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La modernité effacée - [Rigoletto de Verdi]


L'authenticité ne peut être plus qu'une martingale d'éditeur, puisqu'en plus des modes de jeu impossibles à imiter parfaitement (et de toute façon incomplètement connus), de la probable infériorité de la qualité d'exécution, de l'atmosphère plus informelle et bruyante, il manquera toujours résolument le dernier chaînon : l'auditeur. En effet pour entendre de façon une musique, il faudrait disposer du même bagage culturel que les auditeurs du temps - ce qui signifie non seulement acquérir leurs connaissances supplémentaires, mais surtout perdre la conscience de tout ce qui a été fait ensuite.
Impossible, évidemment, et cela clôt le débat.

Mais en ouvre aussi d'autres.

La joyeuse troupe bondissante des lutins facétieux y songeait en réécoutant Rigoletto. On commence souvent Verdi, voire l'opéra italien du XIXe siècle par là, et légitimement, puisque lorsqu'on débute, on cherche à entendre les réussites pour se faire une idée de la nécessité ou non de poursuivre l'exploration. Mais cela masque, avec tout ce qui s'est composé depuis, et toute la vulgate assez dépréciative autour de l'illustre parmesan (entretenue par les penchants glottophiles d'une portion considérable de son public), la formidable modernité de certaines de ses oeuvres.

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Au début du XIXe siècle, les opéras sont rigoureusement structurés, d'une façon héritée de l'opera seria (Italie) ou des théâtres populaires type foire (France, Allemagne). Les parties musicales importantes sont découpées en "numéros" clos, et reliées ou par des dialogues (parlés), ou par des récitatifs négligés (un chant presque parlé, accompagné au clavier, et parfois à l'orchestre à cette date, sur des cadences harmoniques extrêmement simples).

L'opéra sérieux français est certes plus souple, parce qu'il descend directement de la tragédie lyrique qui vient de s'éteindre en tant que telle mais qui s'est transformée en opéra romantique (chez Spontini par exemple) : la démarcation entre récitatifs et numéros, bien qu'elle existe, y a toujours été plus discrète, et même parfois légèrement floue. Cette confusion se prolonge chez Spontini, Halévy et surtout Meyerbeer. Ce dernier accroît considérablement la qualité des récitatifs, y introduit de vraies mélodies, des effets d'orchestres et de timbres, et dans le même temps produit des numéros moins isolables, étroitement liés à l'action, souvent entrecoupés de récitatifs ou interrompus par d'autres solistes. Un peu comme si les finals à la manière de Mozart (où la musique est continue en un feu d'artifice d'ensembles musicaux) s'étaient répandus sur toute l'oeuvre.

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L'opéra italien, à l'exception des finals chez Rossini, est resté dans un schéma très strict, et même si l'influence du modèle français de type meryebeerien n'est pas à exclure à la marge, à l'époque où Verdi écrit (du moins dans la mesure de la documentation disponible), on reste assez rigide sur la structure - sans parler de l'orchestration et de l'harmonie, au mieux gracieuses comme chez le meilleur Bellini (Puritani et Norma), mais jamais originales.

Dès Oberto, son premier opéra, Verdi considère les choses avec souplesse, et déjà Nabucco, son troisième, contient des choses inédites. En particulier le grand choeur a cappella "Immenso Jehovah", certes homophonique (en forme d'accords), mais où l'on peut dénombrer tout de même quatorze lignes individualisées. C'est assez inédit à l'Opéra, rien d'aussi osé n'avait été produit en la matière depuis Armide de Lully.

Un autre pas considérable est franchi, non pas avec Macbeth à mon avis (on n'écoute plus aujourd'hui que la refonte plus tardive, et de toute façon la structure à "numéros" reste très rigide), ni même avec Luisa Miller, mais bien avec Stiffelio, d'allure très continue, avec ses personnages subvertis, ses ensembles atypiques, où les structures traditionnelles (cantilène / cabalette) se dissolvent dans la nécessité dramatique.

