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Panorama de la musique ukrainienne – IX – Anton Rubinstein, Néron et Christ


anton rubinstein

Les anciens épisodes du podcast Ukraine ont été repris en en retravaillant le son – afin  qu'il soit plus audible dans les transports et mieux égalisé. Vous pouvez regrouver les retranscriptions de la série sous forme de notules dans la suite du chapitre Musique ukrainienne (en haut de la colonne de droite du site).

Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici. Je les ai aussi agencés, sur Spotify (accessible gratuitement mais avec publicité, si ça n'a pas changé), intercalés avec des pistes de disques correspondant à chaque épisode.

Le flux RSS (lien à copier dans votre application de podcast)
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ou sur :
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En voici donc la version texte.




La première partie des opéras et oratorios a déjà été présentée dans la notule précédente.

Code couleur :
→ En allemand. En russe. En français.



Musique ukrainienne – 27 – Anton Rubinstein, compositeur d'opéra (1874-1888)

1874 – Die Maccabäer (quelquefois Die Makkabäer, « Les Maccabées ») – opéra en 3 actes et 6 tableaux à sujet religieux, sur un livret de Salomon Hermann Mosenthal (d'après Otto Ludwig), créé en 1875 à la Hofoper de Berlin, en 1877 à Saint-Pétersbourg (après quelques soucis avec la censure).
Je ne l'ai pas encore lu et ne sais pas s'il s'agit plutôt d'un oratorio ou d'une fanfiction aux enjeux plus profanes, avec histoires d'amour inventées devenues sujet principal. L'habitude de Rubinstein et l'écriture en tableaux fait penser à un oratorio, mais je n'ai pas (encore) trouvé quelles étaient les causes de censure.
Il faut dire que les Maccabées constitue un sujet de divergence religieuse très apparente, puisque les 4 livres qui font le récit de la révolte des Juifs conservateurs contre l'hellénisation impulsée par les Séleucides ne sont pas du tout reconnus par tous : les juifs et les protestants (donc la majorité berlinoise, lieu de la création) ne les retiennent pas dans leur canon, contrairement aux orthodoxes (mais pas tous les orthodoxes non plus…). Quant aux catholiques, ils n'en reconnaissent que les deux premiers livres. Voilà qui rend curieux des débats savants et déchirements internes qui ont dû mener à cette pagaille dans le corpus. Donc peut-être un projet initialement dédié à la scène pétersbourgeoise ?  (Pourtant les sujets purement religieux n'y sont pas du tout la norme dans le genre des oratorios allemands qui pullulent.)

1877 : Néron – grand opéra en 4 actes (et 8 tableaux), sur un livret de Jules Barbier (co-auteur de Dinorah pour Meyerbeer, Faust pour Gounod, etc.), commande de l'Opéra de Paris, où l'œuvre n'a encore jamais été représentée à ce jour. La création a eu lieu à Hambourg, en 1879.
J'étais évidemment particulièrement curieux d'un grand opéra en français écrit par ce compositeur que j'estimais déjà, d'une culture très éloignée du Grand Opéra, et sur le livret d'une des grandes figures de la scène lyrique parisienne des années 1850-1870 !
Hé bien… l'inspiration semble totalement absente pour ce Néron. Quand je dis absente, c'est qu'il plaque (littéralement) le même accord d'ut majeur sur le même rythme (et rien de fou : juste des NOIRES) dans le même renversement sur plusieurs mesures… et cela arrive tout le temps. Formules les plus plates possibles, les plus répétitives, prosodie moyenne… vraiment aucun relief musical, du remplissage à partir de formules déjà très pauvres, même par rapport aux standards des petits maîtres. Je me suis arrêté à l'acte I, je n'en pouvais plus – évidemment, il est tout à fait possible que des pépites se cachent dans les trois actes suivants, il faudra y revenir un jour.
Je ne sais pourquoi l'œuvre n'a pas été représentée comme prévu (pas finie à temps, changement de direction, résultat trop médiocre… ?). En tout cas cela rend curieux, lorsque j'aurai un peu de temps, je chercherai, mais je n'ai évidemment pas pu (bien que je travaille sur cette notule depuis plus d'un an…) recenser les œuvres, les déchiffrer, effectuer des recherches approfondies sur chacune, surtout considérant que les informations ne sont pas toutes aisément disponibles, et que le catalogue de Rubinstein, doté d'une réelle facilité de plume et d'inspiration, est particulièrement fourni !

