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lundi 29 mai 2017

[Sursolscope] – programmes possibles de juin 2017


Puisque je n'ai pas le droit de m'en abstraire (oui, on m'a crié qu'on m'aime, et je bougonne, parfaitement), voici quelques petites recommandations pour le mois de juin à Paris et un peu au delà, avant de basculer dans l'univers assez différent des concerts d'été.

Cette fois encore, pour des raisons de praticité, je me limite à une petite expansion de ce que j'ai déjà collecté pour mon usage personnel, donc en région Île-de-France essentiellement. La sélection ne se limite pas à Paris ou, du moins, est faite après la lecture des programmes de la plupart des salles de la région – en musique en tout cas, puisque l'offre de théâtre est tellement incommensurable que je me limite à indiquer quelques-unes de mes marottes.

Je proposerai plus tard un retour sur les différents concerts vus en mai et non couverts par la dernière notule de bilan. C'est que je souhaite, comme déjà exposé, limiter le temps passé à la chronique du temps pour explorer plutôt les œuvres, comme fait récemment avec Alcione de Marais, le théâtre de marionnettes de Maeterlinck, les musiques de scène de Chausson ou le répertoire du triangle… Le temps d'écriture étant structurellement limité (ne serait-ce que par le temps passé à voir les spectacles, et à écouter les disques, à lire les partitions… et par tout le reste d'une vie), autant le faire porter sur des domaines où l'offre est moins abondante que le commentaire de spectacles.

En rouge figurent les concerts qui me paraissent particulièrement prometteurs – je n'irai pas nécessairement, mais je suis confiant sur l'intérêt des œuvres et/ou le résultat.





juin 2017
Ou bien, une autre possibilité d'activité en juin.
(Clairière française stéréotypique, presque caricaturale,
 trouvée à l'Est de Saint-Chéron –
pris le 13 mai dernier à 19h21, si vous êtes curieux.)






Baroque italien

☼ Madrigaux de Marenzio, Luzzaschi, Le Jeune, Monteverdi et Flecha pour le récital de fin d'études d'une chantre du CMBV (voix de dessus). Bibliothèque municipale de Versailles, le 21 à 19h.

☼ Vêpres de Monteverdi par Pichon le 11 à la Chapelle Royale de Versailles. En avant les couleurs !

☼ Concert de fin d'études d'un chantre du CMBV (haute-contre) dans des œuvres (rares) de Salomone Rossi et Louis Saladin. Hôtel des Menus-Plaisirs (Versailles), le 30 mai à 19h. Gratuit.





Baroque français

♥ Concert de fin d'études d'un chantre du CMBV (haute-contre) dans des œuvres (rares) de Salomone Rossi et Louis Saladin. Hôtel des Menus-Plaisirs (Versailles), le 30 mai à 19h. Gratuit.

Airs de cour Louis XIII par l'ensemble Correspondances : Constantin (l'un des compositeurs du Ballet de la Nuit), Boësset et Moulinié. Le 11 à 18h30, Maison de la Radio.

Airs de cour de Lambert et Charpentier par l'Yriade et son directeur musical Cyril Auvity. Opéra-Comique, le 16.

♥ Grands motets de Lalande à la Chapelle Royale les 30 et 31 mai. Pas les plus intéressants à mon sens, incluant notamment le fameux Te Deum, loin d'être son œuvre la plus rafinée comme le Confitebor ou surtout le miraculeux Jubilate Deo omnis Terra, enregistré une seule fois par Colléaux, jamais réédité ni réenregistré. Mais c'est le Poème Harmonique qui officie, et avec littéralement les meilleurs : Šašková, Negri, Auvity, Clayton, Morsch !

♥ Charpentier sacré aux Blancs-Manteaux le 1er : Messe des morts, Te Deum, Dixit Dominus, par le chœur amateur La Fontenelle, préparé toute l'année par l'excellent spécialiste Martin Robidoux. Seul obstacle : le prix, 20 à 25€ pour un chœur amateur (et des œuvres qui ne sont pas, hors du Dixit Dominus, si rares).

♥ Rattrapage possible pour Alcione de Marais, donnée à l'Opéra Royal de versailles le 9 et le 11.

♥ L'Ode de Fortune de Pancrace Royer par une basse-taille chantre du CMBV (récital de fin d'études) le 7 à 19h, à l'Hôtel de ville de Versailles. Gratuit.





XVIIIe siècle

Royer et Duphly, les aspects spectaculaires puis galants du clavecin du milieu du XVIIIe siècle par les élèves du Conservatoire du VIIe arrondissement, à l'Hôtel de Soubise, le 28.

□ Immanquable, la résurrection de la Phèdre de Lemoyne, l'un des grands succès de la période post-gluckiste, un compositeur dont on n'avait encore rien. Aux Bouffes-du-Nord, Julien Chauvin la remonte en version de chambre pour 4 chanteurs et 10 instruments. Sa dernière tentative dans ce genre, pour Atys de Piccinni (mais en plus seulement sous fortme d'extraits), était un enchantement. Du 8 au 11 juin, tarif unique de 30€.

□ Amandine Beyer et du pianoforte, dans Mozart et Dussek notamment. Seine Musicale, le 24 à 16h30.





Opéra romantique français

† La Princesse de Chypre d'Halévy le 7 au TCE (Gens, Niquet). L'œuvre (je l'ai jouée, il y a lontemps) n'est pas le plus grand Halévy, clairement, loin des fulgurantes, même ponctuelles, de La Juive ou de Charles VI (« jamais en France, jamais l'Anglais ne règnera »), mais les récitatifs sont fermement prosodiés et les ensembles nombreux. Ensuite, mélodiquement et harmoniquement, l'ensemble est un peu chiche : ça ne ressemble pas à du belcanto romantique, mais ce n'est pas forcément beaucoup plus complexe – les altérations, il faut les attendres. Comme l'action avance bien et que sa construction générale tend justement à exalter le naturel et le théâtre, ce devrait très bien fonctionner en salle.
J'y serai, mais je vends deux (bonnes) places au-dessous des prix du marché (25€ au lieu de 30).

† Airs d'opéra français par Brahim-Djelloul, Guèze, Sempey, pas forcément la fête vocale pour les deux derniers, mais une très belle sélection Rossini, Meyerbeer, Halévy, Thomas, Delibes, Chabrier, Reyer, Messager, Hahn, Saint-Saëns… Je bouillonne du détail de ce qu'on pourrait donner – même si je crains qu'une partie soit confisquée par des airs virtuoses plutôt que par des trios, surtout considérant l'intitulé diva et la conception co-confiée à Brahim-Djelloul (les autres étant décrits comme des compléments)… Accompagnement par Pasdeloup, le 11 à 16h30.
[Oh, mais je vois que Julien Dran remplace Sébastien Guèze, excellente nouvelle, même si je me demande ce qu'on pourra en entendre au fond de la Philharmonie – enfin, vu que les derniers « réglages » rendent les voix immenses, peut-être pas.]

† Récital d'opéra français pas trop fréquent (Chabrier notamment) par Arquez et Bou à l'Opéra-Comique, accompagnement au piano. Devrait être très intense par ceux-là.

Le Timbre d'argent de Saint-Saëns, que je n'ai jamais écouté ni lu (mais les opéras de Saint-Saëns sont tous excellents). Je l'ai déjà dit, j'attends beaucoup Frédégonde, qui a l'air très beau à la lecture, d'une richesse plutôt comparable aux Barbares, mais Agnès Terrier nous le survend comme l'un des meilleurs livrets de tous les temps, et comme une œuvre d'une densité musicale particulière, alors je tâche de ne pas trop lâcher la bride à mon exaltation et me contenterai d'être au rendez-vous la bave aux lèvres.





Musique de chambre romantique et postromantique

→ Les grands standards de la guitare : Weiss (transcrit, mais comme le luth s'écrit aussi en tierces et quartes, les doigtés demeurent comparables), Giuliani (dont la naïveté gracieuse ne manque pas de séduction), Albéniz, Piazzolla, Hôtel de Soubise le 17.

Le violoncelle français du XIXe siècle au château d'Écouen le 10. Franchomme & friends, je suppose, je n'ai pas encore le programme, mais c'est manifestement dans une perspective un peu érudite, par des musiciens du CNSM, ce devrait être intéressant. Gratuit sur réservation.

→ Festival Bru Zane de musique de chambre aux Bouffes du Nord. Très appétissant, mais cher pour de la musique de chambre (25€, c'est plutôt de l'entrée de gamme pour de l'opéra dans les grandes maisons), alors que l'offre est déjà riche dans la capitale, donc je ne recommande qu'avec mesure, même si les interprètes sont remarquables. Quintette de La Tombelle le 12, Trio de Gouy par le Trio Sōra le 15, récital Gens-Manoff le 16…
[Le Trio Sōra joue un quatuor de Gouvy, puis se mêle à d'autres musiciens pour des œuvres (un peu) moins rares : Lekeu, Chanson perpétuelle de Chausson. Dans le cadre du festival Bru Zane aux Bouffes du Nord – toujours le même problème du tarif élevé concernant les standards de la musique de chambre à Paris, mais ce sera magnifique.]

Variations de Bizet (impressionnantes), Appassionato de Saint-Saëns, Rhapsodies de Brahms et Prélude, Choral & Fugue de Franck par Oppitz salle Turenne le 16. Décidément, après Rzewski plus tôt dans la saison, le lieu de la virtuosité alternative au piano.

→ Quintettes de Brahms et Castillon au Musée d'Orsay le 13 à 12h30. Avec Heisser et le Quatuor Cambini Paris (sur instruments anciens, Julien Chauvin premier violon).

Quatuors de Beethoven (n°7) et Debussy par le Quatuor Akilone. Hôtel de Soubise, le 24.

→ Lucas Debargue, un des jeunes pianistes très intéressants même dans les répertoires rebattus, à la fois virtuose, exécutant très structuré et doté d'une réelle personnalité musicale, joue un programme Schubert-Szymanowski à l'église d'Auvers-sur-Oise, le 29 à 21h.

→ Concert de quatuor au musée Moreau (le 13) : Beethoven 10 et Bartók 5 – mais par des membres de l'Orchestre de Paris, c'est-à-dire avec une habitude (et un nombre de répétitions surtout !) moindre que chez les ensembles constitués, même de faible renom (j'avais été frustré par leur Schumann-Kurtág, mais ce reste valable pour la plupart des quatuors d'orchestre).





Lieder et mélodies

♪ Programme soprano-guitare avec Julia Jérosme à L'Isle-Adam (21h) le 22. Paganini, Giuliani, Mertz, Tarrega. (20€.)

Wagner (Wesendonck), Brahms, Gounod, Duparc, Chausson (Chanson perpétuelle), par Deshayes et Cassard salle Turenne, le 9.

Lieder de Weigl (un bon symphoniste post-romantique, assez spectaculaire) à la Maison de la Radio le 10 à 16h. Couplage (pour remplir, mais pas aussi utile), avec la Nuit transfigurée (celle de Schönberg, hélas).

♪ Pour ceux qui se se le demandaient, le programme d'Anja Harteros a enfin paru : Schubert, R. Strauss, Berg, pas que des scies au demeurant, mais mon pari insensé « comme son public est captif, elle va oser la confrontation Pfitzner / Schreker » était… un pari insensé. Je revends ma place, bien sûr. Ça partira très vite, faites vite signe si vous êtes intéressé.

