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Anton WEBERN - Tief von Fern (poème de Richard DEHMEL)

Traduction, présentation, extrait sonore.

Il est temps d'en revenir aux choses sérieuses.

1. La pièce

Interprétation remarquable, un peu hédoniste peut-être, de Christiane Oelze et Eric Schneider. Plastique superbe. Seules petites remarques : la nature de la voix qui rend la compréhension plus difficile, et un petit "t" alvéolaire ("expiré") sur le deuxième tief. Rien de bien grave.
C'est en tout cas la recommandation de CSS pour l'intégrale des lieder de Webern - avec une évidence jusque dans l'atonalisme.




2. Traduction

Le poème utilisé par Webern pour ouvrir ce groupe de lieder est tiré des Erlösungen de Richard Dehmel, le poète central du décadentisme romantique de ce début de vingtième siècle. Alma Schindler-Mahler ou Arnold Schönberg, en particulier, lui doivent beaucoup d'inspiration.

Il s'agit ici de l'évocation d'un paysage dynamique, à deux moments différents (un par strophe).

Aus des Abends weißen Wogen
Taucht ein Stern ;
Tief von fern
Kommt der junge Mond gezogen.

Tief von fern,
Aus des Morgens grauen Wogen,
Langt der große blasse Bogen
Nach dem Stern.

Tâchons de traduire cela rapidement, totalement mot à mot, manière que vous puissiez directement vous reporter à la saveur de l'original.

Aus des Abends weißen Wogen / Des vagues blanches du soir
Taucht ein Stern ; / Emerge une étoile ;
Tief von fern / Profondément de loin
Kommt der junge Mond gezogen. / Vient tirée la jeune lune.

Tief von fern, / Profondément de loin
Aus des Morgens grauen Wogen, / Des vagues grises du matin
Langt der große blasse Bogen / S'étend la grande courbe blanche
Nach dem Stern. / Après l'étoile.




3. Versification

Des vers sans Auftakt (l'accent tombe sur la première syllabe du vers, il n'y a pas de syllabe non accentuée au départ du vers), disposés symétriquement, avec répétition de certains mots à la rime. [1] [Pour tout complément sur la versification, on peut se reporter par exemple aux notes assez concises de cet article.]

La longueur des vers se répartit de même, avec une régularité parfaite forte-faible [2] (toutes les mesures ont deux syllabes, alors qu'elles peuvent parfaitement en contenir trois, de la forme forte-faible-faible), mais alternant vers à deux accents et vers à quatre accents.

Le tout dans une disposition parfaitement harmonieuse, tous ces paramètres se retrouvant sur les mêmes vers. Si l'on récapitule le schéma :

4 -ogen
2 -ern
2 -ern
4 -ogen

2 -ern
4 -ogen
4 -ogen
2 -ern

Des rimes riches, qui confirment ce désir d'ordre et de soin formel.

Mais surtout, elles sont embrassées, et cette alternance de rimes, cette disposition en miroir, le retour éternel des mêmes valeurs et des mêmes rimes, tout cela semble mimer un mouvement de flux et de reflux.

Car c'est bien une parcelle d'éternité qui nous est communiquée par ces deux strophes, qui décrivent l'alternance jour-nuit de façon inversée. Un cycle en deux étapes.




4. Le poème

Mais Dehmel propose ce cycle de façon évidemment décalée par rapport aux lieux communs - à la bonne heure, sinon il ne serait pas poète.

D'une part, le point de vue adopté est à l'opposé du raisonnement traditionnel sur la succession des états : de même que le printemps annonce la renaissance après l'hiver, de même le soleil apporte à nouveau la vie et l'activité au monde.

Dehmel s'empare de cet astre blême tant aimé des romantiques, et, de façon plus malsaine, par les décadents - qui y voient un soleil à même d'éclairer un monde de pulsions révélées et relâchées par la nuit. Son originalité consiste à en faire l'étalon de sa pensée cyclique : la normalité n'est pas incarnée par le soleil, mais par la lune.