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La section qui précède le trio de l'orage "Non più ragiono" à l'acte III de Rigoletto. On y lit le récitatif très libre (mais précisément écrit), les éclairs de flûte, les tonnerres en trémolos de cordes graves, et les neuvièmes dont il est question plus bas.


La version Solti (studio RCA de 1963) de cet extrait.
Choeur masculin et orchestre de la RCA italienne, Anna Moffo (Gilda), Rosalind Elias (Maddalena), Ezio Flagello (Sparafucile), et en fin de parcours Robert Merrill (Rigoletto).


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Rigoletto marque un pas supplémentaire dans l'audace, et si l'on excepte Falstaff (mais c'est une fulgurance trop personnelle qui ne débouche sur aucune postérité, ni chez lui, ni chez les autres), c'est peut-être son oeuvre la plus novatrice.

Ici, soucieux de ne pas renouveler le saccage d'Ernani (le drame hugolien a été amputé de tous ses membres par la critiques, puis par la langue de Piave, et enfin par la musique de Verdi), changé en tout-venant postbelcantiste, Verdi a harcelé la censure autrichienne jusqu'à obtenir assez exactement ce qu'il désirait, à la simple condition de transposer à la cour ducale l'assassinat royal préparé chez Hugo. Bien qu'ayant largement composé le matériel musical avant l'écriture du livret, il a amplement supervisé le travail de Piave (très inspiré ici, et franchement respectueux de l'original). Et le résultat s'en ressent dans le naturel extraordinaire des récitatifs, la fusion entre texte et musique.

Parmi les nouveautés qu'on peut noter :

  • Virtuosité d'écriture.
    • L'exemple des ensembles, en particulier le trio de l'orage et bien sûr le grand quatuor avec ses lignes individualisées, s'impose bien entendu.
  • Motifs récurrents.
    • Les chansons du Duc (La donna è mobile, Bella figlia del amore) parcourent ensuite l'acte III en forme de réminiscences immédiates ou différées.
  • Harmonie plus aventureuse.
    • Des modulations expressives, des accords sans tierce, et même une neuvième (sous forme de double quinte) dans certains accompagnements de l'orage. C'est peu de chose, mais impensable d'ordinaire dans le langage très consonant de l'opéra italien, surtout qu'il n'y a pas ici de réelle résolution, on reprend simplement l'accord sans neuvième juste après.
  • Des effets instrumentaux expressifs.
    • La clarinette comme l'écho de la voix du ténor qui s'assoupit.
    • Les tierces chromatiques du choeur à bouche fermée pour suggérer le vent d'orage (saisissant !).
  • Dislocation des formes closes.
    • Les numéros peuvent s'enchaîner les uns aux autres.
      • Exemple : Pari siamo avec Figlia ! - Mio padre !
    • Les numéros sont interrompus par des interventions incidentes, parfois longues, plus que chez Meyerbeer (Quel vecchio maledivami semble annoncer un air, mais il faut attendre la fin du duo avec Sparafucile pour atteindre Pari siamo).
    • Certaines successions paraissent assez peu lisibles.
      • Le trio de l'orage débute sur la partition avec l'entrée de Gilda sur scène alors que ce trio comprend des motifs récitatifs déjà commencés après (voire avant) l'assoupissement du ténor. On est vraiment dans une progression continue.
    • Certains airs sont d'une structure très libre.
      • Dans quelle case placer Cortigiani, par exemple ? C'est rapide comme une cabalette, mais sans rythme bien identifiable, sans mélodie frappante ou bien régulière - donc plutôt une forme d'arioso ou de récitatif accompagné. Et cela précède la cantilène Miei signori (la cantilène est d'ordinaire systématiquement avant la cabalette).
    • Emancipation du récitatif.
      • Si E la spento il vostr'uomo est vraiment utilitaire, prévu pour l'action et l'atmosphère, Della vendetta et Egl'è là valent pour eux-mêmes, autant qu'un air, de vrais morceaux de bravoure, très mélodiques, extrêmement expressifs et jubilatoires.
      • A ce propos, Pari siamo n'est-il pas plutôt une suite de récitatifs plus ou moins décousus qu'un air véritable. Quel en serait le thème musical, sinon ?