Hölderlin-Fragmente et Winter Words de Britten par le duo Bostridge-Drake (qui jouera auparavant la première moitié du Winterreise, au musée d'Orsay le 1er. Probablement complet, mais ce devrait être bien dans ce petit espace.

Fabien Hyon propose une fois de plus un programme original et ambitieux. Au Petit-Palais à 12h30, le 15. Ohana, Falla, Turina, Granados, Canteloube, et les cocasses (pas musicalement…) Hermit Songs de Britten.

♪ L'inaltérable Françoise Masset dans un programme avec guitare à la Maison du Danemark le 14 à 19h.





Musiques chorales

♫ L'étrange cantate de Niels Gade autour d'Ossian est jouée par Laurence Équilbey avec l'Orchestre de l'Opéra de Rouen. On peut prévoir une exécution qui n'est pas la plus vive pour une œuvre qui n'est pas la plus saillante, mais le fait même de le donner attise immanquablement la curiosité – d'autant qu'un commentateur de céans affirmait, plus tôt dans la saison, que ce n'était pas si mal.

♫ La Maîtrise de Radio-France chante Britten et Cui (et Lauridsen en français le 20 à 19h à Bondy. Gratuit.

♫ Le formidable Chœur de l'Orchestre de Paris donne un programme pour la Fête de la musique le 21. Et tout l'après-midi se succèderont, dans la cour de l'Hôtel de Soubise, des concerts gratuits de formats très divers.





Autres spectacles bizarres


Concert du Prix de direction du CNSM à la Cité de la musique le 22 (programme peu original, je ne l'ai pas relevé). Gratuit.

« Symphonie en si mineur », reconstitution de fragments de Debussy par Colin Matthews (également orchestrateur des Préludes, me semble-t-il), à la Maison de la Radio le 16. Je préviens, ce n'est pas très bon : ça ne ressemble pas à du Debussy (même pas vraiment à celui de L'Enfant prodigue et du Gladiateur) et ce n'est pas de la grande musique. C'est surtout le plaisir de voir écrit sur le poème « symphonie de Debussy », ce qui m'amuse tout autant que les programmateurs, manifestement.

Un concert-installation soviétique au Centquatre, le 8.

Dracula de Pierre Henry à l'Athénée, les 2 et 3 juin. Je n'arrive pas à trouver d'informations précises sur l'œuvre : je me doute bien que ce ne doit pas être un arrangement servile de l'intrigue de Stoker, mais il doit y avoir Déserts de Varèse dedans (partie orchestre ou partie bande ? – la première est un bijou, la seconde… a vieilli), et aussi la présence du Balcon, ensemble instrumental spécialiste. Quelle est donc la part d'Henry ?  Le concept d'ensemble ?  Narratif, atmosphérique ?  J'aimerais bien pouvoir déterminer si c'est plutôt une économie générale façon Lighthouse ou façon Ismène.

Une création de Czernowin (enfin, déjà jouée aux Pays-Bas, me semble-t-il, et coproduite avec la Philharmonie) le 14 à la Cité de la Musique, mais de ce que j'ai entendu de sa musique vocale, c'est touffu, moche, sans ligne directrice perceptible et assez vain… mais d'autres aiment beaucoup.
En tout cas, ce n'est pas du contemporain qui trace le lien avec l'ancien monde, la tonalité, les pôles, plutôt du contemporain-bricoleur (s'il y a des amateurs, ça se rapprocherait plus d'une esthétique du genre des Nègres de Levinas, je dirais). Je m'étais promis d'écouter l'œuvre avant de dire des généralités négatives sur la compositrice (qui m'a tellement déplu que je l'ai peu écoutée, et peux donc me tromper lourdement à son sujet), mais on est en juin dès le milieu de la semaine et il faut bien que je publie l'agenda, alors je me limite à la transmission de mon sentiment – disons que j'ai pris la peine d'écouter sa musique, et que c'est toujours une première indication sur sa situation stylistique…

Diva de Rufus Wainwright – plutôt célèbre pour ses chansons, notamment sa reprise du Hallelujah de Leonard Cohen (dont il est le quasi-gendre, bref) dans une version de type ballade, alla Buckley. Une cantate pour chanteuse lyrique, censée être amusante, bien faite – consonante, certes, mais sans naïveté, il y a un réel métier derrière. Je l'ai écoutée (sans avoir le texte) lorsque le disque est sorti, ce n'est pas mal, si je n'avais pas plusieurs autres concerts plus urgents le même jour, j'y serais allé. Le 10 à la Philharmonie.

En théâtre, une Médée en néerlandais d'après Euripide qui se finit le 11. Je n'ai pas noté où. [Mais les relectures d'antiques m'effraient un peu, je ne crois toujours pas en avoir vu une bonne… entre les demi-teintes (Iphigénie en Tauride de Goethe) et les francs naufrages (Amphytrion de Kleist) des auteurs eux-mêmes, et toutes les errances possibles dans leurs réalisations (ces dernières années, Les Oiseaux à la Comédie-Française, ou Antigone en grec moderne à l'UNESCO), je suis devenu méfiant.





Les commentaires d'étape sur les spectacles déjà vus viendront ensuite : cette notule est garantie 100% préjugée, purement supputative.

samedi 13 août 2016

Operalia 2016 : les tendances d'un cru exceptionnel


1. Operalia et CSS

Je n'avais pas prévu de parler d'Operalia cette année, mais devant la qualité extraordinaire de la distribution de la finale diffusée par Medici.tv, je me suis proposé d'introduire l'exécution de chaque candidat, avec l'extrait sonore ou vidéo afférent.

Nouveauté, donc : comme les extraits ne seront pas disponibles éternellement (et nécessitent au minimum une inscription sur Medici.tv), j'ai moi-même effectué un repiquage de ce que je commente – qualité médiocre, mais suffisant pour illustrer de quoi l'on parle. Pour la finale complète et en haute définition, reportez-vous à la page de Medici encore valide.

operalia 2016
Les finalistes. De gauche à droite, en haut puis en bas : Sehoon Moon, Elsa Dreisig, Keon-Woo Kim, J'nai Bridges, Brenton Ryan, Marina Costa-Jackson, Elena Stikhina, Nicholas Brownlee, Olga Kulchynska, Ramë Lahaj, Aviva Fortunata, Bogdan Volkov.

J'avais déjà commenté le concours de 2014 en posant quelques questions et en mentionnant quelques candidats particulièrement exaltants, et celui de 2015, en présentant tous les artistes et en récriminant plutôt sur les tendances vocales privilégiées par les recruteurs – pas les plus efficaces en salle, à mon avis.

Je redonne quelques précisions sur mes motivations, outre entendre de belles voix (cette année, dans un répertoire un peu plus plus varié), et discuter glottologie sur CSS :
Les concours, et en particulier lorsqu'ils sont aussi emblématiques et influents qu'Operalia (innervant ensuite beaucoup de premiers rôles dans de grandes maisons), permettent de faire le point non seulement sur les types de profils vocaux et artistiques les plus pratiqués, mais aussi et surtout sur ceux qui ont la faveur des programmateurs. Et, étrangement, ce ne sont pas forcément les techniques les plus efficaces / sonores / souples qui sont les plus valorisées. D'où l'intérêt d'observer.

Il convient néanmoins de bien préciser qu'Operalia ne documente que les voix de type « premier rôle dans un opéra romantique », et que Verdi est son absolu stylistique, ce qui ne constitue qu'une partie du répertoire réellement donné dans le monde. Ce concours ne nous renseigne pas sur les tendances dans le baroque, dans Mozart, dans l'oratorio, et plus généralement dans les opéras de toutes époques qui requièrent des formats plus légers que les catégories verdiennes.




2. Jury et règlement


Là encore, l'occasion de citer une notule antérieure :
Operalia est un concours un peu particulier puisqu'il ne récompense que des artistes qui disposent déjà d'une carrière très établie. Tous les concours prestigieux sont un peu sujets à ce type de détournement (rien que les conservatoires, en première année, recrutent en général des musiciens déjà formés dans les disciplines et villes les plus demandées !), mais Operalia ne contribue pas au passage d'un début de carrière discret à des engagements réguliers ou d'un niveau supérieur : ce concours consacre le passage d'une véritable carrière vers la staritude, tout de bon.

Et ça fonctionne plutôt bien en général : José Cura, Elizabeth Futral, Rolando Villazón, Stéphane Degout, Nina Stemme, Hui He, Joseph Calleja, Erwin Schrott, Sonya Yoncheva, parmi d'autres, sont d'anciens lauréats. Et beaucoup d'autres font une belle carrière. Il est difficile de choisir entre la poule et l'œuf : ont-ils été starisés – ce qui, contrairement à une carrière de haut niveau, n'a plus de lien de proportionnalité direct avec la qualité – grâce à l'exposition d'Operalia, ou étaient-ils déjà dans une spirale de carrière fortement ascendante, que le concours n'a fait que sanctionner ?
C'est d'autant plus difficile à déterminer que les engagements ont plu, pour un certain nombre d'entre eux (en tout cas vrai pour Villazón, Degout, Calleja, Schrott ou Yoncheva), dans les mois qui ont suivi. Et que presque immédiatement (qu'on sache ou non qu'ils étaient passés par là), ils étaient à l'affiche des plus grandes maisons et surtout, pas supplémentaire, sur les couvertures des magazines.

Et concernant Operalia, la proportion de trains qui arrivent à l'heure est assez considérable (on trouve quasiment pour chaque cession une à deux très grandes carrières rien que parmi les finalistes).

Rien qu'en regardant les listes des finalistes récompensés (ne parlons même pas des finalistes en général, et encore moins des présélectionnés), je vois successivement: Inva Mula, Nina Stemme, Kwangchul Youn, Brian Azawa, José Cura, Elizabeth Futral, Dimitra Theodossiou, Carmen Oprisanu, Ana María Martínez, John Osborn, Aquiles Machado, Erwin Schrott, Joce DiDonato, Ludovic Tézier, Orlin Anastassov, Giuseppe Filianoti, Rolando Villazón (amusant de noter que ces deux-là ont été récompensés l'année où Joseph Calleja n'a reçu que le prix Culturarte !), Vitalij Kowaljow, Joseph Calleja, Daniil Shtoda, Hui he, Elena Manistina, Carmen Giannattasio, Stéphane Degout, Kate Aldrich, Giuseppe Gipali, Jennifer Check, Vitaly Bilyy, Dmitry Korchak, Mikhaïl Petrenko, Irina Lungu, Joseph Kaiser, Arturo Chacón Cruz, Ailyn Pérez, Sébastien Guèze, Olga Peretyatko, David Bižić, Dmytro Popov, Rachele Gilmore, Carine Séchaye, Julia Novikova, Sonya Yoncheva, Rosa Feola, Pretty Yende, René Barbera, Guanqun Yu, Roman Burdenko, Aida Garifullina, Julie Fuchs, Simone Piazzola, Joshua Guerrero, Anaïs Constans, et donc Elsa Dreisig…

Ça fait beaucoup sur moins de 10 noms par an sur 24 ans – et je suppose que ceux dont je n'entends pas parler se « contentent » d'une carrière plus locale (beaucoup d'états-uniens, ukrainiens et russes, qui peuvent faire de grandes carrières dans leur aire d'influence sans qu'on en entende parler en Europe), leur planning Operabase et leurs traces sur YouTube sont en général très respectables quant au niveau de notoriété qu'ils révèlent.
En qualité aussi, c'est impressionnant (beaucoup sont célèbres, ou font autorité dans leur domaine, ou ont enregistré des disques, ou sont, simplement, excellents… on voit un peu défiler ceux qui font la une des magazines, ou ceux qui ont compté artistiquement dans le grand répertoire ces dernières années) ; le coup de pouce donné par le concours semble assez décisif pour faire entendre des talents en eux-mêmes assez irrésistibles, n'attendant que l'exposition nécessaire pour être portés aux nues.

