Carnets sur sol

   Écoutes (et nouveautés) | INDEX (très partiel) | Agenda concerts & comptes-rendus | Playlists & Podcasts | Instantanés (Diaire sur sol)


jeudi 1 mai 2025

[notule & vidéo] – Histoire et usage des leitmotive : mutations et superpositions dans Die Walküre


Article

Le projet aurait dû me prendre quelques dizaines d'heures à illustrer en musique, en partitions et rédiger : grâce aux moyens fusionnés de la notule, du podcast, des déchiffrages filmés, voici un commentaire vidéo de la structure en motifs du duo Brünnhilde-Wotan de l'acte III de La Walkyrie de (l'horrible) Richard Wagner.

--

1. Wagner et les leitmotive

Wagner n'a pas lui-même écrit de table descriptive de ses leitmotive. Pour être bien d'accord, on désigne par ce terme un matériau – très court pour ceux apparaissent dans Das Rheingold, mais tout de bon des phrases thématiques pour certains de Siegfried ou du Crépuscule – attaché à des personnages, des objets, des idées. Ils peuvent changer selon le contexte (variante triste ou gaie, par exemple), dériver vers d'autres motifs, se combiner simultanément…


Hedna Hognarðottír et Sigurd Gúndmunþorn dans le duo de l'acte III.


a) Le leitmotiv avant Wagner

Wagner n'invente pas le procédé du motif récurrent – il arrive que des compositeurs, parfois anciens, citent un thème musical pour évoquer le souvenir d'une scène précédente. On trouve notamment l'esquisse de ces itérations dans des opéras de Meyerbeer : Robert le Diable (1831, où le diabolique Bertram est figuré par des sauts de quarte aux timbales solo ou en pizzicato aux cordes graves) et Les Huguenots (1836, où le « Choral de Luther » innerve tout l'ouvrage lors des évocations de la foi des parpaillots). Et, chez Meyerbeer, l'aspect de ces motifs peut bel et bien varier à chaque occurrence : orchestration, harmonisation (un peu moins côté mélodie et rythmes, qui restent assez réguliers)…

Les trois premiers opéras achevés de Wagner (je laisse de côté Die Hochzeit, présent à l'état de fragment), à savoir Die Feen, Das Liebesverbot et, je crois, Rienzi (celui-là, je ne l'ai que très peu écouté, je ne puis donc en jurer), n'utilisent pas ce procédé. Il faut attendre Der fliegende Holländer (1843) pour que Wagner développe une première version, très sommaire de ce procédé – quelques thèmes très identifiables, les appels de quarte pointée évoquant le Vaisseau fantôme / le sort du Hollandais, et le thème mélancolique de la promesse de rédemption faite par Senta.

Ces thèmes circulent dans l'ouvrage, mais ne le structurent pas véritablement : l'opéra conserve une structure en formes closes : airs, duos, trios, chœurs. La (semi-)nouveauté réside dans le développement et le soin apporté aux « scènes », c'est-à-dire aux parties héritières des récitatifs, encore un peu des transitions chez Weber et Marschner, alors qu'elles ont ici une ampleur et une qualité musicale égale ou supérieure aux « numéros » clos. Mais cela aussi, casser les murs, Meyerbeer l'avait fait – Les Huguenots constituent vraiment un chef d'œuvre considérable de ce point de vue : chaque « numéro » est concaténé au suivant au moyen de « scènes » de transition tout aussi intenses et singulières, dans une idée du flux continu qui préfigure l'idée du drame continu de Wagner.


b) La structuration du discours musical à l'opéra, avant Wagner

J'ai l'habitude de souligner les exagérations de l' « histoire-bataille » des histoires de la musique, qui prêtent souvent à des compositeurs isolés ou célèbres des innovations radicales – ce qui est quelquefois vrai, par exemple pour Beethoven, Wagner, Debussy ou Stravinski, mais très souvent inexact dans les autres cas –, pour un langage qui n'est pas aussi flexible que la langue parlée, et qui ne peut évoluer que sur le temps long, à partir d'une inflexion progressive des habitudes et des modes.

Pour autant, en l'occurrence, si Wagner n'invente pas le motif récurrent, ni même ses modifications, il provoque bel et bien une rupture vertigineuse dans la structuration du discours musical. Jusqu'ici, au moins depuis l'opera seria de la fin du XVIIe siècle (c'est moins vrai pour l'opéra italien et français du XVIIe siècle, davantage lié au flux théâtral), la logique générale d'un opéra reposait sur la structure des « numéros ». On prévoit des airs, des ensembles, des chœurs, des ballets, qui ont chacun leurs unités thématiques (très souvent des airs de type ABA'), assez hermétiques entre elles ; et on les relie par des récitatifs plus ou moins soignés.

Bien sûr, certains compositeurs trouvaient des couleurs propres à un opéra en particulier, comme Weber dans Der Freischütz (1821), avec sa tonalité fantastique très spectaculaire, qui révolutionna toute l'histoire de la musique du XIXe siècle, de Schubert à Tchaïkovski (une notule et une vidéo sont en préparation…), ou même, chez les Italiens, le compère Bellini avec I Puritani (1835), aux ambiances nocturnes très réussies.
Toutefois chaque air était bien distinct – on trouve quand même quelques rappels thématiques dans le Freischütz (notamment les trilles de la dérision du diabolique Kaspar, dans un de ses airs, qui revient dans la grande scène magique de la Gorge du Loup), mais la structure demeure, a fortiori avec l'interruption du flux musical par les dialogues parlés, très discontinue et compartimentée.

Il existait aussi des approches plus ou moins fragmentées, depuis les « numéros » très identifiés des opéras allemands avec dialogues parlés – c'est toujours le cas à l'origine – ou du belcanto romantique italien, jusqu'à des tentatives très intégrées, comme Euryanthe de Weber (1823), qui intègre des récitatifs chantés pour initier un style allemand durchkomponiert (c'est-à-dire entièrement mis en musique), certes nettement plus fades que les « numéros » ; ou Rigoletto de Verdi (1851), qui gomme de façon assez spectaculaire la frontière entre « numéros » et « scènes ».


c) Wagner : la révolution de la pensée musicale dramatique

Dans ce cadre, cette rupture wagnérienne apparaît en deux temps. D'abord avec Das Rheingold achevé en 1854, puis Tristan und Isolde, achevé en 1859 – qui marqua la véritable rupture, puisque Tristan fut représenté dès 1865, et L'Or du Rhin seulement en 1869 (la publication de sa partition attendit même 1873).
On se rend compte, au demeurant, que la réaction du monde musical et la velléité des compositeurs contemporains d'imiter ses procédés fut en réalité très prompte – les opéras français postwagnériens fleurissent dès les années 1880 (Gwendoline de Chabrier, Fervaal de d'Indy, ou encore, de façon plus débattue, Sigurd de Reyer).

Et Das Rheingold, précisément, marque une spectaculaire rupture dans la conception d'un opéra : le leitmotiv à proprement parler advient enfin, c'est-à-dire un réseau de « motifs conducteurs ». Dans cet Or du Rhin, Prologue du grand projet de Tétralogie, la structuration musicale n'obéit plus à une logique de juxtaposition de scènes thématiquement autonomes ; on y trouve peu de grandes lignes vocales mémorables, au demeurant, puisque le rôle de chanteur y est davantage déclamatoire que mélodique.
En effet le matériau musical repose sur des cellules musicales, pour certaines parentes, évoquant personnages, objets, concepts de l'opéra – Rhin, or, anneau, malédiction de l'amour, Walhalla, lance, servitude, heaume... Lorsque le poème nomme l'un de ces sujets, ou mieux, pour évoquer leur présence en l'absence d'explicite textuel, le compositeur suscite ces motifs, qui restent communs à tout l'opéra (et même, pour la Tétralogie, aux quatre opéras). Ils peuvent aussi muter (tonalité, mode majeur ou mineur, rythme, orchestration...) ou se combiner (être joués simultanément, voire se contaminer).

Ainsi, c'est l'impératif de la situation scénique, voire de l'évocation textuelle, qui motive très précisément le geste compositionnel ; il n'est plus possible, comme le faisait Rossini, de réutiliser un fragment d'opéra antérieur, ni même, comme l'avait osé Verdi, d'écrire en amont ses airs et ensembles une fois la situation (et, je suppose, le mètre) fixés avec son librettiste, avant même que de disposer du détail du texte.
L'opéra devient ainsi un grand flux continu, où les événements musicaux sont intimement – et pour ainsi dire exclusivement – liés au détail de l'intrigue, aboutissant à un étonnant mélange entre immense macrostructure rationnelle (le réseau des motifs) et juxtaposition d'événements ponctuels (les événements musicaux adviennent sans délimitation ni symétrie, exclusivement suscités par le texte).

Cette conception est absolument neuve et, à ma connaissance, sans précédent, d'autant que le matériau thématique s'y combine, certains motifs advenant simultanément, se créant les uns les autres, se combinant, s'altérant au gré des situations. C'est précisément ce procédé que nous allons explorer ensemble dans cette petite vidéo explicative.