Et on ne parle même pas du livret (doute en Dieu [1], relation incestueuse, meurtre d'un puissant, compassion envers des personnages moralement difformes). Il est assez rare aussi que le ténor jeune premier soit l'opposant principal, même si cela peut arriver (c'est aussi le cas dans la tragédie lyrique et ensuite l'opéra français).

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Bien sûr il existe des choses régulières. Le ténor a sa cantilène, son choeur interruptif et sa cabalette avec choeurs à l'acte II, tout ce qu'il y a de plus classique - quitte à ce que ce soit de façon un peu décalée avec la psychologie beaucoup plus cynique que mélancolique du personnage (et en tout cas avec les actes qu'il va commettre immédiatement après). Toute la nuance dans dans le "quasi spinto alla virtù", disons.

On pourrait cependant poursuivre longuement la liste des originalités, avec force exemples. Au vu de la célébrité de l'oeuvre et du temps limité qui nous est imparti, on a choisi de ne pas se répandre en extraits musicaux. Mais les pistes qu'on a données permettent de repérer dans le livret ce dont on parle. A comparer à peu près avec n'importe quel Verdi de jeunesse (hors Stiffelio), et bien sûr avec n'importe quel belcantiste romantique (Donizetti et Bellini étant les plus faciles à trouver), la différence est frappante.

On se dirige clairement vers l'oeuvre d'art total, pleinement théâtrale ; et si l'on excepte le statut accru de la malédiction, qui n'est évoquée qu'incidemment en début d'oeuvre chez Hugo, et martelée chez Verdi à cause de son histoire personnelle [2], on est extrêmement proche de l'original Le roi s'amuse, dans la lettre comme dans l'esprit. Les vers français en moins, certes. Et la musique en plus.

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L'exposition à d'autres musiques plus novatrices de la même époque, voire un peu avant (Chopin, Berlioz, Schumann et même Meyerbeer), et surtout la fréquentation des musiques qui vont révolutionner la composition, dans la seconde moitié du siècle, fait perdre de vue la formidable invention que recèle Rigoletto, d'une audace considérable qui ne participe pas peu à sa justesse et à sa beauté.

C'était simplement pour souligner ce fait et notre émerveillement.

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Pour profiter de ces particularités, les versions Solti 1963 (studio RCA) et dans une moindre mesure Bonynge 1971 (studio Decca) ne lissent pas le discours comme les directions de routine des théâtres italiens qui alignent souvent Rigoletto sur le reste de la production de Verdi et de l'époque.

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Par ailleurs, le commentaire de la traduction française de Rigoletto a été l'une des premières notules de CSS.

Bonne journée !

Notes

[1] Rigoletto envoie sa fille à l'église mais ne s'y rend jamais - que ce soit à cause de son rejet par les autres, de sa pudeur, ou d'une rancoeur contre la divinité, Hugo ne tranche pas non plus. Il dit même explicitement chez Piave que Gilda est son culte.

[2] Enfant de choeur, il avait été poussé par le prêtre si bien qu'il avait roulé au bas de l'autel et maudit l'officiant. Plus tard, il aurait vu le prêtre foudroyé dans l'église, et dans une position mi-tragique mi-grotesque, en train de priser. Certains y ont vu le point de départ de sa fascination crédule pour la puissance des malédictions les plus bénignes et aussi son inclination particulière pour le mélange des genres. Avec pour apothéose La Forza del Destino.


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Commentaires

1. Le jeudi 15 avril 2010 à , par Guillaume

Trés intéressante notule. J'avais remarqué en effet que tout s'enchaînait admirablement dans cette oeuvre, remarquablement construite.
Ce n'est pas ma préférée de Verdi (au niveau de l'intêret musical je trouve Traviata, Don Carlos ou Ballo supérieurs) mais à te lire, je dois la sous-estimer.