1879 : Купец Калашников (« Le marchand Kalachnikov ») ; opéra en trois actes, livret de Kulikov (d'après Lermontov),  créé en 1880 à Saint-Pétersbourg.
Un des nombreux opéras inspirés de l'ère d'Ivan le Terrible… mais cette fois-ci, le tsar pervers n'est pas présenté de façon euphémisée comme dans la plupart des opéras du temps, où il incarne plutôt une figure rigoureuse mais en fin de compte juste (La Pskovitaine) ou tolérable (La Fiancée du Tsar) et en tout cas légitime. Je ne sais comment l'Å“uvre a pu être acceptée par la censure, mais voici comment apparaît le tsar star : à l'acte I, le tsar défend les exactions de ses opritchniks, exécute un homme qui se plaint, et offre des bijoux à l'un de ses courtisans pour qu'il puisse séduire une femme mariée. À l'acte III, comme Kalachnikov, le mari de la femme que le favori a finalement tenté de violer, tue le coupable dans un duel qui n'est pas supposéêtre à mort, Ivan le condamne à mort pour la raison suivante : « où est sa peur de Dieu ?  où est sa peur du tsar ? ». Pas exactement une figure de vertu ni de justice clairvoyante.
Musicalement, le langage est simple et épuré (davantage, pour ce que j'ai pu survoler de la partition, que Tchaïkovski ou Rimski-Korsakov), tourné vers le patrimoine russe, avec un certain nombre de pièces caractéristiques (danse des bouffons, chœur monacal, hymne au tsar…) et de références sonores au folklore.

1883 : Unter Räubern (« Parmi les voleurs ») ; opéra comique en un acte, livret d'Ernst Wichert (d'après Théophile Gautier), créé en 1883 à Hambourg.
Je n'ai pas eu le temps de remonter la piste pour trouver la partition et pouvoir vérifier si le sujet est plutôt inspiré du vaudeville Un voyage en Espagne (ou le personnage du voyageur cherche le grand frisson) ou du ballet Yanko le Bandit créé au Théâtre de la Porte Saint-Martin sur une musique de Deldevez.

1883 : Sulamith (« La Sunamite ») – oratorio, continuité plus proche de l'opéra, livret de Julius Rodenberg, créé à Hambourg en 1883.
Après lecture de l'œuvre à mon piano : contrairement aux affirmations de certaines notices, il ne s'agit pas de la Sunamite du Cantique des Cantiques (« Reviens, reviens, la Sulamite, reviens, reviens ! » – qu'est-ce qu'on pourrait en mettre en scène d'ailleurs ?), mais bien le début du Premier Livre des Rois, qui raconte les derniers jours de David – où, pour réchauffer le roi David qui dépérit à la fin de sa vie, on glisse une jeune femme, originaire du pays de Sunam, dans son lit. Il s'agit sans doute de la bouillotte la plus célèbre de tous les Âges.
C'est un biblisches Bühnenspiel (« représentation scénique biblique ») en 5 tableaux, et à la lecture je suis assez séduit par sa prosodie et ses rythmes plutôt originaux. La réduction piano que j'ai jouée sent vraiment le compositeur pour piano (même si Rubinstein, on l'a vu, déconseillait à ses élèves de composer au piano, la pensée pianistique affleure souvent dans ses compositions), et la grammaire des altérations est parfois hétérodoxe – l'usage des dièses et des bémols n'est pas toujours celui de la théorie, même si ça ne change rien à l'oreille au bout du compte. On y trouve beaucoup de récitatifs aux formules d'accompagnement gentiment lyriques – du romantisme mesuré, mais vivant. Il ne faut pas en attendre autant de singularité qu'au Démon, autant de souffle que pour Moses, mais il s'agit d'une belle œuvre au sujet inhabituel sur les scènes, qui pourrait très avisément être remontée.

1884 : Der Papagei (« Le Perroquet ») – opéra comique en un acte, sur un livret de Hugo Wittmann (inspiré par un conte persan du XIVe siècle tiré de Touti-Nameh, c'est-à-dire « Contes d'un Perroquet »), créé à Hambourg en 1884.

1888 : Горюша (« La Mélancolique » ?) – opéra en quatre actes sur un livret de Dimitri Averkiev, créé au Théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg en 1889.



