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Tout va bien – (Woyzeck le Chourineur)


En fin de compte, la notion de meurtre est toute culturelle, hein.

Exemple 1.


[[]] [[]]
Sans en reproduire exactement le texte, ces deux extraits reprennent les situations et le vocabulaire du Woyzeck de Georg Büchner. Oui, il ne s'agit pas du Wozzeck de Berg, on va voir un peu plus loin ce dont il retourne. Ici, successivement les deux scènes que nous présentons.


Crime :

MARIE
Was der Mond rot aufgeht !
WOYZECK : Wie ein blutig Eisen.
MARIE : Was hast du vor, Franz, du bist so blaß. (Er holt mit dem Messer aus.) Franz halt ein! Um des Himmels willen, Hilfe, Hilfe !
WOYZECK (sticht drauflos): Nimm das und das ! Kannst du nicht sterben ?
So ! So ! - Ha, sie zuckt noch ; noch nicht ? Noch nicht ? Immer noch. (Stößt nochmals zu.) Bist du tot ! Tot ! Tot ! (Er läßt das Messer fallen und läuft weg.)

[Büchner : Woyzeck tue Marie qui contemple la lune rouge.]

Proposition de traduction en langage trivial [1] (trouvé dans Théâtre populaire, paru chez l'Arche en 1953) :

MARIE : La lune se lève, comme elle est rouge !
WOYZECK : Comme un fer sanglant !
MARIE : Que veux-tu faire, Franz ? Tu es si pâle. (Il la saisit par le poignet ; elle se dresse.) Franz, arrête. Pour l'amour du ciel... Au secours ! Au secours !
WOYZECK, la frappant : Tiens, voilà pour toi, et encore pour toi. (Elle s'écroule, Woyzeck penché sur elle :) Tu n'arrives donc pas à mourir ? Tiens, tiens ! (Il la frappe encore.) Ah ! Elle remue toujours... Pas encore fini ? Pas fini ? Toujours vivante ? (Il enfonce le couteau.) Es-tu morte, maintenant ? Morte ! Morte !
(Il laisse tomber le couteau, des gens viennent, il s'enfuit.)

Expiation :

WOYZECK (allein) : Das Messer ? Wo ist das Messer ? Ich hab' es da gelassen. Es verrät mich ! Näher, noch näher ! Was is das für ein Platz? Was hör' ich? Es rührt sich was. Still. - Da in der Nähe. Marie? Ha, Marie ! Still. Alles still ! Was bist du so bleich, Marie? Was hast du eine rote Schnur um den Hals? Bei wem hast du das Halsband verdient mit deinen Sünden ? Du warst schwarz davon, schwarz ! Hab' ich dich gebleich? Was hängen deine Haare so wild ? Hast du deine Zöpfe heute nicht geflochten? … - Das Messer, das Messer ! Hab' ich's? So ! (Er läuft zum Wasser.) So, da hinunter ! – (Er wirft das Messer hinein.) Es taucht in das dunkle Wasser wie ein Stein. - Nein, es liegt zu weit vorn, wenn sie sich baden. (Er geht in den Teich und wirft weit.) So, jetzt - aber im Sommer, wenn sie tauchen nach Muscheln? - Bah, es wird rostig, wer kann's erkennen. - Hätt' ich es zerbrochen! - Bin ich noch blutig? Ich muß mich waschen. Da ein Fleck, und da noch einer …

[Venu rechercher le couteau qui le trahit, Woyzeck voit, dans son délire, partout du sang. Chez Gurlitt [2], il en vient même à fondre la lune et le sang en une même entité : Der Mond ist blutig - « La lune est pleine de sang » [3]. Paniqué, il se noie dans l'étang en voulant se nettoyer.]

C'est écrit en 1837 ; pourtant ce anti-héros absolu, non seulement pâle meurtrier, mais de surcroît de jouet de toutes les puissances qui l'entourent (les sarcasmes de ses supérieures, les jugements de ses semblables, les expérimentations du Docteur, l'infidélité de Marie, et sa propre nature schyzoïde), sera très prisé du XXe siècle, comme bon nombre de personnages de Büchner. Dantons Tod sera adapté par Gottfried von Einem, Jakob Lenz par Wolfgang Rihm...