--

2. Nommer les motifs

Wagner, donc, n'a pas établi de table de ses motifs. Il en a théorisé leur usage ; ils sont présents, perceptibles ; mais il ne les a pas nommés ni délimités dans les œuvres où il les emploie. Les éditeurs de ses partitions s'en sont chargés dans des tables liminaires qui les recensent et leur attribuent des noms ; puis ce fut au tour de ses exégètes – Lavignac en est l'exemple francophone le plus fameux, et l'un des plus anciens. Dans Wagner (c'est moins vrai pour Pelléas), je ne trouve pas qu'il y ait beaucoup de doute sur la conception d'un élément comme leitmotiv – et non, je veux dire, comme une récurrence fortuite d'une formule, trop banale ou trop limitée pour avoir un sens –, ils s'affichent réellement comme tels.

En revanche, pour ce qui est de leur signification… l'ambiguïté peut être réelle. Ainsi le motif « Unmut » (« déplaisir », « mécontentement »), désigné comme « courroux de Wotan » par Wilder et Lavignac, apparaît-il aussi bien au début de l'acte II pour désigner le désespoir du dieu, forcé de sacrifier son enfant illégitime par sa ligne de défense rhétorique ratée auprès de son épouse (il sourd alors de partout dans l'orchestre, à la fin de leur rencontre), qu'au milieu de l'acte II pour accompagner sa fureur contre la désobéissante Brünnhilde.

Dans les éditions piano-chant, plusieurs cas de figure : pas de table chez Felix Mottl. Victor Wilder (1893, réduction Richard Kleimichel) propose une table des motifs dont les intitulés sont repris dans l'ouvrage d'Albert Lavignac, professeur d'harmonie au Conservatoire (Le voyage artistique à Bayreuth, 1897). Karl Klindworth (1900, dans sa réduction pour piano) présente une table en allemand pour l'édition anglo-germanique incluant la traduction de Frederick Jameson. On y retrouve les noms allemands les plus couramment appliqués. De même pour Otto Singer II en 1910 : le motif n'est pas recopié selon la même norme, mais les noms demeurent identiques – je ne sais pas qui les a inventés, puis popularisés, je serais évidemment curieux si l'un d'entre vous le sait déjà, cela m'évitera quelques recherches (alors que j'ai un concert à préparer et des vidéos Pelléas à produire).

Comme j'en ai l'habitude pour Carnets sur sol, je me fonde essentiellement sur la littérature primaire : je nomme les motifs selon ma perception d'auditeur plutôt que de reproduire les propositions des érudits. Il peut donc y avoir des divergences – et, qui sait, quelques éclairages distincts.

--

3. La pédagogie musicale en vidéo

Devant l'ampleur de la tâche (et les dizaines d'heures qu'il aurait fallu pour réaliser une notule sur le sujet), je me suis laissé convaincre par des conversations avec des lecteurs et des amis : fusionner les avantages de la fluidité du podcast et de l'incarnation de la vidéo de déchiffrages, au service du projet d'une démonstration notulaire.

J'aboutis donc à ce format pédagogique en vidéo – où je tâche d'exposer dans le détail la concaténation des motifs dans le duo de l'acte III de La Walkyrie de Wagner (Brünnhilde-Wotan). À partir de la réduction piano de Richard 𝐊𝐥𝐞𝐢𝐧𝐦𝐢𝐜𝐡𝐞𝐥 et, pour rendre la chose plus accessible, de la traduction française de Victor 𝐖𝐢𝐥𝐝𝐞𝐫 (1,2,3,4).

L'idée est d'exposer pas à pas, assis au piano, ce qui se passe à chaque moment, les parentés entre motifs, leurs mutations et superpositions.

C'est un premier essai : le son de la voix est trop bas par rapport aux normes, le résultat est sans doute trop long (mais c'était très riche et il fallait vraiment avoir entendu le début pour comprendre l'évolution…), j'essaierai de proposer des séquences plus courtes – mais en réalité, faire plusieurs vidéos courtes me prendra davantage de temps. Aussi pour l'heure, à l'instar des déchiffrages filmés, je laisse ceci à disposition de ceux qui seront intéressés par la démarche, sans chercher à séduire au delà. (Clairement, pour une première approche, ce serait aride dans ces conditions techniques, sans un montage dynamique.)

Je pense toutefois qu'il y a de quoi piquer l'intérêt des amateurs de Wagner, une plongée dans ce qui constitue la spécificité la plus impressionnante de son langage musical – avec l'harmonie, certes, mais c'est un peu plus délicat à appréhender pour la partie non musicienne du public –, et que je me suis efforcé de rendre aussi claire que possible.

Pour vous faire une idée du concept, je vous propose de jeter d'abord un œil à ces deux extraits :

motif de l'Amour de Brünnhilde et ses parentés ;

quatre motifs en un !

--

4. Prospective

Il s'agit d'un premier essai, il y a sans doute des choses à ajuster et je suis bien sûr preneur de retours. Pour ma part, ce que je vois déjà :

¶ Le son de la voix est trop bas, il faudrait un autre micro plus proche, je ne sais pas encore comment régler cela – l'idée est de gagner du temps sur une notule, et je trouve le montage très ennuyeux (on ne peut même pas écouter de musique pendant !), donc toute solution impliquant de l'investissement de ce côté sera sans effet, puisque je me lasserai très vite.

¶ Même si je le trouve confortable pour pouvoir expliquer les choses dans le détail, le format est beaucoup trop long – et idéalement, j'aurais aimé une demi-heure de plus pour pouvoir mieux récapituler et tirer des conclusions ! Il faut dire qu'il s'agit ici d'une scène entière, où les motifs se transforment progressivement, il aurait été contre-productif de segmenter et de devoir réexpliquer la même chose à chaque itération. Peut-être aurai-je intérêt, pour le Freischütz par exemple, à faire une vidéo (de trois minutes) par événement, plutôt que tout cumuler ? Mais c'est en réalité beaucoup plus de travail de publier plusieurs vidéos… à méditer.
Preneur aussi de retours sur le sujet : privilégier de petites vidéos plus agréables à consommer, ou une grande arche qui permette un véritable raisonnement ?

¶ J'ai beaucoup d'idées de choses à montrer – pour l'instant, je le disais, je vise les influences sur Freischütz sur le XIXe siècle, les leitmotive de Pelléas scène par scène (ça peut occuper quelques mois / années…), éventuellement ceux d'Arabella de Strauss, qui sont spectaculairement riches et complexes (mais d'autres que moi seraient-ils intéressés, vu la célébrité relative de cet opéra ?) . Possibilité aussi de faire d'autres vidéo sans piano, mais je pressens que ce deviendrait vide abstrait, une sorte de podcast en plan fixe – vu que je ne veux pas passer mon temps en montage. Je ne suis pas sûr que les lecteurs de CSS apprécient particulièrement ce format de toute façon ; l'écrit permet de pouvoir relire, de se reporter rapidement à des notions mieux circonscrites.

¶ Je me dis aussi que ce pourrait être un mode de présentation plus intelligent de mes déchiffrages. Au lieu de balancer un format brut peu parlant – ou de mettre des heures en montage auxquelles je renâcle depuis des mois… –, choisir un extrait et l'expliquer. Ça ne correspond pas à ce que moi, auditeur, j'aimerais trouver – l'accès à des œuvres inédites, dans leur intégralité –, mais je pense que ce serait sans doute un meilleur moyen d'intéresser un plus grand auditoire potentiel (sur une cohorte qui constitue déjà la niche dans la niche…) en en extrayant les moments forts, avec un peu de médiation. Par exemple présenter les chants révolutionnaires et impériaux qui font toute l'armature de L'Aigle de Jean Nouguès – plutôt que de simplement les jouer en flux en laissant l'auditeur se débrouiller (et se lasser).
À nouveau, si vous avez un avis…

--

5. Compléments

Je pense nécessaire d'avoir dans l'oreille une véritable version à écouter avant l'explication, voici par exemple la version Weigle (Bullock / Stensvold) où l'on entend bien l'orchestre : Weigle sur YouTube.

Et pour tirer les conclusions de tout cela dans votre propre pratique auditive, peut-être profiter de cette cette version sur le vif au Met en 1988 (Behrens / Adam), où les voix sont au second plan : bande du Met 88 (calée).

Pour davantage de méditations wagnériennes, direction le chapitre dédié de 𝐶𝑎𝑟𝑛𝑒𝑡𝑠 𝑠𝑢𝑟 𝑠𝑜𝑙 : l'horrible Richard Wagner. Je vous recommande en particulier cette notule-ci, qui explore l'origine mendelssohnienne du motif de la colère (et de l'abattement) de Wotan.

Si le sujet du leitmotiv vous intéresse, vous pouvez aussi jeter un œil, en attendant les versions plus développées en vidéo, sur l'intuition de tels motifs structurants dans Pelléas, malgré les dénégations de Debussy dans sa correspondance – mieux, il me semble qu'ils y sont encore plus fondamentaux dans la matière musicale que dans le Ring

Les leitmotive de Pelléas, la preuve par Golaud.

Emprunts, morale de classe, bateau et leitmotive.

