Raoul Gunsbourg : une (fugace) première mondiale par Borras, Monte-Carlo & Dumoussaud
Par DavidLeMarrec, lundi 9 juin 2025 à :: Intendance :: #3349 :: rss
Malgré la notoriété du personnage (directeur de l'Opéra de Monte-Carlo pendant près de soixante ans), la quantité de ses opéras et leur qualité de haute volée, il n'existait à ma connaissance aucun extrait d'opéra de Raoul Gunsbourg gravé au disque. Récemment, l'excellent ténor Mark Milhofer a enregistré une mélodie (mignonnette et anecdotique), Le temps qui passe, dans son album-hommage à Caruso, mais c'est à peu près tout.
À moins de mettre son nez / ses doigts / sa glotte directement sur les partitions, pas vraiment de moyen de se faire une idée de sa musique, qui m'a pourtant très fortement marqué par sa qualité propre, et surtout son sens dramatique particulièrement aiguisé – en tout cas pour ses deux premiers opéras, Le vieil Aigle et Ivan Le Terrible, car au rapide survol de son troisième, Venise, le seul autre titre disponible à la BNF, ce ne paraît pas de la même envergure (pour l'anecdote, une large partie de l'opéra se déroule… à Paris !).
Le reste (Maître Manole, Satan, Lysistrata, Les Dames galantes de Brantôme, que de titres intriguants !) gît à Monaco, hors de ma portée – mais vous pouvez toujours ouvrir une cagnotte pour financer mon voyage et je vous enregistre les sept opéras ! (C'est déjà fait pour les deux premiers, du reste, et les deux premiers volets d'Ivan sont même déjà en ligne : 1, 2.)
Ces deux titres, les plus diffusés dans les réduction piano-chant vendues aux particuliers, sont parmi les œuvres qui m'ont le plus intensément marqué à la lecture.
L'acte I d'Ivan incarne la seule utilisation probante que j'aie croisé des modes russes dans de la musique française, et sur le plan dramatique, le viol (certes interrompu) très réaliste de l'héroïne à la fin de l'acte II m'a durablement troublé – Gunsbourg a commencé sa carrière comme médecin militaire sur le front turco-russe, avec un rôle paraît-il décisif dans la prise de Nikopol (avec un scénario encore plus épique que L'Enlèvement de la redoute de Mérimée). J'imagine qu'il a pu tirer cette connaissance de cette expérience. En effet, la scène évoque beaucoup les récits, désormais largement diffusés, de viols utilisés comme arme de guerre dans le but de démoraliser les peuples ennemis – le dispositif en est glaçant, et malgré le dispositif convenu d'anagnorisis (scène de reconnaissance, un personnage se révèle le parent ou l'obligé de son ennemi), le malaise ne se dissipe pas.
J'ai un peu présenté l'œuvre et l'auteur ici.
Dans ce disque, c'est un arioso issu du Vieil Aigle qui est utilisé, issu du premier tiers de l'opéra en un acte. Moment d'émotion particulier, puisque c'est la première fois qu'on peut entendre du Gunsbourg orchestré ! De ce que j'ai compris dans mes lectures (à compléter prochainement), Gunsbourg composait bel et bien ses opéras (en piano-chant), mais recourait ensuite aux services d'orchestrateurs. Et ici, on entend le résultat d'expert, tout cela sonne très bien, avec de la couleur, et met en valeur les trouvailles musicales de la version piano, alors même que le fragment choisi pour ouvrir cet album de Jean-François Borras est à peu près le moment le moins intéressant musicalement (débordant de jolies trouvailles touchantes) et dramatiquement de tout l'opéra.
Une histoire simple, dont on ne peut croire au caractère inexorable. J'en suis sorti, à chacune de mes trois lectures au piano, durablement bouleversé.

Même si cet extrait n'est pas représentatif, c'est un plaisir rare et un témoignage précieux que d'avoir enfin accès à cet aspect de Gunsbourg : enregistré par des professionnels et joué pour grand orchestre.
Il faut savoir se satisfaire de peu, car il ne faut pas se faire d'illusion sur le fait qu'on continuera de nous empiler les disques (invendus…) de Faust et de Carmen tandis les grands drames de Gunsbourg, Fourdrain ou Nouguès ne seront peut-être jamais remontés.
Disque bien sûr souverainement chanté avec l'assurance et la clarté (deux qualités qui vont rarement de pair) de Jean-François Borras, et l'accompagnement éloquent du Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par l'excellent spécialiste Pierre Dumoussaud.
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