Un an et demi de déchiffrages d'inédits – III – Opéra allemand
Par DavidLeMarrec, mardi 2 avril 2024 à :: Déchiffrages & Improvisations :: #3338 :: rss

Maria Jeritza dans Aphrodite de Max von Oberleithner, au menu des derniers déchiffrages.
Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.
Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.
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3. Opéras allemands
En allemand aussi, une belle brassée.
Quelques énormes coups de cœur d'abord.
Carl Loewe (né en 1796) : Gutenberg ! Le sujet est original – le déroulé un peu moins, Gutenberg est amoureux de la fille du bourgmestre. L'œuvre se présente largement comme un oratorio, moins fondé sur l'action que sur des scènes de méditation un peu édifiante, avec des récitatifs rares et assez lents, des airs longs qui échappent aux formes habituelles. J'ai en particulier été frappé – comme par la foudre – par le chœur des garçons imprimeurs, avec des figuralismes incroyables qui évoquent le tintement des bruits de casse… Jubilatoire. Je voudrais enregistrer et mettre à disposition au moins ce fragment, mais c'est une pièce très vive et virtuose, il faudra pas mal de travail et de temps pour que ce puisse permettre de ce représenter vraiment ce dont il s'agit.
Pour les besoins de la série ukrainienne, je me suis aussi beaucoup plongé dans Anton Rubinstein (né en 1829); son piano (mais j'en reparlerai), son opéra français Néron (j'en ai déjà parlé dans la notule précédente), prochainement ses opéras russes (La Bataille du Champs-aux-Bécasses, Le Marchand Kalachnikov… je promets que je n'invente pas ces titres !). En plus de gagner sa vie comme pianiste concertiste de premier plan, Rubinstein a énormément composé – cela se sent quelquefois, la matière pourrait quelquefois être concentrée, des moments de fulgurance remarquables peuvent être suivis de formules plates qui auraient pu être rehaussées sans trop d'effort. On sent l'aisance avec laquelle l'inspiration coule sur le papier – et, çà et là , le besoin de relecture.
Pour autant, Rubinstein essaie beaucoup de choses assez originales, et ses oratorios en langue allemande (dans la sphère où il passa l'essentiel de sa carrière) présentent à la fois une belle inspiration et une certaine audace imprévue. Dans les sujets d'abord : Der Thurm zu Babel, grosse machine qui s'achève dans le chœur simultané des hommes, des anges et des démons – ce n'est pas de la grande polyphonie, mais tout de même, le dispositif est assez saisissant ! Sa Sulamith (de David, pas celle du Cantique des Cantiques) est écrite avec simplicité et touche juste. Mais le bijou, pour moi, c'est Christus, qui présente des scènes très rarement mises en musique – notamment une Tentation sur la Montagne, avec un Jésus caressant (et au besoin lyrique), quelque part entre celui de Beethoven au Mont des Oliviers et une veine généreuse plus ouvertement russe, tandis que Satan s'appuie sur de profonds accords graves, aux couleurs très contrastantes. Tout est très bien caractérisé, la prosodie est belle, vraiment une œuvre qui mériterait d'être reprise – j'ai vu qu'un chef descendant de Rubinstein l'a fait en Russie, mais avec de grosses coupes (le Prélude est très long, il en manque les deux tiers), des traductions d'extraits en russe et en hébreu, etc.
Ingeborg Starck (née en 1840), pianiste concertiste à succès, a essentiellement publié sous son nom d'épouse Ingeborg Bronsart (von Schellendorf) – son mari était un étudiant en piano de Liszt, compositeur, puis directeur de théâtre (Hanovre). C'est une Finlandaise suédophone ayant grandi à Saint-Pétersbourg et exercé en Allemagne, fréquenté les meilleurs cercles artistiques. Parmi ses opéras, Jery und Bätely (1873) se trouve au disque, dans le goût de l'opéra romantique du milieu du XIXe siècle, beaucoup de fraîcheur – du Flotow en plus dense. Je fus donc d'autant plus surpris en lisant Die Sühne (composé 45 ans plus tard, il faut dire, en 1909 !), d'une langue musicale assez recherchée ; certes du pur romantisme pas du tout décadent, mais largement enrichi, avec des tournures assez personnelles. Pour une compositrice aussi peu célèbre, j'ai été frappé de la qualité et de la singularité de son expression. (Son catalogue est assez réduit hors piano solo, mais comporte tout de même 4 opéras répartis sur toute sa vie, le premier composé avant ses 27 ans, le dernier à presque soixante-dix !)
Je dois aussi mentionner Le Prêcheur de Saint-Othmar, version en français assez probante de Der Evangelimann de Wilhelm Kienzl (né en 1857). (Un chef-d'œuvre de générosité lyrique sis sur une richesse musicale bien viennoise. Quantité de ses opéras attendent d'être remis au théâtre – à commencer par les quelques déjà documentés, qu'on ne représente jamais : Der Evangelimann, Der Kuhreigen, Don Quixote. Et il en existe au moins sept autres où tout est à faire !)
