À l'issue d'un cycle autour du baryton Håkan Hagegård (de bien belles
gravures de lied en particulier), je découvre un récital… troublant.
Je crois que c'est même le récital le
plus déviant que j'aie entendu. Pourtant, on en trouve, et pas
tous jolis-jolis : les horribles orchestrations de lieder d'Alma
Schindler-Mahler (toutes plus ratées les unes que les autres, écrites
manifestement avant le premier cours d'orchestration de ces gens), les
effrayantes incursions de
Kiri Te Kanawa dans le musical,
les rencontres de l'Arpeggiata (spécialiste du premier baroque italien)
avec un clarinettiste de free jazz…
les Debussy de Fleming. Les concepts ne manquent pas pour faire frémir
dans les foyers et nourrir des nuits agitées.
Celui-ci a néanmoins la particularité très inhabituelle d'oser quelque
chose de particulièrement bancal… mais d'aboutir à un résultat assez
beau et réussi.
On y trouve Gunnar Idenstam (à
l'orgue) et Håkan Hagegård
(baryton lyrique), immortalisé par la Flûte
de Bergman et peu célèbre en France, mais une belle figure
nationale, et une discographie très honorable – de grandes parties chez
Teldec (Figaro du Barbiere),
Decca (le Comte de Capriccio),
RCA (Ein deutsches Requiem
avec Levine), plusieurs disques de Noël, et surtout un beau legs en
lied. Ses ballades suédoises (couplées chez Caprice avec de grands airs
italiens, allemands et français par ailleurs très réussis), son Schwanengesang, son récital
Mozart-Schubert-Brahms-Wolf-Strauss-Gounod-Hahn chez BIS témoignent
d'une éloquence simple et jamais prise en défaut, d'une capacité à se
fondre dans tous les formats, en assombrissant joliment sans jamais
tuber, ou en laissant la clarté naturelle de son timbre s'épanouir.
Tout cela assis sur une technique sans faille – toutes ces langues sont
très bien prononcées, avec simplement une pointe d'accent qui tient à
la couverture à la suédoise, au placement de départ du son, toujours
étrange alors même que les couleurs vocaliques respectives et les
accents sont exacts.
Alors que son Papageno que tout le monde connaît est sympathique mais
pas extraordinairement doté ni charismatique, la découverte de son Schwanengesang m'avait frappé par
sa justesse de ton : toujours très engagé dans le sens des mots sans
maniérisme, très impliqué émotionnellement sans jamais perdre de son
élégance. Et dans la transparence aussi bien que dans l'épique, il fond
à chaque fois sa personnalité et sa voix dans un nouveau moule, avec à
chaque fois l'impression qu'il chante « dans sa voix ».
En Suède, c'est après Ingvar Wixell
le grand baryton vedette de la seconde moitié du XXe siècle. Wixell
avait même représenté son pays à l'Eurovision (voyez cette notule détaillée, §C) – c'était un autre
temps, certes, mais cela ne serait jamais arrivé en France avec Bianco,
Dens ou Blanc. Wixell est mieux connu à l'étranger que Hagegård,
certes, mais souvent vu avec un brin de mépris : commis dans le
redoutable Don Giovanni de
Colin Davis, verdien qu'on trouve (à tort, on ne fait pas mieux que son
Rigoletto en allemand, et son Amonasro tout en moelleux est
impressionnant) pas assez métallique et claquant… Pourtant, autre
chanteur extraordinaire. Pour le XXIe, c'est plutôt Peter Mattei, comme eux capable de
chanter extraordinairement le musical,
et pourvu de cette voix à la fois claire, douce, très projetée, et
rompue à tous les styles.
Honnêtement, offrez-vous une séance de glottophilie YouTube avec ces
gens, c'est un émerveillement garanti. Voilà des gens qui savent
choisir leurs vedettes ! (Si leur distinction est, comme dans les
autres pays, relativement aléatoires, je n'ose me figurer le niveau
moyen des seconds rôles en Suède ! — Mais je ne crois pas que ce soit
le cas, je n'ai pas l'impression que leurs productions débordent
d'artistes de ce niveau, ils ont simplement mis en avant ceux qui sont
réellement les meilleurs.)
Le nom de l'album, Contrasts,
assez peu original, promet un programme diversifié. Et, de fait, il
l'est : du traditionnel suédois, des lieder de Mahler, les Don Quichotte à Dulcinée de Ravel
et même un peu de musical (Nine de Yeston, Les Misérables de C.-M. Schönberg).
En soi, le spectre est large, mais il est loin d'être le premier – j'ai
trouvé son album mélangeant des airs de Verdi, Wagner et Gounod dirigés
par Cillario à des ballades suédoises d'Aulin et Alfvén beaucoup plus
déstabilisant dans son originalité (et son partage en deux parties très
distinctes, malgré la présence du Tannhäuser de Söderman).
C'est que le contraste se
situe à l'intérieur même de certaines pistes, témoin l'air des Misérables. Je n'en ai pas cru mes
oreilles.
[[]]
Oui, c'est bien le Choral du Veilleur de Bach qui sert d'accompagnement
au thème principal du fameux « I Dreamed a Dream ». Les impressions se
bousculent dans ma tête.
→ Pourquoi faire ça,
sérieusement ?
→ Ce pourrait être pour donner une atmosphère alternative, un nouvel
environnement : elle (pardon, il, j'y reviens) est dans une église, et
élève son chant de désespoir vers la Vierge, un truc comme ça.
→ Mais enfin, ils sont musiciens tout de même, ils ne se rendent pas
compte que ça sonne faux ?
Car, indépendamment des caractères
émotionnels très différents qui sont ainsi superposés (cet
accompagnement paisible, qui explore les possibilités musicales en une
sorte de méditation, face à ce chant qui exprime au contraire la
mélancolie et les tourments primitifs de l'âme, totalement lié à une
situation de théâtre), il se trouve que musicalement, non, ce n'est pas
possible.