Musique ukrainienne – 28 – Anton Rubinstein, compositeur d'opéra (1889-1894)

1889 : Moses (« Moïse ») – oratorio (nommé « opéra à sujet sacré », mais les tableaux y sont nombreux et très segmentés), livret de Salomon Hermann Mosenthal, créé à Riga en version de concert en 1894 – mais l'opéra a été composé à la fin des années 1880, et une production avait été jusqu'à la répétition générale à Prague en 1892, je ne sais pourquoi la série de représentations a été annulée. Il existe un disque – par l'Orchestra Sinfonia Iuventus de Pologne, dirigé par Mikhaïl Jurowski (père de Vladimir, mais davantage spécialisé dans l'opéra russe), de belle qualité.
Vaste fresque de trois heures, qui couvre une large part des grands épisodes de la vie de Moïse, dans un style complètement congruent avec le goût allemand d'oratorio : des moments de consonance pas très saillants (du récitatif ou du chœur qui tombe bien dans l'oreille sans ménager quoi que ce soit de singulier) alternent avec de très beaux élans, en particulier les fins d'acte. Le traitement de l'Engloutissement de l'armée de Pharaon est à ce titre particulièrement révélateur : il n'est pas très spectaculaire – et à la lecture de la partition on se dit que c'est peut-être parce que Rubinstein n'avait pas les moyens d'écrire quelque chose de puissamment démesuré et hors cadre – mais très évocateur, on y entend avec une belle prosodie le texte de Pharaon, la surprise du chœur des Égyptiens, et l'orchestre qui mime, plutôt qu'un cataclysme épouvantable, la montée inexorable des eaux. Très réussi au bout du compte.
On pourrait le résumer avec l'idée d'une œuvre qui devrait être un oratorio du rang (assez dans le goût de Max Bruch), mais qui comporte beaucoup de beautés, écrites avec moyens peut-être limités, mais toujours exploités avec une grande intelligence – au bout du compte une œuvre que j'ai beaucoup réécoutée, alors qu'elle n'est pas la plus singulière de son temps.

1894 : Christus – livret de Heinrich-Alfred Bulthaupt, créé en version de concert à Stuttgart en 1894, et en version scénique (si je comprends bien mes sources contradictoires) à Brême en 1895. Dernière œuvre scénique d’un compositeur jusqu’alors réputé incroyant ; elle a l’originalité de sélectionner des épisodes de la vie de Jésus très rarement mis en musique. L'oratorio commence de façon assez originale avec le Prologue de la Présentation aux Bergers et aux Mages (plutôt qu'un tableau de la sainte-Famille) et se poursuit – ce qui est plus inhabituel encore dans les représentations musicales de la vie de Jésus – par la Tentation sur la montagne, et plus loin, les Marchands chassés du Temple. L'Épilogue présente un paysage ensoleillé en présence de la Croix.

Christus, une Å“uvre perdue ?
L'œuvre n'avait pas exécutée depuis 1895. L'arrière-petit-fils de Rubinstein, le chef d'orchestre Anton Sharoev (directeur musical de l'Orchestre de Chambre Philharmonique Sibérienne de Tyumen), souhaitait le remonter. Il avait même convaincu le directeur de l'Opéra de Perm d'accueillir le projet, mais n'avait à sa disposition que des fragments, dans une traduction russe d'ailleurs – et redoutait que le reste, l'édition originale de 1895 publiée à Leipzig, fût à tout jamais perdu.

Il raconte (dans un entretien en russe) la chose avec un certain sens du romanesque, comme s'il avait trouvé une œuvre perdue, mais en réalité elle était tout à fait présente dans les bibliothèques de Berlin, c'est davantage son impatience face aux délais qui rend la chose épique.

Première étape : le directeur de l'Opéra de Perm le présente à l'Institut Goethe attaché à l'Ambassade d'Allemagne de Moscou. il y rencontre deux bibliothécaires berlinois (mais d'origine russe), qui ont trouvé la cote de la partition que Sharoev n'avait pas pu trouver de lui-même – il émet même l'hypothèse qu'elle n'avait pas été cataloguée auparavant ! 

Il voyage jusqu'à Berlin, regarde le microfilm, tremble de terreur que la partition ne soit incomplète, mais non, tout y est !  Il raconte même que sa tension artérielle a fait un tel bond qu'il a dû prendre quatre pilules et une demi-heure de repos… Je ne vous garantis donc pas la véracité du récit, mais comme c'est notre source unique et qu'elle est savoureuse, autant vous la citer.

