Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez
la
précédente notule.
Ici, je dis un mots de mes déchiffrages sur ce segment, sans doute le
plus représenté dans la série.
Accompagné de quelques fragments de ce qu'on peut entendre au disque de ces compositeurs (mais rarement de ces œuvres…) :
2. Opéras français
L'an dernier ?
Il y a eu un cycle autour des opéras de
Théodore Dubois (né en 1837) : la
course dans la cîmes des châtaigniers de
Xavière,
le calme du prêtre, l'incroyable scène finale de l'enfoncement de la
porte du presbytère ! Mais aussi le trio des bonjours dans Le
Pain bis,
ses ritournelles joyeuses, son langage simple mais ses modulations
permanentes, ses mignardises distillées au juste endroit, typiques du
style de Dubois. Un bonheur à lire, et finalement assez opérant
dramatiquement. (J'ai été beaucoup moins enthousiasmé par
Aben-Hamet et
La Guzla de l'Émir.)
Également le tour des opéras aisément disponibles de
Raoul Gunsbourg
(né en 1860, directeur de l'Opéra de Monte-Carlo sur une très longue
période, également traducteur d'une des bonnes versions de
Parsifal
en français) : une musique riche et très inspirée dramatiquement. On
entend vraiment la couleur locale russe (Gunsbourg a étudié, vécu et
débuté en Russie) insérée dans le langage français d'
Ivan le Terrible (j'en
avais parlé plus en détail dans cette notule), et
difficile de ne pas être saisi par l'intrigue simple et insoutenable
dans
Le vieil Aigle. Son
Venise est
disponible à la BNF, il faudra que j'aille le copier. Les autres
titres, vu les créations à Monte-Carlo, doivent être disponibles
directement à Monaco, je ne sais pas comment cela se passe et je n'ai
pas nécessairement les moyens (ni la patience) d'y envisager un séjour
pour faire de la copie.
Impressionné aussi par la complexité de la musique pour des opéras qui
s'inscrivent pourtant dans une économie dramatique post-verdienne, chez
Gaston Salvayre (né en 1847,
quelles scènes dramatiques extraordinaires dans
Richard III ! j'avais déjà parlé de
la
Dame de Monsoreau)
et davantage chez
Camille Erlanger
(mes yeux pleurent encore d'avoir lu le début de
Saint Julien l'Hospitalier)
– je trouve même que pour ce dernier, c'est trop. Écrire une musique à
visée purement romantique avec une telle sophistication, c'est mettre à
distance le lyrisme et compliquer la tâche un peu inutilement. Mais
fascinant, et plutôt réussi.
J'ai aussi exploré
Henry Février
(né en 1875), avec émerveillement. Au disque, on n'a que
Monna Vanna (sans la fin…), mais
quel bonheur de lire
La Damnation de
Blanchefleur
! Certes, il ne se passe rien, mais la musique y est si belle,
généreuse, caressante, opposant les effluves d'Orient à la rectitude
médiévale européenne, et les utilisant comme principe à la fois
dramatique et musical… que je succombe tout à fait. Il faudrait
vraiment une proposition scénique très plastique, du genre Castellucci,
pour ne pas ennuyer le public, mais au disque, tout le monde serait
ravi d'entendre ça, je vous assure.
J'ai été plus mitigé sur
Le Roi
aveugle,
concept génial (le roi est aveugle, donc les personnages doivent sans
cesse décrire, ce qui permet à la musique de se déployer
suggestivement), qui commence avec une magnifique scène maritime
post-debussyste, racontée en même temps qu'elle est mise en musique
!
Hélas, ça se dérègle un peu à la fin du premier acte (autour de délires
d'inceste et de viol par procuration assez perturbants), et le
deuxième, même musicalement, n'en revient jamais tout à fait. Décevant
par rapport à la promesse liminaire, mais très beau tout de même !
Félix
Fourdrain (sur un bon
conseil d'Alexandre Dratwicki) est davantage en-dessous des radars
(moins de réductions piano-chant diffusées), tout simplement parce que,
bien que né à Paris (en 1880), ses opéras majeurs ont été créés en
province !
La Glaneuse à
Lyon en 1909,
Vercingétorix à
Nice en 1912,
Madame Roland à
Rouen en 1913… Moins de recensions dans les journaux, moins de
diffusion des partitions piano-chant dans les familles (tout simplement
parce qu'une série en Province représente moins de spectateurs). Et
pourtant, le savoir-faire est là ! En particulier dans
Vercingétorix,
où les motifs récurrents s'entrecroisent, et où la tension musicale
excède d'assez loin le livret – lorsque le héros revient victorieux,
l'attente du village était tellement insoutenable que j'étais personne
qu'on allait annoncer une terrible défaite, ou même voir apparaître
l'ennemi ! Assez jubilatoire, même si la platitude mignarde des ballets
(en rupture totale avec le drame lui-même) et certains ressorts
dramatiques déçoivent. [Vidéo Twitch de la captation de la première
lecture de l'
acte I en piano seul et de l'
acte
II tout en chantant, avec commentaires intégrés.]
