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mercredi 3 mai 2017

Alcione de Marais Marais – I – Aux origines d'un livret sombre, galant et spectaculaire


1. Qui est Alcyone ?

Un de ces cas où le français classique, pourtant friand des courbes du y, même sans justification étymologique, ne l'utilise pas là où le grec le suggère pourtant, et où le français moderne l'adopte. C'est ainsi. Voir aussi Pirame et Thisbé de La Serre, dont il a déjà été question dans ces pages : 1,2,3,4).

En grec Alküonê et Kéüks, en français classique Alcione et Ceix (prononcé « Séïks »), en français moderne Alcyone et Céyx. Vous trouverez en général la tragédie de Marais référencée sous sa graphie d'origine, mais le « y » étant bien joli, j'en utiliserai surtout la forme moderne, en toute rigueur.

Il existe plusieurs versions du mythe assez différentes, pour lesquelles j'indique le lien direct vers les textes, si cela vous agrée.

¶ Pour Hygin, Alcyone, de désespoir, se jette en mer (extrait correspondant). Les dieux compatissants les changent tous deux en oiseaux (les alcyons), qui font des nids sur la mer pendant sept jours en hiver – ce que les marins appellent jours alcyoniens (jours de calme maritime au milieu de la mauvaise saison).
■ Ce sont en réalité des oiseaux imaginaires, censés expliquer l'existence de longues périodes de calme en saison tempêtueuse, et qu'on a cherché à associer à la plupart des oiseaux aquatiques, du goéland au cygne (qui le représente en héraldique) – mais aucun ne fait son nid sur l'eau, à ma connaissance.

Lucien de Samosate fait interroger Socrate par Chéréphon (extrait correspondant) et raconte l'épisode sous la forme d'un don des dieux, des ailes pour chercher l'époux disparu en mer. C'est l'explication des jours alcyoniens, et surtout le support d'une leçon de Socrate sur l'ignorance humaine : notre raison nous permet-elle réellement de discriminer ce qui est possible de ce qui ne l'est pas

¶ Dans la grande compilation du pseudo-Apollodore, les deux époux se comparent au couple suprême des dieux et se trouvent changés en alcyon et en foulque comme châtiment (extrait correspondant). L'action s'y déroule en Thessalie –  côte Est de la Grèce, entre l'Attique au Sud et la Macédoine au Nord (le royaume d'Admète ou d'Acaste, l'ennemi de Médée) – donc une région considérée comme civilisée.

Antoine Houdar de La Motte, le librettiste de Marais, prend évidemment pour support Ovide, beaucoup plus détaillé dans les Métamorphoses que tous les autres, et la source la plus ancienne avec Hygin (extraits correspondants). On y apprend que la métamorphose aviaire y est une coutume familiale (le frère de Céyx a été changé en épervier par Apollon pour le consoler de ce que sa sœur Diane a tué sa fille – pourquoi pas), et on y retrouve surtout les principaux éléments du livret.
→ Alcyone et Céyx sont déjà époux chez Ovide, mais le reste est semblable : à la suite de mauvais présages, Céyx part consulter Apollon à Claros. Alcyone souhaite le retenir, puis l'accompagner,mais Céyx refuse de la soumettre au danger.
→ Alcyone supplie Junon, mais celle-ci ne peut que lui envoyer, par un songe (épisode truculent où Iris secoue le Sommeil pour lui demander de mander Morphée), l'annonce du naufrage de Céyx, dont le corps est bientôt retrouvé sur la grève.
→ Alcyone, puis Céyx, sont changés en oiseaux maritimes, et le calme leur est accordé pour couver leur progéniture (jours alcyoniens).



2. L'adaptation scénique lyrique

Le livret de La Motte y change peu de chose :

→ Il choisit l'instant critique d'un mariage spectaculairement repoussé par les présages, pour d'évidentes raisosn dramatiques : Alcyone et Céyx sont seulement fiancés ici.

Pélée, le soupirant malheureux d'Alcyone, n'y est pas une invention du librettiste, mais bel et bien le père d'Achille, et déjà un pivot dans ce qui arrive à Céyx chez Ovide : poursuivi par ses ennemis après la mort de Phocus, il a dû quitter ses États, et est poursuivi jusqu'en Trachinie par leur vindicte. Un loup merveilleux se met à dévorer les troupeaux et Céyx, inquiet des présages, prend le bateau pour l'oracle de Claros.
→→ Au début de l'acte I, La Motte y fait référence de façon très elliptique devant un public qu'il suppose instruit : Pélée évoque ses remords, malgré sa victoire sur le monstre, d'avoir apporté le malheur chez son hôte généreux.
→→ La nouveauté, même si Pélée est dans les deux cas la cause involontaire du voyage de Céyx, est qu'il soupire ici pour la fiancée de son ami… sans rien demander, mais s'en confiant au magicien Phorbas, il est servi sans le vouloir par les faux présages et les mauvais conseils dont Phorbas accable Céyx. Le rival est évidemment un motif puissant pour une version scénique du mythe. Rival déchiré et innocent, à peu près le seul élément intéressant dans le poème très plat de La Motte.
→→ C'est aussi l'occasion d'une scène infernale, puisque Phorbas (accompagné d'Ismène qui n'apparaît nulle part ailleurs, littéralement là pour faire joli dans des duos infernaux façon Amadis ou Armide…) occupe l'essentiel de l'acte II, dans l'incontournable acte d'invocation maléfique pour une tragédie en musique (avant Rameau du moins).

→ Autre trouvaille personnelle, astucieuse dramatiquement quoique discutablement réalisée, l'ombre du père de Céyx annonce la réunion des amants – évidemment un de ces oracles déceptifs, ils seront réunis dans la mort. On a ainsi un changement incessant de fin : Céyx est annoncé mort par Morphée, puis vivant (croit-on) par Phosphore, son corps est ensuite découvert sur la plage, et les amants sont finalement ressuscités par Neptune sous forme semi-divine (les fameux volatiles).

Pour le reste, le texte suit de très près Ovide, jusqu'à l'envoi de Morphée, à la présentation de la mort de Céyx en songe à l'acte IV, à la conversation d'Alcyone désespérée avec ses suivantes, à la découverte du corps sur la plage…

La résurrection en bonne et due forme constitue un cas assez rare à cette date (1706) où les tragédies en musique finissaient le plus souvent très mal (chez Danchet et Roy…). Les cas de sauvetage ex machina existent (plutôt dans les années 1710-1720), mais plutôt avant la catastrophe, ou après, en consolation, pas à ce point un retournement de situation – le livret ne le présente même pas comme une métamorphose, du moins avant d'avoir mentionné la forme de leur nouvelle vie, mais seulement un retour sur terre. On est presque au niveau d'Hippolyte et Aricie de l'abbé Pellegrin (où Hippolyte meurt, et puis finalement non, c'est trop triste, Pellegrin le fait revenir – oklm), ce qui est inhabituel dans cette période LULLYste et post-LULLYste (de la tragédie noire).