Sharoev demande donc une copie du microfilm, mais il faut passer commande – les délais sont d'un mois et demi. Et lui d'offrir de payer « n'importe quel prix » pour l'avoir tout de suite !  Évidemment, ça a fait rigoler le personnel allemand, un peu plus sensible aux règles et un peu moins à la corruption que leurs homologues russes, manifestement.
Mais, comme un certain type de corruption est toujours possible, Sharoev se vante d'avoir obtenu de l'aide de l'entourage d'Angela Merkel, qui aurait dépêché « une jolie étudiante diplômée » spécialement pour faire le travail et le laisser repartir avec la partition.

Lorsqu'il est question d'une partition 'réputée perdue', ce n'est donc pas tout à fait vrai : elle n'était pas couramment disponible, ou peut-être pas encore cataloguée – mais c'est surtout que Sharoev qui l'a recréée ne sait manifestement pas chercher !  (Pour mon titre, j'ai donc beaucoup appris des titres de presse : placer un titre faux, démenti ensuite par l'article reste la plus payante des stratégies sommaires.)

Au demeurant, la version recréée par Sharoev (audio, vidéo) est à part, puisqu'il exécute cet oratorio en allemand (comme c'est prévu), mais aussi en russe (langue du public, et dont il disposait de fragments édités), en hébreu et en arménien (cela change d'une scène à l'autre). Il opère aussi de vastes coupures au sein des tableaux, et pas forcément parmi le plus mauvais !

En somme, puisque la partition n'est pas perdue et qu'elle se révèle assez originale, il serait légitime d'en espérer une version mieux chantée, plus complète et surtout plus largement diffusée !

Le contenu de Christus
Quelques éléments tirés de ce que j'ai déchiffré à ce jour :
Prélude :
assez étrange et erratique, très intriguant.
Prologue : la Nativité, avec une rare présence des Rois Mages – un Maure sur un thème oriental, un Norvégien sur de grands accords parfaits consonants mais modulants.
Premier tableau : la Tentation sur la montagne. Très étonnant. Entrée chromatique avec un Prélude assez singulier, puis Jésus médite dans le goût du Mont des Oliviers de Beethoven, avant l’arrivée de Satan, sur des accords ramassés dans le grave (mais plutôt paradoxalement lumineux). Propositions de gloire sur des lignes de plus en plus lyriques – où l’on sent poindre, pour une fois, l’ascendance russe dans la rondeur des mélodies et leur caractère très persuasif. Satan disparaît sur un un accord de quinte diminuée qui se prostre progressivement vers le grave, avant un diaphane accord parfait pianissimo dans les aigus de l’orchestre. Assez inhabituel, très bien déclamé et très réussi, avec encore une fois des moyens compositionnels assez simples (mais une bonne connaissance de l’harmonie !). On trouve d’ailleurs une pointe d’arianisme dans le livret, Jésus parle du Père comme d’une entité extérieure à laquelle il est lui-même soumis, et auquel il renouvelle sa foi.
Deuxième tableau : le Baptême. Là aussi, rarement représenté.
Troisième tableau : miracles, et défense de Marie de Magdala.
Quatrième tableau : Jésus chasse les marchands du Temple, autre épisode à ma connaissance rarissime sur les scènes.
Cinquième tableau : la Cène et l'Arrestation.
Sixième tableau : le Procès.
Septième tableau : bataille d'anges et de démons pendant une Crucifixion hors-scène !
Épilogue : paysage ensoleillé où apparaît la Croix. Là encore une représentation insolite, en particulier sur scène.

Il faut ajouter à tout cet ensemble scénique un ballet, La Vigne, créé à Berlin en 1893.




Je trouve très impressionnant l'entrelac de langues, de styles, de formats, qui ne sont pas concentrés sur des années précises, passant durant toute sa carrière de Hambourg à Saint-Pétersbourg, de Paris à Vienne, pour de l'opéra romantique, de l'opéra comique, de l'oratorio, dans des styles spécifiques aux scènes concernés, son langage n'étant pas le même dans l'oratorio majestueux allemand que dans l'opéra folklorique russe. Et tout cela non par période, mais par alternance régulière ! Dans la quantité, certaines pages sont clairement de moindre qualité, mais dans tous les ouvrages que j'ai pu lire (Néron excepté) on rencontre des pages magistrales, des idées fulgurantes, ou tout simplement de beaux récitatifs et de belles mélodies. Legs assez considérable qui mériterait, à n'en pas douter, un regain d'intérêt.