--

À très vite pour de nouvelles aventures !

(Pour information, je poursuis la réimportation des dizaines de notules détruites par mon hébergeur et la réactivation des liens brisés… c'est en cours, il faudra sans doute quelques mois pour que le site redevienne complet.)

jeudi 24 avril 2025

Don Giovanni de Marriner – pourquoi c’est grand — vivre soi-même l’histoire de la musique


Article


--

Quand ma vie se superpose à l'histoire de la musique

Lorsqu'on commente sur des matières artistiques, il reste toujours nécessaire de s'interroger sur sa propre perspective. Que de déclarations sur l'universalité de telle œuvre, tel compositeur, que je pouvais à moi seul défaire – puisque je ne suis pas très fan de l'essentiel de l'œuvre de J.S. Bach, par exemple, et que je peux vous citer pas mal de gens qui ne sont pas un instant émus par le Quintette avec clarinette de Mozart.

Aussi, je tâche toujours de remettre en perspective ma propre perception – c'est le sujet d'une prochaine notule sur le « dire je », qui devrait être publiée dans un délai raisonnable. De me méfier, aussi, des réflexes que l'on a de toujours comparer, ou sur ce que l'on croit que l'on attend de nous lorsqu'on commente (ou même seulement écoute) des enregistrements.

Pour parler en toute transparence de cet enregistrement, et donner un peu plus de sens à mon cheminement, je dois vous dire un mot de ma vie de mélomane — donner des parcelles de soi, excellent pour la fidélisation du lectorat, à ce qu'on m'a dit.

Le moment où je me suis intéressé de plus près à la musique, autrement qu'en ambiance de fond, coïncide avec le moment où je me suis mis plus sérieusement au piano mais aussi et surtout, simultanément, où j'ai découvert avec émerveillement l'opéra, dans un parcours qui fut par hasard assez chronologique : Haendel (Messie, Rinaldo), puis Monteverdi (Orfeo), LULLY (Armide), Rameau (Castor & Pollux), Mozart (Don Giovanni), Rossini (Il Turco in Italia), Bellini (Norma, I Puritani), Donizetti (Lucia di Lammermoor, L'Elisir d'amore), Verdi (Rigoletto, Trovatore, Don Carlo), Puccini (Tosca), Wagner (Vaisseau, Rheingold)… mais Pelléas plus tardivement, une fois le détour pris par la musique contemporaine. Il faut dire que je trouvais beaucoup de musiques difficilement accessibles – les gentils modes traditionnels utilisés par Dvořák dans ses Danses slaves, par exemple, me paraissaient aux confins de l'atonalité ! J'ai donc vécu en accéléré, en quelque sorte, les émotions des mélomanes lors des grandes transitions musicales.

J'ai senti en moi-même la force de la rupture dramatique verdienne, la mobilité roborative des tournures rossiniennes, compris dans ma chair la révolution gluckiste des affects… et, précisément, pour Mozart, je fus complètement saisi d'émotion par la densité de cette Introduction de Don Giovanni, écriture très empathique, aux ambiances versatiles, juxtaposition de séquences très typées, empilement de lignes autonomes et très caractérisées dans les ensembles… la bascule depuis le seria baroque paraissait vertigineuse.

--

L'effet première version ?

Ce vertige, je l'ai éprouvé un jour de Noël, en déballant ce cadeau que je m'étais choisi et en parcourant les premières pistes de cet univers inconnu – je ne connaissais alors à peu près que trois symphonies (31, 40, 41), deux concertos (9,23), l'adagio du Concerto pour clarinette et deux airs de la Flûte enchantée (« Der Vogelfänger » et « Der Hölle Rache »). Je savais que Mozart avait écrit des opéras, mais je n'en avais jamais éprouvé la teneur.

J'ai adoré cette écoute, évidemment, et depuis, en dépit de toutes mes protestations réclamant une plus grande variété du répertoire, j'ai toujours sur mon piano les Da Ponte et la Clemenza, et vais régulièrement les entendre en salle.

C'est pourquoi je me suis toujours demandé si ma perception de cet enregistrement n'était pas biaisée. Car, en fin de compte, l'Academy of Saint-Martin-in-the-Fields a certes des timbres magnifiques, mais la conception de Marriner reste toujours très tradi dans tout ce qu'il a légué, privilégiant la beauté et l'égalité (absolue !) du timbre de ses cordes en petit effectif, l'élégance du geste, sur la rhétorique, la couleur… Et, de fait, on peut trouver ses Noces un peu blanches orchestralement, son magnifique Così aux ambiances nocturnes un peu indolent, et ses symphonies très lisses, sans même parler de ses Haendel mozartiens, de ses Mendelssohn mozartiens, de ses Tchaïkovski mozartiens…

Par ailleurs, il existe d'autres propositions assez similaires dans l'esthétique de l'orchestre et des chanteurs, un entre-deux entre l'âpreté des baroqueux et les grands orchestres patauds : Pešek, Haitink, voire Harnoncourt-Concertgebouw pourraient très bien répondre à cette description, sont en effet d'excellentes versions… mais ne m'ont jamais autant ému. Effet première version assurément. (Et puis la pochette est tellement belle, ça donne furieusement envie d'aimer le contenu.)

Mais l'est-ce seulement ?

--

Don Giovanni de Marriner

J'ai donc mis de côté cette version pendant des années, pour découvrir de nouveaux horizons – après Thomas Allen, j'ai eu beaucoup de peine à me résigner aux Don Giovanni ogres, ou même simplement méchants. Cette élégance de gentilhomme, certes perdu dans sa quête d'absolu mal conçue, ce sens de l'humour m'ont manqué ensuite. Mais je voulais accéder à d'autres propositions, et il était si peu probable que j'aie, d'emblée, avec un chef que j'ai peu estimé par ailleurs, trouvé la perle rare, disponible dans les rayons simplement parce qu'elle venait de sortir…

Hier, pour fournir un conseil à quelqu'un qui cherchait (discussion ici, ma proposition de playlist là) à constituer une courte compilation en style classique, je me dis avisément que cette version, qui contourne l'aspect potentiellement clivant des versions sur instruments anciens, mais ne donne pas non plus dans le monumental épais particulièrement repoussant pour des néophytes, serait peut-être indiquée. Par acquit de conscience, je me relance l'introduction… et miracle. Je comprends pourquoi j'ai autant aimé cette version, et pourquoi elle est en effet si réussie.

1) En effet, très belle proposition équilibrée de Marriner : élancée, timbres magnifiques, rien de rêche ni d'aigre, rien de figé non plus, le drame avance sans repos, paré de très beaux atours.

2) Les chanteurs, même ceux que je n'aimais pas trop à l'époque, ont en réalité eu une carrière considérable à la même époque – Sharon Sweet (Donna Anna) chantait du Verdi au Met (Lina dans Stiffelio, par exemple), Francisco Araiza (Don Ottavio) chantait aussi bien le belcanto que Massenet, et s'est même montré un formidable liedersänger (y a-t-il version plus aboutie du Winterreise, contre toute attente ?) – ou plus tard – Claudio Otelli, seulement Masetto ici, a ensuite fait les beaux jours de l'opéra décadent (Tamare dans Die Gezeichneten à Amsterdam ! Galilée dans l'opéra de Jarrell !) avec un mordant typiquement italien. J'y découvrais Karita Mattila, déjà étrange, mais d'une poésie de timbre, d'une mélancolie de ton, qui procure à sa Donna Elvira un caractère tout à fait extraordinaire.

3) Plusieurs des chanteurs – Otelli, mais surtout les deux hommes principaux – servaient un italien remarquablement expressif. Simone Alaimo ose des voyelles très franches – la voix est couverte pourtant, mais les [a] ouverts à l'italienne sont vraiment ouverts (distinction entre aperture et couverture, du très grand art), autorisant une approche textuelle particulièrement précise et généreuse. Je ne suis pas certain que quiconque ait aussi magistralement chanté Leporello, en faisant sonner l'italien aussi intensément, depuis Giuseppe Valdengo ou Fernando Corena ! Quant à Thomas Allen (Don Giovanni), j'ai été frappé à la réécoute à la fois par son accent étranger audible, son émission anglaise plus ronde, mais aussi par le soin apporté au détail de la diction, à la couleur des voyelles – on entend qu'il est étranger, mais il dit remarquablement. Et, je pensais l'avoir rêvé par autosuggestion, c'est à ma connaissance le seul Don Giovanni qui imite réellement son partenaire lorsqu'il se déguise à l'acte II (« Metà di voi qua vadano ») : les voyelles sont alors plus ouvertes, la patine ronde disparaît, la couverture devient moins audible, même le sourire de l'accentuation s'entend (cette façon de dissocier la syllabe finale de la syllabe forte)… dans la mesure du possible, Allen essaie de singer Alaimo !

Je dois dire que la qualité verbale de ces trois interprètes-là m'emporte très loin, même à la millième réécoute, et pas nécessairement en lien avec mes émotions de jeune auditeur. Et, moi qui n'ai plus guère la patience de réécouter Don Giovanni au disque, alors que je peux le jouer avec mes amis – dans la traduction de Durdilly supervisée par Gounod, mais c'est une autre histoire que je vous garde pour une autre instance – ou le voir sur scène à peu près deux fois par an si l'envie m'en saisit.