Certes, la basse est la même
(un simple tétracorde descendant, si je me souviens bien, un truc qu'on
trouve partout dans le baroque et au delà – ils auraient aussi bien pu
prendre le ground de Dido), mais le développement
mélodique est totalement contradictoire. Pour une pièce solo, Bach
explore des possibilités mélodiques plus vastes que la simple ligne du
chant… et il faudrait que j'ouvre les partitions pour vérifier, mais
j'ai bien l'impression que cette mélodie sous-entend à plusieurs
reprises une harmonie différente de celle du chant ! Une erreur
de débutant du premier jour, se dire que deux mélodies sur la même
basse ont forcément la même harmonie, ou qu'une même tonalité n'a
qu'une couleur mélodique possible. En tout cas des directions mélodiques incompatibles,
et cela s'entend très bien – comment deux musiciens de ce niveau, même
tout contents de leur trouvaille de Bach accompagnant du musical, peuvent-ils ne pas
s'apercevoir c'est non seulement assez peu joli, mais faux ?
[En plus de cela, vous aurez noté le remplacement
du he en she ; pourtant
les auditeurs de classique qui achètent ce CD sont parfaitement
habitués à l'indifférenciation sexuée des interprètes de lied. Par
ailleurs, je ne suis pas complètement convaincu dans la mesure où cela abolit la référence aux Misérables
(Fantine résume sa vie et ses espoirs déçus), et que, hors sol, ça
sonne un peu grandiloquent et geignard (elle l'a quitté, le pauvret),
voire assez dérangeant (« she took my childhood in her stride »).
Forcément : Fantine raconte comment le fait d'être laissée seule avec
une waelsunguette en son sein la conduit à se prostituer, deux
événements plus difficiles à associer à un locuteur masculin !]
[[]]
Il arrive la même chose à la mélodie suédoise d'Olle Adolphson, où le 3/8 a
manifestement inspiré l'envie d'un parallèle avec la Sérénade de Don Giovanni.
Les caractères sont à nouveau très distincts, entre la berceuse
nordique et la sérénade italienne d'opéra, mais les traits de mandoline
sont conservés pour l'introduction et la conclusion seulement, sans le
chant ; et les parties d'accompagnement ne font qu'imiter le principe
des arpèges brisées de la mandoline de Don Giovanni déguisé, sans
réutiliser les notes exactes de Mozart qui n'auraient pas été
compatibles avec la nouvelle composition. Le principe est toujours
aussi bizarre (pourquoi faire
ça ?), mais le résultat n'est plus erroné.
Superbement chanté, au demeurant.
Le reste de l'album contient de très belles choses, et le moins
intéressant se trouve finalement du côté des pièces plus classiques : les Mahler (très beaux, mais je
trouve la monographie Forsström-Landgren chez Musica Rediviva plus
stimulante dans la perspective d'assumer les spécificités de l'orgue) et les Ravel qui fonctionnent très
bien, mais ne paraissent pas si différents de la version pour piano (la
chanson épique est quand même magnifique, je l'admets).
Mais je voudrais revenir sur la piste la plus insensée, celle des Miz :
[[]]
À présent que j'ai exposé pourquoi elle me paraît très exotique, je
puis avouer que je l'aime… beaucoup. Je regrette ce mélange peu heureux
avec du Bach qui n'a rien à voir, mais dès que l'on s'en abstrait, tout
est très prenant.
► D'abord, sur le simple plan de la technique vocale : Hagegård chante
(contrairement à Mattei aujourd'hui, champion du belting lorsqu'il quitte l'opéra)
réellement avec une technique lyrique, mais sans l'appuyer ni
l'empâter, si bien qu'une voix a
priori peu adéquate (la voix de tête amollie de
Dame Te Kanawa reste un traumatisme sévère pour tous les amateurs
de comédie musicale) parvient à trouver le ton adéquat. Et l'anglais,
toujours avec cette couleur suédoise dont il ne se départit jamais, est
assez beau.
Pour le reste, je vous propose quelques remarques avec minutage :
► 0'40 : La voix conserve son positionnement lyrique avec une voix
ample et ronde, légèrement couverte (les voyelles sont comme mêlées de
[eu]), pas trop en avant (on entend même le vibrato). Mais aucune
insistance sur l'épaisseur, et un respect des phrasés à côté du beat, typique de ce répertoire («
and unafraid » est phrasé autour de la pulsation, pas dessus), que les
compositeurs notent même souvent sur les partitions (et que les
interprètes ajoutent ad libitum).
► 1'15 : L'orgue estompe le choral de Bach et propose des
réponses en imitation très simples et évocatrices sur les petits jeux
d'anche. Un écho qui accompagne aussi, dans une musique dont
l'accompagnement est rudimentaire. Très réussi.
► 1'38 : Partie centrale. L'orgue n'est plus qu'accords, Hagegård
assombrit légèrement sa couverture, et joue entre vibrato et non-vibrato (propre au style), tout en
se payant le luxe d'un diminuendo
inhabituel (2'10).
► 2'20 : Retour du choral. L'anglais est vraiment détaillé (« endless
wonder »), grâce au niveau d'intensité bas (plutôt murmuré).
► 3' : Début du final, grands accords, petites imitations et
contrechants avec les grands jeux.
► 3'15 : La voix évolue vers des nuances fortes, où la technique
lyrique fait vraiment sentir sa différence avec le belting traditionnel, et à ce
moment, Hagegård dévoile un très joli [a] très suédois (« cannot be »)
au détour d'une phrase impétueuse.
► 3'18 : Superpositions harmoniques. Là, enfin, l'orgue montre sa
compatibilité avec le répertoire, en utilisant les notes extérieures à
l'accord parfait pour créer une tension. Progressivement la
registration augmente.
► 3'30 : Ça y est, on entend les grosses mixtures et le thème est
repris à l'orgue (ce qui est prévu par la partition d'origine, seule
véritable « relance » / ritournelle de l'air), avec la basse
descendante en pédale.