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Autre détail étonnant, Alcyone, qui veut se donner la mort à l'issue de son songe funeste, en est empêchée par ses suivantes. Le motif est courant auprès de guerriers désespérés (Créon dans Médée de Th. Corneille & Charpentier, Tancrède chez Danchet & Campra, Idoménée chez les mêmes…), mais j'ai été frappé, en scène (a fortiori parce que Louise Moaty en écarte Pélée), par le décalage avec l'image habituelle : d'ordinaire, ce sont les soldats, les amis qui arrêtent le geste par la force… ici ce sont des suivantes d'apparat ou des confidentes qui luttent contre une femme, et l'impression produite n'est pas du tout comparable – il est presque invraisemblable, dans ce théâtre, que les femmes puissent user de force physique. En tout cas, je ne crois pas l'avoir vu dans un autre livret, remis au théâtre ou non, de tragédie en musique (mais je ne les ai pas encore tous épuisés).

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    Le poème de La Motte est, comme d'habitude, surtout habile à créer des tableaux comme supports aux divertissements, chaque acte disposant, malgré l'absence de grand voyage (qui est pourtant tout à fait licite, voire souhaité, dans la tragédie en musique qui est un théâtre du merveilleux, à rebours de la tragédie parlée – le décor doit impérativement changer à chaque acte), d'une identité très forte. Même si tout pourrait se passer sur une étendue très resserrée (pas comme un héros qui conduit une quête ou s'enfuit dans un lieu écarté pour y vivre son amour), on a droit à tout ce que le genre autorise de pittoresque : palais paré pour les fêtes d'hyménée, grotte dans « une ſolitude affreuſe », port du royaume (Trachines), Temple de Junon, jardins de Céyx au bord de la mer.
    La Motte a fait sa réputation en servant la mode nouvelle de l'opéra-ballet (qu'il cofonde avec Campra pour L'Europe galante, en 1697), c'est-à-dire du ballet à entrées, avec personnages et intrigues distincts pour chaque acte – le ballet étant déjà habituellement chanté en partie (voyez par exemple celui-ci, au début du XVIIe siècle). Après la mort de LULLY, les compositeurs essuient échec sur demi-succès auprès du public (et ne peuvent plus se fonder sur le goût du roi, qui s'est détourné des spectacles sous l'influence de Madame de Maintenon), tandis qu'ils explorent des thèmes et des intrigues de plus en plus sombres, adoptent une musique de plus en plus raffinée et complexe. Il existe bien sûr des exceptions (Tancrède est un immense succès, Callirhoé réussit bien), mais le petit nombre de triomphes francs de 1690 à 1720 est assez frappant. Parallèlement, les grands succès du théâtre lyrique sont remportés par les opéras-ballets ou les tragédies plus galantes. La Motte est habile à transformer des sujets élevés en prétextes à danse – Omphale, écrit pour Destouches, en est un sommet ; pas d'action, seulement des situations qui permettent de danser dans des contextes divers.

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Dessin de costume (entrée turque) de Louis-René Boquet
pour la reprise de 1766 de L'Europe galante.


    Alcione, quoique écrite dans cette perspective, fonctionne finalement assez bien sur scène : malgré sa veine galante, il y a aussi beaucoup d'action, et d'action paroxystique. Reste ensuite la langue de La Motte, méchamment plate, sans parler des imitations quinaldiennes d'un esprit gourd – on retrouve ainsi du Sommeil qui « verse ses pavots », à ceci près que la formulation n'est d'aucun relief.

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    Pas un très grand livret, donc (et sa part galante doit plus à la légère superficialité de l'expression de La Motte qu'à son intention ou à son format générique), mais hautement commode pour satisfaire aux contraintes du genre et aux goûts du public (d'alors). Marais ne s'en est pas privé.

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Sur les audaces musicales nouvelles et les représentations scéniques à l'Opéra-Comique (une première en France depuis la fin de l'époque des tragédies lyriques), ce sera pour un peu plus tard. Car j'ai du travail en ce moment et vous avez déjà occupé mes lectures, comme vous le voyez.
(Il y aura des extraits musicaux.)

mercredi 14 janvier 2015

Au secours, je n'ai pas d'aigus — III — … mais j'ai un larynx


3.2. Larynx

Instinctivement, chez la plupart des locuteurs/chanteurs, le larynx (situé derrière la protubérance cartilagineuse mobile du cou) tend à remonter dans les aigus. Le maintien en position haute du larynx jusque dans l'aigu est un fait exploité dans nombre de musiques populaires pour un son clair et strident ; dans le chant lyrique au contraire, considérant les contraintes de puissance, il faut faire de la place pour la résonance, ce qu'aide à obtenir le larynx bas.
Les théories varient selon les écoles sur la place exacte qu'il doit avoir : pour certains aussi immobile que possible et très bas (dans les écoles « internationales » récentes), pour d'autres, il doit être mobile selon la zone de la voix et la couleur recherchée (les époux Ott défendent cette thèse).
[En réalité, le larynx ne pouvant être absolument immobile (vu tous les muscles et ligaments en jeu, sur diverses intensités sonores, largeurs de cordes, formes de voyelles !) ni totalement mobile au risque de rupture de la ligne (si le larynx change trop brutalement de position, la voix « décroche » immédiatement et la note s'interrompt : c'est le couac) : cette querelle porte sur des nuances assez fines que nous n'aborderons pas dans cette série.]


Un ténor (Jonas Kaufmann) larynx au plancher (dans Parsifal).
[Bien, en réalité, il n'est pas si bas que cela quand il chante vraiment, et Kaufmann est assez bas également en position de repos, voire davantage… Mais l'image est parlante, on voit bien la posture préparée pour le chant ample.]


Mais sur le principe, tout le monde est assez d'accord : le larynx, qu'il soit très bas ou en position médium, qu'il soit fixe ou libre, ne doit pas remonter brutalement quand on monte dans les aigus.