Il faut dire que le jury d'Operalia est tourné vers l'efficacité plus que vers l'évaluation artistique (mieux vaut se tourner vers les diplômes d'institutions ou les concours spécialisés pour cela) : on y rencontre essentiellement des directeurs de théâtre ou des chefs du recrutement, plus un journaliste… et Mme Domingo, chargée je suppose d'incarner officiellement le bon goût du parrain.
Considérant que les directeurs de théâtre n'ont pas forcément la main sur les distributions (dire qu'on veut tel ou tel grand nom pour le rôle-titre, certes, mais les détails sont souvent confiés à un adjoint spécialisé – ou, dans certains cas, au chef d'orchestre), la composition du jury révèle sans ambiguïté l'intention non pas d'établir des certificats de vertu, mais d'assurer un réseau très avantageux pour les gens primés ou même simplement appréciés par les uns ou les autres.

Cette année ne déroge pas à la règle :

Marta Domingo, metteur en scène
F. Paul Driscoll, Editor in Chief d'Opera News (je ne traduis pas, je ne suis plus sûr du sens exact, directeur de la publication ou rédacteur en chef…)
Anthony Freud, Directeur de l'Opéra de Chicago
Jonathan Friend, Administrateur artistique du Met
Jean-Louis Grinda, Directeur de l'Opéra de Monte-Carlo et des Chorégies d'Orange
Peter Katona, Directeur du recrutement artistique à Covent Garden
Joan Matabosch, Directeur artistique au Teatro Real de Madrid
Marco Parisotto, Directeur musical du Philharmonique de Jalisco (Mexique) et du Philharmonique d'Ontario
Andrés Rodríguez, Consultant artistique
Ilias Tzempetonidis, Directeur du recrutement artistique à l'Opéra de Paris

Et, si le règlement n'a pas changé :
Les épreuves manifestent le même principe d'aller à l'essentiel : autant le choix de deux airs (sur quatre proposés) avec piano en quart de finale s'explique, autant un seul air avec piano en demi-finale et à nouveau un seul avec orchestre en finale (court pour faire une émission diffusable ?), c'est excessivement peu pour juger.
Je n'ai aucun élément sur le sujet, mais je me demande en conséquence quel est le poids du CV dans les discussions : préparer un air pendant deux ans et le chanter très bien ne réclame pas du tout les mêmes compétences qu'étudier en quelques semaines et chanter un opéra en entier sur scène, avec toutes les contraintes de solfège, d'expression et d'endurance afférentes. Si l'on voulait réellement être efficace, on devrait donner un opéra (dont il n'existe aucun enregistrement, pas de tricherie !) à étudier en deux à quatre mois, et les évaluer, en plus des airs, sur des extraits de récitatifs et d'ensembles, un peu comme pour les traits d'orchestre réclamés aux instrumentistes. Manière qu'on puisse les juger sur autre chose que sur un air bien léché.

C'est pourquoi, avec si peu de matière, on peut présumer que les juges se fondent sur un peu de littérature extérieure pour évualuer leurs futurs protégés.

Autre caractéristique du concours, plus attirante, le déroulement en parallèle d'un concours de zarzuela, qui met en valeur ce répertoire très peu pratiqué (marginal sur les grandes scènes même en Espagne, un peu comme le Grand Opéra en France – et de plus en plus l'opérette).




3. Les finalistes de 2016


Petit parcours (exhaustif) parmi le bouquet de cette année.




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¶ Le kosovar Ramë Lahaj (ténor grand lyrique) dans la scène finale de Lucia di Lammermoor de Donizetti.

Très enflammé, le timbre et la technique évoquent beaucoup les meilleurs aspects de Domingo : la gaine métallique (ce doit être robuste et solide en salle), la petite nasalité qui conserve l'antériorité du son, mais avec la patine de mâles résonances plus arrières (quelques sons droits évoquent agréablement le jeune Villazón d'avant les mauvaises heures).

Surtout, l'artiste est complètement survolté (une note surélevée, plus typée « vériste », lui aura peut-être valu des inimitiés parmi le jury), dans une scène où la tradition est celle de la déploration : un Edgardo rempli de ressentiment plus que de remords, très impressionnant. Dans la pléthore de version, il est facile de l'entendre encore mieux chanté, mais rarement aussi habité.

[Au passage, le prénom a été privé de son diacritique dans la littérature et les projections du concours, ce qui, sauf volonté de sa part, me paraît un brin désinvolte.]





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¶ L'ukrainienne Olga Kulchynska (soprano lyrique léger) dans la valse de Juliette de Gounod.

Superbe matériau, beaucoup de grâce et d'intensité dans le médium pour ce type de voix aiguë. L'effet est assez similaire à l'Olga Peretyatko des débuts (mais en plus capiteux et acéré, ce qui laisse présager un effet moins préjudiciable de l'élargissement des rôles). Le choix de l'air me surprend un peu, puisque l'agilité fait à plusieurs reprises blanchir le timbre… moi je m'en moque, l'agilité ça sert à rien pour dire le texte, mais dans un concours international, à mon avis, ce fait une différence lorsqu'on expose ainsi ses limites. Surtout dans cette tessiture (la plus commune et où la concurrence d'agilité est le plus féroce).




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Il semble que la vidéo, pour une raison inconnue, ne s'active pas. En voici la version sonore si vous rencontrez la même difficulté :

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¶ Le russe Bogdan Volkov (ténor lyrique) dans le poème d'adieu de Lenski (Onéguine de Tchaïkovski).

Voix parfaitement équilibrée, mixte sur toute la tessiture, à peine un petit durcissement dans l'aigu (moins mixé), dans la plus grande tradition russe, qui s'étend de Kozlovsky à Dunaev. Le texte est articulé avec une précision et une puissance d'évocation tout à fait hors du commun, chaque mot tombe, selon le vœu des frères Tchaïkovski, avec une résignation poignante – dans l'Onéguine de Pouchkine, le poème, repris ici mot pour mot, est parodique, le legs d'un jeune homme au style emprunté et désordonné. La transfiguration du burlesque en sommet de représentation de la déréliction est accomplie, de façon bouleversante, ici – ce qui est particulièrement rare avec un seul air détaché, dans un concours.

Il faut dire que Bogdan Volkov n'est pas un perdreau de l'année, il chantait récemment Lenski au Bolshoï (où il a intégré la troupe) dans la mise en scène de Tcherniakov (sa meilleure réalisation, d'ailleurs, assez juste et fascinante) qui a tourné en Europe (avec Andrej Dunaev notamment – l'un des plus grands ténors en activité, à mon sens). Cette compétition lui ouvre sans doute des portes internationales plus facilement, mais ce n'est pas un jeunot à peine sorti du conservatoire qui crèvera de faim s'il n'est pas remarqué, son avenir semble déjà bien assuré.

[Au passage, fait étrange, Volkov est né en Ukraine, et était jusqu'ici mentionné comme ukrainien dans les biographies, mais le concours le mentionne comme russe. Vu sa carrière moscovite, il est peut-être tout simplement naturalisé. Mais par les temps qui courent, afficher officiellement cette nationalité plutôt que l'autre, quelle responsabilité écrasante aux yeux du monde !  Enfin, des rares habitants du monde qui s'amusent à prendre Operalia comme sujet de lecture…]




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¶ La russe Elena Stikhina (soprano lyrico-dramatique) dans le premier air (cantilène et cabalette) de Leonora du Trovatore de Verdi.

C'est un type rare, surtout aussi jeune, et ici d'une maîtrise complète, dans un air réputé parmi les plus difficiles du répertoire : longueur de souffle et legato de la cantilène, agilité des notes piquées de la cabalette. Avec une technique marquée par son école d'origine (la Russie, toujours un peu à part, reste le seul pôle aussi typé dans le monde), mais le fondu et la résonance pharyngée n'empêchent pas une très belle concentration du son à l'avant. Ce n'est pas un placement italien pour deux sous, mais la plus-value du galbe et du fondu (agilité parfaite !) sont très appréciables.

Le timbre, sans être tout à fait sublime, ne marque aucune irrégularité sur toute la tessiture, ce qui est particulièrement rare et difficile dans ce rôle – a fortiori pour de jeunes chanteuses. Futur dramatique de haute volée.

On mesure mieux l'impact de la voix dans un théâtre à l'italienne vide, avec piano, où se déroulait la première partie du concours :

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¶ L'états-unien Nicholas Brownlee (baryton-basse) dans la grande scène d'Aleko de Rachmaninov.

Il est toujours très difficile de juger d'une voix grave en retransmission, parce que le halo propre à ces voix est souvent trompeur (celles qui paraissent sèches peuvent être très résonantes, et celles qui paraissent résonantes peuvent se révéler étroite et peu projetées…). Ce que j'entends en retransmission, donc, avec toutes les limites de l'exercice, révèle un très bon chanteur, mais qui ne se met pas forcément en valeur avec un air qui requiert le fondu d'une voix slave (sa diction du russe est d'ailleurs fort peu moelleuse) et la résonance d'une voix plus mûre (voire plus sombre).

C'est néanmoins superbement chanté et bien incarné (en plus d'être un beau choix), avec un aspect plus franc, moins surligné que les habituels russophones, rafrîchissant –  il n'y a donc rien à redire si ce n'est qu'à ce niveau de sélectivité, il se mettait peut-être en danger. Mais peu importe, de toute façon les voix graves ne gagnent jamais à Operalia.




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¶ L'états-unienne J'nai Bridges (mezzo-soprano grand lyrique) dans les stances de Sapho qui achèvent l'opéra de Gounod.

Le français n'est pas très bon, évidemment. Tout concourt à l'impression d'une recherche consciente du modèle Bumbry (voire Verrett), au prix de sons émis de façon un peu hétéroclite (peut-être justement la conséquence d'une maîtrise trop mince du système français, avec ses très nombreuses voyelles). Les sons purs sont très beaux, mais le vibrato paraît un peu forcé, et très prononcé, ce qui n'est pas rassurant à ce stade de la carrière – les exigences des grandes salles, du chant soir après soir, indépendamment du confort et de la fatigue de l'instrument, tendent toujours à dérégler les voix, si bien que la plupart des chanteurs sont très nettement meilleurs juste avant le moment où ils deviennent célèbres… Dans les répertoires les plus éprouvants (Wagner-Strauss en particulier, mais c'est parfois valable pour Verdi), une voix peut perdre les qualités qui la rendaient supérieure à toutes les autres en l'espace de deux ans.