► 3'40 : Hagegård se débat un peu avec la tessiture très basse (qui lui
a sans doute permis une diction plus facile et une voix moins lourde),
pas facile d'être sonore face à des orgues en furie, lorsqu'on est sous
son centre de gravité. Néanmoins, il le fait non pas en poussant sa
voix, mais en exaltant la personnalité des consonnes, ce qui conserve
le primat au texte et à la situation – belle façon, à nouveau, de tirer
le meilleur de contraintes qu'on pouvait discuter.
► 3'50 : Gros accords très pleins, très organistiques, qu'on croirait
tirés d'un final de Widor, assez grisant pour les amateurs d'orgue qui
ont dans l'oreille ce type de registration. (Et impressionnant pour les
autres aussi, je crois, c'est vraiment là un type organistique très immédiat par rapport à tout le
répertoire contrapuntique…)
Dans tous ces détails, malgré la déception du principe de départ (et la
frustration que ces réussites ne soient pas étendues à toute la pièce),
on puise une succession de petits émerveillements successifs, qui
rendent l'ensemble assez jubilatoire : voilà une version qui est très
différente de l'original, mais qui fonctionne finalement très bien.
Le reste du disque est très beau aussi, surtout les chants suédois dont
j'ai mis un exemple. Ce n'est pas la première urgence pour goûter l'art
de Håkan Hagegård (privilégiez plutôt le lied, donc : les Ballades
orchestrales chez Caprice, le récital BIS ou son Schwanengesang), mais un beau
chemin de traverse très étrange, rien que pour voir ce qu'on peut oser.
Ou bien si vous voulez entendre une illustration musicale du
kitsch, ça marche aussi.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Comédie musicale a suscité :
Nous sommes le 14 juillet. Comme chaque année, je réécoute mon hymne
national fétiche, la marche
des Trois Couleurs de Jean-Michel
Damase, tirée de son opérette
(« feuilleton musical en deux actes ») Eugène le
mystérieux(1963
; création 1964). Les
autres années, j'avais proposé la Marseillaiseen hongrois (2011), m'étais interrogé sur les usages de l'hymne national en concert (2012),
ou sur la semi-honte qui
entoure la Marseillaise (2015).
Et donc, comme à chaque fois, je me pose des questions. En réécoutant
le reste de la pièce, je m'interroge encore sur cette petite soprane
qui a décidément une technique très différentes des voix d'opéra qui
l'entourent. On l'entend très bien : le larynx haut, les voyelles
ouvertes, à l'occasion un peu de souffle entre les cordes ; par
ailleurs, si le timbre est éclairci et enfantin au maximum, elle chante
plutôt en voix de poitrine (la voix de tête est réservée aux aigus,
contrairement à la tradition lyrique)… un style (l'expression prime sur
le legato) et une technique qui évoquent davantage l'univers
de la chanson. Sans doute moins sonore que ses compères, elle est aussi
manifestement captée de plus près.
[[]]
(Ariette des fleurs.)
[[]]
(Quatuor de la mauvaise
éducation – avec Michel Cadiou en Rodolphe et Dominique Tirmont en
Chourineur.)
[[]]
(Ariette de la déveine.)
Elle chante ici Fleur-de-Marie, héroïne des Mystères de Paris d'Eugène Sue, la
source de cette opérette : air de présentation, trio de l'éducation,
air de la malchance. Il est assez amusant que le texte de Marcel Achard (le librettiste), tout
en refusant l'onomastique proposée par Sue, prenne autant la peine
d'insister sur le fait qu'elle n'est qu'une petite fleuriste tandis que
les autres filles vendent leur petite fleur, puisque c'est insister
précisément sur ce qu'est, à l'origine, Fleur-de-Marie :
Par une anomalie étrange, les traits de la Goualeuse
offrent un de ces types angéliques et candides qui conservent leur
idéalité même au milieu de la dépravation, comme si la créature était
impuissante à effacer par ses vices la noble empreinte que Dieu a mise
au front de quelques êtres privilégiés.
La Goualeuse avait seize ans et demi.
[...]
La Goualeuse avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur
virginale de ses traits… On l’appelait encore Fleur-de-Marie, mots
qui en argot signifient la Vierge.
Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression,
lorsqu’au milieu de ce vocabulaire infâme, où les mots qui signifient
le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants
que les hideuses et effrayantes choses qu’ils expriment, lorsque nous
avons, disons-nous, surpris cette métaphore d’une poésie si douce, si
tendrement pieuse : Fleur-de-Marie ?
[...]
— j’ai rencontré l’ogresse et une des vieilles qui étaient toujours
après moi depuis ma sortie de prison… Je ne savais plus comment vivre…
Elles m’ont emmenée… elles m’ont fait boire de l’eau-de-vie… Et voilà…
[...]
— Les habits que je porte appartiennent à l’ogresse ; je lui dois
pour mon garni et pour ma nourriture… je ne puis bouger d’ici… elle me
ferait arrêter comme voleuse… Je lui appartiens… il faut que je
m’acquitte…
[Chapitre IV des Mystèresde Paris de Sue.]
Même sans interpréter l'allusion aussi hardiment que je le suggère
(néanmoins assez logique devant le récit croissant de ses malheurs,
après avoir raconté le soulagement de la prison ou comment, enfant, on
lui arrache une dent pour la vendre), on voit bien que Fleur-de-Marie
n'est pas du genre à se poser en parangon moral, fût-elle
irréprochable. L'opérette reprend le motif mais en le renversant, pour
en faire un motif d'édification dans les familles, sans le même
processus de réhabilitation que dans le [long] roman.
Mais qui était-elle, cette soprane, pour qu'on lui confie ainsi un rôle
dans du répertoire lyrique aux côtés d'un ténor institutionnel
de la Radio comme Michel Cadiou – et titulaire de grands rôles sur les
scènes prestigieuses ? Sans doute une petit gloire du temps, me
suis-je dit. D'autant que le rôle, qui utilise son vocabulaire propre,
semble confectionné sur mesure pour une chanteuse de ton plus
populaire.