Jeffrey Thompson, l'un des très rares chanteurs du circuit professionnel où l'on peut entendre non seulement un larynx plutôt haut, mais surtout sa remontée brutale dans les aigus : ce sont les petits hoquets que vous entendez (chez un chanteur non expérimenté, c'est une des causes majeures de « couac »).
Ce n'est pas sans charme d'ailleurs (surtout ici où il joue un méchant pris par la supeur et emporté par la colère), on est aux confins de la limite technique (clairement, cela le met plus en danger de se tromper qu'un larynx bas — mais pour l'avoir entendu assez souvent, même sur le vif : jamais entendu couaquer) et de l'effet stylistique. Son méchant a un fort caractère malgré son timbre étroit, quelque part entre la mâle audace et la folie pure.
Il chante ici le rôle de Ninus dans Pyrame et Thisbé de F. Francœur & F. Rebel (version Cuiller).


Dans cet extrait, le larynx haut et « remontant » s'adjoint à d'autres caractéristiques, notamment les voyelles très ouvertes. Mêlé aux hoquets, cela donne cet « effet crapaud » atypique, qu'on peut trouver disgracieux (mais que j'aime beaucoup en l'occurrence – évidemment, pour les jeunes premiers, sa justification est plus malaisée).
C'est toujours le cas : dans chacun des exemples qu'on montre, l'effet sur la couleur est forcément celui de plusieurs facteurs. Même en essayant d'isoler les causes et d'expliquer ce qui provoque quoi, il n'est pas toujours évident de sérier les gestes vocaux.

=> À quoi ça sert ?

Suite de la notule.

dimanche 24 février 2013

Tancrède de Campra, l'Académie Royale et la Galerie des Batailles


Ambiance sonore :


Désarroi d'Herminie à l'acte V : son frère Argant combat Tancrède. Avec une musique hors-scène inspirée de Thésée de Quinault & Lully, autre point commun entre les deux oeuvres.
Catherine Dubosc (méconnaissable pour ceux qui sont familiers de ses Ravel) et Jean-Claude Malgoire, tiré du disque Erato capté à Aix-en-Provence.




Décor de la forêt enchantée de l'acte III, dessin à la plume, à l'encre noire et au lavis gris de Jean Berain (un peu de pierre noire et d'encre brune).


1. Retour

Petit événement ce jeudi à Versailles : depuis la production de 1986 de Malgoire et Penchenat (Aix, puis Châtenay-Malabry l'année suivante), on n'avait plus guère entendu Tancrède. Une autre version scénique à Tourcoing avec Malgoire en 2000, et une des nombreuses reprises de grands ouvrages français par Iakovos Pappas à Athènes en 2010.

Le grand public en est donc resté au disque (tout à fait épuisé, Erato oblige) pris pendant les représentations de la re-création. Disque pas totalement convaincant : à cette époque, la Grande Ecurie et la Chambre du Roy ne maîtrisaient pas complètement le style français. Le résultat reste infiniment supérieur à la redoutable Alceste parue chez Auvidis (pourtant ultérieure, et dans une distribution pourtant idéale sur le papier), et tout à fait écoutable, mais l'ensemble ne déploie pas beaucoup de séduction sonore et ne se départit pas toujours d'une certaine raideur - certes pour partie inhérente à l'écriture de Campra.

Cette audition avait donc pour vertu de faire réentendre, avec les acquis sonores stylistiques d'aujourd'hui, une oeuvre qui avait rencontré un immense succès en son temps.

2. Le livret de Danchet

Tancrède, créé en 1702 à l'Académie Royale, est une oeuvre singulière à plus d'un titre.

=> Son sujet est l'un des rares à ne pas être tiré de la mythologie antique, mais de l'imaginaire médiéval. Il n'est pas le premier, et suit en cela les modèles Amadis, Roland et Armide (1,2) de Quinault & Lully, les deux derniers étant respectivement tirés de l'Arioste et du Tasse. Un second pas est franchi avec [Scanderberg|http://operacritiques.free.fr/css/index.php?2009/05/25/1260-evolution-mentalites-scanderberg-antoine-houdar-de-la-motte-jean-louis-ignace-de-la-serre-sieur-de-langlade-sophie-arnould-jelyotte-jeliotte-jeliote de La Motte, La Serre, Francoeur et F. Rebel en 1765, qui traite d'événements récents, distants de trois siècles seulement.
Le sujet est donc déjà singulier, et Campra en tient compte dans sa mise en musique.

=> Son livret, dû à Antoine Danchet, avec lequel Campra avait déjà collaboré pour Hésione, beau succès en 1700, s'apparente aux sujets épiques, tels qu' Amadis, mais aussi Cadmus (Quinault) et Bellérophon (Th. Corneille, Fontenelle & Boileau) : malgré le tropisme habituel de la tragédie en musique (épisodes essentiellement galants et nombreuses interventions du merveilleux), son intrigue principale reste centrée autour du héros se débattant contre des forces surnaturelles. L'amour réciproque entre les deux amants principaux reste même assez largement éludé - Clorinde meurt hors scène, et Argant ne fait que révéler progressivement ce qui s'est passé.
Dans l'une des fins alternatives postérieurement ajoutées, Danchet permet cette rencontre finale entre Clorinde mortellement blessée et Tancrède désespéré, comme dans le Tasse.

=> Comme il est d'usage (à l'exception d'Amadis et de l'Alcide de Marais & Lully fils), les héros guerriers sont tenus par des voix graves (taille pour Cadmus, c'est-à-dire ténor grave ou baryton ; basse-taille pour Roland, pour Alcide dans Omphale, pour Pélops dans Hippodamie, pour Pyrrhus chez Royer...).
Cela reste néanmoins un cas minoritaire dans un théâtre qui exalte plutôt le côté surnaturel de l'aisance aiguë que le charisme des voix graves, limitées aux expressions de la majesté.
Cette remarque sur les voix graves vaut d'ailleurs pour la pugnace Clorinde, puisqu'il s'agit de la première fois qu'on entendait une voix de contralto (Mlle Maupin) sur la scène de langue française. Et de l'une des rares fois, depuis le début de la tragédie en musique (cela advient ensuite), où un bas-dessus est présenté comme une héroïne 'positive'.