En l'état, la voix est capiteuse et belle, et ses Stances ne manquent pas de panache malgré l'état du français, mais il y a fort à redouter que l'aspect Uria-Monzon ne prenne vite le pas sur l'aspect Verrett… L'aigu final fait sentir encore plus nettement la fragilité de ce type d'émission assez en arrière, fondée sur la liberté de la gorge plus que sur la résonance antérieure du son : le moindre obstacle peut obstruer l'émission saine. Le conseil serait d'aller très doucement dans l'adoption de rôles amples.




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¶ Le coréen Sehoon Moon (ténor lyrique) dans la cantilène (sans la cabalette) du duc de Mantoue en ouverture de l'acte II de Rigoletto de Verdi.

Voix surprenante pour un coréen : il reste très peu de la gutturalité naturelle liée à sa langue, et cela ne fait que colorer agréablement une émission par ailleurs efficacement métallique et franche sans être aigrelette, pour un résultat qui reste proche du lyrique léger, mais avec une chaleur supplémentaire, jamais d'étroitesse. Maîtrise complète d'une voix qui pourrait paraître limitée naturellement, mais à laquelle il procure une aisance, une couleur et une régularité sur tout le spectre, remarquables.

Bel instinct musical également : le détail du texte, comme souvent, n'est pas exalté, mais le sentiment général, en particulier celui qui accompagne le flux musical, est très soigné et prégnant.




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¶ La canadienne Aviva Fortunata (soprano grand lyrique) dans l'air d'Elsa à l'acte I de Lohengrin de Wagner.

Technique robuste (typiquement américaine : tout le son se façonne au même endroit, ce qui produit une stabilité d'émission parfaite et un très joli fondu ambré), mais dans un air qui ne recèle pas de difficulté technique particulière, je ne suis pas frappé par la personnalité du timbre ou de l'expression : toutes les voyelles se ressemblent, le phrasé se déroule comme un fil, imperturbable, mais le verbe ou le drame ne sont guère saillants.

Avec l'image, c'est différent : visage très intense où se lisent avec vigueur les émotions successives de l'air, et là, l'émotion passe – mais pas sûr que ça passe la rampe dans les grandes salles. Je serais davantage intéressé d'éprouver sa résistance dans les grandes formats wagnéro-straussiens, pour voir si cette maîtrise lui permet, justement, une musicalité, voire une expression, supérieures.




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¶ Le coréen Keon-Woo Kim (ténor lyrique) dans la grande scène d'Arnold (« Asile héréditaire ») du Guillaume Tell de Rossini.

La voix, très atypique pour l'Extrême-Orient, nasale, assez blanche, fondue et très chargée en harmoniques dans l'aigu, semble être fondée sur le modèle de Marcello Giordani (ou du Kunde de fin de carrière), illustre défenseur de ce répertoire du grand opéra à la française, où il faut à la fois robustesse et extension aiguë, tout en conservant souplesse et style.

Incontestablement, Keon-Woo Kim a tout cela, tessiture facile dans toutes les configurations, sur le passage, dans les aigus… sa maîtrise de cet air réputé quasiment inchantable lui a sans doute valu le concours par rapport aux autres artistes que je trouve plus séduisants, mais qui n'ont pas forcément démontré ce degré de virtuosité. Car personnellement, je trouve tout de même que c'est l'un des profils les moins intéressants du concours, le timbre n'est pas très jolie, la voix très égale mais l'expression pas très détaillée – il n'empêche qu'une voix comme cela, on va se l'arracher dans ce répertoire, pour sûr.

[Quel désavantage de s'appeler Kim tout de même… on ne compte plus les grands ténors coréens (ou d'origine – mon chouchou, c'est Daniel Kim, un liedersänger allemand) avec ce patronyme… Rien que pour Operalia, on compte 4 vainqueurs nommés ainsi, dont 3 ténors après 2000…

Enfin, c'est ça ou Lee, ça permet toujours de ne pas être confondu avec des chinois par-dessus le marché. Et les translittérations imprononçables (et très loin du son d'origine) n'aident vraiment pas le public à stariser ces chanteurs (qui sont, pour la plupart, de toute façon un peu en retrait du fait de la langue, mais les très grands subissent aussi ce défaut de notoriété !).]




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¶ L'italo-américaine Marina Costa-Jackson (soprano grand lyrique) dans l'arioso (en réalité un air) de l'acte III de la Dame de Pique de Tchaïkovski.

La voix sonne très mûre pour son âge, avec un vibrato très audible, le russe ne ressemble à rien (ni intelligible, ni correctement articulé), et dans les récitatifs dramatiques, la voix blanchit complètement – les aigus ressemblent à Scotto en fin de carrière ou à (ou aux suraigus de Callas), avec un vibrato à très large amplitude de ton comme de battement. En revanche, le cantabile central est superbement tenu, mais sans texte, c'est un peu mince. Il faudrait sans doute qu'elle veille à ne pas trop pousser sa voix dans des éclats qui lui font plutôt prendre de mauvaises postures. Ça reste très agréable à entendre, mais le contraste est vif avec le niveau de la concurrence de cette année.

(En revanche, en zarzuela, les défauts s'exaltent avec un mauvais goût assez redoutable…)




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¶ L'états-unien Brenton Ryan (ténor lyrique) dans l'air du Ver (et son refrain « Long live the Worm ! ») chanté par le vilain irlandais Bégearss dans The Ghosts of Versailles de Corigliano (d'après la Mère coupable de Beaumarchais).

L'arrangement m'en a un peu étonné : outre la disparition des sons électroniques (bienvenue à mon gré, ils brouillaient des choses joliment écrites à l'orchestre), j'ai l'impression d'une partition simplifiée, clairement tonale, là où l'original est plus brouillé. Et il me semble que ça excède le simple effet de la très belle exécution lyrique de Domingo – peut-être une version révisée de l'œuvre dont je n'ai pas entendu parler ?  Ou alors une simplification pour les besoins du concours, avec la suppression de parties qui auraient réclamé plus de musiciens (et décontenancé le public) ?
Je dois avouer que j'aime davantage cette version épurée et très lisible.

Brenton Ryan à présent. Technique typiquement américaine, mais très retenue à l'intérieur du corps, ce qui impose une forme de strain (tension négative) à l'instrument au lieu de libérer le son de façon plus sonore et détendue – suivant comment on l'écoute, on peut être séduit par la tension ou gêné par cet aspect constamment poussé. Au demeurant, belle maîtrise, avec une rondeur typique de ces formats semi-légers, calibrés pour l'oratorio (il serait très beau dans le Messie ou dans une bonne partie du répertoire contemporain), le voilà qui affronte crânement les écarts, les tensions et les effets de cet air jamais donné lors de concours. Sans parler de la présence scénique assez magnétique (et de la voix jeune pour un rôle souvent distribué à des ténors de caractère, pas toujours en forme).




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¶ La française Elsa Dreisig (soprano lyrique léger) dans l'air du poison de Juliette chez Gounod.

J'ai relayé depuis plusieurs années (1,2,3) mon admiration pour la liedersängerin hors du commun (et ce, dans pas mal de langues !), mais je dois avouer que je ne suis pas ébloui, en bonne logique d'ailleurs, par son travail à l'opéra (c'était déjà le cas pour les concours de Clermont-Ferrand, Neue Stimmen, ou les Victoires de la Musique). On entend en permanence que le timbre force un peu : la franchise qui la caractérise dans les tessitures centrales de la mélodie se dilue dans une couverture un peu globale, et une définition des notes que je trouve désagréablement floue. La diction aussi devient assez lâche, quand elle est peut-être l'interprète la plus expressive que j'aie entendue en disposition chant-piano !  Même son abattage, irrésistible en petit format, devient très banal (voire inexistant) dans ces rôles dramatiques.

[Pour situer, voici ce qu'une jeune lauréate – Clémence Barrabé, issue du Concours de Marseille – produisait dans le même air ; la focalisation du son, la qualité de la diction, et même l'autorité générale n'ont rien de comparable. Je ne mets plus la main sur la version avec orchestre, mais ça passait parfaitement.]

Bref, je veux bien donner un prix à Elsa Dreisig, et même celui de plus grande chanteuse de tous les temps si elle veut, elle le mérite ; mais pas pour chanter des rôles de sopranos lyriques en volapük avec des aigus savonnés. Voyez plutôt un échantillon de son savoir-faire chambriste (bandes de 2013 et 2015) :


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« Green » des Ariettes oubliées de Debussy. Diction franche, timbre limpide.


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« Im Frühling » des Vier Letzte Lieder de Richard Strauss. Les effets de timbre, les reflets moirés se succèdent, la dynamique est souverainement expressive… très différent des voix larges qu'on y entend d'ordinaire. Et comme ça palpite !


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Dans des lieder, dont certains largement dévolus aux hommes :
♦ la « Frühlingsnacht » finale du Liederkreis Op.39 (Schumann) qui s'épanche en fraîcheurs généreuses ;
Hexenlied de Mendelssohn avec beaucoup de facétie (et d'abattage, avec le visuel, c'était renversant) ;
Im Frühling de Schubert ;
♦ « Frühlingstraum » du Winterreise de Schubert, d'une présence extraordinaire (les versions féminines étant, pour des raisons de texte comme d'écriture, souvent plus contemplatives, poussées vers les marges…), et d'une conduction du son exemplaire.


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Cabaret et jazz où la voix devient droite, où l'expression s'encanaille… une sorte de belting glorieux, une façon de chanter le cabaret dans un style parfait mais avec une voix qui remplit l'espace… Entre la métamorphose vocale et le jeu scénique – qui la quitte totalement pour l'opéra ou les concours, manifestement –, absolument irrésistible en vrai.


Je trouve qu'on entend très bien dans ces extraits (en plus de son talent fou) ce qui fait son attrait spécifique : une façon de mixer la voix de tête, standard chez les femmes dans le répertoire lyrique avec la voix de poitrine (plus caractéristique des répertoires populaires, même s'il existe une infinie variété de postures vocales en la matière). C'est ce que font certaines mezzos aux timbres riches et capiteux (Brigitte Fassbaender, Doris Soffel), ce qui leur procure une résonance beaucoup plus complète et sonore.
Ce permet à Elsa Dreisig de disposer d'une meilleure assise pour dire le texte, pour projeter sa voix de lyrique léger dans les partitions très centrales du lied et de la mélodie.

Cela explique aussi pourquoi ces qualités (liées à des résonances d'un registre du bas de la tessiture) ne peuvent pas se reporter, mécaniquement, dans la partie supérieure de la voix, où son répertoire lyrique naturel l'amène, et où elle ne peut donc pas tirer profit de sa singularité. Au contraire, même, elle manque de la franchise des attaques et de la clarté des sopranes qui se bâtissent « par le haut » – on l'entend très bien chez Clémence Barrabé (ou Mady Mesplé, ou Ghyslaine Raphanel…), la voix reste toujours étroite, très focalisée, avec des résonances aiguës, même dans le grave (ce qui leur permet d'être tout aussi intelligibles en bas et de monter avec les mêmes qualités).

Je crains donc que cette limite ne soit pas liée à l'émotion des concours, ni même au répertoire – sauf à ne chanter que de la musique de chambre ou des tessitures de mezzo (elle a déjà donné la Séguédille de Carmen en public, très convaincante…), mais on ne la laissera jamais faire une carrière de la sorte, surtout pas à ce niveau, le système fonctionne avec des cases relativement étanches, et on ne laisse pas les sopranos légers chanter des rôles centraux (même s'ils y excellent souvent, si la voix est bien placée ce n'est vraiment pas un obstacle !).
Non, il semble que la limite vienne de la nature de la technique elle-même, avec des appuis bas qui sont parfaits pour les tessitures proches de la voix parlée ou les pièces légères, mais peu adaptées pour les grands aigus et l'expression dramatique plus large de l'opéra.