B.
Jacqueline Boyer à l'Eurovision
Vous serez peut-être effrayés en découvrant que lorsque je lus Jacqueline Boyer, ma réaction fut
d'aller consulter mon imam Google, et de découvrir le
pot aux roses. Pour commencer, c'est la fille de Jacques Pills, vieille
gloire de la chansons française, plus tard mari d'Édith Piaf, et de Lucienne Boyer, dont la
voix et le visage n'ont peut-être plus la même notoriété, mais dont les
grands titres sont toujours connus de tous (Parlez-moi d'amour, Que reste-t-il de nos amours, Mon cœur est un violon, Bonne nuit mon amour mon amant).
Elle raconte qu'elle fait ses débuts comme chanteuse à quinze ans, en
partageant la scène avec Marlene Dietrich. Bref, plutôt préparée.
Et si bien que, un an seulement après que son propre père a fini
dernier à l'Eurovision (sélection pourtant pour partie calamiteuse
cette année-là), à l'âge de dix-huit ans, elle remporte la compétition
de 1960 avec ceci :
[[]]
Assez irrésistible illustration du goût français, cette petite chanson
en trois strophes est bâtie au cordeau. Un petit récit (de Pierre Cour) sur un personnage doté
d'un nom pittoresque, organisé autour de chiffres (2 châteaux / 2
secrets / 1 défaut), avec un refrain varié, de petites surprises (« n'a
qu'un défaut : [...] il est charmant, il a bon cœur, il est plein de
vaillance ») et la pirouette finale qui dément tout ce qui a été
précédemment dit.
Le balancement musical, très simple, est assez irrésistible, avec son
alternance de couplets badins piqués et de refrain varié plus lyrique.
Pour maintenir la tension, chaque nouveau couplet est élevé d'un
demi-ton. L'orchestration (est-elle aussi due à André Popp ?) varie
considérablement et multiplie les couleurs, les atmosphères, les
contrechants de façon assez raffinée (on sent que le gars a étudié son
Richard Strauss, et qu'il aurait pu être un camarade de Damase sur les
bancs du Conservatoire).
Mélodie simple et prégnante, historiette amusante, et tout cela servi
avec beaucoup de malice par Jacqueline Boyer : la façon dont l'aigu se
décroche soudain en voix de tête pour la note la plus aiguë du refrain,
ou les sourires qui passent dans la voix, les petits gestes qui
colorent les sous-entendus, font de l'ensemble un petit bijou fragile
délicat, assez addictif.
Comment en à peine vingt ans, est-on passé de ce type de ballade en
version de concert accompagné par un orchestre symphonique aux
rengaines chorégraphiées sur des boîtes à rythme ? Parce que L'Oiseau et l'Enfant, qui
remporte la palme en 1977, se situe quelque part entre du sous-Joan
Baez et du sous-sous-André Popp, la kitschouillerie en sus ; et on est
loin de ce qui a été produit de pire dans ce concours pendant les
décennies suivantes.
C. Chanter en langues
En cette année1960, on joue des chansons à
l'ancienne, accompagnées par des
orchestrations ambitieuses (avec, au besoin, des éléments jazz)
; sans vouloir jouer de l'absurde hiérarchie, la densité musicale
me semble beaucoup plus ambitieuse que dans les éditions récentes où le
soin est d'abord porté sur le grain du son et sur la chorégraphie.
Par ailleurs, autre contrainte, l'usage
d'une des langues officielles du pays concourant. Pour une
émission qui se veut une célébration de l'esprit européen, entendre
défiler toutes ces couleurs locales a quelque chose de particulièrement
fascinant et émouvant. Le principe a beaucoup varié au fil des
périodes, et restait respecté par tous, quoique implicite, dans les
premières éditions, de 1956 à 1965.
Par qui le scandale est-il arrivé ? Par un chanteur d'opéra,
forcément.
En 1965, Ingvar Wixell, le
grand verdien (Rigoletto et Amonasro restés des références absolues
pour tous ceux qui aiment les voix claires, les timbres morbidi-moelleux et les émissions mixées-mixtes), y chantait avec sa technique
d'opéra un chanson en anglais,
pour le compte de sa Suède
natale. La technique de chant lyrique
était habituelle, beaucoup de chanteurs à la mode d'alors y
recouraient, on l'entend très bien chez les concurrents de ces années –
surtout chez les hommes (les femmes chantent en général la chanson en mécanisme de poitrine, alors que la voix de tête est utilisée par défaut dans le
lyrique). Son usage n'est pas identique à celui fait à l'opéra, bien
sûr (les tessitures sont plus courtes et basses, pour commencer), mais
les fondements techniques sont très proches. Pour prendre deux exemples
emblématiques :
[[]]
Dennis Morgan est un
ténor évident, parfois qualifié comme tel par les biographes, et doté
d'une émission très solide, avec une homogénéité parfaite et un passage
totalement domestiqué, tout à fait inaudible, comme chez les plus
grands.
[[]]
Mais quelle
est donc cette pianiste qui chante si bien ?
Même dans le cas de Bill
Crosby (qui, favorisant son grave, serait moins audible avec
orchestre et sans amplification), on entend très bien la recherche
d'auto-amplification et le goût du fondu, caractéristiques de la
technique lyrique – même si, évidemment, il développe aussi d'autres
caractéristiques, en privilégiant la qualité du timbre sur la
puissance, étant amplifié.
Même chez Lucienne Boyer,
la glorieuse mère de Jacqueline, on entend
très bien cette charpente
particulière, commune aux deux univers.
De fait, à l'écoute, Ingvar
Wixell ne frappe pas particulièrement par sa singularité vocale
par rapport aux concurrents. En revanche, il y eut force débat autour
du dévoiement de l'esprit du concours, la Suède ayant présenté une
chanson anglophone, Absent Friends.
