoup d'atermoiements et de repentirs dans cette longue histoire : en 1973, on rend possible le choix de la langue, jusqu'à ce qu'en 1976, un tiers de chansons soient exécutées en anglais. Je me figure bien que ça favorisait, l'anglais étant familier de tous, les potentialités de victoire – rendant d'une certaine façon la compétition plus juste. Mais la tendance était telle que le retour à la langue officielle fut décidé pour 1977. Jusqu'en 1999, qui ouvre notre ère décadente où il est quasiment suicidaire de ne pas proposer de chanson en anglais : les langues sont à nouveau en libre choix.
Donc beaucoup d'allers et retours, on voit bien pourquoi : les langues rares, même si les jurys ont des traductions sous les yeux (les ont-ils seulement ?) sont un handicap pour transmettre une émotion de même qualité que les langues les pratiquées ; mais dans le même temps, autoriser le choix de la langue, c'est précisément faire de l'Eurovision une banale compétition de chanson, qui n'a plus rien du charme d'un parcours à travers différentes cultures. La musique du concours n'a jamais été très variée, chaque période reproduisant d'assez près les modes, mais la langue pouvait au moins introduire une forme de couleur locale, une incitation à utiliser des références patrimoniales dans la forme générale, le thème du texte ou même simplement les couleurs modales ou instrumentales…
Pour mémoire, en 1965, c'est France Gall qui remporte la victoire pour le Luxembourg avec un grand succès débattu (car olé-olé), Poupée de cire, poupée de son, dû à Gainsbourg. Sur la vidéo d'origine, on l'entend très nettement se reposer sur l'originalité du texte et la modernité de la musique (le grand orchestre imitant les sons de danses à la mode) : elle remporte la victoire avec une voix toute grêle… et une intonation particulièrement approximative ! Le candidat italien de 59 chantait certes bien plus mal, mais pas aussi faux !
Tout l'inverse de Wixell : technique conçue pour les micros, cherchant la proximité ou l'effet, et pas du tout la projection dans une salle – au contraire, le naturel est mis en avant, et ces défaillances techniques sont assumées, avec leur effet d'émission enfantine, qui concourt au caractère troublant de la pièce.
Je me suis beaucoup demandé qui étaient les orchestrateurs de toutes ces chansons : je ne suis pas persuadé que les spécialistes de la chanson, comme Popp ou Gainsbourg, aient ce degré de maîtrise de l'exercice (dans cette version de Tom Pillibi, en entend passer les astuces de beaucoup de grands maîtres…). Et même plus largement des arrangeurs, parce que les contrechants ne sont pas nécessairement prévus non plus. Mais ils ne sont pas crédités, et je suppose qu'il est de l'intérêt du système de ne pas les mettre en avant, pour exalter une figure reconnaissable. Déjà qu'on nomme les chansons par leur interprète, comme s'ils les avaient écrites (pas totalement illégitimement au demeurant : dans la chanson, ce peut être l'interprète qui apporte la touche décisive rendant une musique ou un texte mémorables).
Je projette de poursuivre mon exploration du patrimoine eurovu, je suis très curieux de sentir le moment de bascule (il y a déjà quelque chose, dans cette cohabitation baroque de 1965…) vers les accompagnements amplifiés et les musiques électroniques, vers le goût pour la chorégraphie et le spectacle qui oblitère l'importance de la chanson elle-même.
… et de découvrir de nouvelles pépites.
Pour le peu que j'aie pu en juger (c'est en réalité la première fois que je regarde le concours, au delà des quelques extraits qui font surface chaque année…), c'est un observatoire assez formidable des modes musicales, vocales et capillaires que j'entends débroussailler un peu.
D. Tom Pillibi après l'Eurovision
Tom Pillibi est un très grand succès. L'album (assez peu intéressant par ailleurs, trouvé-je) s'écoule généreusement (on peut l'écouter là), mais reste dans une veine très commune, vaguement teintée de jazz très blanchi, avec des textes parfaitement transparents ; et même vocalement et expressivement, on n'entend pas le même frémissement que lors de sa première exécution à l'Eurovision (elle le rechante après sa victoire, et c'est légèrement moins bien). Les aigus, en particulier, sont un peu durcis, alors qu'elle ose le passage en voix de tête sur scène ; et puis il manque les sourires dans la voix et les petits gestes qui parachèvent le tout.