Musique ukrainienne – 29 – Anton Rubinstein, extraits de Christ

Cet épisode est plus particulièrement taillé pour le podcast : trois extraits de l'œuvre enregistrés (en déchiffrage) par mes soins, avec une petite introduction précisant la démarche d'une part, détaillant quelques aspects musicaux de ces extraits d'autre part. Ce serait un peu fastidieux à retranscrire.
Je précise que ma voix et ma fluidité ne sont clairement pas à leur meilleur pour l'audio de présentation – un des rares épisodes sans script, enregistré un jour où la santé était moins au rendez-vous que les vives douleurs. J'espère ne pas avoir trop grimacé à l'oreille.

Je ne le redis pas à chaque extrait, mais il s'agit de déchiffrage, ne placez pas vos espérances trop haut – dans le cas de Christus, il y a en général eu une première lecture, notamment pour pouvoir placer ensuite la ligne vocale, mais cela reste une simple lecture de la musique, il ne faut pas en espérer exactitude absolue ni interprétation réfléchie… simplement une évocation, une mise à disposition d'un matériau brut pour se donner une idée des ambiances sonores.
C'est ce que j'appelle quelquefois du score unboxing : on ouvre la partition et on regarde ce qui se passe.

Le Prélude du Prologue. Progressions assez étranges, donc on ne comprend pas nécessairement le but, dans des registres expressifs assez variés ; voyez par exemple la descente du début, aux rythmes asymétriques, qui revient renforcée par deux fois (avant de ne plus être jamais reprise), entrecoupée d'autres thèmes. Des moments qui paraissent davantage du remplissage (par exemple une septième de dominante, un accord qui appelle résolution, qui se trouve martelé sur plusieurs mesures, et pas vraiment résolu, qui se transforme en accord simple de trois sons, un peu plat) ; et par ailleurs de la recherche, comme cette descente chromatique sur des arpèges, où chaque accord utilise une disposition différente, vraiment un moment ciselé.
Je me suis arrêté avant la fin, parce que le Prélude est vraiment long (et difficile, donc fatiguant en déchiffrage !), mais de mémoire elle est plus longue que la partie enregistrée par Sharoev, qui coupe vraiment très tôt (au tiers ? au quart ?).  

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Le Prologue, après son long Prélude, consiste en une représentation de la Nativité : les Bergers observent l'Étoile et s'interrogent, un Ange puis les Anges se mettent à chanter. Mon enregistrement commence au milieu du chant des Anges, initialement surtout du chant homorythmique accompagné d'arpèges, sans saillance particulière ; je n'ai pas pu jouer simultanément l'accompagnement – d'une belle veine mélodique dans les médiums, confiée, j'imagine, au grave des violons puisque la ligne s'arrête au sol 2, la note plancher de l'instrument, corde à vide la plus grave – et le chœur (masculin mais à quatre parties), qui propose de beaux effets d'échos en imitation. Pour les curieux, la partition est gratuitement (et légalement) disponible sur IMSLP (page 18 de la partition et 22 du PDF).

Arrive ensuite un roi Maure avec un chœur qui tient le rôle de sa Suite, accompagné par une mélodie arabisante très réussie : asymétrique, avec quantités de petites différences… une mesure sur deux est constituée d'accompagnements manifestement en pizz, seule, et l'autre mesure joue cette mélodie caractéristique, qu'on imagine confiée à un hautbois, pour figurer un instrument oriental du type duduk. Des effets syncopés aussi (la mélodie reprend sur le temps faible alors qu'elle était tenue sur le temps fort), bref, un résultat assez ciselé – j'ai souvent écrit que Rubinstein paraissait écrire de façon un peu automatique et peu se relire, et ici au contraire le seul accompagnement semble avoir été pensé pour chaque occurrence, un peu modifiée, du thème. Ayant essayé de soigner cet aspect, je n'ai pas pu chanter la partie vocale, tenue par une basse ; elle est dans un style tout différent, assez continu – beaucoup de valeurs brèves, mais présentes tout autant dans les mesures quasiment nues que dans celles contenant la mélodie de « hautbois ».

Nouvelle entrée, un Nordischer König, un Roi du Nord – origine inhabituelle par rapport à nos traditions visuelles de crèche provençale, mais pas absurde pour montrer l'universalité de la perception de l'Étoile et de l'événement. Il est accompagné par des accords totalement réguliers (tout en accords de noires), dans le médium grave, très consonants ; j'ai pensé à ces marches épurées de Chopin qui peuvent surgir de nulle part (comme celle quio sourd au centre du Nocturne « n°11  » Op.37 n°1…). Progressivement cependant, les choses se complexifient dans l'harmonie (c'est-à-dire l'enchaînement des accords) tout en restant aussi simples rythmiquement. La ligne de chant est elle aussi sobre et majestueuses, mais ne double pas la mélodie de l'accompagnement la plupart du temps et conserve son indépendance, cette fois encore un gage de soin dans l'écriture.
Cette plénitude majestueuse marque le plus grand contraste possible avec la ligne sinueuse et les décalages chant-accompagnement du roi Maure.