[[]]
Dès l'année suivante, le règlement
devint explicite : seules les langues officielles du pays concerné sont
autorisées. Mais il y eut beaucoup d'atermoiements et de repentirs dans
cette longue histoire : en 1973, on rend possible le choix de la
langue, jusqu'à ce qu'en 1976, un tiers de chansons soient exécutées en
anglais. Je me figure bien que ça favorisait, l'anglais étant familier
de tous, les potentialités de victoire – rendant d'une certaine façon
la compétition plus juste. Mais la tendance était telle que le retour à
la langue officielle fut décidé pour 1977. Jusqu'en 1999, qui ouvre
notre ère décadente où il est quasiment suicidaire de ne pas proposer
de chanson en anglais : les langues sont à nouveau en libre
choix.
Donc beaucoup d'allers et retours,
on voit bien pourquoi : les langues
rares, même si les jurys ont des traductions sous les yeux (les
ont-ils seulement ?) sont un handicap pour transmettre une émotion de
même qualité que les langues les pratiquées ; mais dans le même temps,
autoriser le choix de la langue, c'est précisément faire de
l'Eurovision une banale compétition de chanson, qui n'a plus rien du
charme d'un parcours à travers différentes cultures. La musique du concours n'a jamais été
très variée, chaque période reproduisant d'assez près les modes, mais
la langue pouvait au moins introduire une forme de couleur locale, une
incitation à utiliser des références patrimoniales dans la forme
générale, le thème du texte ou même simplement les couleurs modales ou
instrumentales…
Pour mémoire, en 1965,
c'est France Gall qui
remporte la victoire pour le Luxembourg avec un grand succès débattu
(car olé-olé), Poupée de cire,
poupée de son, dû à Gainsbourg. Sur la vidéo d'origine, on
l'entend très nettement se reposer sur l'originalité du texte et la
modernité de la musique (le grand orchestre imitant les sons de danses
à la mode) : elle remporte la victoire avec une voix toute grêle… et
une intonation particulièrement approximative ! Le candidat
italien de 59 chantait certes bien plus mal, mais pas aussi faux !
Tout l'inverse de Wixell : technique
conçue pour les micros, cherchant la proximité ou l'effet, et
pas du tout la projection dans une salle – au contraire, le naturel est
mis en avant, et ces défaillances techniques sont assumées, avec leur
effet d'émission enfantine, qui concourt au caractère troublant de la
pièce.
[[]]
Je me suis beaucoup demandé qui étaient les orchestrateurs de toutes ces
chansons : je ne suis pas persuadé que les spécialistes de la chanson,
comme Popp ou Gainsbourg, aient ce degré de maîtrise de l'exercice
(dans cette version de Tom Pillibi,
en entend passer les astuces de beaucoup de grands maîtres…). Et même
plus largement des arrangeurs,
parce que les contrechants ne sont pas nécessairement prévus non plus.
Mais ils ne sont pas crédités, et je suppose qu'il est de l'intérêt du
système de ne pas les mettre en avant, pour exalter une figure
reconnaissable. Déjà qu'on nomme les chansons par leur interprète,
comme s'ils les avaient écrites (pas totalement illégitimement au
demeurant : dans la chanson, ce peut être l'interprète qui apporte la
touche décisive rendant une musique ou un texte mémorables).
Je projette de poursuivre mon exploration du patrimoine eurovu, je suis
très curieux de sentir le moment de
bascule (il
y a déjà quelque chose, dans cette cohabitation baroque de 1965…) vers
les accompagnements amplifiés et les musiques électroniques, vers le
goût pour la chorégraphie et le spectacle qui oblitère l'importance de
la chanson elle-même.
… et de découvrir de nouvelles pépites.
Pour le peu que j'aie pu en juger (c'est en réalité la première fois
que je regarde le concours, au delà des quelques extraits qui font
surface chaque année…), c'est un observatoire
assez formidable des modes musicales, vocales et capillaires que
j'entends débroussailler un peu.
D. Tom Pillibi après l'Eurovision
Tom Pillibi est untrès
grand succès. L'album
(assez peu intéressant par ailleurs, trouvé-je) s'écoule généreusement
(on peut l'écouter
là), mais reste dans une veine très commune, vaguement teintée de
jazz très blanchi, avec des textes parfaitement transparents ; et même
vocalement et expressivement, on n'entend pas le même frémissement que
lors de sa première exécution à l'Eurovision (elle le rechante après sa
victoire, et c'est légèrement moins bien). Les aigus, en particulier,
sont un peu durcis, alors qu'elle ose le passage en voix de tête sur
scène ; et puis il manque les sourires dans la voix et les petits
gestes qui parachèvent le tout.
La même année, Tohama reprend
la chanson en belge,
avec accompagnement de saxophones (qui réutilisent largement les
contrechants d'origine) et sur un beat
de fox-trot. Un quatrième couplet – placé en deuxième position –, à
propos d'oiseaux fantaisistes, est ajouté par rapport aux versions de
Jacqueline Boyer (a-t-il été écrit par Pierre Cour dès l'origine
? commandé pour l'occasion ? rédigé par un autre ?).
C'est sans doute la reprise la plus réussie de la chanson, qui malgré
les changements (et le tempo rapide qui ne laisse pas aussi bien le
temps de conter la ballade) en conserve grandement l'espièglerie.
S'ensuivent d'innombrables
reprises :
► Les Riff pour chœur, avec des
harmonies jazz (accords enrichis), où la narration cède le pas à la
musique, mais avec beaucoup de saveur ;
►
Les Scarlet, pour petit chœur,
beaucoup plus constamment sur le temps, et avec un ossia aigu, qui fait perdre du
caractère mais permet de réduire la tessiture (à peine plus d'une
octave au lieu d'une octave et demie) ;
►Yvette Giraud, une voix très grave,
presque un ténor, avec alternance de chœurs ;
► dans
un esprit plus exotique, Claudine
Cereda, avecrythmes
nonchalants et percussions des îles.Deux couplets seulement, le
premier et le dernier.