À l'inverse, le
Vercingétorix
de Joseph
Canteloube,
grosse déception : pas du tout folklorisant, très sérieux, peu de
matière musicale et un livret impossible (au bout d'un acte il ne s'est
toujours rien passé). Je n'ai pas fini de le lire cela dit, il pourrait
toujours y avoir des surprises.
Autre coup de cœur, l'
Héliogabale
de Déodat de
Séverac
: langage assez étonnant, très diatonique, peu d'altérations, beaucoup
de notes conjointes… mais aussi beaucoup d'accords enrichis (de quatre
ou cinq sons), si bien que d'une matière peu audacieuse, le résultat se
pare de couleurs brouillées assez belles. Je n'ai pas compris tout le
livret – la fin en particulier, il semble manquer des éléments
(interscènes parlées ?) –, mais on a tout le même droit à une belle
scène de l'emblématique
assassinat
par les fleurs.
Les actions de l'empereur sont mises en parallèle, prévisiblement, avec
des scènes (moins intéressantes) de chœurs de chrétiens, à nu, très
réguliers, sans grandes surprises.
J'ai aussi mis les doigts sur
Érostrate
d'Ernest
Reyer
(né en 1823), rare évocation du criminel au nom éternel – bien sûr,
c'est une femme coquette qui le pousse à cette extrémité. Les deux
chefs-d'œuvre de Reyer sont sans conteste
Sigurd et
Salammbô,
œuvres d'une inspiration absolument considérables, déjà documentées par
le disque ou par des bandes de concert – et postérieures de plus de
vingt ans au précédent opéra écrit par Reyer,
Érostrate justement. La différence
est très perceptible : ses premiers opéras,
Maître Wolfram et
La Statue, m'ont paru assez plats
(assez peu de variété harmonique) en lecture silencieuse. Mais
Érostrate,
qui m'avait de même paru négligeable, mérite vraiment d'être remis au
théâtre, beaucoup de belles choses, plutôt simples, mais jamais
totalement évidentes ou prévisibles.
J'ai bien sûr relu
Patrie !
d'Émile
Paladilhe (né en
1844), le pendant de
Don Carlos,
décrivant les souffrances des Flamands opprimés par l'Espagne, se
révoltant dans un sublime mais vain effort. Très grosse partition,
beaucoup d'ensembles, une œuvre qui vaut pour son pittoresque plutôt
que pour sa substance musicale sans doute, mais très bien pensée
dramatiquement, variée, avec de superbes récitatifs… voilà qui
mériterait d'être remonté, et impressionnerait le public. (Mais
typiquement le genre d'œuvre qu'il ne faudrait pas remonter dans une
proposition
Regie, le public
cible serait le public d'opéra italien qui aime les grandes voix et les
beaux décors.)
Chez Vincent
d'Indy (né en
1851) non plus, malgré un (très beau) disque du (passionnant)
L'Étranger et au moins trois bandes
radio de
Fervaal (dont
celle, remarquable, de Radio-France avec Arquez, Spyres et Bou), deux
grands drames ambitieux aux allures postwagnériennes évidentes (
Fervaal pastiche même, en de
nombreux endroits, des idées de
Tristan,
de
La Walkyrie, de
Parsifal),
et particulièrement réussis… tout n'a pas été exploré, loin s'en faut.
Je n'ai toujours pas trouvé l'horrible passage antisémite contre lequel
tout le monde m'a mis en garde dans
La
Légende de saint Christophe
– ce n'est en tout cas pas du tout le sujet de l'œuvre, assez peu
intéressant du reste, et même musicalement, en deçà de l'imagination
des deux autres. Mais il reste aussi des d'Indy comiques qui n'ont
jamais été rejoués, bref, il y aura de quoi faire.
Quelques rares déceptions néanmoins dans ce parcours :
La Montagne noire d'Augusta
Holmès (née en 1847), et même, dans
une moindre mesure,
Ludus pro Patria
(dont
est tiré le fameux interlude amoureux devenu à la mode dans les
concerts symphoniques) – tout est écrit en grands aplats, la réduction
piano fait des arpèges d'un accord sur une ou deux mesures. Assez plat
dans la
Montagne, d'un sens
épique davantage réussi pour le
Ludus,
il faudrait vraiment l'entendre avec orchestre ; cependant ses poèmes
symphoniques déjà enregistrés laissent entendre une orchestration assez
peu subtile (tapis de cordes et mélodies aux cuivres, typiquement), qui
ne devrait pas changer fondamentalement l'aspect de l'ensemble – ce
doit tout de même produire son effet, surtout avec les belles lignes
vocales du
Ludus.