Le poème débute ainsi par la naissance au soir, et s'achève avec la mort du matin. Avec cette étrangeté qui fait repenser le monde - quelque chose de très troublant persiste dans cette inversion qui serait banale si la langue de Dehmel n'avait cet aspect évasivement évocateur, laissant apercevoir des choses que nous concevons confusément, mais ne pouvons réellement voir - les deux derniers vers en particulier.

D'autre part, Dehmel mêle deux dimensions simultanément, grâce à la densité des monosyllabes allemands, si propices à la poésie : fern et tief se télescopent, la distance et la profondeur se mélangent, en créant, ici également, une nouvelle réalité de la perception. Avec cette froideur de ton à la fois aimablement simple et un peu effrayante.

La lune qui meurt, voilà bien une idée de décadent !




5. La mise en musique

Si elle conserve la même relative distance émotive, la musique de Webern n'évoque pas cette froideur - mais ce sera sans doute à attribuer à l'esthétique même du jeune Webern, qui semble toujours harassée comme un été gorgé de soleil.

En revanche, point d'affectivité débridée. D'étranges harmonies, souvent déceptives [3] nous mènent au fil d'une mélodie pas particulièrement retorse, mais absolument impossible à deviner au fil de la première écoute.

Evidemment, vu du XXIe siècle, on ne peut que songer, à plusieurs reprises, à des tournures jazzistiques, ou bien aux recherches d'Alma Schindler-Mahler - tous deux fréquentaient cordialement Alban Berg. Un esprit du temps assez remarquablement condensé.

Ce n'est pas une musique difficile, au demeurant ; elle demeure tout à fait tonale et chatoyante - mais toujours aux limites de l'errance.

Un petit bonbon décadent.

Notes

[1] Rappelons que la rime est facultative en allemand.

[2] Il s'agit en réalité plutôt de syllabes accentuables, mais la chose est plus claire ainsi exprimée, à ce qu'il nous en semble.

[3] Comprendre : ménageant de nombreuses attentes trompées.


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Commentaires

1. Le lundi 25 février 2008 à , par Morloch

Très beau, j'ignorais que Webern avait écrit des choses aussi tonales.

Merci pour l'extrait :)

2. Le lundi 25 février 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Bonsoir !

C'est le premier des Frühe-Lieder, vraiment le tout début. Ensuite, tout devient très vite dodécaphonique, mais avec une évidence et un naturel que n'auront jamais ni Schönberg ni Berg, y compris dans leurs compositions tonales.

3. Le vendredi 29 février 2008 à , par sk†ns

Les premiers lieder, ça reste encore charmant, à un niveau richardstraussien.
J'ai enchaîné avec les Op.12 de (édition Boulez/Webern) : la partie vocale y est vraiment hard, j'ai pas tenu le cycle…

4. Le samedi 1 mars 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Oui, extrêmement défragmenté, avec les grands sauts d'intervalle. Mais rien à faire, je trouve ça naturel et évident.

A mon goût, toutefois, la première période est peut-être la plus belle (avec une grosse prédilection pour les 5 Dehmel de 1908 que je viens d'évoquer dans le billet qui fait suite). Lorsque la tonalité est complètement dynamitée, mais encore présente comme (parfois lointain) système de référence.

Rien du caractère très profondément 'marasmatique' des premiers Schönberg et Berg, bien plus orthodoxes sur le plan tonal, mais aussi fortement déprimants. A la limite du supportable émotionnellement pour moi, tandis que le plus aride du Webern conserve un charme certain, presque de la grâce.

Je ne suis pas bien sûr d'avoir vendu mon Webern, mais j'aurai essayé.

5. Le samedi 1 mars 2008 à , par sk†ns

Pour ma part, je trouve ça très ça bien vendu puisque je ne prêtais guère attention à ses lieder avant la lecture de ta notule, me contentant très occasionnellement des « Complete works for String Quartet and Trio » (Artis Quartet) et autres adorables « Drei kleine Stücke op. 11 » (Tharaud et… Queyras).

6. Le samedi 1 mars 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

J'apprécie ces efforts de consolation à leur juste mesure. <]:o)

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