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La minute glottophile — Operalia 2014


Ce n'est sans doute pas très nourrissant, mais en attendant l'achèvement de la prochaine notule un minimum informative (chaconne II, microtonalité, Révolution ou Roy-Destouches, on verra qui arrivera le premier – je vous renvoie à votre bookmaker habituel), quelques instants rassérénants pour vous, glottophiles de tous pays.

Vous pouvez ouvrir ceci dans un nouvel onglet pour accompagner votre lecture et confronter vos impressions à ce qui est écrit : vidéo de la finale 2014.

1. Recrutement

Operalia est un concours un peu particulier puisqu'il ne récompense que des artistes qui disposent déjà d'une carrière très établie. Tous les concours prestigieux sont un peu sujets à ce type de détournement (rien que les conservatoires, en première année, recrutent en général des musiciens déjà formés dans les disciplines et villes les plus demandées !), mais Operalia ne contribue pas au passage d'un début de carrière discret à des engagements réguliers ou d'un niveau supérieur : ce concours consacre le passage d'une véritable carrière vers la staritude, tout de bon.

Cette fois-ci, on pouvait trouver, parmi les 40 artistes admis au concours, rien qu'en s'en tenant à ceux disposant d'une belle saison comme soliste en France : Damien Pass (beaucoup de rôles secondaires dans de fastes productions – Opéra de Paris, Aix, Versailles…), Abdellah Lasri (rôle principal à l'Opéra de Paris, certes en distribution B), et même Alexandre Duhamel (Opéra de Paris, salle Pleyel… dans des premiers rôles et aux côtés des artistes les plus cotés). De même, parmi ceux qui font une carrière américaine, on trouve beaucoup de jeunes artistes en postformation par le Met, ou des doublures des plus grands. Rien que des voix tout à fait finies, en pleine maturité artistique, et déjà amplement lancées dans la carrière. L'étape suivante, c'est d'enregistrer des disques et de faire les couvertures des magazines, mais c'est vraiment tout ce qui reste ! Operalia est là pour y pourvoir.

Et ça fonctionne plutôt bien en général : José Cura, Elizabeth Futral, Rolando Villazón, Stéphane Degout, Nina Stemme, Hui He, Joseph Calleja, Erwin Schrott, Sonya Yoncheva, parmi d'autres, sont d'anciens lauréats. Et beaucoup d'autres font une belle carrière. Il est difficile de choisir entre la poule et l'œuf : ont-ils été starisés – ce qui, contrairement à une carrière de haut niveau, n'a plus de lien de proportionnalité direct avec la qualité – grâce à l'exposition d'Operalia, ou étaient-ils déjà dans une spirale de carrière fortement ascendante, que le concours n'a fait que sanctionner ?
C'est d'autant plus difficile à déterminer que les engagements ont plu, pour un certain nombre d'entre eux (en tout cas vrai pour Villazón, Degout, Calleja, Schrott ou Yoncheva), dans les mois qui ont suivi. Et que presque immédiatement (qu'on sache ou non qu'ils étaient passés par là), ils étaient à l'affiche des plus grandes maisons et surtout, pas supplémentaire, sur les couvertures des magazines.

Et concernant Operalia, la proportion de trains qui arrivent à l'heure est assez considérable (on trouve quasiment pour chaque cession une à deux très grandes carrières rien que parmi les finalistes).

2. Jury

Il faut dire que le jury d'Operalia est tourné vers l'efficacité plus que vers l'évaluation artistique (mieux vaut se tourner vers les diplômes d'institutions ou les concours spécialisés pour cela) : on y rencontre essentiellement des directeurs de théâtre ou des chefs du recrutement, plus un journaliste… et Mme Domingo, chargée je suppose d'incarner officiellement le bon goût du parrain.