Le bijou dramatique d'Holmès a déjà été remonté (avec piano) par la
Compagnie de l'Oiseleur il y a quelques années, c'est
Lutèce,
étonnante ode aux vaincus (les Gaulois, symbolisant les Français
d'après 1870) qui ne laisse aucune place à l'espoir de revanche,
simplement la sublime déréliction issue d'une défaite valeureuse.
Également les frères
Hillemacher,
dans leur
Fra' Angelico
(évidemment centré autour d'une amourette, mais plus chaste et
édifiance que de coutume), m'ont surtout surpris par d'étranges audaces
difficiles à comprendre au sein d'un langage beaucoup plus conversateur
: j'ai peine à suivre leur logique harmonique, sans que ce soit
chromatique ou sophistiqué pour autant… erreurs multiples dans
l'édition ? En certains endroits, c'est évident, mais pour le
reste ?
Enfin le
Néron d'Anton
Rubinstein, pourtant un compositeur
considérable – ses opéras russes bien sûr (dont le fameux
Démon,
Le Marchand Kalachnikov et
La Bataille du Champ-des-Bécasses)
beaucoup de très belles œuvres pour piano, mais aussi des oratorios
allemands marquants comme son vaste
Moïse,
son ambitieuse
Tour de Babel,
son très original
Christus
(avec une rare scène de Tentation sur la Montagne !).
Pour autant, l'inspiration semble totalement absente pour ce
Néron. Quand je dis absente, c'est
qu'il plaque (littéralement) le même accord d'ut majeur sur le même
rythme dans le même renversement sur plusieurs mesures… et cela arrive
tout le temps. Formules les plus plates possibles, les plus
répétitives, prosodie moyenne… vraiment aucun relief musical, du
remplissage à partir de formules déjà très pauvres, même par rapport
aux standards des petits maîtres. Je me suis arrêté à l'acte I, je n'en
pouvais plus.
Unique opéra en français, une commande pour l'Opéra de Paris qui n'a
finalement pas été représentée, de mémoire. J'en reparlerai dans les
notules de la série ukrainienne où j'ai inclus Rubinstein (
pourquoi ?).
--
Parmi
les projets : les
Dubois (
Frithjof,
Circé,
Miguela), les
Salvayre (
Le Bravo,
Egmont, déjà survolés), les
Gunsbourg (
Venise,
Maître Manole,
Satan,
Lysistrata,
Les Dames galantes de Brantôme,
quels sujets !), les
d'Indy
restants (
Attendez-moi sous l'orme,
Le rêve de Cinyras,
La Cloche).
Mais aussi
Vanina de
Paladilhe (d'après une
nouvelle de Stendhal qui me semble calibrée pour l'opéra !), davantage
sur Adalbert
Mercier
(dont l'
Elsen m'avait beaucoup
plu… on trouve très peu de documentation sur lui en
open source),
Bachelet (
Un jardin sur l'Oronte, beau sujet
lyrique là aussi),
Hirchmann
(finir
Hernani qui est très
réussi, regarder aussi
Bastille et
les opérettes), finir
Le Retour
de Max
d'Ollone,
aller jeter un œil sur Sophie
Gail,
Guiraud,
Delvincourt,
Le Flem, peut-être la
cantate de
Dutilleux
pour le Prix de
Rome qu'il ne voulait absolument pas diffuser (
L'Anneau du roi)… et sans doute
m'intéresser aux figures de province pour ne pas être limité aux
compositeurs préférés de la capitale.
Et une fois que j'aurai avancé ainsi au doigt mouillé, il me restera à
éplucher les saisons des grandes institutions françaises du passé, et à
aller
jeter un œil aux partitions de ce qui s'y donnait. (Idéalement, en
couplant cela avec des lectures de presse d'époque, comme je l'avais
fait pour
Ivan le Terrible
de Gunsbourg.)
--
Il reste encore pas mal de déchiffrages à évoquer : opéras en allemand
(quelques-uns aussi en russe et ukrainien), mélodies françaises,
lieder, songs, mélodies slaves, œuvres pour piano ou clavecin, musique
de chambre, ainsi que quelques œuvres orchestrales, chorales, ballets
ou cantates.
Puis nous en viendrons à la prospective : que faire de tous ces
déchiffrages ?