Fort de cette réévaluation qui se révèle en fin de compte (et contre toute attente) une simple confirmation de ses qualités supérieures, je vous recommande donc chaleureusement cette version qui n'est pas la plus célèbre de la discographie. Elle vaut la peine du coup d'oreille, en particulier pour les séquences maître-valet. (Je préviens que pour les rôles féminins, il existe plus adéquat.)

mardi 22 avril 2025

La dernière Tosca et la mort du chant lyrique


Document

Cette dernière parution suscite en moi de (sombres) méditations.

Puccini – Tosca – Buratto, Tetelman, Tézier ; Santa Cecilia, Harding (DGG)

Une intégrale d'opéra chez les majors (Universal, Warner, Sony), c'est devenu rare. Grand point fort de cet enregistrement, l'orchestre de Santa Cecilia (le principal orchestre symphonique romain) et Daniel Harding – décidément un jeune prodige qui a tenu toutes ses promesses –, splendidement phrasé, avec une vision plutôt vive et sèche par rapport aux lectures amples ou voluptueuses, une des très belles directions de cet opéra au disque – alors que le choix est pléthorique en voix exceptionnelles, alors que les versions orchestrales de ce niveau ne sont pas si abondantes.

La distribution nourrit hélas mon amer constat sur l'orientation du chant lyrique depuis les années 70 : on privilégie des voix exagérément couvertes, artificiellement sombrées, qui portent mal dans les salles et sont assez moches au disque. Typiquement, j'aime beaucoup Tetelman que je trouve très impressionnant, mais ici, au disque, comme ça manque de fermeté dans le médium comme dans la ligne – les descentes chromatiques soulignent vraiment cette faiblesse. Et bien que très typé lyrique (pas très naturel, ferme ni mordant pour ce répertoire, donc), j'ai beaucoup apprécié l'élégance de ses chansons irlandaises semi-populaires dans les Dubhlinn Gardens.

Après une quarantaine d'années à entendre ce que le chant international fait de plus prestigieux dans des salles de volumes et de nature diverses, j'ai (à mon grand désespoir) fini, alors que j'étais vraiment tolérant à toutes les esthétiques, par être impatienté par ces techniques lyriques qui opacifient tout, si bien qu'on entend mal ce que les chanteurs disent (et même souvent les notes qu'ils chantent). Les techniques plus libres (émission plus basse, couverture uniquement fonctionnelle et non esthétique), les émissions antérieures, les équilibres plus naturels ont marqué plus positivement, à mon sens, l'histoire du chant lyrique.

Cette intégrale, pour moi, marque un point de non-retour : malgré la très grande qualité des chanteurs (de grandes voix, de grandes techniques, et même pour Tetelman une grande personnalité), je n'arrive pas à m'intéresser à ce que j'entends, tant le texte est mâchonné, tant les voix sentent l'effort. J'ai tout simplement trouvé tout ça assez… moche.

Rageant, parce que le niveau musical des chanteurs n'a jamais été aussi élevé, et les qualités personnelles de ces artistes ne sont en réalité pas tant en cause que l'esthétique dominante du chant lyrique.

--

Je suis vraiment triste de tenir ce discours de vieux grincheux ; toutefois à mon sens on touche vraiment à un problème structurel assez important dans un art dont tout le principe est d'être audible sans amplification. Cette nouvelle parution, pourtant interprétée par de grands chanteurs que j'admire beaucoup, était l'occasion de poser à nouveau les questions des choix techniques et esthétiques opérés par les professeurs – qui se revendiquent pourtant à peu près tous de la véritable tradition du chant italien, voire napolitain, depuis au moins Lauri-Volpi et Gigli, quand ce n'est pas Garcia –, et qui me paraissent tout simplement contre-productifs d'un point de vue pratique : pour le public, le texte n'est plus intelligible et la projection vocale bien moindre. Les quelques contre-exemples actuels permettent de mesurer ce qu'une émission franche et libre peut produire en clarté textuelle et en intensité sonore – Marc Mauillon, Martin Gantner, Gérald Finley…

mercredi 16 avril 2025

Ghedini (1892-1965) – la Renaissance pour grand orchestre

Document

Il existe aussi des disques Naxos (musique de chambre avec violoncelle, piano solo) que je n'avais pas encore remarqués au moment de la rédaction de la notule, et par conséquent pas encore écoutés.

Si vous ne souhaitez pas utiliser Spotify – qui semble en panne aujourd'hui, décidément la technique m'abandonne de toute part –, ces disques se trouvent aussi en flux sur YouTube. Je vous donne le contenu de la playlist ci-dessous en image.



La discipline des nouveautés et des inédits

Se soumettre à l'écoute des nouveautés, c'est se détourner quelquefois de ses envies, ou limiter les grands cycles thématiques qu'on peut entreprendre… pour autant il s'agit, en réalité, d'un moyen assez incontournable pour ne pas rater des disques qui autrement resteront pour toujours dans l'anonymat – car avec le classement numérique, on ne peut pas « feuilleter » comme dans le bac des disquaires, il faut avoir pensé en amont ce que l'on souhaite trouver, et ensuite éventuellement procéder par proximités (qu'a enregistré par ailleurs cet ensemble, ce chef, que publie habituellement ce label ?).

Et, à condition de ne pas donner exclusivement la priorité aux réenregistrements des œuvres qu'on adore – si je me laissais happer à chaque Quatre Saisons, Schubert 14 ou Mahler 2… ma carrière d'éclaireur serait immédiatement achevée –, on peut être amené de la sorte à pousser des portes qu'on n'aurait assurément pas explorées. C'est en somme la crainte de laisser filer à tout jamais un monde inconnu qui nous rattrape, au bord de l'abîme de l'ignorance.

Je ne puis que rendre grâce à cette ascèse ; elle m'a permis la découverte, qui ne serait jamais advenue autrement, de fonds aussi vertigineux que ceux de Heirich Döbel (notule), Franz Joseph Aumann, Henryk Melcer-Szczawiński (oui, le disque est tiré de cette compétition, même s'il y en a eu d'autres depuis), Richard Rodney Bennett

Et aussi faire quelques rencontres plus improbables, comme celle de Giorgio Federico Ghedini (1892-1965).



Une rencontre

Au départ, une nouveauté du tout début de 2025.

Aux côtés du Requiem de Pizzetti, que je connaissais et admirais déjà, des pièces (de type Canti sacri, Responsori…) de Ghedini (1892-1965), dont je n'avais pas du tout entendu parler. Des pièces manifestement très influencées par les modèles anciens : rhétorique baroque, imitation du plain-chant (harmonisation en homorythmie sur des thèmes issus du grégorien). L'album est hélas assez mal chanté par le Coro Euridice, audiblement amateur (les moyens sont souvent de fortune chez Tactus, mais rarement à ce point…). On ne prend pas forcément beaucoup de plaisir à l'écoute, cependant on peut se rendre compte de la beauté de cette partition très pudique, recueillie mais aussi finement écrite, qu'ils sont manifestement les seuls à avoir jamais enregistrée : grâces leurs soient rendues pour cela, ils ont joué leur rôle de passeur !
Aussi je me mets en devoir de réécouter le Requiem de Pizzetti (dans une belle version où il était éclipsé par la force de celui de Howells), puis d'aller chercher à réentendre Ghedini en d'autres instances.

Et j'y découvre beaucoup de choses étonnantes.



L'aventure Ghedini

Des concertos de toutes esthétiques :
→ un Concerto « L'Alderina » (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius) très romantique avec ses violons et flûtes pépiants, qui semble réexploiter les jeux d'imitation des concertos baroques dans un imaginaire harmonique davantage postwagnérien ;
→ un Concerto « Il Belprato » (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius), dont la référence bondissante est clairement baroque mais dont les harmonies toujours « à côté » ont tout du néoclassicisme (plutôt celui de la profusion de Milhaud et Françaix, ou plus encore des œuvres pour cordes de Roussel et Bartók, que l'épure stravinskienne) ;
→ une Fantasia pour piano et cordes (Orchestra da Camera Fiorentina avec Lanzetta & Borruso, chez Halidon-Lanzetta) qui voisine tantôt avec le Concerto de Schnittke, tantôt avec Chostakovitch ou Gershwin ;
→ un Concerto « L'Olmoneta » (Orchestre Alessandro Scarlatti de Naples, chez Naxos), un concerto pour deux violoncelles aux couleurs expressionnistes bariolées qui évoquent Hindemith, mais assorti d'une tension plus proche de Chostakovitch ;
→ une Sonata da concerto pour flûte (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius, ou Rustioni chez Sony) qui se rapproche beaucoup de la Première Symphonie de Prokofiev, mais très marquée aussi, dans l'écriture de ses lignes pourtant lyriques, par la liberté du contrepoint des musiques les plus radicales… !