James Conlon (Music Director: LA Opera, Ravinia Festival, Cincinnati May Festival)
Marta Domingo (Stage Director)
F. Paul Driscoll (Editor-in-Chief: Opera News)
Thierry Fouquet (General Director: Opéra National de Bordeaux, France)
Anthony Freud (General Director: Lyric Opera of Chicago)
Jonathan Friend (Artistic Administrator: Metropolitan Opera, New York)
Jean-Louis Grinda (General Director: Opéra de Monte Carlo, Monaco)
Ioan Holender (Artistic Advisor: Metropolitan Opera and Tokyo Spring Festival; Artistic Director: George Enescu Festival, Bucharest, Romania)
Peter Katona (Director of Casting: Royal Opera House, London, UK)
Christopher Koelsch (President and CEO: Los Angeles Opera)
Grégoire Legendre (General Director: Opéra de Québéc, Canada)
Joan Matabosch (Artistic Director: Teatro Real, Madrid, Spain)
Pål Moe (Casting Consultant: Bavarian State Opera, Munich, Germany; Glyndebourne Festival Opera, UK; Opéra de Lille, France; Norwegian Opera House, Oslo)
Andrés Rodriguez (General Director: Teatro Municipal de Santiago, Chile)
Helga Schmidt (Intendente: Palau de les Arts, Valencia, Spain)

Considérant que les directeurs de théâtre n'ont pas forcément la main sur les distributions (dire qu'on veut tel ou tel grand nom pour le rôle-titre, certes, mais les détails sont souvent confiés à un adjoint spécialisé – ou, dans certains cas, au chef d'orchestre), la composition du jury révèle sans ambiguïté l'intention non pas d'établir des certificats de vertu, mais d'assurer un réseau très avantageux pour les gens primés ou même simplement appréciés par les uns ou les autres.

3. Principe du concours

Les épreuves manifestent le même principe d'aller à l'essentiel : autant le choix de deux airs (sur quatre proposés) avec piano en quart de finale s'explique, autant un seul air avec piano en demi-finale et à nouveau un seul avec orchestre en finale (court pour faire une émission diffusable ?), c'est excessivement peu pour juger.
Je n'ai aucun élément sur le sujet, mais je me demande en conséquence quel est le poids du CV dans les discussions : préparer un air pendant deux ans et le chanter très bien ne réclame pas du tout les mêmes compétences qu'étudier en quelques semaines et chanter un opéra en entier sur scène, avec toutes les contraintes de solfège, d'expression et d'endurance afférentes. Si l'on voulait réellement être efficace, on devrait donner un opéra (dont il n'existe aucun enregistrement, pas de tricherie !) à étudier en deux à quatre mois, et les évaluer, en plus des airs, sur des extraits de récitatifs et d'ensembles, un peu comme pour les traits d'orchestre réclamés aux instrumentistes. Manière qu'on puisse les juger sur autre chose que sur un air bien léché.

C'est pourquoi, avec si peu de matière, on peut présumer que les juges se fondent sur un peu de littérature extérieure pour évualuer leurs futurs protégés.

Autre caractéristique du concours, plus attirante, le déroulement en parallèle d'un concours de zarzuela, qui met en valeur ce répertoire très peu pratiqué (marginal sur les grandes scènes même en Espagne, un peu comme le Grand Opéra en France – et de plus en plus l'opérette).

4. L'Orchestre hôte

Avant de parler des lauréats, un mot d'étonnement sur l'orchestre. Je me demande si j'ai jamais entendu l'orchestre de fosse de l'Opéra de Los Angeles dans les années récentes (MÀJ : et pourtant, si, quelques productions avec Conlon au moins, où je n'avais pas du tout perçu cela), parce qu'il sonne étonnamment maigre, manquant de cohésion timbrale, quelques centaines de coudées sous le niveau de celui de San Francisco, ou bien sûr du célèbre Philharmonique local. Je m'étais toujours figuré la vie musicale de Los Angeles comme importante en Amérique, et j'ai plutôt l'impression d'entendre l'orchestre d'une petite maison. Par ailleurs, ce ne sont pas des rigolos, ils jouent des partitions difficiles et la justesse ne se dérobe pas… mais cela ressemble à un orchestre de province en France plus qu'à une des grandes machines américaines. Ce serait l'opéra de Seattle ou de Nashville, qui n'ont pas de réputation internationale, je n'aurais pas été étonné, mais Los Angeles, tout de même, l'une des grandes métropoles du continent, et dans une de ses régions les plus « européennes »…

Il faut dire que le problème semble en grande partie provenir de Plácido Domingo à la baguette, dont j'ai en d'autres temps loué la direction (pour un quasi-dilettante, diriger aussi valeureusement une partition touffue comme The Fly de Shore, et son Ballo très lyrique du Met était très séduisant)… mais ce soir-là, l'orchestre se perd constamment en décalages et faux-départs – et je ne parle pas de détails de geeks (du genre de la deuxième clarinette qui entre un quart de soupir trop tard dans un tutti de R. Strauss), n'importe qui entendant les morceaux pour la première fois ne peut que remarquer que les premiers violons font plusieurs entrées pour la même note. Au début de l'arioso du Duc de Mantoue, il y a même une ou deux mesures entières où les violons ont une croche d'écart entre eux (on entend chaque note se répéter et se télescoper avec la suivante). Pas dans du Stockhausen… dans du Verdi ! N'importe quel orchestre professionnel (a fortiori permanent, et encore plus a fortiori de fosse) peut faire ça les yex fermés.