=> Enfin, Tancrède ressortit au courant de la « tragédie noire » (1,2), avec ses sentiments extrêmement violents (techniquement, on pourrait parler de perversité) et ses dénouements qui n'évitent pas le vrai désespoir. Roland et Armide, c'était gentil parce que dans un cas le spectateur a surtout sympathisé avec les amoureux, dans l'autre l'enchanteresse récolte peu ou prou ce qu'elle a semé. Mais dans d'autres cas, on ne plaisante plus.
On trouve ce type de pièces très tôt, dès Quinault & Lully, avec Atys (1676) et Achille et Polyxène (1687), mais elles deviennent surtout fréquentes à partir de 1693, avec Médée de Charpentier et Didon de Desmarest. Suivent Céphale et Procris de Duché de Vancy & Jacquet de La Guerre (1694), Tancrède (1702), Philomèle (1,2, 3) de Roy & La Coste (1705), Hippodamie de Roy & Campra (1708), Idoménée de Danchet & Campra (1712), et plus tard Pyrame et Thisbé (1,2,3,4) de La Serre, Francoeur & F. Rebel (1726), Pyrrhus de Royer (1730), Scylla et Glaucus de Leclair (1746)...
Autour des figures de Danchet et Roy se dessine alors une petite période où, tandis que le goût du public plébiscite les opéras-ballets à intrigues esquissées, l'Académie produit aussi, sans grand succès la plupart du temps, des oeuvres terribles. Tancrède est l'une des rares oeuvres de ce ton qui furent bien accueillies à l'époque.


Projet de Jean Nicolas Servandoni pour deux "horizons" de toiles de fond à l'acte I, représentant des tombeaux. Préparé pour la reprise de 1729, à la plume, à l'encre brune et au lavis brun.


A cette sombre histoire d'amours impossibles déjà présente dans le Tasse (dans une façon moins mélodramatique), Danchet ajoute ce qu'il faut de vilains enchanteurs et de forêts magiques, assurant ainsi le succès de sa pièce.

3. La musique de Campra

Suite de la notule.

lundi 17 septembre 2012

Pancrace ROYER, Pyrrhus (1730) - I - Une tragédie sans amour (Versailles 2012)


Dimanche 16 septembre, première mondiale. Du fait du peu de succès à l'époque (sept représentations sans accueil favorable, pas de reprise), livret et partition ne sont pas aisés à trouver, c'était donc une exhumation complète, peu de monde dans la salle (à moitié désertée, au fil de la représentation, par les touristes fatigués) en avait déjà lu plus que le titre.

Sans vouloir abuser de superlatifs, la redécouverte de cette tragédie en musique était d'une assez grande importance, à cause d'une notable nouveauté de la musique, mais surtout en raison de la remarquable qualité générale – l'oeuvre culmine en quelques moments qui sont à placer dans le florilège restreint de la tragédie lyrique.

Revue de détail, assortie de quelques extraits sonores.

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Polyxène immolée aux mânes d'Achille, Gravure de Johann Wilhelm Baur (1703) incluse dans l'édition anglaise de 1717 des Métamorphoses d'Ovide.


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1. Les sources du livret de Fermelhuis

Il existe des doutes sur la paternité de ce lettré amateur (accentués par la qualité du poème, sans rapport avec les bricolages d'Henri Guichard pour Ulysse de J.-F. Rebel, par exemple), mais je n'ai pas pris le temps de remonter la piste de M. de S. X., il y a plus intéressant pour ce qui nous occupe.
L'avantage est que ce genre de dispute survient généralement lorsque le livret est bon !

Les antiques

L'auteur du livret se fonde sur la légende traditionnelle de Polyxène. Jadis aimée d'Achille et cause de sa mort lors de leur promesse solennelle au temple, elle est sacrifiée par les Grecs à la fin de la Guerre de Troie. C'est la version d'Euripide dans Les Femmes Troyennes et dans Hécube ; c'est aussi ce que dit Ovide, source intarrissable des tragédies en musique, au treizième livre de ses Métamorphoses :

Tout à coup, de la terre entr’ouverte surgit l’ombre gigantesque d’Achille, terrible et menaçant comme au jour de sa colère, lorsqu’il voulait tuer Agamemnon : « Grecs, partirez-vous en m’oubliant ? s’écrie-t-il ; le souvenir de ma valeur est-il mort avec moi ? Ecoutez : une offrande digne de moi n’a pas encore honoré ma tombe ; les mânes d’Achille demandent le sang de Polyxène ».

Pyrrhus s'exécute :

Les larmes coulent de tous les yeux ; la victime seule n’en verse pas ; et Pyrrhus ne frappe qu’à regret, et en pleurant, le sein qu’elle lui présente. Elle reçoit le coup sans pâlir ; ses genoux fléchissent, son corps s’affaisse sur lui-meule, et, en tombant, elle cherche encore à voiler sa beauté : dernière pensée de la pudeur.




Le sacrifice de Polyxène représenté avec tact sur une amphore d'origine tyrrhénienne conservée au British Museum (570-550 av. J.-C.).


Rémanence

Le sujet fait partie des motifs récurrents dans la littérature européenne à partir du retour des écrits grecs. Boccace l'inclut dans ses portraits de femmes célèbres (De mulieribus claris n°33, 1362), et le sujet connaît une certaine vogue pendant la Renaissance italienne et française, puis pendant le classicisme, aussi bien en prose qu'au théâtre, et ce jusqu'aux Scudéry (Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques, 1642).


Enluminure du XVe siècle figurant le sacrifice de Boccace sur une édition de De mulieribus claris, conservée à la BNF.


Tragédies précédentes

Outre Euripide et Ovide, Fermelhuis s'inspire des transformations apportées dans La mort d'Achille de Thomas Corneille (1673). Conformément à l'usage, Th. Corneille ajoute un épisode mineur qui ne modifie pas les fondements de la légende mais étoffe sa dimension affective : Pyrrhus y devient amant de Polyxène, si bien que le meurtrier du père de la princesse soupire pour celle qui devait être l'épouse du sien, devenant ainsi le rival de son père en courtisant celle qui a causé sa mort. Autrement dit : Pyrrhus a tué le père de Polyxène, Polyxène a causé la mort du père de Pyrrhus, et pourtant Pyrrhus aime Polyxène, amour évidemment défendu par les deux ombres, et de surcroît aux frontières de l'obscénité (en tout cas pour une lecture française du XVIIe) en désirant la quasi-épouse du père.
Comme on le devine, cela ajoute un peu de tension dramatique.

Les auteurs dramatiques français, à sa suite, reprennent en choeur l'idée. Dans La mort d'Achille (1696), La Fosse (dont je reparlerai prochainement à propos de Callirhoé) modifie même la cause de la mort de Polyxène, la changeant en victime d'un coup de Pyrrhus lors d'une dispute avec Agamemnon. Dès 1687, Campistron pour Lully & Collasse avait utilisé une variante déjà présente dans les textes anciens, celle du suicide de Polyxène, désespérée d'avoir été la cause du traquenard destiné à occire Achille – mais Pyrrhus n'y apparaît pas. En revanche, dans la « suite » sans succès qu'écrit La Serre (auteur du livret de Pyrame et Thisbé de Francoeur & Rebel) pour Collasse, en 1706 (Polyxène et Pyrrhus), le suicide de Polyxène se fait, sur fond d'oracle vengeur, pour se soustraire à l'amour impossible qu'elle porte à Pyrrhus. C'est exactement la solution qu'adopte Fermelhuis.