La même année, Tohama reprend la chanson en belge, avec accompagnement de saxophones (qui réutilisent largement les contrechants d'origine) et sur un beat de fox-trot. Un quatrième couplet – placé en deuxième position –, à propos d'oiseaux fantaisistes, est ajouté par rapport aux versions de Jacqueline Boyer (a-t-il été écrit par Pierre Cour dès l'origine ? commandé pour l'occasion ? rédigé par un autre ?).
C'est sans doute la reprise la plus réussie de la chanson, qui malgré les changements (et le tempo rapide qui ne laisse pas aussi bien le temps de conter la ballade) en conserve grandement l'espièglerie.
S'ensuivent d'innombrables reprises :
► Les Riff pour chœur, avec des harmonies jazz (accords enrichis), où la narration cède le pas à la musique, mais avec beaucoup de saveur ;
► Yvette Giraud, une voix très grave, presque un ténor, avec alternance de chœurs ;
Aujourd'hui encore, il s'agit, à défaut d'un tube intersidéral connu de tous, d'un standard régulièrement repris par les amateurs de chanson française traditionnelle. Témoin ce petit bouquet informel :
● concert donné en Slovénie dans la langue et l'accompagnement d'origine, par le Gimnazija Kranj Orchestra (soirée thématique de chansons parisiennes) ;
● avec guitare folk et piano par Laetitia [[vidéo]] ;
● avec accompagnement de synthétiseur (reprenant largement l'orchestration d'origine), par Fabienne Thibeault ;
● avec une réalisation de synthétiseur plus soignée (existe-t-il des disques d'accompagnement qui l'incluent ?), par Julie Rodriguez, en 2008 ;
● le même accompagnement, cette fois par Les Chanterels (solo avec petit chœur d'accompagnement) ;
● le visuel permet de mesurer la nature des représentations, vraiment des spectacles populaires, de petits groupes de chant amateurs, qui témoignent de la rémanence de la chanson dans le le fonds commun (Cercle Orbey, avec boîte à rythme et synthé sur le vif), ici avec le couplet supplémentaire introduit chez Tohama ;
● plus raffinée, une belle version pour chœur a cappella par l'ensemble La Villanelle.
Il en existe aussi de très nombreux arrangements dans tous les styles et pour tous les formats d'orchestre, chez les orchestres de divetissement. Liste très loin de l'exhaustivité :
♫ avec sifflets (et contrechant de cor !), vibraphone, glockenspiel, cordes lyriques… le grand jeu par l'orchestre de Franck Pourcel, qui reprend largement l'orchestration d'origine (contrechants de violons lyriques, la marche du deuxième couplet…) ;
♫ doublure de xylophone, vibraphone et de pizzicati par Paul Bonneau et son orchestre ;
♫ avec Jacky Noguez (accordéon) et son orchestre ;
♫ plus franchouillardisant encore, mais avec une touche de Donizetti en sus, Jo La-Ré-Do (accordéon) et son orchestre, glissandi et diminutions attendues, et dialogues avec piano et saxo ténor !
et des versions solo :
♫ sur un orgue de barbarie de belle facture (il y avait donc des cartes poinçonnées pour ce tube !) ;
♫ à l'accordéon ;
♫ et bien sûr, au piano.
L'attrait est tel, qu'à la suite de la victoire de l'Eurovision, la chanson est traduite et enregistrée en mainte langue européenne.
♣ En néerlandais (la chanson atteint le 14e rang sur 100 dans les classements du pays, en 1960), gravée par une autre voix enfantine, Willeke Alberti.
♦ Vous remarquerez le petit changement mélodique du deuxième couplet, et bien sûr l'usage malicieux du présentatif français « Voilà Kleinzach Tom Pillibi ! ».