Mais Domingo ne semblait pas dans son assiette, en plus des très nombreuses imprécisions, tout était assez mou. On peut supposer, tout simplement, qu'avec son emploi du temps de chanteur, de directeur d'Opéra et de bien d'autres choses encore, il n'ait pas trop eu le temps de travailler chez lui, et encore moins de répéter longuement avec chaque interprète.
Il a souvent été dit (et cela s'entend assez bien), qu'il était en empathie et très attentif aux chanteurs, en tant que chef, mais ce soir-là, vraiment, il avait plutôt de quoi les affoler.

5. Lauréats et programme

Pour ne pas alourdir inutilement la page, vous pouvez consulter la liste des vainqueurs (et le montant respectable des récompenses) sur le site de l'Opéra de Los Angeles.

En revanche, le programme, avec les noms de chacun, est difficile à trouver (ni sur Medici.tv, ni sur le site d'Operalia), manière d'être sûr de qui chante quoi. On peut jouer au jeu des visages (voire des timbres nationaux), mais lorsqu'on a un ténor guatémaltèque avec un patronyme mandarin et un prénom italien, ou une mezzo-soprane au physique très ibérique mais à la voix profonde en gorge typiquement russe… on fait quoi ? Et puis on se sent toujours un peu coupable d'activer la centrifugeuse à préjugés.

Donc, pour vous épargner ces risques, voici :

Rachel Willis-Sørensen (soprano, USA, 30)
"Dich, teure Halle" from Richard Wagner's Tannhäuser

Andrey Nemzer (countertenor, Russia, 31)
"Chudny son zhivoy lubvi" from Mikhail Glinka's Ruslan and Lyudmila

Anaïs Constans (soprano, France, 26)
"O quante volte ti chiedo" from Vincenzo Bellini's I Capuleti e i Montecchi

Yi Li (tenor, China, 30)
"Pourquoi me réveiller" from Jules Massenet's Werther

Alisa Kolosova (mezzo-soprano, Russia, 27)
"Cruda sorte" from Gioachino Rossini's L’Italiana in Algeri

Mario Chang (tenor, Guatemala, 28)
"Ella mi fu rapita" from Giuseppe Verdi's Rigoletto

Mariangela Sicilia (soprano, Italy, 28)
"Amour, ranime mon courage" from Charles Gounod's Roméo et Juliette

Christina Poulitsi (soprano, Greece, 31)
"Ah, non credea mirarti" from Vincenzo Bellini's La Sonnambula

Abdellah Lasri (tenor, Morocco, 32)
"Ah ! Fuyez, douce image" from Jules Massenet's Manon

Carol Garcia (mezzo-soprano, Spain, 30)
"Nacqui all’affanno" from Gioachino Rossini's La Cenerentola

Joshua Guerrero (tenor, USA/Mexico, 31)
"Torna ai felici di" from Giacomo Puccini's Le Villi

Amanda Woodbury (soprano, USA, 26)
"A vos jeux, mes amis" from Ambroise Thomas' Hamlet

John Holiday (countertenor, USA, 29)
"Crude furie" from George Frideric Händel's Serse

Et en zarzuela :

Abdellah Lasri (tenor, Morocco, 32)
"Por el humo se sabe donde está el fuego" from Amadeo Vives' Doña Francisquita

Anaïs Constans (soprano, France, 26)
"De España vengo" from Pablo Luna's El niño judío

Mario Chang (tenor, Guatemala, 28)
"No puede ser" from Pablo Sorozábal's La tabernera del puerto

Rachel Willis-Sørensen (soprano, USA, 30)
"Tres horas antes del día" from Frederico Moreno Torroba's La marchenera

Joshua Guerrero (tenor, USA/Mexico, 31)
"De este apacible rincón de Madrid" from Frederico Moreno Torroba's Luisa Fernanda