Aujourd'hui
encore, il s'agit, à défaut d'un tube intersidéral connu de
tous, d'un standard
régulièrement repris par les amateurs de chanson française
traditionnelle. Témoin ce petit bouquet informel :
● concert donné en Slovénie dans la langue et l'accompagnement
d'origine, par le Gimnazija
Kranj Orchestra (soirée thématique de chansons parisiennes) ;
● avec guitare folk et piano par Laetitia [[vidéo]]
;
● avec accompagnement de synthétiseur (reprenant largement
l'orchestration d'origine), par Fabienne Thibeault ;
● avec une réalisation de synthétiseur plus soignée (existe-t-il des
disques d'accompagnement qui l'incluent ?), par Julie Rodriguez, en 2008 ;
● le même accompagnement, cette fois par Les Chanterels (solo avec
petit chœur d'accompagnement) ;
● le visuel permet de mesurer la nature des représentations, vraiment
des spectacles populaires, de petits groupes de chant amateurs, qui
témoignent de la rémanence de la chanson dans le le fonds commun (Cercle
Orbey, avec boîte à rythme et synthé sur le vif), ici avec le
couplet supplémentaire introduit chez Tohama ;
● plus raffinée, une belle version pour chœur a cappella par l'ensemble La Villanelle.
Il en existe aussi de très nombreux
arrangements dans tous les styles et pour tous les formats
d'orchestre, chez les orchestres de divetissement. Liste très loin de
l'exhaustivité :
♫ avec sifflets (et contrechant de cor !), vibraphone, glockenspiel,
cordes lyriques… le grand jeu par l'orchestre de Franck Pourcel, qui reprend
largement l'orchestration d'origine (contrechants de violons lyriques,
la marche du deuxième couplet…) ;
♫ doublure de xylophone, vibraphone et de pizzicati par Paul Bonneau et son orchestre ;
♫ avec guitare électrique, saxophone et orchestre, très déhanché, par Gerry Mills et son orchestre ;
♫ avec Jacky Noguez
(accordéon) et son orchestre ;
♫ plus franchouillardisant encore, mais avec une touche de Donizetti en
sus,Jo La-Ré-Do (accordéon) et son
orchestre, glissandi et
diminutions attendues, et dialogues avec piano et saxo ténor !
et des versions
solo :
♫ sur un orgue de barbarie de belle facture (il y avait donc des cartes
poinçonnées pour ce tube !) ;
♫ à l'accordéon ;
L'attrait est tel, qu'à la suite de la victoire de l'Eurovision, la
chanson est traduite et enregistrée en mainte
langue européenne.
♣ En néerlandais (la chanson
atteint le 14e rang sur 100 dans les classements du pays, en 1960),
gravée par une autre voix enfantine, Willeke
Alberti.
♦ En 1994, à un âge plus mûr que les
participants habituels, elle représente son pays à l'Eurovision avec Waard is de zon (« Où est le
soleil ? »), une jolie ballade pas très originale, à l'exception de la
métaphore stellaire (qui ne rebat pas non plus exactement les cartes de
la poésie intersidérale) – et y termine 23e sur 25. Au demeurant, la
chanson qui remporte le concours, Rock
'n' roll kids (par les émissaires irlandais Harrington &
McGettigan), pour piano, guitare acoustique et deux voix, est aussi une
ballade (mais clairement typée folk – et autrement plus prégnante).
♦ Vous remarquerez le petit
changement mélodique du deuxième couplet, et bien sûr l'usage
malicieux du présentatif français « VoilàKleinzach Tom
Pillibi ! ».
♦
♣ En danois,chantéepar Raquel Rastenni,
♦ autre participante, à la
compétition de 1958, où elle propose Jeg rev et blad ud af min dagbog
(« J'ai déchiré une page de mon journal »), dans lequel elle incarne un
alter ego d'Elle de la Voix Humaine : une serpillère qui
se repend de sa jalousie et conjure son homme de lui pardonner.
Musicalement mignon, parfaitement dans le goût du temps, avec son tapis
de cordes au portamento systématique
et généreux. Elle obtient la 8e place sur 10. Cette année-là, André
Claveau remporte la victoire pour la France avec l'autre tube
parfaitement d'époque Dors, mon amour (autrement
poignant, il est vrai), habilement adaptable à un enfant (il s'agit
manifestement plutôt d'une amante, mais le texte se prête presque
totalement à la berceuse).
♦ La traduction danoise,
pour autant que j'en puisse juger (je ne dispose pas de la
transcription, et considérant l'écart graphie-phonie dans cette
langue-là, je ne veux pas donner de fausses garanties) reste proche de
l'original de Pierre Cour, quoique utilisant le deuxième couplet comme
chez Tohama. On insiste peut-être un rien plus sur la dimension
séduisante de Tom Pillibi, mais l'essentiel de l'intérêt demeure porté
à la chimère.
♦
♣ Également interprétée en Espagne (où la chanson fut première au cours
de l'année 1960 – en quelle langue ? –, alors qu'elle n'était que 2e en
France et 4e en Belgique), et même en espagnol,
dont voici une interprétation (non officielle), par Juan Aznar.
♦ La traduction reste très
proche de l'original français. C'est essentiellement l'entrée en
matière qui diffère, présentant Tom Pillibi de façon plus solennelle et
biographique (« Tom Pillibi est parvenu à l'état d'homme puissant »),
tout le reste étant très proche de l'esprit comme de la lettre.
♦
♣ En allemand, la chanson est
portée par Jacqueline Boyer
elle-même ; la chanson n'atteint jamais que la 21e place dans les
classements, mais le succès est suffisant pour que Boyer fasse une
bonne partie de sa carrière en Allemagne, où elle rechante
régulièrement Tom Pillibi
jusqu'à un stade avancé de sa carrière.