De Max von Schillings (né en 1868, parfois nommé Max Schillings, le « von » étant le résultat tardif d'une décoration honorifique), on dispose de nombreuses interprétations de ses trois mélodrames (déclamation parlée avec orchestre), et deux versions de Mona Lisa (l'une ancienne l'autre récente), impressionnant opéra construit en récit enchâssé et particulièrement sordide dans ses actions, au ton romantico-décadent, mais peu généreux en mélodies (une notule existe sur le sujet) ; en revanche aucun autre de ses quatre opéras n'ont été publiés en disque.
La lecture d'Ingwelde impressionne par la qualité musicale de l'accompagnement, à l'harmonie très construite, jamais prévisible ni facile, mais aussi par un beau sens de la prosodie et des lignes vocales plus marquantes que dans Mona Lisa. La veine d'Ingwelde, sujet comme atmosphère sonore, est d'ailleurs bien plus romantique-tardive que la décadente Mona Lisa.
Pourquoi
certains compositeurs ne seront pas remis à l'honneur… |
Schillings sera
vraisemblablement très difficile à remonter sur scène, considérant son
attitude politique : il meurt en 1933, mais en antisémite convaincu,
trouve le temps en quelques mois de s'illustrer avec zèle dans les
persécutions. Président de l'Académie Prussienne des Arts depuis 1932,
il refuse d'abord d'exécuter la demande de Bernhard Rust (le nouveau
ministre, nazi, de la Culture) de dissoudre les sections des arts et de
littérature (en particulier pour se débarrasser de Käthe Kollwitz et de
Heinrich Mann, qui avaient milité pour les partis socialistes et
communistes, et s'étaient spécifiquement opposés aux nazis pendant la
période électorale). Kollwitz et Mann démissionnent quelques jours plus
tard pour éviter d'entraîner la fermeture de l'Académie, et Schillings
demande aux membres restants de lui envoyer une lettre intégrant un
serment de loyauté – qui engage à « exclu[re] toute activité politique
publique contre le gouvernement du Reich et vous oblige à coopérer
loyalement aux tâches culturelles nationales assignées à l'Académie ». Sans doute motivé par le fait de sauver l'Académie, Schillings est aussi un antisémite enthousiaste, et des décrets d'avril à sa mort en juillet, il a le temps d'expulser un grand nombre de membres, des indésirables politiques ou « raciaux », ainsi que le formule le ministère. Dans la liste des victimes, Thomas Mann, Franz Werfel et, côté musique, Schönberg et Schreker, pourtant protégés par de solides contrats, sont même renvoyés de leurs postes au Conservatoire de Berlin. La réaction de Schreker, paniqué par la perspective de perdre ses revenus, a quelque chose d'assez pathétique, quelque chose d'au delà du monde réel, un peu à la Richard Strauss : incapable de comprendre l'ampleur de ce qui se jouait autour de lui et la détermination de ses ennemis, il écrit plusieurs lettres à Schillings pour bien rappeler que son père s'est converti au catholicisme, et ne manque jamais une occasion de souligner qu'il n'a jamais fait de politique et qu'il n'était pas proche de Kestenberg – ancien conseiller du Ministère de la Culture sous les gouvernements centristes, juif, partisan d'une éducation musicale populaire financée et organisée par l'État plutôt que reposant sur les initiatives locales –, persuadé que ce serait ce qu'on lui pourrait lui reprocher. Et imagine qu'en se désolidarisant des juifs et des centristes il pourra être laissé en paix. Non, il avait simplement des ascendances juives, et rien ne pouvait le sauver de cela… tout lui est dit explicitement, et il ne le comprend pas, ne parvient pas à envisager que ce soit sérieux. Klemperer raconte à Peter Heyworth (Conversations with Klemperer, 1973) une scène sujette à caution, mais révélatrice des attitudes de chacun : Schillings se lève, et énonce que le Führer veut briser toute influence juive sur la musique allemande. Schönberg se serait levé, prenant son chapeau, ajoutant tandis qu'il sort : « à pas besoin de me le dire deux fois ». (En effet Schönberg n'aurait même pas pris la peine, dans ses lettres à Schillings, de mentionner ses ascendances, manifestement très peu illusionné sur le résultat de la procédure.) Tandis que Schreker se serait entêté à répéter qu'il n'était pas juif. |
Quoi qu'il en soit, la part
active de Schillings dans le processus d'exclusion, ses convictions
ouvertement exprimées, les serments extorqués, les lettres de
dénonciation envoyées contre des auteurs juifs… rendent assez difficile
de promouvoir sa musique à grande échelle aujourd'hui, malgré sa
qualité. Le disque nous fournit des œuvres intéressantes toutefois,
comme ses mélodrames ou son Quintette à cordes, et bien sûr Mona Lisa ; ses idées politiques
n'y transparaissent
pas. Mais qu'une institution publique ou mécène mette de l'argent dans
un projet de spectacle ou une grande entreprise discographique, c'est
sans doute assez difficile. Tant pis pour Schillings, je le lirai dans
mon coin et s'il y a de l'argent pour des opéras inconnus, il ira Ã
d'autres musiques tracées par des mains plus vertueuses. |
Paul von Klenau (né en 1883), était danois mais composait principalement en allemand. Sa Sulamith (d'après la fin de la vie de David, où elle est, dans le livret, courtisée par Salomon) représente un concentré d'harmonies travaillées et immédiatement séduisantes, particulièrement agréable à lire (tout est dans la progression harmonique, pas de fanfreluches autour), et servi par des mélodies vocales plutôt réussies, bien assises sur la prosodie.