Des œuvres lyriques pour piano et voix ont paru chez Nar en 2000 et 2001, dans une veine simple et consonante, mais où la liberté des enchaînements et du contrepoint, certains accords enrichis montrent bien la palette expressive élargie que s'autorise un compositeur du XXe siècle. La voix de Tiziana Scandaletti, au timbre callassiforme (on pense à toute cette école d'Adelaide Negri à Tizia Fabriccini…), malgré des limites techniques perceptibles, reste tout à fait agréable. Privilégiez absolument le volume dédié à la musique sacrée (« Musica Sacra »), car dans celui consacré aux chants profanes (« Canti e Strambotti »), pourtant paru seulement un an plus tard, l'instrument s'est totalement effondré – elle semble avoir pris 40 ans dans l'intervalle, tout est en ruines, et difficilement écoutable (enregistré pendant un vilain refroidissement, j'imagine).

Le plus abouti tient probablement dans les 7 Ricercari pour trio piano-cordes (interprétation ardente et impeccable instrumentalement, Bonucci-Bonucci-Orvieto chez Stradivarius), d'une grande invention : comme ses modèles de la Renaissance (et des débuts du baroque), ici le ricercar est l'occasion d'explorer les possibilité du contrepoint, sans être contraint par la rigidité de l'unicité thématique et de la structure très codifiée de la fugue. La générosité de l'inspiration, dispensant les thèmes parallèles avec beaucoup de prodigalité, m'impressionne surtout, d'autant plus qu'il ne s'agit pas d'un pur jeu formel, et que ces pièces disposent d'un véritable engagement émotionnel, qu'elles soient vives ou lentes.

Et, le plus étrange sans doute, les trois grandes pièces pour orchestre du disque de Daniele Rustioni avec l'Orchestra della Toscana (chez Sony, en 2016, tôt dans la carrière du fulgurant Rustioni !).
Appunti per un Credo se fonde sur le diatonisme grégorien (très peu de tensions dans la ligne, plutôt des tons entiers que des demi-tons), avec beaucoup d'unissons et de doublures, mais finit par évoluer de façon de plus en plus dramatique, avec des harmonies sophistiquées.
Musica notturna, avec son lyrisme désolé, évoque le romantisme dévoyé par la Seconde École de Vienne ou les mouvements lents de Chostakovitch (Quatuor n°7, Symphonie n°5, Largo liminaire de la n°10…) où alternent les cordes blanchies et les bois isolés, avec des effets plus wagnériens de marches harmoniques inexorablement bâties sans jamais se poser sur une résolution.
Studi per un affresco di battaglia (« Études pour une fresque de Bataille ») joue aussi du rapport entre archaïsme (ce début à l'unisson, très parent de celui de la Monna Vanna de Février) et modernité (avec des intervalles un peu dissonants et farouches), bientôt relayés par les batteries de bois et cuivres (inspirés par Berlioz et Lalo, ou par le stile concitato monteverdien ?), des mouvements plus proches du fugato, des thèmes syncopés (très beau solo de basson), et globalement une montée en tension, via beaucoup de marches harmoniques qui n'aboutissent jamais sur une résolution stable. L'ambiance est à rapprocher de l'Ouverture du Roi d'Ys de Lalo, très combattive, généreuse lyriquement, mais avec une surcouche beaucoup plus moderne (hindemithienne ?), qui s'efface çà et là pour laisser place à de véritables pastiches classiques (le solo de flûte !).



Professeur Ghedini

Derrière ces musiques qui m'ont peut-être plutôt intrigué que personnellement bouleversé – mais au fil des réécoutes, je sens que je m'attache de plus en plus à cette figure singulière – se révèle une personnalité importante et tout un paysage musical occulté.

Sa carrière a ainsi été d'abord dédiée à l'enseignement de la composition, dans les grandes villes du Nord de l'Italie (dès ses 25 ans à Turin, puis Parme et enfin Milan quasiment jusqu'à sa mort) – et, lorsqu'on écoute les multiples influences et l'inventivité de sa musique, cela ne surprend guère. Il pratiquait régulièrement l'exercice de la transcription, notamment du premier baroque italien (Gabrieli, Frescobaldi, Monteverdi…), qui a sans doute, là aussi, nourri son goût pour les références à la musique ancienne ; Il a aussi arrangé beaucoup de chants traditionnels pour le Chœur de la Société des Alpinistes Tridentins (Il Coro della SAT, à Trente). Parmi ses élèves célèbres, Luciano Berio – et aussi des chefs comme Guido Cantelli ou Claudio Abbado, mais cela n'a pas grande influence audible sur leur carrière, évidemment.

Son catalogue, très vaste, inclut trois films dans les années trente (Don Bosco, Pietro Micca, La Vedova) et neuf opéras, dont un Gringoire de jeunesse (1915, écrit à 22 ans) – considérant les goûts de Ghedini, j'imagine qu'il met en scène le chef de troupe des mystères fictionnalisé assez différemment du personnage fictionnel d'Hugo ou de Banville ! Il a aussi commis un Billy Budd d'après Melville (1949), un opéra en un acte qui constituerait une belle proposition originale, soit en contrepoint à celui de Britten, soit à d'autres œuvres courtes comme Le Pauvre Matelot de Cocteau & Milhaud !

En attendant (l'improbable) remise à l'honneur de cette figure, je vous invite donc à vous plonger par curiosité dans le legs qui nous est parvenu par le disque, et qui manifeste une approche musicale assez singulière dans son rapport fantasmé au passé, alors même que le langage porte clairement la marque de ses contemporains. La playlist en tête de notule est là pour vous aider – les Sept Ricercars et le poèmes symphoniques du disque Rustioni représentent sans doute la meilleure porte d'entrée pour se laisser surprendre par Ghedini.

--

À bientôt, estimés lecteurs, et merci pour les expressions de votre sollicitude ces derniers jours – en espérant le retour, à quelque date prochaine, du site historique de Carnets sur sol !
(Je poursuis mon exploration des solutions techniques, mais je ne vous cache pas que les nouvelles ne sont pas bonnes.)

dimanche 13 avril 2025

[nouveauté] Pierre RODE, enfin une trace de quatuor !


Document

Pierre Rode – Quatuor Op.18 n°4 en sol majeur – Schuppanzigh SQ (CPO)
Ceux qui suivent ces pages savent pourquoi cette parution fut la joie la plus inattendue de ces dernières années.

(comme CSS n'est toujours pas en état d'accepter des connexions, je ne puis vous renvoyer aux notules, simplement mentionner la playlist afférente)

Après avoir admiré ses concertos pour violon, rêvé de ses quatuors, manqué d'en saisir un en concert – mais il me fut dérobé, cf. le pourquoi supra –, que vois-je ? Un enregistrement discographique.

Certes, un complément de disque consacré à Beethoven (pas vraiment de Ries ici, simplement auteur d'un arrangement pour quatuor à cordes de la Sonate violon-piano n°10 de Beethoven…), mais fût-ce un seul, je me jetai dessus.

Je ne suis pas pleinement bouleversé, et j'imagine que c'est assez normal : Pierre Rode utilise ici une grammaire assez classique, loin de la primauté mélodique et de la versatilité des émotions harmoniques qui font regarder ses concertos vers un premier romantisme. Un quatuor finalement assez décoratif et galant, dont l'élan dans les mouvements rapides se déverse en toute symétrie et sans ombres.

Le mouvement lent, une Sicilienne – balancement de rythmes pointés (c'est-à-dire de proportions 3/4 - 1/4) dans des groupes de triolets (= par groupe de trois) –, utilise, consciemment ou non, la première moitié du thème du premier mouvement, à variations, de la Sonate en la majeur K. 331 de Mozart (celle qui se conclut par l'Alla Turca). Cependant, son usage est en assez personnel, avec un soubassement harmonique qui bouge et semble apporter des changements imperceptibles à l'émotion dominante, comme une instabilité sous-jacente derrière son équilibre apparent. Assez prégnant, même si ce n'est pas au degré de ses meilleures réussites.

Et même si je n'ai jamais trop aimé la verdeur du Quatuor Schuppanzigh, je vous convie tout de même à découvrir cette petite page. Mais commencez, de grâce, par les concertos pour violon.

mardi 8 avril 2025

Le premier opéra (inédit !) de Bizet : La Maison du Docteur


Document

Événement à l'occasion de la seconde édition du Festival Bizet (organisé à la Villa Viardot par Les Amis de Georges Bizet) : non seulement le premier opéra, mais la première œuvre écrite par Bizet (n°1 au catalogue Winton Dean), en 1855, à l'âge de dix-sept ans.

Un opéra comique de salon, pensé d'emblée pour l'accompagnement au piano et dépourvu d'ouverture. Sept numéros, pour une durée d'une heure dialogues parlés inclus.

Je n'en connais pas d'enregistrement ni même de représentation ; j'imagine bien que quelqu'un a dû le jouer quelque part, mais pour un compositeur aussi célèbre, avoir l'occasion de découvrir une œuvre inédite et entièrement conservée est un privilège rare, donné dans une salle comble.