6. Ce qu'il faut écouter

Comme vous l'avez sans nul doute senti (après patiente considération, je crois qu'il est finalement plus objectif d'afficher sa subjectivité et ses critères plutôt que de feindre une impossible objectivité sur ces matières, et c'est le pied sur lequel se place en général Carnets sur sol), le principe même de chanter un grand-air-du-répertoire (toujours les quelques mêmes, souvent la première moitié d'un diptyque, et sans récitatif…) hors de tout contexte, pour séduire des directeurs de théâtre et recruter de « grandes voix » pour les grandes scènes cosmopolites, mondialisées et conspirantes internationales n'a pas exactement ma faveur. On est loin du Concours Reine Elisabeth, pour citer un illustre concurrent, qui propose la constitution de programmes entiers, jugés par des professionnels du chant —concours qui, pourtant, dispose d'un palmarès bien moins impressionnant, et de concurrents pas forcément de meilleur niveau (en tout cas techniquement).

Et, effectivement, je ne suis pas fanatique de tout ce que j'entends. Les vainqueuses vainqrices victrices m'ont peu intéressé : elles chantent indubitablement très bien, et je serais heureux de les entendre, mais elles ne manifestent pas le supplément attendu lorsqu'on sélectionne l'élite chargée de faire la une des magazines. Du côté des hommes, je suis dubitatif sur Mario Chang, le vainqueur : la voix est déjà pleine de constrictions, tout est émis en force. Pas de mauvaise façon, mais tout de même, une voix déjà légèrement poussée à même pas trente ans, ce n'est pas rassurant pour la suite – d'autant qu'il semble arrivé un peu épuisé, même vocalement, à la fin de son air.
Après, il se passe peut-être quelque chose de particulier en salle que les micros ne captent pas (c'est même souvent ce qui fait la différence qu'on ne s'explique pas en écoutant bandes et disques), comme semble l'indiquer le prix du public, mais en l'état, je trouve qu'on a affaire à un très bon soliste, mais pas à un ténor starisable.

Mais plutôt que de se plaindre de ce qu'on pourrait avoir eu, autant se réjouir de ce que peut entendre de beau, et que je vous recommande d'aller entendre :

Carol García, beau mezzo profond (de couleur, mais avec une superbe tessiture aiguë), avec cette ouverture basse qu'on pourrait ne croire entendre que chez les slaves orientaux. Eh non.

Joshua Guerrero, remarquable ténor au timbre à la fois rond, plein et tendu, vraiment très séduisant – il n'y a qu'à partir du si bémol 3 que le timbre devient plus commun. Et pas de limites techniques notables, aucune constriction audible : en voilà un qui est promis à un radieux futur de salles en délire. Pour ne rien gâcher (et je vous assure que cela n'a pas de rapport avec mon appréciation), il a chanté cet air des Villi de Puccini dont je disais récemment, dans ces pages, qu'il mériterait vraiment les honneurs réguliers du récital ; la seule pièce originale du concert, avec l'extrait de Ruslan.

¶ Il faut aussi, pour le plaisir, entendre (et voir) le falstettiste John Holiday, qui semble disposer d'une belle projection pour sa catégorie, avec un son plutôt intense. Mais, outre le timbre vraiment beau et la maîtrise technique, j'aime beaucoup sa mine de poupon alors qu'il chante un air de fureur (il fait presque dix ans de moins que son état civil), on a envie de lui pincer les joues… et ce n'est pas du tout incompatible avec ce Xerxès largement ridicule dans cet opéra bouffe.

Les français peuvent aussi écouter Abdellah Lasri, pressenti (parmi d'autres) pour être le ténor B du Roi Arthus avec Alagna à Paris (personnellement, j'espère, même si je doute, que ce sera Jean-François Borras !). Sa prestation ce soir-là est un peu fébrile, mais la technique solide et la voix agréable, vraiment un bon ténor pour le grand répertoire, qui fait d'ailleurs depuis quelque temps les beaux jours de l'Opéra d'Essen.

… on remarquera aussi que, comme d'habitude, les voix graves, surtout masculines, ne sont pas très aimées de ce concours. Mais enfin, les falsettistes parviennent à y être récompensés, alors que perdurent ailleurs des situations d'apartheid sévère.

J'espère que cette petite balade aura agrémenté votre écoute, en attendant l'arrivée de notules plus nourrissantes.


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