Le Troisième Mage, un vieillard indien, dispose aussi de son accompagnement et de sa Suite chorale, mais je ne l'ai pas enregistré. (Je vous passe à chaque fois les histoires logistiques de durée de location des salles et de plantages d'enregistrement.)

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Pour finir, le bijou : le Premier Tableau, qui figure la Tentation au Désert. (Deux lectures préalables pour celui-là, afin de placer quelques lignes de chant.)  Je ne l'avais jamais vue représentée en musique. Le Prélude est assez long, plus d'une page sur la partition piano, avec de grandes montées qui ne sont pas des figures standard de l'harmonie ou du piano, altenant avec des accords diminués, avec une harmonie travaillée, pas subversive, mais progressant résolument (et qui respecte ici vraiment la grammaire, avec tous les doubles bémols requis) tandis que les valeurs rythmiques se resserrent.

Une suite d'accords plus stables et sobres (mais toujours tendus vers l'avant, beaucoup d'appoggiatures) accompagne l'apparition de Jésus en haut de la falaise. L'écriture devient alors assez proche d'oratorios plus anciens, on pense vraiment au Christ au Mont des Oliviers de Beethoven, un récitatif épuré mais assez lyrique, dont le texte est à la fois invocation et méditation. Ici à nouveau, je suis frappé par l'écriture ciselée de l'accompagnement : figures qui se renouvellent pour agiter ou apaiser, reprise des montées du prélude, etc.

Tout cela est interrompu par l'arrivée de Satan, accompagné exclusivement d'accords dans le grave, qui ne sont pas très dissonants, mais qui se trouvent massés en bas du spectre, et notés sforzando (c'est-à-dire avec une attaque plus forte que la tenue), que j'imagine confiés aux trombones – instrument traditionnel de la musique sacrée, des interventions divines dans les opéras, et permettant une diversité d'altérations plus aisée que le cor (mais je pense cela dit que dans les années 1880 les cornistes pouvaient déjà affronter ce genre de difficulté).
Satan (j'en ai chanté très peu) qui est une basse, s'exprime surtout dans le grave, et Jésus répond sur un tapis dans le médium des cordes en trémolo (répétition de notes identiques en faisant bouger l'archet sans changer l'emplacement de la main sur la touche), avec très peu de basse pour asseoir, sorte de réponse suspendue et plutôt céleste.

Moment culminant de la scène, Satan puis Jésus s'emparent d'une poussée lyrique, assez peu allemande, bien davantage dans le goût des grands épanchements russes, avec un travail interne de l'harmonie qui rappelle Tchaïkovski (tout paraît simple, mais ce ne sont pas tout à fait les enchaînements les plus évidents) et une évidence mélodique plutôt irrésistible.

Finalement tout s'achève par une petite profession de foi de Jésus qui m'a surpris – elle confine à l'arianisme, et en tout cas s'écarte explicitement de la Consubstantialité : Jésus parle de Dieu à la troisième personne et comme s'il était soumis à lui, très loin de l'idée qu'on pourrait se faire d'un Jésus incarnation divine (« Dieu est le Seigneur, Dieu, Dieu seul ! »).
Court postlude : grands accords en trémolo sur des renversements du même accord diminué, de plus en plus doux, de plus en plus graves, interrompus par la résolution, un la majeur radieux tenu, suspendu dans l'aigu (que j'imagine joué aux flûtes, hautbois et clarinettes, comme dans un final wagnérien).

Pas la pièce la plus sophistiquée de tous les temps, mais je l'aime beaucoup, des caractères différents, une progression réussie, un sommet atteint dans l'élan lyrique des deux protagonistes, une ambiance très persuasive.

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À très bientôt pour l'évocation de la musique instrumentale de Rubinstein et de nouvelles figures dans la série ukrainienne !  La génération suivante nous réserve quelques noms (nés dans les années 1860-1870) peu courus dans les programmes mais de premier intérêt : Kalachevsky, Youferov, Kalinnikov, Lopatynsky… et ensuite seulement une superstar soviétique, qui a pourtant largement exercé sa carrière dans la sphère ukrainienne tout en restant associé globalement à la musique russe.


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David Le Marrec

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