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♣ En danois, chantée par Raquel Rastenni,
♦ La traduction danoise, pour autant que j'en puisse juger (je ne dispose pas de la transcription, et considérant l'écart graphie-phonie dans cette langue-là, je ne veux pas donner de fausses garanties) reste proche de l'original de Pierre Cour, quoique utilisant le deuxième couplet comme chez Tohama. On insiste peut-être un rien plus sur la dimension séduisante de Tom Pillibi, mais l'essentiel de l'intérêt demeure porté à la chimère.
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♣ Également interprétée en Espagne (où la chanson fut première au cours de l'année 1960 – en quelle langue ? –, alors qu'elle n'était que 2e en France et 4e en Belgique), et même en espagnol, dont voici une interprétation (non officielle), par Juan Aznar.
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♣ En allemand, la chanson est portée par Jacqueline Boyer elle-même ; la chanson n'atteint jamais que la 21e place dans les classements, mais le succès est suffisant pour que Boyer fasse une bonne partie de sa carrière en Allemagne, où elle rechante régulièrement Tom Pillibi jusqu'à un stade avancé de sa carrière.
Le dernier couplet est encore plus explicite, puisque, au lieu d'annoncer ce seul défaut (avec la liste contradictoire de qualités), il est essentiellement consacré à son talent de séducteur (« ist sehr charmant », « ist als Galant allen im Land bekannt » – « connu comme un galant dans tout le pays »), et ne dévoile le caractère d'affabulateur, déjà largement introduit par le refrain, qu'à la fin du quatrain.
♦ L'ami qui raconte cela n'est pas nécessairement une femme ni une amante, surtout considérant la complaisance avec laquelle ses exploits sont rapportés (dès le début, la chanson avait été prévue pour Marcel Amont, donc les questions de vraisemblance sexuelle, comme pour le lied, ne constituent pas un obstacle).
♦ D'une manière générale, cette traduction-adaptation tire Pillibi vers le mauvais sujet : on raconte le portrait d'un garçon haut en couleurs, le séducteur et gentil fanfaron du canton, et on ne voit plus forcément la nécessité de raconter cette histoire (privée de la chute initiale).
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♦ Je dispose aussi d'une autre version, par un homme, avec accordéon, petit ensemble et même quelque voix. (Tony Westen, Golgowsky-Quartett, Orchester Will Glahé).
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♣ En anglais, chantée par Jacqueline Boyer (avec un beau naturel !) au Royaume-Uni (33e selon le UK Singles Chart de 1960) et plus célèbre dans sa reprise par Julie Andrews.
♦♦ Dans les couplets de Boyer, le décor change beaucoup : d'emblée, c'est une amante qui parle, et il est tout de suite question du potentiel de séduction de Tom Pillibi, nullement de ses occupations. Plus rien de fantasmagorique, le conte, le récit merveilleux ont disparu. Chaque quatrain, assez redondant, explore la même idée : il s'avère que ce garçon timide cache en réalité quelqu'un de plus rompu à l'art de la séduction. Et s'il ment (révélé dès le deuxième couplet, ce n'est plus une chute), c'est par fausse modestie, ou peut-être par stratégie.
♦♦ Dans le second couplet d'Andrews, on nous décrit même un maître de la manipulation des jeunes filles, feignant de demander la permission pour ce qu'il obtient d'emblée…
♦♦ En outre, dans les deux cas il est question de « sortir avec » Tom Pillibi, donc l'univers n'est plus du tout intemporel, voire médiévalisant (les vaisseaux, la fille du roi…), mais très ancré dans le quotidien du milieu du XXe siècle. Et plus encore, les temps utilisés (prétérit) suggèrent que l'histoire est finie, qu'il s'agit d'un souvenir d'expérience amoureuse légère, beaucoup plus du côté des contingences de la vie amoureuse réelle que de la petite fable française avec chute.