Mais aussi Kjartan und Gudrun, un opéra écrit dans un langage dodécaphonique et pourtant particulièrement accessible : ce n'est pas du tout le dodécaphonisme schoenbergien où la répétition est proscrite… ici, tout se fonde sur une triade d'accords de quatre sons (ce qui fait douze notes), qui s'enchaîne dans une logique assez proche, à l'œil et à l'oreille, de l'harmonie traditionnelle. (Enfin, quand je dis traditionnelle, je parle bien de l'harmonie qu'utilisent les postromantiques et décadents post-wagnériens dans la première moitié du XXe siècle, quelque chose de très chromatique, coloré et changeant.) La qualité et l'évidence du résultat, avec cette contrainte pourtant forte, m'ont beaucoup impressionné.
Il reste beaucoup d'autres opéras à découvrir dans son catalogue, dont une Élisabeth d'Angleterre et un Rembrandt van Rijn qui rendent assez curieux.
Parmi mes compositeurs chouchous, j'ai aussi lu quelques belles œuvres moins essentielles.
Le Sigurd d'Arnold Krug (né en 1849), formidable chambriste, sorte de grande cantate, ne manque pas de qualités, mais je n'y ai pas trouvé de saillances ou de personnalité qui me le rende particulièrement cher.
Das Trunk'ne Lied d'Oskar Fried (né en 1871) est assurément une belle œuvre (un lied orchestral assez long), mais elle ne touche pas non plus la qualité de finition de ses lieder avec piano, ni bien sûr de son chef-d'œuvre absolu, Verklärte Nacht pour deux voix et orchestre.
Puis tout récemment la lecture de Paul Graener, dont le legs symphonique est particulièrement impressionnant – des concertos où le soliste se fond dans un orchestre particulièrement éloquent, Aus dem Reiche des Pan aux influences debussystes, et bien sûr les irrésistibles Variationen über « Prinz Eugen » –, mais son Don Juans letztes Abenteuer (« La dernière aventure de Don Juan ») m'a au contraire paru très consonant, ménageant de grands aplats du même accord majeur assez longuement. Plaisant, mais pas du tout comparable au degré d'invention de ses œuvres symphonies ; je suis curieux de voir ce qu'il en est de ses autres œuvres lyriques (lieder et autres opéras).
Enfin, parce qu'il faut bien des déceptions, Felix Draeseke (né en 1835) m'a beaucoup surpris : j'aime beaucoup ses Quatuors à cordes très apaisés, et ses symphonies purement romantiques s'écoutent très bien – peu de saillances, mais une bonne maîtrise formel et un certain élan soutiennent tout à fait l'intérêt. Merlin ne ressemble à rien de tout cela : le langage en est beaucoup plus ambitieux, une harmonie difficile à cerner, des dissonances étonnantes (il doit vraiment y avoir des fautes d'édition également)… sans que je perçoive du tout où cela mène, tout paraît inutilement compliqué et contourné, sans réel lien avec la situation dramatique. Difficile d'accès et pas très beau, soit exactement l'inverse de ce que j'aurais pu dire de son legs instrumental, immédiatement accessible et agréable aux sens.
Parmi les projets : outre la poursuite de l'exploration chez Starck, Kienzl, Schillings, Oberleithner, Graener (malgré tout) et Klenau, je vise de me lancer dans quelques inédits de compositeurs que j'estime déjà : Don Carlos de Ferdinand Ries (Die Räuberbraut, paru chez CPO, est une merveille du premier romantisme, d'un élan ininterrompu), Dem Verklärten de Hans von Koessler (une ode funèbre que j'ai à peine regardée) et Der Münzenfranz (son opéra le plus célèbre), les opéras de Siegmund von Hausegger (Helfried, Zinnober), ceux de Hermann Wolfgang von Waltershausen, dont j'avais adoré l'Oberst Chabert (une comédie Else Klapperzehen et trois opéras sérieux Richardis, Die Rauhensteiner Hochzeit, Die Gräfin von Tolosa), bien sûr ceux d'Othmar Schoeck que Mario Venzago n'a pas encore exhumés (Don Ranudo de Clibrados, Massimilia Doni), et quantité de Manfred Gurlitt à découvrir (son Wozzeck est une merveille, sur le même principe de formes closes que celui de Berg, écrit simultanément sans concertation) : Die Heilige (d'après Hauptmann), Nana (d'après Zola), Nordische Ballade (d'après Lagerlöf) ainsi que pas mal d'autres titres qu'il nous a laissés !
Ce sera bientôt la suite avec les opéras d'autres langues, puis les autres genres musicaux !
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