Or, il se trouve que simultanément avec Alban Berg, sans que l'un ait connaissance du travail de l'autre, Manfred Gurlitt a produit un formidable Wozzeck - dont sont extraites les deux pistes musicales que vous entendez. Dans une langue tonale mais très travaillée, aux confins du postromantisme (flots de cordes mélancoliques) et de l'expressionnisme le plus brutal (l'orchestre qui hurle subitement lors du coup de couteau, c'est à renvoyer les effets de Lady Macbeth à des amusements de petits garçons), Gurlitt donne la priorité non pas au détail de l'orchestration et au malaise extrême de l'harmonie, comme chez Berg, mais à la nudité de la déclamation. Avec un résultat tout aussi impressionnant, peut-être moins physique, mais textuellement plus voluptueux.

La parenté la plus étonnante entre les deux oeuvres est que, loin de chercher à reconstituer les liens entre les fragments du drame inachevé de Büchner, les deux compositeurs ont, chacun de leur côté, sélectionné des scènes isolées (plusieurs sont communes), en leur attribuant une forme musicale fixe (comme la chaconne du monologue du couteau, le second extrait).

[Il faut peut-être préciser que le choeur fantomatique mais éclatant que vous entendez (Mörder - « meurtrier ») ne figure pas chez Büchner, chez qui on chercherait avec peine une transcendance ou une rétribution claires.]

Vous entendez ici la remarquable version de Gerd Albrecht (la seule au demeurant), parue chez Capriccio, splendidement distribuée et interprétée avec une très grande conviction. Il se murmure que Nicolas Joel aurait envie de monter l'oeuvre - rien n'est décidé pour l'instant, mais c'est sur la table...
Il faut aussi connaître de Manfred Gurlitt les Quatre Chants dramatiques [4], tirés de pièces de théâtre allemandes. A mettre aux côtés, dans des styles différents mais tout aussi décadents, des Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss et de Vom ewigen Leben de Franz Schreker. Gurlitt a sur eux le grand avantage de respecter la prosodie, et de se fonder avant tout sur le texte (de très bons textes, de surcroît [5]) pour faire naître l'émotion ; il ne faut donc pas y chercher plus de lyrisme fabuleux que chez Strauss ou plus d'orchestration foudroyante que chez Schreker, mais le résultat, dans le genre du grand lied orchestral décadent pour voix de femmes, est au moins aussi convaincant. [Pas la peine de dissimuler qu'il n'y a pas mieux que ça, dans ce genre, pour les lutins.]

--

Cinq ans plus tard, un autre auteur écrivait quelque chose d'étrangement similaire :

Lire la suite.

Notes

[1] Ce n'est pas sensible dans cet extrait-là.

[2] Gurlitt, contrairement à Berg, modifie le texte original, en réutilisant au demeurant le même vocabulaire dans le même genre de structure syntaxique simple, simplement pour le réagencer à son gré.

[3] A moins que ce ne soit avec une dernière syllabe escamotée par le chanteur, pour Der Mond ist blutig, c'est-à-dire couverte de sang, sanguinolente ?

[4] Un disque également superlatif existe : Christiane Oelze y est dirigée par Anthony Beaumont.

[5] ... si bien qu'on y entendra une nième version du Roi de Thulé... et pas la plus laide !


Exemple 2.


[[]]
Le récit du Chourineur résumé par Marcel Achard pour la musique de Jean-Michel Damase - qui vaut beaucoup mieux que le seul article que nous lui ayons à ce jour consacré, précisons. Dans le texte original, le Chourineur, à partir du même récit, connaît de grands remords en réalité, et n'est plus prêt à chouriner qui que ce soit ; tout au plus à rincer une fillette pour qu'elle lui offre un peu d'eau d'aff. Et encore, pas après le premier chapitre...
Ici non plus, ce n'est clairement pas le meilleur de ce feuilleton lyrique, mais ce résumé est fort bienvenu avant notre petit extrait.