♦♦ La véritable chute se situe plutôt dans le refrain, qui joue avec l'expression traditionnelle « don't judge a book by its cover » (l'habit ne fait pas le moine) : So with a lover, as with a book / Don't trust the cover, or you might will be hooked (« Il en va des amants comme des livres / Ne vous fiez pas à la couverture, ne mordez pas à l'hameçon »). Pas tout à fait hilarant quand même. Beaucoup du charme d'origine est à mon avis laissé en chemin
♦ Jacqueline Boyer s'adapte remarquablement à la langue, avec une diction traditionnelle (les « -ed » finaux sont pleinement articulés,comme pour des cantiques ou du Haendel !), et même de beaux [t] plus en arrière sur les alvéoles (le [tʰ] expiré typiquement britannique), très naturels. La voix reste au demeurant placée au même endroit qu'en français, avec la même couleur à la fois légère, franche et brillante. Très séduisant, je dois dire.
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♦ Julie Andrews adopte une posture un peu différente ; d'abord, l'accompagnement orchestral diffère (moins symphonique, plus musical theatre – et très rapide, une chansonnette qui termine en lalala plutôt qu'une ballade) ; ensuite, la voix elle-même est plus ronde et lisse, et même l'accent, malgré (et grâce à) ses origines parfaitement anglaises, est d'une certaine façon moins pur, s'américanisant délibérément (le traitement des « a » est flagrant).
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Si les traductions en langues « rares » se font assez près du texte d'origine, la version allemande infléchit la chanson du côté du (gentil) mauvais garçon, et la version anglaise, parfaitement infidèle au projet d'origine, en fait un récit de relation amoureuse – pas très éloigné, finalement, de toutes ces chansons américaines sur l'amour de vilains tatoués. C'est tirer Tom Pillibi vers Big Fat Lie – autre doudou personnel, mais pas exactement le même univers !
E. Tom Pillibi et Jacqueline Boyer
Après avoir remporté le concours, généreusement vendu l'album en Europe, enregistré une version anglaise et régulièrement chanté en allemand le titre, l'engouement s'est poursuivi, jusqu'à nos jours.
La voici par exemple en 1981 dans un festival de l'Østfold (Sud-Est de la Norvège).
Sa technique, très en bouche, moins lyrique que celle de sa mère, explique la petite tension ou déconnexion dans l'aigu dès les débuts, et peut-être aussi le déclin progressif de l'instrument, mais j'y entends surtout un changement d'époque, avec une émission, plus chaude, feulée, en phase avec l'évolution du goût de la chanson (qui n'est pas à mon gré, mais tout est possible avec l'amplification, il n'y a plus d'impératif technique, le reste est affaire de goût) – et il me semble aussi, ce qui doit être vérifiable, y déceler les effets du tabac (accolement imparfait des cordes due à une irritation chronique).
Quoi qu'il en soit, Jacqueline Boyer n'a jamais mal chanté, même dans les bandes les plus récentes où, à l'âge de 74 ans, elle fait valoir une voix certes ternie, mais en rien effondrée.
Ces deux exemples permettent de mesurer l'adaptation de la chanson, par l'artiste elle-même, à toutes les modes d'accompagnement, acceptant des transcriptions très simplifiées par rapport à l'orchestre symphonique de l'Eurovision. On sent bien que très vite, par rapport à la première soirée, une certaine routine s'installe, et que Boyer raconte moins qu'elle ne chante, mais il reste la place pour quelques variantes intéressantes, dont celle-ci, qui m'a un peu intrigué.
[Vous noterez au passage les syncopes systématiques pour faire sonner plus jazz – elles n'étaient que ponctuelles, et expressives, dansla version originale –, ainsi que l'accompagnement à l'avenant.]
C'est le plus proche, chronologiquement, de la création d'Eugène le Mystérieux, et cela s'entend : voix très étroite et franche, remarquablement calibrée pour la chanson, une espièglerie charmante. Avec la vidéo, je m'interroge précisément jusqu'où celle-ci peut aller : au moment de faire le geste d'entrain pour « il est plein de vaillance » (1'52), on la voit réprimer un sourire – croise-t-elle un regard ? est-elle amusée de la naïveté de la posture ? ou bien perçoit-elle, l'espace d'un instant, un double sens (qui paraît en effet assez évident après « il est charmant, il a bon cœur », s'il n'était désarmé par ce geste badin), qui ne cadre pas avec le format de l'émission ?