La partition paraît écrite dans le ton d'une épure particulièrement juste et manifeste un sens mélodique, prosodique et théâtral supérieurement développé pour un compositeur qui n'a pas dix-huit ans. Ce n'est clairement pas

Le livret d'Henry Boisseaux repose sur un schéma simple (un acte, une heure dialogues inclus), mais qui tisse deux intrigues (à ramifications multiples) à la fois : d'une part le mariage de la fille du Docteur Job (qui veut épouser le jeune homme mélancolique qui attendait sous sa fenêtre de pension ou le héros anonyme qui l'a sauvée, tandis que son père aspire à une alliance matrimoniale aux avantages pécuniaires plus décisifs), d'autre part la détresse psychique – du jeune premier qui veut se suicider à la fois au poison, à la corde et au pistolet, mais aussi de Lord Harley, patient du Docteur, dont la mélancolie semble incurable. Le croisement des hypothèses d'hyménée et des désirs suicidaires, de plusieurs personnages à la fois, rend l'intrigue largement assez dense pour soutenir cette grosse demi-heure de musique.

Hors le duo tendre (n°5) et le final de réjouissante en quatuor (n°7), beaux mais très traditionnels, la partition regorge de belles idées.

N°1. Couplets de la fille du Docteur, qui souhaite se marier. Ecriture très syllabique pour favoriser l'intelligibilité du récit, puisque ces couplets font en réalité partie de la scène d'exposition.

N°2. Couplets de l'Ennui. Lord Harley, patient du Docteur Job, raconte combien la cure italienne prescrite par le médecin fut absolument sans effet sur son mal « amis ou maîtresse, tout me fait bâiller ». Ici aussi, mise en musique très syllabique, destinée à mettre en valeur le texte plaisant.

N°3. Trio de reconnaissance : les deux jeunes gens inconnus pour qui Éva soupirait ne font qu'un, qui se tient devant elle. Bizet fait là une belle démonstration d'ensemble « de stupeur », très en vogue depuis Rossini, avec de nombreux exemples dans l'opéra français du milieu du XIXe siècle. Les modèles sont tellement bien assimilés par Bizet que ce trio se compare aux meilleurs exemples du genre, avec son « orchestre » (cet opéra de salon a toujours été conçu pour piano seul) qui progresse harmoniquement sur un patron rythmique parfaitement récurrent, pour soutenir les entrées en canon des personnages. Je suis frappé par la belle finition de la construction, avec plusieurs récitatifs qui servent de pont entre plusieurs ensembles successifs dont la matière musicale se renouvelle. Et la qualité mélodique en est assez élevée.

N°4. Air de Toby. Révolté par les épreuves imprévues après cette reconnaissance inespérée – le père de famille lui impose des conditions financières impossibles et lui préfère un rival –, Toby exécute une parodie d'air de fureur « Dieu du mal, Esprit fatal »... en forme de valse de salon. (Vous me direz, c'est Meyerbeer qu'a commencé.)

N°6. Duo du duel. Le conseil donné par Toby à Lord Harley pour éviter le désespoir (prendre femme – TW objectification) lui a permis de gagner plus que la somme exigée par le père, mais voilà que le richissime aristocrate désœuvré choisit... sa fiancée ! Duo de défi qui ne se limite ni à la parodie héroïque, ni à la bouffonnerie légère – à mon sens le sommet de l'ouvrage avec le Trio de reconnaissance : l'enjeu dramatique y reste fort, tout en adoptant un ton badin, avec une intensité soudainement variable de la menace. On y voit passer des formules virtuoses qui convoquent les modèles héroïques de l'opéra sérieux – les aigus conjoints en triolets, la cadence du ténor, la double fusée à la tierce chez les solistes. (Par exemple chez Meyerbeer, la virtuosité superposée pour « Des chevaliers de la Patrie » au III de Robert le Diable, ou les ornements de Raoul dans le Septuor du duel au III des Huguenots.)

La parenté thématique, d'une franchise agitée, me paraît patente avec le duo Lorédan-Malipieri de l'acte II d'Haÿdée d'Auber, « Malgré moi l'effroi qui me glace » – c'est d'ailleurs une tournure qu'on rencontre régulièrement dans cet opéra spécifiquement, ces modulations soudaines en ut majeur lumineux où le chanteur égrène des fragments de l'accord de façon animée – y compris dans les mouvements plus modérés, témoin l'aveu d'Haÿdée à l'acte III ,« Ô mon maître je t'aime ». Et cette concordance paraît parfaitement logique : pendant les études de Bizet et lorsqu'il écrit ce premier opéra, Auber était alors le directeur du Conservatoire. Haÿdée, créée en 1847, était un immense succès (plus de 500 représentations au XIXe siècle), encore frais. Il est évident qu'un apprenti compositeur dramatique le connaissait ; qu'il en ait adapté certaines trouvailles, consciemment ou non, paraît parfaitement congruent.

n°9 d'Haÿdée d'Auber.

Distribution particulièrement bien pensée, tous sont dignes d'éloges. Je découvrais Anaïs de Faria, soprano aux graves particulièrement naturels, et à la déclamation précise et éloquente, aussi bien en chantant qu'en parlant ! Et, parmi les retrouvailles, plaisir tout particulier d'entendre Ronan Debois, belle résonance et diction toujours aussi généreuse et expressive.

Accompagnés par Emmanuel Olivier sur le piano de Pauline Viardot (un Érard de 1898), aux caractéristiques très singulières : aigus nets et chaleureux, médiums brouillés, graves très larges, et évolution du son au fil de la tenue et des itération – un même accord répété va changer de couleur. Ainsi les formules très simples d'accompagnement paraissent se renouveler sans cesse, jusque dans leurs répétitions. Au prix de la perte de toute clarté harmonique, mais il est toujours passionnant d'entendre les équilibres tels qu'ils étaient pensés et réalisés en leur temps.


Données brutes

Concert du 5 avril 2025 à la Villa Viardot, dans le cadre du Second Festival Georges Bizet, organisé par les Amis de Georges Bizet, présidé par Hervé Lacombe et dirigé par Sylvie Brély, à l'occasion des célébrations du 150 anniversaire de la mort de Bizet dans cette même ville de Bougival.

https://lesamisdebizet.com/

Anaïs de Faria, soprano : Eva

Clément Debieuvre, ténor : Toby

Ronan Debois, baryton-basse : Lord Harley

Arnaud Marzorati, baryton : le Docteur Job

Emmanuel Olivier : piano, valets et direction

mercredi 2 avril 2025

Michael HAYDN et les alternatives symphoniques à Mozart


Document

De profundis clamavi : pour donner du cœur à l'ouvrage tandis que le jour a fui, que le dernier bus est passé et que 11 km imprévus sont encore à ajouter à 10h de marche à fort dénivelé ; lorsque surtout la vue des paysages s'est dérobée dans l'obscurité ; la musique est une réelle consolation.

Pendant cette marche drômoise, outre l'irrésistible Don Giovanni intégral pour quatuor seul du Franz Joseph Quartet, j'ai beaucoup convoqué l'esprit rassérénant de Michael Haydn.



1. Un corpus déjà donnu

J'ai déjà évoqué quelquefois dans ces pages combien Mozart semble surclasser, en technique aussi bien qu'en singularité et profondeur de sentiment, l'ensemble de ses contemporains ; et combien, malgré de très belles symphonies ponctuelles chez Cannabich ou, mieux, Vaňhal, pour une fois les mythes musicographiques colportés de génération en génération ne semble pas exagérés ni trompeurs.

Au fil de l'accumulation des années, on glane tout de même quelques pépites symphoniques de l'ère classique, en particulier chez les (demi-)frères Vranický, chez Gossec évidemment, et puis, un peu plus tard, lorgnant déjà vers le romantisme, Friedrich Witt (dans les années 1790) et les révolutionnaires Variations sur la Follia de Salieri (1815), clairement l'œuvre où naît l'orchestration comme discipline, à mon sens – aîné de Mozart, il est vrai, mais où l'on sent clairement le tournant préromantique.

Et puis les frères Haydn. Compère Joseph (né en 1732), c'est un peu différent, on admire sa verve, son astuce, mais sa séduction demeure avant tout formelle, plutôt qu'émotionnelle. (Ce n'est évidemment pas quelque chose d'objectivement mesurable, mais j'ai l'impression que beaucoup de mélomanes s'accorderont là-dessus pour l'opposer à Mozart dont la force est plus immédiatement liée aux ressentis successifs suscités par des enchaînements harmoniques versatiles.) 



2. Le style de Michael Haydn

La parenté entre le Requiem de Mozart (né en 1756) celui de son prédécesseur Michael Haydn (né en 1737), qu'il connaissait bien, a souvent été soulignée – ce n'est pas au stade du plagiat, mais l'imprégnation en est, de fait, particulièrement palpable. Pour autant Michael Haydn est loin de s'y limiter, et dans le domaine de la symphonie en l'occurrence, les parutions discographiques de ces dernières années ont révélé une figure à mon sens majeure.

Dans l'esprit, elles combinent la vitalité communicative de (Joseph) Haydn à une recherche de couleur et de sentiment qui nous paraîtrait plus mozartienne – et dont on découvre, a posteriori, qu'elle ne lui est pas forcément propre.