À suivre (et puisse-t-elle me démentir).





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¶ Dans le concours de Zarzuela, on trouve aussi un artiste qui n'a pas été retenu pour la finale, le mexicain Juan Carlos Heredia (baryton grand lyrique) qui délivre une interprétation d'une chaleur incroyable, dans un fondu de velours soutenu par un petit vibrato rapide très élégant. Peut-être que ce fondu limite sa puissance, mais cette égalité de timbre, cette aisance et cette générosité sont suffisamment marquants pour qu'on s'interroge sur son absence lors de la finale.





4. Palmarès



Le prix est donné sous forme de podium bipartite, l'un féminin, l'autre masculin. Sur le même principe s'ajoutent un prix de zarzuela, un prix Birgit Nilsson pour récompenser le répertoire wagnéro-straussien, un prix du public (une Rolex) et un prix Culturarte (je ne me suis pas renseigné sur ce que c'était).

DAMES
♦ Premier prix : Elsa Dreisig (Juliette)
♦ Deuxième prix : Marina Costa-Jackson (Lisa)
♦ Troisième prix : Olga Kulchynska (Juliette)
♦ Prix du public : Elena Stikhina (Leonora)
♦ Prix de zarzuela : Maria Costa-Jackson
♦ Prix Birgit Nilsson : néant
♦ Prix Culturarte : Elena Stikhina (Leonora)

MESSIEURS
♦ Premier prix : Keon-Woo Kim (Arnold)
♦ Deuxième prix : Bogdan Volkov (Lenski)
♦ Troisième prix : Ramë Lahaj (Edgardo)
♦ Prix du public : Keon-Woo Kim (Arnold)
♦ Prix de zarzuela : Juan Carlos Heredia & Nicholas Brownlee
♦ Prix Birgit Nilsson : Brenton Ryan


Si on m'avait jamais demandé mon avis, j'aurais sans doute été tenté d'intercéder en faveur de Ramë Lahaj (la personnalité vocale et le tempérament à la fois !), Bogdan Volkov (mais comment se tire-t-il des autres répertoires ?), mais aussi de Juan Carlos Heredia, éliminé en demi-finale (ce fondu, cette chaleur !), Schoon Moon (très intéressant élargissement chromatique d'une voix lyrique qui aurait dû être un peu étroite).
Par ailleurs, je serais très curieux de suivre l'évolution d'Elena Stikhina, Olga KulchynskaNicholas Brownlee et Aviva Fortunata, dont le potentiel paraît encore vaste.

[Au passage, je suis étonné que Benjamin Bernheim, présent en demi-finale, n'ait pas été retenu au bout du chemin : s'il y a bien un ténor irrésistible en ce moment, capable de toutes les configurations vocales à la fois…]

Keon-Woo Kim fera sans doute de très bonnes choses, on a besoin de ténors de ce format ; simplement, il ne m'a pas séduit intimement comme les autres. Brenton Ryan est très bien aussi, avec un abattage qui lui servira grandement sur scène. En matière d'interprétation, c'était même le grand vainqueur, livrant une version de référence pour son air. Non, les seuls sur lesquels j'aie des réserves sont J'nai Bridges (un peu fragile techniquement pour un concours de ce niveau), Elsa Dreisig (qui m'a paru très commune dans ce type d'emploi) et surtout Marina Costa-Jackson (trop instable, trop mal prononcée, sonnant comme si la voix déclinait déjà… inégal dans Tchaïkovski et redoutable en zarzuela).

Côté zarzuela, c'est comme chaque année un peu le musée des horreurs (qui n'épargne pas les hispanisants généralement, témoin Maria Teresa Alberola Banuls en 2005) ; Schoon Moon s'en sort bien en imitant le timbre de Domingo (et en trouvant donc des sonorités qui, quelque part, ont un lien secret avec l'espagnol), mais c'est Juan Carlos Heredia qui s'empare comme il sied du style, et le seul à y mettre à la fois la science esthétique et l'enthousiasme. Les autres paraissent un peu à la rue en comparaison – et, de fait, ça ne ressemble pas à grand'chose, en particulier Maria Costa-Jackson d'ailleurs, sauf à récompenser un prix de rôle de caractère déclinant et grimaçant…

Il faut bien sûr entendre les voix en vrai pour pouvoir confronter son opinion, et avoir le recul du directeur de théâtre (ce n'est pas une remise de prix distribuée par des chanteurs, des professeurs, des chefs ou des agents, c'est vraiment un parterre de décideurs, d'employeurs) pour pouvoir débattre de l'attribution, mais l'écart est étonnant, considérant le niveau exceptionnel de la finale – et le fait que les seuls qui me paraissent plus fragiles soient davantage primés !





5. Autres éléments

        Cette année, j'ai retrouvé les qualités de chef de Domingo, pas approximatif comme en 2014, et dispensant au contraire un élan lyrique remarquable à chaque pièce – cette sensation de poussée permanente est vraiment le point fort de ses bonnes soirées à la baguette, ce qui m'impressionne toujours pour un (semi-)dilettante. Fischer-Dieskau n'a pas eu les mêmes succès, n'est-ce pas.
        Et pourtant, ce n'était pas l'orchestre de l'Opéra de Los Ángeles, cette fois-ci, mais le Philharmonique de Jalisco…

        Comme toujours, c'est le triomphe des voix aiguës : avec si peu d'airs, les capacités techniques sont mises en évidence plus aisément sur les voix des frontières… Pourtant, si les ténors vaillants sont rares, les basses charismatiques sont rarissimes, mais ce type de concours met moins en valeur ce qui fait leur qualité – la présence vocale instantanée, l'autorité d'un récitatif, d'une empreinte sonore, plus que l'agilité technique de suraigus ou de coloratures.
        Rien que dans leur représentation sur scène : où sont les mezzos ?  les véritables basses ?  même pas de baryton lyrique finaliste cette année, espèce pourtant particulièrement courante où grouillent les profils de valeur.

       Les morceaux présentés sont toujours les mêmes : la compétition ne s'occupant pas du répertoire avant 1800 (Mozart étant probablement toléré) ni de celui qui s'émancipe complètement de la forme à numéros (il faut bien tirer un air) ou de la tonalité, on retrouve non seulement les mêmes styles, mais aussi les mêmes compositeurs et les mêmes extraits. Toujours les quelques mêmes Donizetti, Verdi pas trop lourds (idem pour Wagner, c'est Elisabeth ou Elsa) et Gounod. Certains jouent la cantilène et la cabalette, d'autres seulement la cantilène, une question de durée, je suppose (mais pour l'air du duc de Mantoue à l'acte II, il y aurait eu le temps…).
       Mais le concours de zarzuela afférent, bien que dispensant aussi les airs-rois du répertoire (et par des non-spécialistes souvent assez paumés dans la langue et le style, surtout désireux d'accrocher la retransmission de la finale même s'ils échouent au concours principal…), permet d'entendre des choses inhabituelles pour le public international.
       Cette année, pas mal de surprises néanmoins : la scène d'Arnold, l'entrée d'Elsa, l'air du poison, l'arioso de Lisa, la cavatine d'Aleko sont peu donnés en concours. The Ghosts of Versailles n'est jamais donné en séparé, et pas si souvent sur scène, même s'il s'agit d'un des opéras contemporains les plus populaires (ce qui veut dire qu'on ne l'entend vraiment pas souvent quand même…).

       En tout cas, cette fois-ci, il y a tout lieu d'étaler son admiration, et pas seulement sur quelques-uns, que de très grands chanteurs – et contrairement à d'autres années, je ne les ai pas vus sur mes radars (souvent, ils ont déjà participé à beaucoup de finales de concours auparavant, et disposent déjà d'une solide carrière solo, au moins sur leur territoire. Profitons-en pour nous en réjouir ouvertement !

mercredi 2 juillet 2014

Hors du nombril du Monde : opéra en province et à l'étranger en 2014-2015

En tant que spectateur, on a sans doute tendance à faire trop confiance à ses goûts : j'étais déçu de la saison de l'Opéra de Paris (je vais même probablement faire le voyage à Lyon pour voir Rusalka, plutôt que la production locale !), mais en fin de compte, il y a tellement à faire qu'on est bien content que toutes les salles ne proposent pas la même densité que Versailles en chefs-d'œuvres incontournables ou que l'Athénée en dispositifs intrigants.

On se retrouve d'ailleurs face au choix d'explorer à fond un domaine qui nous plaît — dans ce cas, en voyageant un tout petit peu, rien qu'en France, on peut être comblé ! — ou de varier les plaisirs (dans ce cas, le temps manque rien qu'à Paris). Je suis plutôt dans la seconde perspective (il y aura donc Decaux, Menotti, Uthal, Amendoeira et Bobby & Sue), mais pour ceux qui souhaitent plutôt approfondir la première, voici de quoi vous occuper un peu l'année prochaine.

Comme l'an passé, en gras les œuvres peu données et particulièrement intéressantes, en souligné les distributions très alléchantes.

Suite de la notule.

dimanche 22 septembre 2013

Opéras en province – saison 2013-2014


Petite sélection de raretés et autres friandises en France et dans le voisinage francophone pour la saison qui débute. En gras lorsque motivé par les œuvres, souligné lorsqu'il s'agit des distributions.

Quatre groupements : Renaissance, baroque & classique ; romantisme ; XXe siècle ; contemporain. Avec leurs commentaires pour aider au choix, et des renvois vers les notules contenant des informations.

Renaissance, baroque et classique

Suite de la notule.

samedi 5 mai 2012

Le Son distant (de 399 Km)


La saison de l'Opéra du Rhin est à présent officialisée, avec de très belles choses.

La très grande nouvelle, c'est la confirmation de Der Ferne Klang de Franz Schreker, et dans les meilleures conditions du monde : outre une distribution assez prometteuse (Helena Juntunen, Stanislas de Barbeyrac...), la direction musicale sera assurée par Marko Letonja, le merveilleux maître-d'oeuvre de l'intégrale des symphonies de Felix Weingartner chez CPO, et la mise en scène sera confiée à Stéphane Braunschweig, dont l'esthétique devrait (à la féerie près) très bien correspondre à l'univers de Schreker.

L'enthousiasme à entendre cette oeuvre n'est pas à mettre sur le compte de la vénération du compositeur : assez irrégulier, et particulièrement à l'Opéra (Der Spielwerk, Irrelohe ou Der Schatzgräber accusent de très grandes baisses de tension au sein de livrets discutablement tenus). Il s'agit bel et bien de l'autre chef-d'oeuvre scénique de Schreker, avec les Gezeichneten. Et très rarement donné, il n'est même pas sûr qu'on l'ait déjà entendu en France. Vraiment un événement, en tout cas dans le domaine de l'opéra décadent.

Suite de la notule.

mercredi 22 juin 2011

Pancrace ROYER - Le Pouvoir de l'Amour... et les élèves d'Howard Crook - (CRR de Paris & Théâtre Montansier de Versailles)


(Les informations pour assister au spectacle complet à Versailles figurent en dernière partie de notule.)