♦ La traduction marque néanmoins
une inflexion : le refrain évoque immédiatement le motif de l'imagination (« Denn
er hat Phantasie, unser Tom Pillibi »), les couplets, tout en
conservant la même structure, insistent progressivement sur sa qualité
de séducteur. Le deuxième couplet le nomme ainsi « der Frauenheld » («
le héros de ces dames »), ce qui n'était qu'implicite dans la version
française, où l'on pouvait se figurer qu'il était admiré presque malgré lui [encore Damase !] – Frauenheld désigne déjà une
typologie.
Le dernier couplet est encore plus explicite, puisque, au lieu
d'annoncer ce seul défaut (avec la liste contradictoire de qualités),
il est essentiellement consacré à son talent
de séducteur (« ist sehr charmant », « ist als Galant allen im
Land bekannt » – « connu comme un galant dans tout le pays »), et ne
dévoile le caractère d'affabulateur, déjà largement introduit par le
refrain, qu'à la fin du quatrain.
♦ L'ami qui raconte cela n'est
pas nécessairement une femme ni une amante, surtout considérant la
complaisance avec laquelle ses exploits sont rapportés (dès le début,
la chanson avait été prévue pour Marcel Amont, donc les questions de
vraisemblance sexuelle, comme pour le lied, ne constituent pas un
obstacle).
♦ D'une manière générale, cette traduction-adaptation tire Pillibi vers
le mauvais sujet : on raconte
le portrait d'un garçon haut en
couleurs, le séducteur et gentil fanfaron du canton, et on ne
voit plus forcément la nécessité de raconter cette histoire (privée de la chute initiale).
♦
♦ Je dispose aussi d'une autre version, par un homme, avec accordéon,
petit ensemble et même quelque voix. (Tony
Westen, Golgowsky-Quartett, Orchester Will Glahé).
♦
♣ En anglais, chantée par Jacqueline Boyer (avec un beau
naturel !) au Royaume-Uni (33e selon le
UK Singles Chart de 1960) et plus célèbre dans sa reprise par Julie Andrews.
♦ Dans la traduction, il existe quatre
couplets : Boyer en chante trois, Andrews deux, dont le premier en
commun.
♦♦ Dans les couplets deBoyer, le décor change beaucoup :
d'emblée, c'est une amante qui parle, et il est tout de suite question
du potentiel de séduction de Tom Pillibi, nullement de ses occupations.
Plus rien de fantasmagorique, le conte, le récit merveilleux ont
disparu. Chaque quatrain, assez redondant, explore la même idée : il
s'avère que ce garçon timide cache en réalité quelqu'un de plus rompu à
l'art de la séduction. Et s'il ment (révélé dès le deuxième couplet, ce
n'est plus une chute), c'est par fausse modestie, ou peut-être par
stratégie.
♦♦ Dans le secondcouplet d'Andrews, on nous décrit
même un maître de la manipulation des jeunes filles, feignant de
demander la permission pour ce qu'il obtient d'emblée…
♦♦ En outre, dans les deux cas il est question de « sortir avec » Tom
Pillibi, donc l'univers n'est plus du tout intemporel, voire
médiévalisant (les vaisseaux, la fille du roi…), mais très ancré dans
le quotidien du milieu du XXe siècle. Et plus encore, les temps
utilisés (prétérit) suggèrent que l'histoire est finie, qu'il s'agit
d'un souvenir d'expérience amoureuse légère, beaucoup plus du côté des
contingences de la vie amoureuse réelle que de la petite fable
française avec chute.
♦♦ La véritable chute se situe plutôt dans le refrain, qui joue avec
l'expression traditionnelle « don't judge a book by its cover »
(l'habit ne fait pas le moine) : So
with a lover, as with a book /
Don't trust the cover, or you might will be hooked (« Il en va
des amants comme des livres / Ne vous fiez pas à la couverture, ne
mordez pas à l'hameçon »). Pas tout à fait hilarant quand même.
Beaucoup du charme d'origine est à mon avis laissé en chemin
♦ Jacqueline Boyer s'adapte
remarquablement à la langue, avec une diction traditionnelle (les « -ed
» finaux sont pleinement articulés,comme pour des cantiques ou du
Haendel !), et même de beaux [t] plus en arrière sur les alvéoles (le [tʰ] expiré typiquement britannique), très naturels.
La voix reste au demeurant placée au même endroit qu'en français, avec
la même couleur à la fois légère, franche et brillante. Très séduisant,
je dois dire.
♦
♦ Julie Andrews adopte une
posture un peu différente ; d'abord, l'accompagnement orchestral
diffère (moins symphonique, plus musicaltheatre – et très rapide, une
chansonnette qui termine en lalala plutôt
qu'une ballade) ; ensuite, la voix elle-même est plus ronde et lisse,
et même l'accent, malgré (et grâce à) ses origines parfaitement
anglaises, est d'une certaine façon moins pur, s'américanisant
délibérément (le traitement des « a » est flagrant).
♦
Si les traductions en langues « rares » se font assez près du texte
d'origine, la version allemande infléchit la chanson du côté du
(gentil) mauvais garçon, et la version anglaise, parfaitement infidèle
au projet d'origine, en fait un récit de relation amoureuse – pas très
éloigné, finalement, de toutes ces chansons américaines sur l'amour de
vilains tatoués. C'est tirer Tom
Pillibi vers Big Fat Lie – autre doudou
personnel, mais pas exactement le même univers !
E. Tom Pillibi et Jacqueline Boyer
Après avoir remporté le concours, généreusement vendu l'album en
Europe, enregistré une version anglaise et régulièrement chanté en
allemand le titre, l'engouement s'est poursuivi, jusqu'à nos jours.
La voici par exemple en 1981 dans un festival de l'Østfold (Sud-Est de
la Norvège).
Sa technique, très en bouche, moins lyrique que celle de sa mère,
explique la petite tension ou déconnexion dans l'aigu dès les débuts,
et peut-être aussi le déclin progressif de l'instrument, mais j'y
entends surtout un changement d'époque, avec une émission, plus chaude,
feulée, en phase avec l'évolution du goût de la chanson (qui n'est pas
à mon gré, mais tout est possible avec l'amplification, il n'y a plus
d'impératif technique, le reste est affaire de goût) – et il me semble
aussi, ce qui doit être vérifiable, y déceler les effets du tabac
(accolement imparfait des cordes due à une irritation chronique).