(Je glisse ici qu'il est toujours bon de se méfier lorsque la musicographie décrète que tel compositeur inaugure tel aspect du discours musical. La plupart du temps, il faut comprendre qu'il s'agit du premier compositeur célèbre à adopter cette technique ; pour pouvoir affirmer une primauté, il faut en effet très bien connaître la musique de ses contemporains et prédécesseurs, fréquemment joués ou non, publiés au disque ou non – voire réédités en partition ou non. Or assez peu de ces affirmations sont soutenues par de telles vérifications. Bien sûr, il existe des individus qui changent réellement le cours de l'histoire musicale, et des cas évidents de rupture – les symphonies, quatuors, sonates piano de Beethoven, les opéras de maturité de Wagner, les Clairs de Lune de Decaux, le Sacre du Printemps, le succès de la proposition de nouveau langage dodécaphonique à la mode schoenbergienne… Mais, typiquement, dans l'esprit du XVIIIe siècle, il n'est pas étonnant de trouver des équivalents à Mozart, ou du moins des prémices à nombre de ses coups de génie.)

Michael Haydn, donc, illustre assez bien, par endroit, et certes en moindres proportions – est-il lui aussi l'émanation d'un courant plus général, ou Mozart a-t-il été influencé par sa singularité propre ? –, les qualités émotionnelles en général associées à Mozart – les accès de mélancolie soudains, par exemple. Et cela au sein d'une armature plus régulière, plus franchement joyeuse aussi.

De très belles œuvres, donc, dans une veine positive ou  feel-good, mais sans l'apparence d'un formalisme un peu éloigné de notre sensibilité passée par le long tamis du romantisme : je trouve que ces symphonies parlent assez directement, et prolonge le plaisir que l'on peut avoir chez certaines des bonnes symphonies de J. Haydn et Mozart – ses couleurs me touchent plus directement que Haydn l'Aîné, je pense.

Je suis tout particulièrement impressionné par le naturel des mouvements lents, plus « modernes » à nos oreilles, plus proche de Vranický, Witt ou Dupuy. Je suis aussi impressionné par ces multiples finals fugués, dont l'inspiration ne faiblit pas – l'esprit et même la matière musicale du final de la 34 évoque ainsi furieusement les développements de celui de la 41 de Mozart !

Et c'est donc sur ce plaisant tapis que mes pieds ont glissé durant les fraîches nuits sans lune du Diois ; un choix dont je ne cesse de me féliciter encore – et je compte sur vous, estimés lecteurs, pour flatter un peu plus ma vanité dans vos commentaires.



3. Discographie symphonique de Michael Haydn

(Je laisse de côté la musique sacrée, bien documentée aussi, mais qui m'a moins ébloui jusqu'ici. Moins bien servie interprétativement, aussi.)

Au risque de vous prendre au dépourvu, l'assez large fenêtre sur ce corpus repose sur deux entreprises anthologiques : le cycle CPO (j'ai compté 5 albums dont un double) et le cycle Naxos plus récent (2 albums pour l'heure) – quelle surprise. 

Le premier avec l'Académie de Chambre Allemande de Neuss, à côté de Düsseldorf, dans un style assez informé, et divers chefs qui se succèdent ; j'ai surtout aimé Larsen pour le volume le plus récent, et Goritzki, dans une veine plus tradi, pour les volumes les plus anciens (dès 1995 !). Beermann, formidable dans la musique romantique, se trouve stylistiquement plus empesé ici.

Le second cycle, avec la Philharmonie de Chambre Tchèque de Pardubice, un orchestre qui ne joue pas du tout sur instruments anciens, multiplie les bonnes surprises. Déjà connu au disque pour sa très vaste contribution au répertoire classique et au premier romantisme, avec albums autour de Vaňhal, Stamic, (John Abraham) Fischer, Saint-George, Dušek, Rejcha, Bériot, Meyerbeer, des séries autour de Beck, Voříšek, Auber, et surtout Cimarosa (7 volumes) et  Pavel Vranický (8 volumes sous son nom germanisé Paul Wranitzky) !  Un véritable orchestre de spécialistes, même s'ils ont aussi enregistré, plus tôt dans leur existence, Dvořák et Fučík. Malgré cette grande familiarité avec le répertoire classique et post-classique, leur style demeure très traditionnel, sur instruments modernes, avec des cordes prédominantes, lisses et vibrées, des tempi assez modérés, un spectre sonore très fondu et des articulations plutôt rondes, des caractères et des couleurs homogènes, des contrastes réduits. (En creux, on comprend volontiers que ce n'est pas mon idéal, mais il font un travail de documentation unique, et le font avec beaucoup de probité.)
Toutefois, pour ces deux volumes Michael Haydn, ils ont fait appel à Patrick Gallois, célèbre flûtiste (un superbe album Takemitsu et beaucoup d'explorations de concertos classiques et jeunes-romantiques) qui a aussi exercé comme chef d'orchestre avec beaucoup de bonheur – notamment avec le Sinfonia Finlandia Jyväskylä ou, plus récemment, avec la Chambre de Suède.
J'ai été très marqué par ses Symphonies de Friedrich Witt dont j'ai parlé il y a peu dans ces pages, et l'on retrouve ici les mêmes qualités de pâte légère, phrasé élégant, de tension dans les progressions harmoniques, vraiment le meilleur de ce que l'on peut attendre d'un orchestre sur instruments modernes dans le répertoire classique, et pour ainsi dire un modèle !  En outre ici, le choix d'inclure un clavecin en guise de vestige du continuo apporte du grain et du mordant à l'ensemble du spectre, et compense très bien ce que l'allure générale pourrait revêtir de lisse.

J'ai sélectionné pour vous quelques symphonies – et même quelques mouvements – à écouter en priorité : 20b, 21a, 23c, 26b, 33d, 34c et le rondeau de la ré mineur P.20, à glaner parmi les albums de ces deux belles séries ; cependant tout le corpus est de haute volée, et je ne saurai trop vous inciter à vous immerger à la recherche de vos propres chouchous – si jamais cet avant-goût a pour vous des saveurs de revenez-y.



4. La sélection d'autres symphonistes classiques

Pour plus de clarté, j'ai écarté le fin du fin de J. Haydn et Mozart de la sélection ; pour Haydn, dans la première moitié du corpus, si les 6 et 22 sont très bien documentées, la 39 est moins célèbre et manifeste le meilleur des contrastes du Sturm und Drang (les versions Ádám Fischer et Ian Page, avec des qualités opposées, permettent de se rendre compte de ces formidables qualités) ; pour Mozart, les symphonies non numérotées présentes dans l'intégrale Hogwood sont pour la plupart de valeur sensiblement égale aux symphonies numérotées qui leur sont contemporaines, c'est pitié qu'on ne les joue et enregistre littéralement… jamais, tout ça parce qu'elles n'ont pas reçu initialement de numéro lorsque le corpus s'est figé.

Mon parcours commence donc avec une des symphonies en mi bémol de Johann Christian Cannabich (né en 1731) pour représenter l'École de Mannheim, considérée comme pré-classique mais dont l'ensemble des codes se trouve sensiblement plus proche du classique que du baroque : basse continue au second plan (idée que la basse sert de matériau premier pour l'improvisation de tout un groupe de musiciens), primauté de la mélodie, formules plus vives, goût du trémolo (répétition de la même note avec des aller-retours d'archets très vifs, typique ensuite de la dramaturgie gluckiste)…
Musique un peu décorative, mais pleine de joyeuse vitalité.

Ici par les London Mozart Players de Matthias Bamert, sur instruments modernes, esthétique un peu à la Saint-Martin-in-the-Fields (rien à voir avec les London Classical Players de Roger Norrington, qui étaient au contraire très engagés dans le renouvellement du spectre sonore), simplement le disque que j'ai eu l'habitude d'écouter. Naxos en a beaucoup documenté, dans une esthétique d'orchestres de chambre encore plus tradi.

Profil très différent avec François-Joseph Gossec (1734), pour des symphonies dans un goût très différent, où la veine dramatique et gluckiste est beaucoup plus présente – trémolos, groupes d'appoggiatures en fusées, arrivée de chorals de cuivres pour soutenir la montée en tension (Beethoven fera grand usage de cette technique dans ses propres symphonies, par exemple le final du mouvement liminaire de l'Héroïque).

Pourtant, les premières symphonies (de l'opus 3) sont écrites en 1756, et celle que j'ai retenue pour vous (Op.6 n°3) en 1762, au moment des représentations d'Orfeo ed Euridice (à Vienne, octobre 1762) ; il n'est donc pas certain que Gossec ait eu le temps d'assimiler ou même de connaître cette partition. Se pose à nouveau la question, dans ce cadre, de la validité des discours (semi-)grand public sur les styles musicaux : Gluck est-il véritablement le père du style gluckiste, même s'il en fut un pionnier et diffuseur majeur ? Quelles étaient les sources de ces idées neuves ?
Pour sa symphonie La Chasse de 1774, on entend même des formules de flûtes en gruppetto, indépendantes du thème principal, effet d'orchestration utilisé pour la tragédie en musique et les pastorales, mais guère dans les symphonies allemandes du temps, à ma connaissance. Gossec a aussi écrit, bien plus tardivement, des symphonies s'adaptant aux nouveaux régimes et à leurs styles respectifs : une Symphonie militaire pour orchestre d'harmonie en 1794, et une tentative d'orchestre étoffé (davantage que contrapuntique) pour sa fameuse Symphonie à 17 parties de 1809, même si le résultat ne ressemble pas encore véritablement à une tentative d'orchestration au sens où nous l'entendons désormais (pour moi, le point de départ est à chercher chez Beethoven et… Salieri).