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1. Situation

L'oeuvre n'est pas tout à fait une première, puisqu'elle a été en grande partie enregistrée par l'Oberlin College of Music (prestigieuse école dans une ville de 8000 habitants de l'Ohio, située à la frontière avec le Canada), lors de représentations scéniques en 2002. Il en manquait cependant la deuxième entrée, qui a peut-être été donnée dans les représentations du Conservatoire de Montluçon (2010), et figure en tout cas dans le spectacle donné cette année par les étudiants du CRR de Paris sous la direction de Patrick Bismuth. D'autres représentations ont peut-être eu lieu plus confidentiellement encore ou dans d'autres pays, puisque le CMBV a publié en 2007 l'édition critique de Lisa Goode Crawford (professeur de clavecin au Conservatoire d'Oberlin, précidément), avec la contribution de Gérard Geay.

C'est quoi qu'il en soit une vraie rareté que nous proposaient (et nous proposent encore, comme on va le signaler) de découvrir les étudiants du CRR de Paris.

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2. Pancrace Royer (et moi)

Pour plus de clarté, autant le signaler clairement : je n'aime pas démesurément Pancrace Royer. Son clavecin d'une virtuosité tape-à-l'oeil contient à mon sens plus de traits que de musique, ce qui est à la fois inutilement fatigant pour le claveciniste et peu passionnant pour l'auditeur. Mais il est vrai que d'une façon générale, je suis très peu intéressé par la virtuosité, à moins qu'elle ne soit ponctuellement nécessaire pour un propos expressif et ne sorte des recettes toutes faites (gammes, arpèges... une fois qu'on les a entendues, on les devine sans même qu'on nous les fasse entendre !). Non pas que je l'évite, mais elle n'ajoute aucune plus-value pour moi.

Concernant son legs vocal, j'avais été assez tiède également en découvrant Zaïde, Reine de Grenade (1739), il y a peu d'années. Une troisième école très galante, très italianisée, où la virtuosité de la mélodie l'emporte sur la tension harmonique, où la fulgurance du trait l'emporte sur le soin de la mélodie. Vraiment ce que j'entends comme la période la moins intéressante de la tragédie lyrique - celle aussi où les livrets sont réduits à rien.

C'est donc avec des attentes réduites et un désir davantage documentaire que je me suis rendu rue de Madrid.

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3. Structure de l'oeuvre

Il s'agit d'un ballet héroïque (1743).

Ballet, car l'action est fragmentée en trois entrées avec des lieux, des époques, des personnages différents qui illustrent une même notion (celle du titre), comme le modèle original de L'Europe galante de Campra, repris à l'époque de Royer avec des oeuvres comme Les Indes galantes de Rameau ou Les Fêtes de Paphos de Mondonville.

Héroïque, car l'action est "sérieuse", avec des codes de la tragédie en musique et non du divertissement galant (contrairement aux ballets du type Carnaval de Venise de Campra, où l'intrigue amoureuse demeure légère).

Depuis la Régence, le Prologue ne sert plus à flatter le souverain-commanditaire, mais explore des notions un peu plus philosophiques, en relation avec le drame à suivre. Ici, le dispositif est particulièrement didactique : Prométhée, horrifié de constater que Jupiter a envoyé sur la Terre les Passions pour tourmenter les humains, rencontre l'Imagination. Celle-ci le rassure : en s'unissant avec l'amour, elle soulage les maux de l'humanité.

Suite de la notule.

dimanche 8 mai 2011

Henri Sauguet - La Chartreuse de Parme, de Paris à Marseille


L'oeuvre doit être rejouée à Marseille la saison prochaine, alors voici un extrait de l'unique captation qu'il existe, mise à l'instant en ligne par les lutins de CSS.


Le commentaire est laconique, il reprend la présentation que j'ai préparée pour la vidéo :

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1. L'oeuvre

Ce n'est pas un chef-d'oeuvre :

=> L'inspiration mélodique, comme toujours chez Sauguet, est un peu plate.

=> La prosodie, de la même façon, est plutôt neutre et grise.

=> Les procédés musicaux sont assez peu variés et surtout sans réelle ampleur dramatique, comme d'aimables scènes d'opéra comique écrites un peu négligemment.

=> Le livret d'Armand Lunel est d'un prosaïsme assez consternant, tout ce qui fait le charme de l'implicite dans le roman (l'amour qu'on devine entre Fabrice et sa tante est martelé à chaque scène...), toute sa finesse de langue (inutile d'attendre les jolis détours de langage ou les petits paradoxes émotionnels), tout l'équivoque de ses situations sont perdus...
Même le climat de scènes faciles à réussir, comme la mort de Fabrice, se retrouve passablement saboté : la mort de Fabrice, qui profère des banalités sur fond de psalmodies féminines et de glas - argentin ! -, là où on aurait espéré un postlude orchestral discret, c'est désespérant...
On est loin du sens de l'atmosphère d'un musicien pourtant régulièrement méprisé, comme l'est Ibert (cf. Le roi d'Yvetot).

=> Et les scènes les plus opératiques (notamment les véritables scènes d'ensemble, figées comme du Rossini, provoquées par les interventions de Gina à la Cour), n'ont même pas été retenues par le librettiste.

Par conséquent, je la propose puisque qu'elle fait rêver des générations d'amoureux de littérature et d'opéra français, mais on ne peut pas dire qu'en l'occurrence le rêve sorte vainqueur de la confrontation avec le réel.

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2. Rapide historique

Par relations, Sauguet avait rencontré le directeur de l'Opéra, qui lui avait fait jouer cette oeuvre (qu'il écrivait pour son délassement depuis 1927, sous la forme d'une réduction piano), et, convaincu, lui avait demandé de l'orchestrer pour la faire représenter.

A la création, on pouvait entendre rien de moins que Germaine Lubin en Sanseverina, Raoul Jobin en Fabrice et Arthur Endrèze en comte Mosca !

L'oeuvre a eu peu le temps de séduire sur la scène, étant créée le 6 mars 1939. Elle a été révisée en 1968, dix ans après le présent enregistrement capté au Théâtre des Champs-Elysées sous la direction de Manuel Rosenthal. On y entend notamment Denise Scharley dans un rôle d'amoureuse, ce qui constitue une vraie rareté !

Vendredi 10 janvier 1958 :

Suite de la notule.

mercredi 10 novembre 2010

Le Prix de Rome et ses Cantates - II - Une tentative de programme représentatif


(Voir épisode I.)

A l'auditorium du musée d'Orsay, donc, Bernard Tétu proposait, à la suite d'une conférence Cécile Reynaud sur l'académisme en musique (à laquelle les lutins n'ont pas assisté), un programme consacré à l'histoire du Prix de Rome.

Pour mémoire, le Prix de Rome est fondé en 1663, et permettait au Premier Grand Prix de vivre quatre ans, logé, nourri et rémunéré par le roi, au Palais Mancini à Rome, pour s'affiner et exercer en Italie, loin de toute contingence. La composition musicale n'est récompensée qu'à partir de 1803, date à laquelle le lieu de résidence devient la Villa Médicis. Depuis 1969, la récompense ne se fait plus sur concours mais sur dossier, ce qui a grandement ôté à la visibilité de la récompense - aucune oeuvre nouvelle n'est créée pour le prix de Rome.
D'autres pays proposent un Prix de Rome sur le modèle français, par ordre d'apparition chronologique : Pays-Bas, Belgique, Etats-Unis et Canada (ce dernier depuis... 1987 !).

2. Principe du concert

Le concert proposé entendait montrer une sélection représentative de ce qui se produisait (en musique vocale). Excellente initiative, mais qui souffrait de quelques biais qui ont rendu la soirée certes pas moins passionnante, mais un peu moins prenante musicalement :

  • le choix d'oeuvres délibérément faibles, pour montrer ce qu'est le prix de façon représentative, au lieu de mettre en valeur les réalisations de qualité, ce qui pouvait conduire l'auditeur ingénu (il n'y en avait certes pas beaucoup dans la salle !) à renforcer ses préjugés négatifs ;
  • la confrontation avec des oeuvres de maturité hors Prix de Rome, qui nous privait d'entendre de plus larges extraits tirés des musiques qu'on était venu entendre ;
  • le contraste parfois minime entre les oeuvres académiques et celles supposées libres, qui n'apportait donc rien au propos.


Et il est vrai que pour avoir écouté ou lu un certain nombre de cantates du Prix de Rome, celles qui ont été retenues n'étaient pas forcément les meilleures, aussi bien pour la musique... que pour le texte !

3. Participants

Au piano (tout était en version réduction piano pour d'évidentes questions de coûts !), le mythique Noël Lee, et Bernard Tétu dirigeait son ensemble vocal à géométrie variable, constitué de chanteurs solistes qui font pour beaucoup une belle carrière, avec ce soir :
=> Corinne Sertillanges, soprano I
=> Ingrid Perruche, soprano II
=> Louise Innès, alto I
=> Irina Gurevitch de Baghy, alto II
=> Svetli Chaumien, ténor I
=> Julien Behr, ténor II
=> Jean-Baptiste Dumora, basse I
=> Jacques Bona, basse II

4. Contenu du concert

Voici donc une vue d'ensemble du programme proposé :

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Joseph Zimmerman (1785-1853)
Dabit benignitatem pour six voix a cappella en contrepoint rigoureux, le prix du concours de 1821 pour la place de professeur de contrepoint et fugue au Conservatoire de Paris.

Une excellente initiative : cette oeuvre est une réelle surprise, qui sonne exactement comme de la musique de la Renaissance... tout juste si l'on perçoit quelques harmonies un peu plus romantiques. Véritablement un exercice d'imitation virtuosement réalisé, et avec quelque chose d'un peu plus charmant et direct que les polyphonies Renaissance. Très beau et convaincant, et impeccablement exécuté.

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Ferdinand Hérold (1791-1833)
Extrait de La Duchesse de la Vallière, Premier Prix de Rome 1812 sur le texte de L'Oeillard d'Avrigny.

Comme on pouvait s'en douter, une oeuvre académique de cette période présente des couleurs harmoniques sensiblement limitées. On demeure dans cette épure rossinienne à la française, avec une nudité d'opéra-comique. On est loin des beautés de Zampa ou même du Pré aux Clercs.

L'oeuvre est bien fade, et si la voix d'Ingrid Perruche se révèle bien plus puissante et riche en harmoniques du formant qu'on pouvait le soupçonner en retransmission, la voix est aussi bien moins belle, et la diction assez floue, si bien qu'on est assez peu facilement attiré dans cette galanterie sans envergure et chantée par un format inapproprié.

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Ambroise Thomas (1811-1896)
Extrait de Hermann et Ketty, Premier Prix de Rome en 1832 sur le texte de Pastoret.

Evidemment, c'est là un jeune Thomas, un Thomas de 1832 (donc à peine vingtenaire, écrivant à l'époque du dernier Hérold...). Néanmoins, malgré les restes rossiniens qu'on y trouve, on entend ici, sur un texte terriblement stéréotypé (une scène d'amour apaisé qui ne masque que temporairement la blessure mortelle du héros), avec des échanges parfois grotesques, une belle musique lyrique, avec un certain nombre de trouvailles orchestrales qu'on devine au piano. En l'état, l'oeuvre n'est pas bouleversante, mais avec orchestre, elle devait être assez belle, et la musique se sert de la situation pour la rendre émouvante, par-delà l'aspect laborieux du texte.