Quoi qu'il en soit, Jacqueline Boyer n'a jamais mal chanté, même dans
les bandes les plus récentes où, à l'âge de 74 ans, elle fait valoir
une voix certes ternie, mais en rien effondrée.
Ces deux exemples permettent de mesurer l'adaptation de la chanson, par
l'artiste elle-même, à toutes les modes d'accompagnement, acceptant des
transcriptions très simplifiées par rapport à l'orchestre symphonique
de l'Eurovision. On sent bien que très vite, par rapport à la première
soirée, une certaine routine s'installe, et que Boyer raconte moins qu'elle ne chante, mais il reste la place pour
quelques variantes intéressantes, dont celle-ci, qui m'a un peu
intrigué.
[Vous noterez au passage les syncopes systématiques pour faire sonner
plus jazz – elles n'étaient que ponctuelles, et expressives, dansla
version originale –, ainsi que l'accompagnement à l'avenant.]
C'est le plus proche, chronologiquement, de la création d'Eugène le Mystérieux, et cela
s'entend : voix très étroite et franche, remarquablement calibrée pour
la chanson, une espièglerie charmante. Avec la vidéo, je m'interroge
précisément jusqu'où celle-ci peut aller : au moment de faire le geste
d'entrain pour « il est plein de vaillance » (1'52), on la voit
réprimer un sourire – croise-t-elle un regard ? est-elle amusée de la
naïveté de la posture ? ou bien perçoit-elle, l'espace d'un
instant, un double sens (qui paraît en effet assez évident après « il
est charmant, il a bon cœur », s'il n'était désarmé par ce geste
badin), qui ne cadre pas avec le format de l'émission ?
Au demeurant, il s'agit d'une pièce difficile, il est rare que les
chansons couvrent aussi une octave et demi, ce qui explique la
transposition du la grave à l'octave supérieure (effet mélodique très
commun, mais beaucoup plus chantable, en tout cas pour le public).
F.
Rétroviseur et prémonitions
Quelle traversée, de la Fête Nationale à l'Eurovision des débuts, en
passant par l'opérette et les transmutations d'un même titre… Il y
avait de quoi, en continuant de dévider l'écheveau, s'amuser encore
longtemps, mais je crois qu'il y a là matière à vous occuper pour
quelques jours.
Si ce n'était pas le cas, vous pouvez toujours vous reporter aux autres
séries de l'été de Carnets sur sol,
en général (à partir de 2009 en tout cas) l'occasion d'explorer des
pans de la culture populaire commune (découverte de l'eau chaude, ce
peutêtre amusant) :
● 2005 : mini-série György Kurtág0,0.75,1,2,3,4,5,6
● 2006 : le mythe de Médée (1,2,3,4) ;
● 2006 : panorama Takemitsu (biographie, économie, corpus discographique, discographie commentée, catalogue alphabétique, catalogue générique, catalogue chronologique personnel commenté, mode d'emploi)
● 2006 : théâtre chanté chinois
● 2009 : Le Moine de Lewis (le Juif errant et le Hollandais volant, adaptation d'Artaud)
● 2009 : Retour aux sources deCarmen :
variantes depuis Mérimée (1,2,3,4)
● 2009 : Eugène Sue et LesMystères
de Paris : citations,
citations
et Damase, motivations
du lecteur et Damase, le
Chourineur et Woyzeck, l'hymne
de Damase.
● 2009 : Vampires, de Byron à Dracula.
● 2010 : Washington
Square adapté pour le théâtre (plutôt grand public) par les
époux Goetz, à partir de quoi il est parti au cinéma (Wyler), mais
aussi « retourné » à l'opéra (Ducreux-Damase).
● 2010 : Random
Harvest, un best-seller britannique de 1941, très révélateur
de l'évolution du style populaire.
● 2011 : Calamity Jane et son
mythe (1).
● 2011 : Wicked,
prequel réorientée du Magicien
d'Oz (1,2). Je n'ai jamais parlé du roman de
Maguire, parce qu'il est mauvais.
● 2012 : Zorro et ses
mythes (le roman surtout ; pas eu le temps de parler des
mutations filmiques, après les avoir tous regardés tout de même, ni de
parler de la formidable musique de William Lava pour la série Disney).
● 2012 : La Marquise d'O,
Kleist et Rohmer.
● 2013 : Le grand roman sentimental
féminin anglophone : Radcliffe, Austen (1), Brontë (1), Gaskell (1), G. Eliot, Wharton…
● 2013 : Ordalie Siegfried.
● 2014 : Pas grand'chose n'en a paru sur CSS. Plongée stakhanoviste
dans les Meistersinger et Parsifal, partition au poing ; et
puis pas mal de choses en fonctions d'onde / relativité / physique
quantique / astrophysique, qui n'avaient pas forcément leur place ici
non plus (sujets sur lesquels il y a déjà de la vulgarisation
abondante, et par sensiblement plus qualifiés).
● 2015 : désolé, c'était plutôt ambiance balades.
● 2016 : Eurovision, donc. Une
notule, mais beaucoup de défrichage. Quelques frayeurs et de très
jolies choses, sans parler de la méditation sur l'évolution vocale, de
Wixell à aujourd'hui…
● 2016 : Comics
emblématiques redevenus à la mode. Là, non plus, c'est pas bon, mais la
mutation des figures est intéressante, elle révèle des choses sur nous
(de même, la mise à l'épreuve de mon incompréhension de l'attrait pour
les superhéros). Mon éducation en la matière culminait (mais se
limitait aussi largement) à Don Rosa.
Bel été aux lecteurs fidèles et de passage !
aux autres aussi, je ne suis pas rancunier
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Chansons & Rondels a suscité :
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées en séries.
Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées.
N'hésitez pas à réclamer.