De toute façon, Verdi c'est génial ! :)

2. Le jeudi 15 avril 2010 à , par Jorge :: site

Ça me donne envie de réessayer, guidé par cette grille de lecture et d'écoute.

Ravi de voir que la vague verdienne atteint encore ces pages car j'y ai déjà lu quelques pistes intéressantes. Mais je serais curieux de savoir pourquoi tu tiens Macbeth en si piètre estime (si tel est le cas)...

3. Le jeudi 15 avril 2010 à , par DavidLeMarrec

(Re-)Bonsoir à tous les deux, et merci pour ces réactions. :)

@ Guillaume : Dans Traviata, c'est surtout la veine mélodique qui est forte. Effectivement, on peut trouver légitimement Don Carlos ou Ballo supérieurs, mais Rigoletto marque une rupture forte, et c'est même à mon avis plus subversif et inventif que les deux autres.

@ Jorge : Tant mieux si ça te redonne envie. :)
Effectivement, je suis verdien convaincu de longue date, mais le sujet est tellement rebattu que j'essaie dans parler quand j'ai quelque chose de moins couru à dire. Et puis j'en ai relativement peu écouté ces dernières années, pour en avoir beaucoup consommé au début des années 2000.
Le langage de Verdi n'est pas forcément celui que je recherche le plus, mais il atteint une densité dramatique dans ses oeuvres, une concision, une urgence et à la fois une juste mesure dans ce domaine qui en font à mon avis un de ceux qui ont le mieux tiré parti de la forme opéra.

Après, on est en droit de ne pas aimer le ton littéraire ou le langage musical qui y sont attenants, mais jamais de sections bavardes chez lui.

Concernant Macbetto, je ne peux pas dire que je le tienne en si piètre estime, mais il est vrai que je trouve l'oeuvre encore figée dans ses "numéros", et que ses essais dans le ton fantastique ne me convainquent pas autant en fin de compte que la grâce encore belcantiste d'Oberto. Mais il y a un certain nombre de choses assez faibles dans ces années (La Battaglia di Legnano, Giovanna d'Arco, I Masnadieri passé le grand ensemble initial...), Verdi reconnaissait lui-même avoir alors produit pour vivre.
Bref, Macbetto se veut terrifiant, mais pour en fin de compte produire un opéra certes un peu plus libre, mais trop codifié pour atteindre son objectif. Comme je n'aime guère la pièce de Shakespeare, je ne suis de toute façon pas forcément réceptif.

Ca n'empêche pas qu'un de mes tout plus beaux souvenirs d'opéra est lié à cette oeuvre, vue dans la mise en scène magnétique de Giuseppe Frigeni (et très bien servie par Michèle Lagrange et Richard Zeller dans les rôles principaux, l'une mordante et éloquente, l'autre rêveur et élégiaque).

Donc aucune détestation, mais les ballets de sorcières me rappellent plus le ton de la Danse des canards que l'effroi qui doit saisir le lecteur de Shakespeare.

Et je distinguerai tout de même quelques pages souveraines :
- le duo liminaire entre Macbetto et Banquo ;
- l'air de Macduff, étonnamment peu exploité dans les récitals ;
- l'air final de Macbetto.

Eventuellement aussi l'air de Banquo... et c'est à peu près tout.

4. Le vendredi 16 avril 2010 à , par Cololi

Tout à fait d'accord. Rigoletto c'est du Verdi de tout 1° plan. En fait je ne vois qu'Otello devant lui.

5. Le samedi 17 avril 2010 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Cololi !

Je ne vais pas rouvrir le débat Otello, qui est certes plus évolué harmoniquement, mais que je ne trouve pas spécialement impérissable personnellement (orchestration maladroitement lourde, drame bien moins resserré...).

Cela dit, Falstaff, en termes d'innovation, c'est aussi quelque chose, et pour le coup vraiment ce que Verdi a écrit de plus audacieux et de plus original, à tout point de vue. Simplement, ça n'a pas de postérité comme Rigoletto peut en avoir. (Otello, c'est encore différent puisque cet opéra lui-même est déjà une forme de postérité wagnérienne).

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