L'interprétation renforce ces impressions : le beau lyrique de Svetli Chaumien, lumineux et parfaitement dit, prête à Hermann une grande séduction, bien assortie avec Ingrid Perruche assez convaincante ici. Et le piano de Noël Lee, souffrant (et visiblement mécontent de sa prestation de la soirée), paraît très emprunté, d'un déchiffrage tiède. Joué avec plus de relief ou par un orchestre, l'oeuvre aurait des séductions, c'est certain, même si elle n'a pas l'envergure de Hamlet ou même Psyché. Ce sont des choses que l'habitué des réductions piano perçoit aisément, la probable profondeur d'une oeuvre une fois orchestrée, car les réductions conservent les techniques de son propres aux instruments de l'orchestre, si bien qu'on peut en partie rétablir mentalement l'original.

Ambroise Thomas (1811-1896)
Extraits du Requiem de maturité : Santus et Benedictus.

Censés montrer, d'après Bernard Tétu qui intervenait opportunément pour présenter les extraits, combien Thomas était sclérosé par le Prix de Rome (étrange démarche pour un concert censé le présenter...), ces extraits révèlent en réalité sensiblement la même facette lyrique et douce. Mais de façon moins convaincante à mon avis que dans la cantate, car sans le relief dramatique (même mauvais), si bien que cette oeuvre religieuse semblait plutôt une berceuse pour Vêpres...
Dix minutes qui auraient pu être économisées pour présenter des oeuvres plus proches du programme.

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Hector Berlioz (1803-1869)
Extraits de Sardanapale, cantate avec laquelle il obtint, à son cinquième essai, le Premier Grand Prix de Rome en 1830, sur le texte de Jean Baptiste Gail.

Volontairement détruite par le compositeur, il subsiste encore des extraits de cette cantate. Qui sont, il faut bien en convenir, particulièrement mauvais. Extrêmement consonant et plat, le pire de Berlioz.
Car Berlioz a toujours eu ces deux facettes : le novateur génial et le compositeur de musiquette de cinquième ordre. Et ici, on est dans le plus mauvais de la seconde facette. Des accords dignes d'une première année d'étude d'harmonie, d'une platitude absolument extraordinaire.

Julien Behr, qui officiait ici, présente de grandes similitudes avec Sébastien Guèze dans les harmoniques métalliques et la manière assez forcée d'émettre par la gorge. De plus, la voix n'est pas très agréablement engorgée, et chaque son semble lui coûter une grande énergie articulatoire - les aigus paraissent presque douloureux. Dommage, le matériau de départ n'est pas moche, mais cela handicape considérablement son aisance, sa diction, la beauté du timbre et bien sûr l'aigu (vraiment difficile à atteindre).

Hector Berlioz (1803-1869)
La Mort d'Ophélie pour choeur de femmes à deux voix.

Une très bonne surprise que cette version pour deux solistes, qui permet une transparence et une émotion bien plus directes. En revanche, était-il nécessaire de jouer les strophes répétitives de cette oeuvre "libre", qui s'écartait du programme et que tout le monde dans la salle avait dû souvent entendre ? Chacun a bien à l'esprit au minimum que Berlioz, c'est aussi la Symphonie Fantastique et certainement pas d'abord les platitudes de Sardanapale !

En revanche Louise Innès, la mezzo, présente une voix étrangement mal projetée, pas du tout "sur le souffle", à peine timbrée... des défauts de débutants, qu'on peine à s'expliquer à ce niveau, aux côtés de solistes prestigieux. Et la diction n'était pas spécialement belle. Peut-être une inflammation passagère qui empêchait l'accolement correct des cordes ?

Hector Berlioz (1803-1869)
Choeur d'ombres, extrait de Lelio ou Le retour à la vie

La première partie, consacrée au premier XIXe, s'achevait sur cet opus 2 rarement donné et totalement ébouriffant, avec ses figures virevoltantes et crépusculaires - une scène d'enfer qui a tout de la force d'évocation du Dante (pas si loin de Francesca Da Rimini de Rachmaninov...). Une belle démonstration de ce que pouvait produire Berlioz hors des formes figées qui semblent l'anesthésier aisément.

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Bilan de cette première partie :

Comme nous nous y attendions, la forme académique n'est pas propice à l'épanouissement musical à une époque où le langage harmonique est encore assez limité par une grammaire postclassique. Elle prend plus son prix lorsqu'elle impose un cadre à une palette de couleurs vaste, qu'elle domestique.

La seconde partie contenait donc, très logiquement, plus de chefs-d'oeuvre.

dimanche 17 octobre 2010

Luigi CHERUBINI - Lodoïska - comédie héroïque d'après Faublas - (TCE 2010, Rhorer)


La soirée, dans un Théâtre des Champs-Elysées rempli au quart (sans exagérer !), réunissait une distribution d'un luxe incroyable.

Mais voyons d'abord l'oeuvre.

1. Sources

Car c'est encore une oeuvre d'une modernité extrême qui est proposée par les musiciens spécialistes de l'exhumation. Créée en 1791 au Théâtre Feydeau ouvert cette même année, elle repose sur un roman-mémoire libertin tout récent, Les Amours du Chevalier de Faublas de Louvet de Couvray (publié de 1787 à 1790 !), qui a sa célébrité chez les amateurs du genre et de la période.


On imagine bien ce qu'il peut rester d'un roman foisonnant où le style et la profusion des événements créent l'intérêt, sans parler même de la première personne à convertir en personnage inconsistant...

Eh bien non, on n'imagine pas. Car le livret est l'un des plus ratés qu'il m'ait été donné de lire ou d'entendre. Une succession de poncifs : la belle captive trouvée par hasard, le sauveteur piégé à son tour, les échappatoires très peu convaincantes, l'humour forcé pour entrer dans le cadre du genre comique, le méchant gouverneur et son sbire, la cavalerie qui arrive à temps. Tout cela étant exploitable en théorie, mais ici présentés sans enjeu, avec une platitude extrême aussi bien concernant le drame que la langue. Seule surprise, l'absence de moralité édifiante à la fin de l'ouvrage, où tout le monde se contente d'exulter que le méchant termine toute sa vie en prison (!), d'une façon, il faut le dire, bien mesquine. Où diable sont passés les turcs généreux d'antan [1], c'est ceci qu'ont donc produit les Lumières ?

Tout simplement, le livret de Claude François Fillette-Loraux n'utilise qu'un épisode assez laconique mais très intense du roman-mémoires, le récit de Lovzinski (devenu Floretski à la scène).

— Pulauski, continua Lovzinski, voyant ses espérances détruites et les Russes maîtres de sa patrie, disparut de Varsovie pour réunir les Polonais (fidèles et tenta la fortune contre l'envahisseur. Mais outre que je souffrais de sa disparition à cause de l'affection que je lui portais à lui-même, ce qui augmentait mon désespoir, c'était l'enlèvement de celle que j'aimais et que je craignais de ne plus revoir. Mais combien ma douleur fut plus grande lorsque j'appris que Lodoïska était tombée entre les mains d'un misérable appelé Dourlinski. Cet homme, abusant de la confiance de Pulauski, qui avait remis sa fille entre ses mains, l'avait enfermée dans une tour obscure, mettant sa liberté au prix de son honneur. Je parvins à m'introduire, avec mon serviteur Boleslas, dans le château de ce Dourlinski qui me reconnut et me jeta dans un cachot, tandis qu'il ordonnait à Lodoïska de se préparer à lui appartenir.
« Cependant, des trois jours que Dourlinski avait laissés à Lodoïska pour se déterminer, deux déjà s'étaient écoulés; nous étions au milieu de la nuit qui précédait le troisième; je ne pouvais dormir, je me promenais dans ma chambre à grands pas. Tout à coup j'entends crier aux armes ; des hurlements affreux s'élèvent de toutes parts autour du château ; il se fait un grand mouvement dans l'intérieur ; la sentinelle posée devant nos fenêtres quitte son poste ; Boleslas et moi, nous distinguons la voix de Dourlinski ; il appelle, il encourage ses gens, nous entendons distinctement le cliquetis des armes, les plaintes des blessés, les gémissements des mourants. Le bruit, d'abord très grand, semble diminuer ; il recommence ensuite : il se prolonge, il redouble ; on crie victoire! Beaucoup de gens accourent et ferment les portes sur eux avec force. Tout à coup à ce vacarme affreux succède un silence effrayant : bientôt un bruissement sourd frappe nos oreilles ; l'air siffle avec violence ; la nuit devient moins sombre ; les arbres du jardin se colorent d'une teinte jaune et rougeâtre; nous volons à la fenêtre : les flammes dévoraient le château de Dourlinski ; elles gagnaient de tous côtés la chambre où nous étions, et pour comble d'horreur, des cris perçants partaient de la tour où je savais que Lodoïska était enfermée... »
Ici M. du Portail fut interrompu par le' marquis de B***, qui, n'ayant trouvé aucun laquais dans l'antichambre, entra sans avoir été annoncé.

Et on n'en découvre le bref épilogue que soixante-dix pages plus tard :

Ce récit avait été interrompu au moment où la tour, prison de Lodoïska, était en flammes ; par bonheur, des Tartares étaient arrivés, s'étaient emparés du château de Dourlinski et avaient délivré les deux amants.

Ce style alerte et fougueux se perd évidemment dans la plate adaptation qui rallonge à n'en plus finir une trame à laquelle il n'ajoute que des airs convenus et une scène d'empoisonnement totalement ratée.

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2. Livret et musique

Il est vrai que l'oeuvre de Cherubini perd énormément en équilibre à cause de la suppression complète des dialogues qu'il avait prévus entre les numéros musicaux, matérialisés par une à deux (!) phrases parlées (et sonorisées). On voit bien ce que cela entraîne comme déséquilibre esthétique.

Mais la musique se révèle en revanche un condensé de formules nerveuses très neuves qui préfigurent Beethoven de façon assez saisissante, avec en particulier le grand interlude guerrier qui passe de loin toutes les luttes et tempêtes du répertoire composées avant le Vaisseau Fantôme de Wagner ! Beaucoup de choses à en exploiter, qu'on ne remarque pas assez à cause de la platitude du propos qu'elles servent. Dix ans après Andromaque, c'est encore un saut qualitatif bien plus vertigineux, vers quelque chose de très moderne et de déjà romantique. La tragédie lyrique n'est plus, et une esthétique plus libre et plus mêlée est née - le sous-titre l'indique très justement : "comédie héroïque". Le sublime et le grotesque cohabitant dans les mêmes numéros, le goût des nuances dynamiques, les figures de paroxysme, les ensembles sans symétrie... le classicisme est clairement derrière nous.

Malgré quelques tunnels (l'ensemble du poison, d'un bon quart d'heure, est assez interminable, ni oppressant ni drôle avec ses trois sbires empesés), l'oeuvre trouve de grands moments notamment dans le final du premier acte, tout le deuxième acte (ses beaux airs et ses ensembles, sauf le quintette du poison), et la bataille du troisième.

On pense tout de même que l'oeuvre serait extrêmement percutante à la scène, grâce à sa musique. On pourrait en particulier en faire une version Regietheater facilement, et si la direction d'acteurs en est assez active, il y aurait réellement de quoi représenter quelque chose de trépidant en dépit du livret misérable.