Gravure représentant Polyxène dans l'édition originale des Femmes illustres des Scudéry, ouvrant la « Harangue de Polyxène à Pyrrhus ou Que la Mort vaut mieux que la Servitude ».


Circonstances

L'année qui précède Pyrrhus de Fermelhuis & Royer, on joue avec succès Polyxène de Jean du Mas d'Aigueberre – repris très rapidement au Théâtre Italien sous forme de parodie (Colinette). Cette proximité temporelle explique peut-être pourquoi le titre de Pyrrhus a été retenu alors que le personnage pivot du drame, celui qui suscite l'empathie, celui enfin qui reçoit les meilleurs vers et la meilleure musique... est bel est bien Polyxène.

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2. Le livret

En remontant le fil des inspirations du librettiste, je crois que l'essentiel est dit sur les choix, par particulièrement audacieux, de la matière.

Contenu

Globalement, l'action se déroule assez doucement, le poème est très correctement écrit, sans fulgurances particulières à l'exception des monologues de Polyxène au I et au V, où librettiste et compositeur (et même, ce soir-là, les interprètes) semblent s'être donnés le mot pour donner le plus vibrant échantillon de leur talent.

L'action se répartit comme suit.
Prologue semi-allégorique, où les divinités lèchent pesamment les bottes de Louis XV (à peine plus subtilement que dans Médée de Th. Corneille / Charpentier), mais on y sent déjà la tendance à la stylisation allégorique, où les grandes divinités (Mars, Minerve, Jupiter) partagent avec le public différentes conceptions « philosophiques » du monde.
Acte I : Amour impossible, Polyxène refuse d'entendre les aveux de Pyrrhus, qui la tient captive et qui est le meurtrier de son père. Acamas, ami de Pyrrhus, lui rappelle ses engagements envers Ériphile qu'il devait épouser.
Acte II : Ériphile, furieuse de l'infidélité de Pyrrhus, menace de se venger sur Polyxène si Acamas ne l'enlève pas. Celui-ci, amoureux de Polyxène, se laisse fléchir. Pendant la réjouissance des sujets de Pyrrhus, l'ombre d'Achille exige le sacrifice de Polyxène. Pyrrhus la confie à Acamas pour la sauver.
Acte III : Le peuple souhaite la mort de Polyxène, celle-ci est horrifiée de l'aveu d'Acamas qui trahit son ami, Pyrrhus souhaite la conserver près de lui, Ériphile lui rappelle ses serments, mais rejetée, elle invoque les Enfers.
Acte IV : Sous l'emprise infernale, le peuple s'entre-tue. Ériphile feint d'encourager Acamas à emmener Polyxène, puis les dénonce comme amants à Pyrrhus, qui réclame le secours de Thétis contre les fuyards – sa mamie demande en échange le sacrifice de Polyxène.
Acte V : Hésitations de Pyrrhus. Retour des deux prisonniers. Acamas se suicide en révélant le mensonge d'Ériphile. Pyrrhus veut alors s'opposer au sacrifice, mais Polyxène se suicide pour délivrer les Grecs de la malédiction d'Achille. En mourant, elle peut enfin avouer son amour pour Pyrrhus, en proie à tant de maux pour elle.

Particularités

Différence notable par rapport aux autres versions du mythe, l'action se situe en captivité en Grèce, et non sur le sol troyen – dans les version initiales, le sacrifice de Polyxène constituait une forme de purification avant le départ des Grecs victorieux. Il est vrai qu'en déplaçant la cause du sacrifice (l'amour de Pyrrhus rendant insupportable à l'ombre d'Achille la survie de Polyxène), le lieu n'était plus aussi fondamental.
Mais on peut s'amuser du fait que l'action se déroule après la mort de Polyxène chez Campistron-Lully-Colasse.

Il existe bien Éryxène chez La Serre-Colasse, mais Ériphile est semble-t-il une invention de Fermelhuis – trouvaille onomastique assez congruante pour une enchanteresse, puisque son nom signifie « l'amie de la Discorde », et que cela fait pendant avec la cause de la Guerre de Troie (la vengeance d'Éris, la Discorde, qui n'avait pas été invitée aux noces de Thétis et Pélée), la vendetta sauvage l'encadrant tout à fait.

L'oeuvre, quoique non dépourvue de sections brillantes (plusieurs triomphes de Pyrrhus avec trompettes & timbales) ou un peu galantes (en particulier le long divertissement de l'acte IV, pourtant dévolu aux conditions cruelles de Thétis !), s'apparente fortement à la « tragédie noire » des années 1690-1720, une période (où des tragédies très rugueuses alternent avec des tragédies légères et galantes en un contraste saisissant) qu'elle clôt quasiment.
Les déroulements n'en sont pas aussi durs que les parangons du genre (Médée de Th. Corneille-Charpentier, Didon de Saintonge-Desmarest, Tancrède de Danchet-Campra, Philomèle de Roy-La Coste, Idoménée de Danchet-Campra, Pyrame et Thisbé de La Serre-Francoeur-Rebel...), mais la fin laisse une impression particulièrement sombre : non seulement l'innocence de Polyxène est sacrifiée, mais de surcroît le dramaturge attend ce moment pour nous révéler que Pyrrhus était aimé en retour. La situation tient d'autant plus du coup de théâtre qu'étant tenu par une basse-taille, rôle d'habitude dévolu aux héros virils (souvent éconduits, comme Roland chez Quinault-Lully ou Alcide chez La Motte-Destouches), aux opposants ou aux pères. Rien ne prépare donc à cet aveu, vraiment étonnant pour qui n'a pas lu La Serre.

Nouveautés

J'en retiendrai deux.

D'abord l'enjambement d'acte. On cite souvent Gentil-Bernard, dans la seconde version du Castor et Pollux (1754) de Rameau (la fin de la bataille enchaîne avec l'air fameux de déploration « Triste apprêts »), mais ici, le lien est encore plus fort et moins traditionnel. On peut le comparer à ce que fait Destouches dans Callirhoé en 1712, en reprenant une thématique agitée au début de l'acte III, suite aux fureurs bachiques de l'acte II. Mais dans Pyrrhus, le « pont » entre les actes III est IV figure même dans le livret : l'invocation infernale d'Ériphile est prolongée très naturellement, dans le texte comme dans la musique, par les désordres meurtriers du peuple au début de l'acte IV. La pratique est suffisamment rare, a fortiori dans la tragédie en musique où l'on aime à voyager entre les actes (et les décors de Jean-Nicolas Servandoni ont été salués à l'époque comme particulièrement somptueux), pour être relevée.