Souvenirs du crime :

— Tonnerre!... M. Rodolphe! dit le Chourineur en ôlant sa redingote avec empressement et en relevant les manches de sa chemise qui laissaient voir ses bras d'athlète. Ça me rappelle ma jeunesse et l'abattoir... Vous allez voir comme je taille là-dedans... Nom de nom... je voudrais déjà y être!... Ton couteau, garçon... ton couteau... C'est ça... tu l'y entends... Voilà une lame!... Qui est-ce qui en veut ?... Tonnerre ! avec un chourin comme ça je mangerais taureau furieux... !

Et le Chourineur brandit le couteau. Ses yeux commençaient à s'injecter de sang ; la bêle reprenait le dessus ; l'instinct, l'appétit sanguinaire, reparaissaient dans toute leur effrayante énergie.

[...]

Rodolphe resta seul avec le Chourineur ; il l'examinait avec attention, presque avec anxiété.

Voyons, à l'ouvrage ! lui dit-il.

— Et ça ne sera pas long ; tonnerre !... Vous allez voir si je manie le couteau... Les mains me brûlent... ça me bourdonne aux oreilles... Les tempes me battent comme quand j'allais y voir rouge... Avance ici, toi... eh ! Madelon, que je te chourine à morl !

Et les yeux brillant d'un éclat sauvage, ne s'apercevant plus de la présence de Rodolphe, le Chourineur souleva le mouton sans effort , d'un bond il l'emporta... On eût dit d'un loup se sauvant dans sa lanière avec sa proie.

[...]

Au moment où le mouton sentit la lame, il poussa un petit bêlement doux, plaintif, leva son regard mourant vers le Chourineur... et deux jets de sang frappèrent le tueur au visage.

Ce cri, ce regard, ce sang dont il dégouttait, causèrent une épouvantable impression à cet homme. Son couteau lui tomba des mains; sa figure devint livide, contractée , effrayante , sous le sang qui la couvrait ; ses yeux s'arrondirent, ses cheveux se hérissèrent ; puis, reculant tout à coup avec horreur, il s'écria d'une voix étouffée :

« Oh : le sergent ! le sergent ! ...»

Rodolphe courut à lui.

« Reviens à toi, mon garçon...

— Là. ..là... le sergent...! » répéta le Chourineur en se reculant pas à pas... l'œil fixe, hagard, et montrant du doigt quelque fantôme invisible. Puis, poussant un cri effroyable, comme si le spectre l'eût touché , il se précipita au fond de la tuerie, dans l'endroit le plus noir, et là, se jetant la face, la poitrine, les bras contre le mur, comme s'il eût voulu le renverser pour échapper à une horrible vision, il répétait encore d'une voix sourde et convulsive :

« Oh ! le sergent !... le sergent !... le sergent !... »

--

IX (du livre II)

LE DÉPART.

Grâce aux soins de Murph et de Rodolphe, qui calmèrent à grand'peine son agitation, le Chourineur était complètement revenu à lui. Il se trouvait seul avec le prince dans une des pièces du premier étage de la boucherie.

« Monseigneur, dit-il avec abattement, vous avez été bien bon pour moi... mais, tenez, j'aimerais mieux être mille fois plus malheureux encore que je ne l'ai été... que de rester boucher...

— Réfléchissez... pourtant.

— Voyez-vous, monseigneur... quand j'ai entendu le cri de cette pauvre bête qui ne se défendait pas... quand j'ai senti son sang me sauter à la figure... un sang chaud... qui avait l'air d'être en vie... oh ! vous ne savez pas ce que ça a été... alors, j'ai revu mon rêve... le sergent... et ces pauvres jeunes soldats que je chourinais... qui ne se défendaient pas, et qui en mourant me regardaient d'un air si doux... si doux... qu'ils avaient l'air de me plaindre... Oh ! monseigneur!... c'est à devenir fou !...

Et le malheureux cacha sa tête dans ses mains avec un mouvement convulsif.

— Allons, calmez vous.