Au demeurant, il s'agit d'une pièce difficile, il est rare que les chansons couvrent aussi une octave et demi, ce qui explique la transposition du la grave à l'octave supérieure (effet mélodique très commun, mais beaucoup plus chantable, en tout cas pour le public).
F. Rétroviseur et prémonitions
Quelle traversée, de la Fête Nationale à l'Eurovision des débuts, en passant par l'opérette et les transmutations d'un même titre… Il y avait de quoi, en continuant de dévider l'écheveau, s'amuser encore longtemps, mais je crois qu'il y a là matière à vous occuper pour quelques jours.
Si ce n'était pas le cas, vous pouvez toujours vous reporter aux autres séries de l'été de Carnets sur sol, en général (à partir de 2009 en tout cas) l'occasion d'explorer des pans de la culture populaire commune (découverte de l'eau chaude, ce peutêtre amusant) :
● 2006 : le mythe de Médée (1,2,3,4) ;
● 2006 : panorama Takemitsu (biographie, économie, corpus discographique, discographie commentée, catalogue alphabétique, catalogue générique, catalogue chronologique personnel commenté, mode d'emploi)
● 2006 : théâtre chanté chinois
● 2009 : Le Moine de Lewis (le Juif errant et le Hollandais volant, adaptation d'Artaud)
● 2009 : Retour aux sources de Carmen : variantes depuis Mérimée (1,2,3,4)
● 2009 : Eugène Sue et Les Mystères de Paris : citations, citations et Damase, motivations du lecteur et Damase, le Chourineur et Woyzeck, l'hymne de Damase.
● 2009 : Vampires, de Byron à Dracula.
● 2010 : Washington Square adapté pour le théâtre (plutôt grand public) par les époux Goetz, à partir de quoi il est parti au cinéma (Wyler), mais aussi « retourné » à l'opéra (Ducreux-Damase).
● 2010 : Random Harvest, un best-seller britannique de 1941, très révélateur de l'évolution du style populaire.
● 2011 : Calamity Jane et son mythe (1).
● 2011 : Wicked, prequel réorientée du Magicien d'Oz (1,2). Je n'ai jamais parlé du roman de Maguire, parce qu'il est mauvais.
● 2012 : Zorro et ses mythes (le roman surtout ; pas eu le temps de parler des mutations filmiques, après les avoir tous regardés tout de même, ni de parler de la formidable musique de William Lava pour la série Disney).
● 2012 : La Marquise d'O, Kleist et Rohmer.
● 2013 : Le grand roman sentimental féminin anglophone : Radcliffe, Austen (1), Brontë (1), Gaskell (1), G. Eliot, Wharton…
● 2013 : Ordalie Siegfried.
● 2014 : Pas grand'chose n'en a paru sur CSS. Plongée stakhanoviste dans les Meistersinger et Parsifal, partition au poing ; et puis pas mal de choses en fonctions d'onde / relativité / physique quantique / astrophysique, qui n'avaient pas forcément leur place ici non plus (sujets sur lesquels il y a déjà de la vulgarisation abondante, et par sensiblement plus qualifiés).
● 2015 : désolé, c'était plutôt ambiance balades.
● 2016 : Eurovision, donc. Une notule, mais beaucoup de défrichage. Quelques frayeurs et de très jolies choses, sans parler de la méditation sur l'évolution vocale, de Wixell à aujourd'hui…
● 2016 : Comics emblématiques redevenus à la mode. Là, non plus, c'est pas bon, mais la mutation des figures est intéressante, elle révèle des choses sur nous (de même, la mise à l'épreuve de mon incompréhension de l'attrait pour les superhéros). Mon éducation en la matière culminait (mais se limitait aussi largement) à Don Rosa.
aux autres aussi, je ne suis pas rancunier
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Chansons & Rondels a suscité :
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