En l'état, c'était à la fois fascinant et assez peu touchant, bien moins qu'un Grétry pas du tout novateur comme L'Amant Jaloux...

C'est en tout cas la plus belle oeuvre de Cherubini qu'il nous ait été donné d'entendre avec ses deux Requiem.

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3. Exécution musicale

Notes

[1] Cf. Les Indes Galantes de Rameau, Die Entführung aus dem Serail, et le modèle subverti L'Italiana in Algieri de Rossini pour les exemples les plus célèbres.

Suite de la notule.

samedi 31 juillet 2010

Ibsen wagnérisé - L'Etranger de Vincent d'Indy


D'après la re-création en concert au Festival de Montpellier il y a quelques jours, et la lecture intégrale de la partition ainsi que du texte-source.




Trois extraits de la partition : un peu du grand duo de l'acte I, la fin méditative de l'acte I, la grande tempête qui termine l'acte II.


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1. Aux sources du livret : Ibsen

Cette action musicale en deux actes (1896-1901) est inspirée à Vincent d'Indy en par Brand d'Ibsen, qui avait été représenté en France dès 1895 grâce à Aurélien Lugné-Poë.

L'intrigue de cet Etranger se résume en peu de mots.
Acte I : Dans un village de pêcheurs, un étranger quadragénaire agit avec bonté tout autour de lui, distribuant sa pêche, protégeant les faibles, mais mal regardé par la population qui voit en lui en sorcier maléfique, ou à tout le moins un voleur de bonne fortune. Il s'entretient avec la jeune Vita (petite vingtaine), la seule à ne pas le fuir. Il lui laisse entendre son amour, mais celle-ci, déjà fiancée mais manifestement éprise aussi, ne parvient pas plus que lui à trouver le ton juste, et l'Etranger annonce son départ le lendemain. Vita est comme abasourdie et écoute à peine son fiancé André lui parler des bans du mariage, en contemplant l'Etranger qui s'éloigne sur le sentier lumineux.
Acte II : Second grand duo, Vita annonce son amour mais l'Etranger confirme son départ à cause de ce qui avait été dit. Elle le laisse partir, mais jette à l'eau la pierre magique qu'il lui a donnée, se qui semble agiter l'écume. Elle se promet alors en fiancée à la mer et laisse, complètement silencieuse, enrager son fiancé qui finit par rompre. A ce moment, la tempête se déclare ; l'Etranger monte seul sur un canot pour sauver les pêcheurs en péril, rejoint au moment du départ par Vita. Alors qu'ils rejoignent les naufragés, une lame immense les engloutit tous. Les pêcheurs restés sur la grève entament le De profundis et le rideau tombe.

Les points communs avec Brand sont donc limités, mais patents. En réalité, d'Indy (qui écrit lui-même le livret, comme pour ses trois autres opéras de type sérieux [1]) n'a conservé que la matière de la première moitié de l'acte II, et s'en est librement inspiré.
En effet Brand, à l'acte II, séduit par ses discours altruistes et exigeants Agnès, la fiancée d'un ancien camarade d'études, et risque sa vie pour aller donner une absolution, en montant seul (et rejoint par Agnès émerveillée) dans une barque sur le flot déchaîné.
La différence est tout de même qu'ici la dimension christique du personnage est beaucoup moins abstraite et dogmatique : l'Etranger sans nom n'est pas un prêcheur mais un simple pêcheur qui parcourt le monde en faisant le bien au lieu de le revendiquer comme le fait Brand (d'une façon tout à fait discutable). Brand a un passé (et une mère avaricieuse, qu'on fréquente longuement dans la seconde partie de l'acte II), alors que l'Etranger n'a pas de substance psychologique réelle : il reste, même pour Vita, un être de passage opaque. Enfin, Brand réussit l'épreuve de la barque, alors que l'Etranger y disparaît.

Disons que certains des motifs sont identiques (une figure christique, une fiancée dérobée presque malgré lui, une ordalie de la mer), mais réagencés dans un autre contexte.

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2. Autres échos

On note aussi d'autres similitudes évidentes.

D'abord avec le Hollandais Volant de Wagner, où le personnage qui erre ne peut être retenu que par une femme fidèle - dont la sincérité qu'il ne veut croire ne lui est finalement prouvée que par sa mort en s'élançant vers les vagues. D'ailleurs l'aveu de Vita est conçu sur le même mode de l'aigu éclatant (si 4 dans les deux cas...) qui stupéfait la foule rassemblée. De même si l'on considère le fiancé éconduit en raison de la fascination pour la figure mystérieuse et paternelle (c'est explicite dans le livret de d'Indy).

C'est aussi toute une époque de fascination pour la mer chez les compositeurs français, y compris à l'Opéra, comme pour Pelléas et Mélisande de Debussy (1902), Le Pays de Ropartz (1908-1910) ou Polyphème de Cras (1910-1918), qui ménagent tous des scènes maritimes impressionnantes.
Dans le cas de d'Indy, le figuralisme maritime doit autant au Vaisseau Fantôme qu'au Wagner de maturité et au genre "impressionniste" français. Il est à noter d'ailleurs que La Mer de Debussy et les opéras qu'on citait précédemment sont tous postérieurs à L'Etranger, qui n'est donc pas à situer dans un mouvement de suivisme, mais plus dans une intuition fine de ce qui allait se développer par la suite.

Le lien est assez saisissant en particulier avec Le Pays de Ropartz, qui raconte précisément une histoire de nouveau venu dans un univers de pêcheurs, et qui après avoir séduit une jeune fille, veut quitter la contrée et n'en sort pas vivant. Le tout dans un langage musical extrêmement tristanien qui n'est pas très éloigné des couleurs wagnériennes de Vincent d'Indy.

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3. La musique

Notes

[1] Ses trois autres opéras sérieux : Le Chant de la Cloche d'après Schiller, Fervaal d'après Axel d'Esaïas Tegner et La Légende de saint Christophe d'après la Légende dorée de Jacques de Voragine. Il est également l'auteur, côté scénique, de trois musiques de scène, d'un opéra-comique et d'une comédie lyrique.

Suite de la notule.

mercredi 30 juillet 2008

Une saison en France : Ernest REYER - Salammbô

(Mise à jour du 23 septembre 2008 : en fin d'article, nous avons enregistré des extraits de l'oeuvre pour Carnets sur sol.)

L'Opéra de Marseille, dont on susurrait qu'il remettrait en scène Sigurd, dix-sept ans après sa précédente exécution (avec notamment Cécile Perrin et Jean-Philippe Lafont), propose finalement Salammbô !

Rien que pour nous faire mentir, naturellement, puisque nous avions pris le pari que cet opéra, pour diverses raisons que nous allons vous livrer, ne serait jamais remonté...


Gravures représentant plusieurs scènes de l'opéra.

Etat de la discographie

L'oeuvre est nettement moins fondamentale que Sigurd [1] - mais Sigurd a déjà été joué il n'y a pas si longtemps à Marseille (il y a dix-sept ans), et à Montpellier en 1993 et 1995. Tandis que de Salammbô, il n'existe à notre connaissance dans les trois quarts de siècle passés qu'un extrait du second air du rôle titre, par Germaine Martinelli, pas fabuleusement interprété, et peut-être même pas reporté sur CD.

Il n'en existe donc aucune intégrale enregistrée, ni officielle, ni officieuse.

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Etat de la partition

Néanmoins, la réduction piano-chant se trouve aisément (et c'est une bonne nouvelle que le matériel d'orchestre existe toujours pour pouvoir remonter l'ouvrage [2]) chez les bouquinistes, et c'est par ce biais que CSS peut vous présenter l'ouvrage, suite à des lectures régulières de l'ensemble de l'oeuvre.

Il faut toutefois s'attendre, vu la durée réelle de l'oeuvre (trois heures minimum), à des coupures conséquentes à Marseille.

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L'oeuvre

Salammbô, le dernier opéra de Reyer, est une fort belle oeuvre, moins raffinée cependant que Sigurd. On rencontrera quelques facilités orientalisantes dans la mélodie (des descentes sinueuses de gammes en octaves, qui lorgnent parfois vers des debussysmes qui devaient être dans l'air du temps), et harmoniquement, bien que moins efficace de Sigurd, la recherche en est comparable : très soigné et assez inventif pour de l'opéra français. On ne pâlit pas face au modèle modulant meyerbeerien ; en particulier, on hérite d'un souci de sans cesse renouveler la poussée dramatique au moment où les phrases musicales pourraient retomber. On trouve même (ce qui n'est pas le cas de Meyerbeer, époque oblige) un certain nombre d'accords enrichis (certes avec mesure) ou d'anticipations qui créent de petites tensions pas très audacieuses, mais sensibles. A l'inverse, certaines pages sont remplies par un seul accord parfait arpégé, ce qui ressemble parfois à du remplissage, tout en suivant d'un peu loin les recettes de Sigurd.

Le livret d'après le roman de Flaubert est dû à Camille du Locle, également colibrettiste de Sigurd (d'apèrs le Nibelungenlied) et du Don Carlos de Verdi (d'après Schiller).

Reyer s'est toujours plongé dans des atmosphères lointaines, témoin :

  • Le Sélam, ode symphonique sur un texte de Théophile Gautier (1850) ;
  • Sacountala, ballet ;
  • La Statue, également dans un environnement oriental (malgré le frontispice très 'chevalier chrétien' de l'édition destinée aux familles), qui semble à la lecture assez schématique et faible, essentiellement centré autour de son vaste ballet (1861) ;
  • Erostrate, dont la partition est introuvable, car pas diffusée au grand public en raison de son échec immédiat, ce qui pique notre curiosité vu la réalisation très intéressante de ses deux opéras suivants, Sigurd et Salammbô...
  • Sigurd, dans l'atmosphère épique du Nord sauvage ;
  • Salammbô, dans une antiquité qui sonne assez arabisée à l'oreille contemporaine.


Malgré quelques tournures orientales attendues, Salammbô séduit par son sens incontestable du climat et par ses péripéties très esthétisées. Un opéra qui, sans être majeur, dispose de toutes les qualités pour toucher. On dépasse largement la qualité et l'intérêt de certains Massenet souvent joués comme Manon ou Don Quichotte.

--

L'impossible résurrection

Nous prédisions cependant, malgré les séductions d'une pièce d'après Flaubert sur l'imaginaire d'un programmateur et des spectateurs ; malgré l'orientalisme plaisant, malgré la qualité de la partition, malgré le souffle de certaines scènes ; nous prédisions en effet que Salammbô ne serait jamais remontée.

Pourquoi ?

C'est très simple :

Lire la suite.

Notes

[1] Voir notre série autour du Sigurd de Reyer.

[2] Le matériel d'orchestre, pour les pièces qui ne sont pas des standards, est loué aux orchestres. Seul l'éditeur dispose d'une copie, et par voie de conséquence, pour les oeuvres rares qui n'ont pas besoin d'être présentes en plusieurs exemplaires, si le grenier brûle, est inondé ou si les rongeurs connaissent un petit surcroît d'activité musicophage, l'orchestration peut être perdue sans retour (si jamais les manuscrits ne sont pas bien rangés dans une bibliothèque...).

Suite de la notule.

David Le Marrec

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