Plus fondamental, l'oeuvre est l'un des très rares cas (je ne suis pas sûr d'en voir d'autre, spontanément) où l'on ne rencontre, à aucun moment, un couple amoureux constitué. La haute-contre (Acamas), qui aurait pu être l'amant charitable de Polyxène sous d'autres plumes, trahissant son ami le héros valeureux (comme Iphis dans Omphale de La Motte-Destouches, ou, sans lien préalable avec le héros, Médor dans Roland de Quinault-Lully) pour être aimé, est ici un repoussoir absolu, non seulement faible, mais en outre méprisé par l'héroïne – et trahi à son tour par Ériphile.
D'ordinaire, l'amour est présenté comme un absolu alternatif à la gloire. Ici, il est seulement la source de passions destructices, pour tous. Et Polyxène, la seule vertueuse, ne peut s'y abandonner qu'en signifiant son impossibilité, et seulement mourante.

Si l'on pousse jusqu'à tragédie en musique de l'ère classique, il y a bien Andromaque de Pitra et Grétry, où le fameux cercle racinien des affections ne permet à personne d'être aimé en retour, puisque ledit cercle aboutit à Andromaque. Mais précisément, Andromaque est liée par un fils en plus de son serment, et incarne une forme de responsabilité familiale très différente de la dignité de Polyxène dont le statut de jeune fille n'est pas tout à fait comparable. Et le livret d'Andromaque, adaptant jusqu'aux vers de la tragédie parlée, a cinquante ans de plus que ce Pyrrhus !

Bref, une véritable originalité, qui ne présente pas vraiment l'amour sous son jour le plus lumineux.

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Et c'est en somme un bon livret.

Oui, vous êtes impatients, lecteurs révérés, d'entendre enfin un peu de musique.

Suite de la notule.

mercredi 5 octobre 2011

Grétry : Panurge, la fin des préjugés - Sacchini : Renaud, la fin de l'espoir


Extraits sonores fournis.


Ensemble à l'acte I de Panurge dans l'Île des Lanternes de Grétry. Le Concert Spirituel, Hervé Niquet.
La représentation n'étant en principe pas documentée par France Musique, je prends la liberté de vous en proposer des extraits à titre d'illustration, afin de ne pas laisser perdre ce beau travail d'exhumation. La qualité n'est pas pas parfaite, et ne rend pas justice en particulier aux équilibres, à l'articulation des chanteurs, ni au grain des cordes. Bien évidemment, si l'un des ayants droit ne souhaite pas cette publication (à mon sens à leur avantage, mais ils sont seuls juges), je le retirerai immédiatement.


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1. Etat des lieux

D'André Ernest Modeste Grétry, l'Histoire commune n'avait retenu, jusqu'à 2009, qu'un musicien galant assez fade, dans la succession du Devin du Village de Rousseau. Tout ce qu'on pouvait trouver au disque était son Richard Coeur de Lion, opéra-comique dont le livret de Sedaine, assez malingre n'était pas fait pour exciter l'admiration.

L'oeuvre n'était même pas célèbre pour ses qualités intrinsèques : l'air de Blondel "Ô Richard, ô mon roi" était devenu l'air de ralliement des royalistes dans les années 1790 (il était de surcroît commode de remplacer Richard par Lou-is), devenant ainsi un pan d'histoire politique. Et, sur le versant plus musical, la Dame de Pique de Tchaïkovsky rendait marquante l'ariette de Laurette "Je crains de lui parler la nuit", démembrée et allentie par la vieille comtesse éponyme, en proie aux souvenirs.

EMI avait, comme pour Richard, publié L'Amant jaloux, autre comédie propre à conforter les clichés (dans un genre plus proche du vaudeville galant que de la pastorale). Mais l'exécution en était si lourde et le style tellement incompatible avec la grâce fragile de cette musique que toutes les fulgurances en passaient absolument inaperçues. Même après en avoir écouté l'interprétation adéquate (et inspirée) de Jérémie Rhorer, il reste impossible de se plonger sérieusement dans ce disque...
La situation était moins critique pour Zémire et Azor, à défaut d'être complètement enthousiasmante au disque. L'oeuvre a également été donnée lors de cette même saison de l'Opéra-Comique.

Enfin, La Caravane du Caire gravée par Minkowski ne révélait pas une musique extraordinaire (loin s'en faut !) et souffrait grandement des conditions figées du studio.

Puis vint la saison d'automne 2009 du CMBV, qui proposa coup sur coup plusieurs chefs-d'oeuvre qui révolutionnèrent complètement la perception de Grétry. Perception qui se révéla complètement erronée. Car non seulement Grétry n'est pas un musicien superficiel, mais de surcroît il est l'un des compositeurs les plus raffinés, les plus inspirés et les plus modernes du second XVIIIe siècle.

D'abord vint Andromaque (1780), coup de tonnerre auquel on a consacré plusieurs notules, toutes réunies dans cette catégorie (la liste des articles figure sur cette page) : l'oeuvre annonçait Berlioz, déployait quelques audaces en matière d'orchestration, proposait pour la première de la "musique subjective", et se montrait pourvue d'un haut sens dramatique et réutilisant amplement le matériau littéral racinien. Dans le même temps, l'Opéra Royal de Versailles proposait le ballet héroïque (véritable opéra en réalité) Céphale et Procris (1775), dont les qualités musicales, en particulier dans les récitatifs, se révélaient encore plus hautes. Des extraits de Guillaume Tell (1791) par Sébastien d'Hérin et ses Caractères avaient aussi mis en valeur une partition manifestement inégale, mais pourvue par endroit d'un grand souffle (l'air de Gessler !).

Enfin, la production scénique et stylistique adéquate de L'Amant jaloux (1778) à l'Opéra-Comique réhabilitait l'intérêt du Grétry comique ou léger.

Depuis, de nombreux autres titres sont exhumés (diversement intéressants) : Grétry a repris son rang de compositeur majeur de l'ère Louis XVI. Les partitions étant sensiblement plus difficiles à dénicher que pour les oeuvres du XIXe siècle - et le rendu bien moindre sans le truchement d'interprètes de valeur -, les lutins de CSS suivent donc avec avidité les nouveaux concerts autour de cette grande figure.