— Excusez-moi, monseigneur ; mais maintenant, la vue du sang... d'un couteau... je ne pourrais la supporter... A chaque instant ça réveillerait mes rêves que je commençais à oublier... Avoir tous les jours les mains ou les pieds dans le sang... égorger de pauvres bêles... qui ne regimbent pas... oh ! non, non , je ne pourrais pas... J'aimerais mieux être aveugle, comme le Maître d'École, que d'être réduit à ce métier. »

Il est impossible de peindre l'énergie du geste, de l'accent , de la physionomie du Chourineur en s'exprimant ainsi.

Et le chemin de la rédemption :

— Comme après tout cette profession pouvait ne pas vous convenir, j'avais songé en ce cas à autre chose. Une personne qui possède beaucoup de propriétés en Algérie peut me céder pour vous l'une des deux vastes fermes qu'elle possède en ce pays. Les terres qui en dépendent sont très-fertiles et en pleine exploitation ; mais, je ne vous le cache pas, ces biens sont situés sur les limites de l'Atlas, c'est-à-dire aux avant-postes, et exposés à de fréquentes attaques des Arabes...

[...]

Il est inutile de peindre les transports de joie du Chourineur.

Dieu merci, il n'égorgera plus de moutons, il se contentera de plomber des arabes. Le Salut tient à peu de chose, n'est-ce pas ?

Evidemment, sur ce point-là, le texte paraît assez daté (tout un éloge de la colonie est fait dans le même moment), mais l'époque de l'écriture des Mystères de Paris est celle de la résistance d'Abd el-Kader, et les mentalités sont teintées en conséquence des massacres réciproques.

Par ailleurs, Sue fait des propositions extrêmement troublantes sur la justice rétributive, elles aussi dans une conception de la dignité diamétralement opposée à celle de nos jours, et qui méritera qu'on s'y arrête à l'occasion.


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Commentaires

1. Le mardi 9 juin 2009 à , par tokjdm

Merci pour ce billet passionnant. Je n'avais jamais entendu le nom de Gurlitt avant. Cherchant sur Wikipedia, je découvre que fuyant l'Allemagne il s'est réfugié à Tokyo ou il a eu une activité intense de chef d'opéra, montant beaucoup d'oeuvres pour la première fois et aidant plusieurs sociétés d'opéras japonaises (qui existent d'ailleurs toujours et avec pour certaines d'entre elles des habitudes de style de chant très germaniques dont je me demandai l'origine....). Wikipedia anglais note qu'il fréquentait beaucoup l'Ambassade d'Allemagne pendant la guerre alors que Wikipedia japonais choisit de le présenter plutôt comme une victime juive du nazisme....
Il s'est marié avec une chanteuse d'opéra japonaise et est mort à Tokyo en 1973 (1972 sur d'autres sites).

2. Le mardi 9 juin 2009 à , par DavidLeMarrec

Gurlitt est en effet peu connu, si ce n'est par les quelques disques qui ont émergé depuis quelques années : Goya-Symphonie, Wozzeck (en adoptant la même variante que Berg sur le nom propre...), les Vier Dramatische Gesänge... et Die Soldaten. Ce qui le caractérise est largement sa déveine noire :
- Wozzeck, pas de chance, Berg écrit le sien, révolutionnaire, simultanément ;
- Die Soldaten, c'est manqué, l'opéra postérieur de Bernd Alois Zimmermann lui vole la vedette (bien que ç'ait peut-être été un motif de curiosité supplémentaire pour le recréer, sachant que l'oeuvre n'était pas non plus passée à la postérité...).

Et cela continue. Il est assez étrange qu'il ait choisi le Japon pour son exil : Hitler a usé de son crédit pour qu'il n'y soit pas joué, avec quelque succès. [Ca explique peut-être ses démarches à l'ambassade.]
Enfin, lors de sa tentative de retour en Allemagne, il était totalement démodé.

Une preuve de plus, s'il en fallait d'autres, qu'on peut écrire des oeuvres de premier plan et, circonstances aidant, demeurer largement inconnu.

J'espère en Joel, à présent...


Merci pour cette réaction, et bonne journée !

3. Le mardi 22 avril 2014 à , par ronflant

The most amazing relationship between the two works is that, far from seeking to restore links between fragments of unfinished drama. Really thank you for explaining more about the relationship between two different artwork..

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