[D'autres disques ont paru, mais ne sont plus guère disponibles, par exemple ceux jamais réédités en CD, et notamment ce Panurge, comme la version de Jacques Houtman avec l'Orchestre de Chambre de la RTBF en 1972, distribuant notamment Julien Haas, Jean Ségani et même... Jules Bastin !]

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2. Grétry : Panurge dans l'Île des Lanternes (1785)

Hervé Niquet avait décidé de clore son concert d'hier (4 octobre 2011) par cinquante minutes extraits de cette oeuvre, dernier membre d'un triptyque de comédies lyriques qui imposa le genre pour la première fois sur la scène de l'Opéra (et non dans les salles spécialisées). Après l'Embarras des richesses et la Caravane du Caire, Grétry composa donc cette troisième comédie, dont le nom, évocateur des adaptations de la Foire plus que de la fine comédie de moeurs, fait peu attendre.

C'est à tort, car il s'agit ici encore d'une partition profondément originale.

D'abord, ses parentés musicales se trouvent souvent dans le futur. Bien sûr, dans la structure dramatique, on retrouve les marivaudages à la mode, et l'on songe à Così fan tutte, mais le livret de Chédeville ne semble pas exploiter bien loin les enjeux psychologiques, les abîmes ouverts par Da Ponte. Musicalement, on entend des trilles façon Osmin, ou certains bondissements pointés présents chez Leporello. Rien cependant de furieusement mozartien, à part qu'ils partagent un langage classique assez parent.
Je suis également frappé de la tournure très beethovenienne de l'introduction de l'air jaloux dévolu à l'épouse de Panurge : on songe très fort au larghetto de la Deuxième Symphonie ou à Fidelio. D'une façon générale, Grétry utilise comme Beethoven (sans bien sûr les construire de façon aussi récurrente et rigoureuse) quantité de petits motifs orchestraux, soit pour apporter de la couleur orchestrale, soit pour donner du caractère à l'accompagnement.


Katia Vellétaz, épouse délaissée de Panurge et réduite en esclavage, dans son grand air.


Dans ce même morceau, on entend de grands sauts d'intervalle vocaux, à la façon de "Dopo un'orrida procella de Vivaldi, ou des airs dans le goût de Lucio Silla'' chez Mozart...

Car de nombreux traits rattachent tout de même Grétry à son temps. Ainsi l'usage d'une pythonisse (la femme de Panurge déguisée, qui permet d'apitoyer le volage), d'une présence assez joyeuse, sans être tout à fait parodique non plus : le propos est riant, mais la figure de la prêtresse n'est nullement tournée en ridicule, comme si Chédeville avait tiré tout le parti comique d'une institution tout en se gardant d'abîmer les souvenirs qu'elle évoque dans le grand genre.

Enfin, l'on retrouve les qualités propres à Grétry, ces belles fusées, ces motifs spirituels, et tant de détails conçus pour conserver une poussée constante à l'ensemble - souci dont semble totalement dépourvu Sacchini, quel contraste entre les deux compositeurs joués par les mêmes interprètes le même soir !

Le final tendre serait assez étonnant si l'on n'avait pas encore dans l'oreille Ismène et Isménias de La Borde, témoignage essentiel de l'écriture de la troisième école chez un compositeur qui n'adopte pas la mode galante de Rameau ou Mondonville.

Mais surtout, c'est cet orage de réjouissances qui produit un effet totalement inédit. A cause de l'oracle, tandis que l'orchestre se déchaîne dans une superbe section en mineur menaçant - avec des zébrures impressionnantes de flûtes et de cors (encore une trouvaille, qui évoque un peu la mort de Pyrrhus) -, les personnages manifestent leur joie ("ah ! quel bonheur !").
Ce moment est réellement stupéfiant, à une époque où l'on utilise essentiellement les tonalités majeures, même pour manifester le tourment ou l'affliction.


L'orage paradoxal de l'acte I.


La section est assez courte, et la suite de la scène de l'orage est dominée par une sorte de marche très tapageuse et entraînante, dans un majeur éclatant, une chose beaucoup plus "normale" cependant. Mais ces instants d'originalité, comme souvent dans les oeuvres abouties de Grétry, sont assez profondéments marquants.

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3. Antonio Sacchini : Renaud ou la suite d'Armide (1783)

Suite de la notule.

lundi 25 mai 2009

Evolution



Frontispice de l'édition de Ballard à l'occasion de la seule reprise (22 et 29 octobre 1763).


Où l'on se retrouve en pays de connaissance, comme on le verra plus loin.

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1. La place historique et esthétique de Scanderberg

Scanderberg, créé le 27 octobre 1735, constitue un jalon important dans l'histoire de la tragédie lyrique et on peut par conséquent s'étonner qu'il n'ait pas encore été représenté ou enregistré depuis le retour en cour de ce genre, il y a à peine plus de vingt ans.

Il s'agit en effet de la première fois que la tragédie en musique exploite un sujet si proche temporellement (XVe siècle). Or, le genre, bâti comme en miroir de la tragédie classique, se fonde très largement sur le dépaysement et le merveilleux. Là où le théâtre parlé commandait une cohérence entre les lieux, le genre chanté multiplie au contraire les déplacements les plus spectaculaires ; là où l'on attendait un vraisemblable (éventuellement de nature extraordinaire chez certaines fortes têtes à noms d'oiseaux), on ne réclame que le merveilleux le plus éblouissant.
Ce qui était encore possible avec les enchantements du Moyen-Age (Amadis de Gaule et Armide de Quinault, bien sûr, mais aussi Tancrède de Danchet) devient plus délicat ici.

Le dépaysement a lieu par l'éloignement tout relatif d'une époque révolue, celle de la lutte contre les puissances musulmanes, sous forme de croisades ou sous forme de résistance à la conquête ottomane : même après la bataille de Vienne (12 septembre 1683) les Balkans ne sont rétrocédés qu'en 1699 à l'Autriche-Hongrie, par le traité de Paix de Karlowitz.
Il a lieu aussi par le caractère oriental du cadre - on s'est beaucoup souvenu du décor de Servandoni pour le cinquième acte (une mosquée).

Il faut dire que l'orientalisme est alors nourri de la fascination pour les Contes des Mille et une Nuits traduits par Antoine Galland, et se teinte donc de connotations merveilleuses d'une façon plus systématique qu'on pourrait le penser aujourd'hui. Voilà donc pour notre merveilleux - le sérail, déjà, a quelque chose de furieusement inconcevable, sans doute.

Par ailleurs, la rhétorique du merveilleux demeure, même si aucun événement ne peut réellement lui être attribué :

L'AGA DES JANISSAIRES, alternativement avec le Choeur
Le Sultan dans tes mains a remis son tonnerre
Sous ses lois, fais trembler la terre.

En plus de cette fin de l'acte III, le cinquième acte voit apparaître un muphti censé apporter des révélations inspirées, mais qui demeure rien de plus qu'un accessoire dont on ne sait guère le sérieux. [Même si on n'est pas encore, comme dans le Zoroastre de Cahusac, dans le doute sur les divinités - Abramane y manipule à son gré les oracles face à un peuple crédule. On voit aussi cela dans Les Indes Galantes de Fuzelier, où le prêtre Huascar mystifie les Péruviens pour servir ses amours personnelles.]

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2. Scanderberg, réussite historique de La Motte

Un sujet nouveau, donc, mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle Scanderberg doit être considéré comme historique. Il s'agit peut-être bien du meilleur livret d'Antoine Houdar de La Motte - et de son dernier, il lui a fallu le temps. Après avoir ruiné tant de superbes musiques, c'est une jolie chose qu'il nous livre là, bien de son temps avec ses galanteries de sérail, et même plutôt précoce. On y trouve de très belles tirades qui demeurent plus psychologiques que décoratives et qui, mises en musique par des musiciens de la trempe de Francoeur & Rebel, devaient produire un grand effet. [Dans les mois à venir, CSS devrait avoir l'occasion de se pencher sur la partition, affaire à suivre.] Les ballets demeurent assez en fin d'acte ne vampirisent pas hors de mesure l'action comme La Motte le fait pourtant très souvent.

On pourrait penser, au vu de la date, que l'oeuvre s'inspire grandement de la Zaïre voltairienne (1732), mais en réalité, La Motte nous ayant abandonné en 1731, il n'en est rien. [C'est le coût des prétentions scéniques de La Motte qui ont, semble-t-il, retardé la présentation de l'ouvrage.] En tout cas, La Motte se situe ici plutôt en pointe, puisque cette veine du sérail, déjà à la mode, perdurera ensuite longuement avec l'Enlèvement de Gottlieb Stephanie / Mozart (1782) et même le Tarare de Beaumarchais / Salieri (1787).

Mais on nous voit déjà venir... Sans doute va-t-on perfidement sous-entendre que le chef-d'oeuvre de La Motte doit largement son accomplissement à ce qu'il a été complété par Jean Louis Ignace de La Serre, poète aux vertus déjà plus fermes, auteur du Pyrame & Thisbé que l'on sait pour une musique des mêmes compositeurs.
Cependant il n'en est rien, et nos lecteurs nous déçoivent d'avoir pu nous prêter cette vilaine intention ; La Serre s'est contenté de travailler le Prologue et le cinquième acte, ce qui laisse pas mal de moments de bravoure authentiquement dus à La Motte.

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3. O tempora, o mores !

Suite de la notule.

dimanche 29 mars 2009

Sophie Arnould - III - fin de vie, répertoire, esthétiques du temps

Série 'sophiearnould'.


Où l'on évoque la dernière époque de Sophie.

Un tableau présente son répertoire commenté.

Enfin, on en tire des conclusions sur son type vocal, et surtout sur l'évolution du goût dans la tragédie lyrique, depuis Lully jusqu'à la Réforme classique, en passant par le développement du goût pour le décoratif. (Le rococo en musique ?)

Suite de la notule.

mercredi 18 juillet 2007

FRANCOEUR & REBEL - Pyrame et Thisbé, creuset de la tragédie lyrique - IV - exécution musicale (Daniel Cuiller, Nantes-Angers 2007) et lectures

6. A Nantes et Angers : l'exhumation par Daniel Cuiller (ensemble Stradivaria)

Mai-juin 2007. Mise en scène de Mariame Clément.
Distribution :

  • Thisbé : Judith van Wanroïj
  • Zoraïde : Katia Velletaz
  • Ninus : Jeffrey Thompson
  • Pyrame : Thomas Dolié
  • Zoroastre : Jean Teitgen
  • La Gloire : Léonor Leprêtre
  • Vénus : Adèle Carlier
  • Ensemble Stradivaria
  • Clavecin et direction : Daniel CUILLER

Suite de la notule.

mardi 17 juillet 2007

FRANCOEUR & REBEL - Pyrame et Thisbé, creuset de la tragédie lyrique - III - L'oeuvre : style, musique, influences

Pour mémoire, la fin de l'acte II.




5. L'oeuvre : styles et musique

Nous en venons à la question qui vous brûle les lèvres depuis trop longtemps, avant que vous ne preniez irrémédiablement feu.

A quoi cela ressemble-t-il ?

C'est bien simple : au creuset d'un siècle de tragédie lyrique (passée ou à venir).




[On y aborde aussi la répartition traditionnelle de la voix de haute-contre, à relier avec cet article.]

Suite de la notule.

FRANCOEUR & REBEL - Pyrame et Thisbé, creuset de la tragédie lyrique - II - remarques dramaturgiques & sources

Plus une jolie image pour les enfants sages.

Suite de la notule.

lundi 2 juillet 2007

FRANCOEUR & REBEL - Pyrame et Thisbé, creuset de la tragédie lyrique - I - Contexte, livret, sources

Fin mai, on assistait à la recréation, sauf erreur, pour la première fois depuis plus de deux siècles, d'un opéra intégral de François Francoeur et François Rebel[1]. Contrairement à Destouches, par exemple, on ne publiait même plus de réductions piano des Francoeur & Rebel au début du vingtième siècle.

Or CSS, vous l'aurez noté, entretient une relation très enthousiaste avec la tragédie lyrique. Nous avions annoncé, en juillet de l'an dernier, les festivités de cette année. Le Destouches inconnu était Le Carnaval et la Folie, un divertissement joué l'an prochain à Toulouse et à l'Opéra-Comique.
Cette relation privilégiée s'explique sans doute par le rapport étroit au texte, le soin qui est apporté à son écriture, par ce sens de la danse aussi. Et ce goût de la convention, qui fait pleinement sien le caractère intrinsèquement artificiel du genre opéra - sans sacrifier, contrairement au seria italien, l'urgence dramatique.

fin de l'acte II, épisode sur lequel nous reviendrons

Au programme :

1. Contexte.
2. Livret.
3. Sources.
4. L'oeuvre : style et musique.
5. L'interprétation de Daniel Cuiller à Nantes et Angers 2007.
6. Lire

Notes

[1] Fils de Jean-Féry Rebel, dont on a recréé l' Ulysse en juin.

Suite de la notule.

David Le Marrec

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