En tout cas très intenses et dramatiques, ces symphonies méritent le détour. Elles ont connu un regain d'intérêt relatif avec la (timide) redécouverte de Gossec ces dernières années (Le Triomphe de la République, Quatuors, Thésée…), mais le Concerto Köln fut pionnier pour les servir en en respectant le style, et les enregistrements (à part sur le détail de la connaissance musicologique) n'ont pas vieilli d'un pouce.

Jan Křtitel (Jean-Baptiste) Waṅhal (Vaňhal en tchèque moderne), né en 1739, n'est pas la plus forte personnalité de la série, mais se trouve agréablement équidistant du baroque finissant, du style galant et de l'influence dramatique française – ses cinq recueils de symphonies sont tous publiés à Paris entre 1771 et 1780, en pleine fièvre gluckiste.

J'aime particulièrement la symphonie en la (Bryan A2 au catalogue, donc je suppose la deuxième des symphonies en la majeur qu'il a commises parmi les 21 publiées), lumineuse et jubilatoire, et encore davantage la Bryan e1 qui a, dans son Menuet et son Final, des aspects de ballet d'opéra farouche !  D'une manière générale, ses symphonies en mineur ont davantage de relief – alors que ce n'est pas nécessairement un discours que je tiendrais sur ses contemporains.
Ses mouvements lents ne sont pas les plus réussis du temps, ou du moins se limitent souvent à une pensée délicate et galante ; à l'inverse, grand avantage concurrentiel sur les menuets, en général pourvus d'une véritable substance mélodique et dramatique.

Corpus bien couvert par les spécialistes : cinq volumes chez Naxos par des interprètes divers (le dernier, où la Toronto Camerata pas très colorée et vraiment tradi, est énergisée par le spécialiste baroqueux Kevin Mallon, est particulièrement réussi), un disque des London Classical Players & Matthias Bamert chez Chandos. Mes chouchous : la Chambre de Prague & Oldřich Vlček (tradi mais allant et timbres savoureux) chez Supraphon, et bien sûr à nouveau le Concerto Köln chez Elatus, dont l'ardeur, l'articulation et la saveur ne connaissent toujours guère de concurrents pour ce compositeur.

Je connais mal le corpus symphonique de Boccherini (1743), mais il est difficile de ne pas citer sa symphonie Op.12 n°4, dite La Casa del Diavolo : composée en 1771 alors qu'il est à la cour d'Espagne, elle réutilise de la musique déjà existante mais produit un résultat particulièrement atypique.

Pour le premier mouvement, il s'agit de sa propre Sonate « pour piano et violon » op.5 n°4. Mais le dernier mouvement a une tout autre histoire. Dix ans plus tôt, Boccherini était à Vienne après avoir quitté sa Toscane natale dans les bagages de Gluck qui l'avait remarqué. Et il jouait dans l'orchestre pour la première mondiale du fulgurant ballet Don Juan, dont il conserva manifestement de vifs souvenirs, puisqu'il lui emprunte le motif de son final – qui sert de matrice, orchestration comprise, à tout le dernier mouvement, d'une intensité dramatique peu commune : fusées descendantes de violons, cris de hautbois, appels de cors, comme une cavalcade infernale. Gluck en était lui-même très satisfait, puisqu'il le réemploie en 1762 dans Orfeo ed Euridice, comme Danse des Furies. Boccherini, dans sa symphonie, l'introduit après un prélude lent qui ouvre ce troisième mouvement — pour autant il ne dérobe pas du tout la paternité de son inspiration : le titre du mouvement est « Chaconne qui représente l’Enfer et qui a été faite à imitation de celle de Mr. Gluck dans le Festin de Pierre », un hommage absolument pas dissimulé !

Le résultat en est très impressionnant comme son modèle ; j'ai proposé deux interprétations qui font entendre des aspects assez différents de l'orchestration : Giardino Armonico & Giovanni Antonini d'une part, avec un son d'orchestre très disjoint et martellato, particulièrement furieux et impressionnant ; d'autre part l'Academy for Ancient Music & Christopher Hogwood, au son d'orchestre plus cohérent, qui met peut-être encore plus en valeur la masse sonore menaçante des sonneries des deux cors.

Pavel Vranický (1756, généralement diffusé sous son nom allemand Paul Wranitzky) y figure bien sûr. Beaucoup de notules (recensées en fin d'article ici) ont été consacrées à ses œuvres et notamment  des réflexions sur l'audace de ses réalisations ou sur le choix de symphonies alternatives à celles de Mozart.  La Symphonie en ré Op.52 avait été choisie comme disque-star de la décennie 1780.

J'ai retenu, cette fois-ci, trois symphonies, dans des interprétations non musicologiques, mais servies avec beaucoup de saveur par la Chambre Dvořál & Bohumil Gregor – timbres tchèques acidulés qui compensent tout à fait la belle lecture tradi (mais tendue et très bien phrasée).

C'est finalement celle en ré Op.36 que je préfère, je pense. Comme l'opus 52, son introduction est très parente de la Deuxième de Beethoven, postérieure (1802), mais son premier mouvement utilise des appoggiatures furieuses qui évoquent les Ouvertures Leonore II & III, le duo Pizarre-Rocco, le final de Fidelio et même, dans un fragment du thème, « son rose spinose, son volpe benigne » (air de Figaro à l'acte IV des Noces), donc nageant dans un univers. L'autonomie des clarinettes et bassons fait elle aussi porter le regard vers le Beethoven des symphonies 2 & 4. Par ailleurs, la fermeté mémorable des thèmes marque beaucoup, ainsi que leur usage dans des marches harmoniques immédiatement émotionnelles. Les mouvements lents annoncent peut-être encore davantage le romantisme – aspects de Haydn, mais aussi de Tarare de Salieri, voire du deuxième mouvement de la Deuxième de Mahler pour l'opus 36, mais encore plus frappant pour l'opus 56, digne des pages les plus mélancoliques de Mozart, Beethoven… ou de la Troisième de Bruckner. La Polonaise de l'une, le Menuet de l'autre, restent très marquants, avec un véritable matériau musical, pas simplement un objet de décoration (la Polonaise a quelque chose de l'Allegretto scherzando de la Huitième de Beethoven). On pourrait tracer des parallèles similaires pour Symphonie en ut mineur Op.11, avec quelques échos gluckistes en sus dans les tournures dramatiques.

En somme, véritablement un corpus qui constitue une synthèse et regarde déjà loin vers l'avenir – je ne sais s'il est le révélateur du goût d'un ensemble de compositeurs qui n'est pas documenté au disque et auquel a puisé Beethoven, ou si Beethoven a directement été impressionné par la musique de Pavel Vranický.

Je passe plus vite sur la fin de ma liste : ce sont des profils déjà préromantiques ou « révolutionnaires » (existe-t-il vraiment un style révolutionnaire ?) comme Étienne Méhul (1763) – le début de la Première Symphonie n'est pas si loin de Mendelssohn –, et d'une manière générale, les motifs courts, le ton combattif, le goût du contraste, l'aspect tapageur et tourmenté rapprochent beaucoup, de l'avis général, ces quatre symphonies de Beethoven – dans un style certes plus français.

La version Musiciens du Louvre & Marc Minkowski est la plus savoureuse sur instruments d'époque, tandis que celle de l'Orchestre Gulbenkian & Michel Swierczewski, certes un peu terne côté timbres (mais très honnêtement articulée pour une version tradi de non spécialistes) est la seule à proposer toutes les symphonies (je ne sais même pas si les 3 & 4 sont couramment disponibles ailleurs). J'ai aussi cité la version Solistes Européens Luxembourg & Christoph König, sur instruments modernes et légèrement influencée par les pratiques HIP, pour étoffer la proposition.

De même pour Bernhard Romberg (1767), dont les symphonies sont de toute façon plus tardives (vers 1830 pour la n°3), et portent véritablement la trace de Beethoven. Une notule entière lui est consacrée, je vous y renvoie, car on ne peut plus vraiment parler de symphonie classique (ni même postclassique) dans son cas. (Version : Kölner Akademie & Michael Alexander Willens, sur instruments anciens et très engagée !)

Exactement contemporain de Beethoven (1770), Friedrich Witt est mon immense coup de cœur de ces dernier mois, auquel une notule fut déjà consacrée : comme pour Vranický, je suis impressionné par la qualité individuelle de chaque mouvement, comme une œuvre autonome, mais dans un style plus tardif — dans la veine d’un tout premier romantisme encore très largement marqué par la langue et les formes classiques (structure des thèmes, menuets…), simplement un peu plus versatile du côté des coloris harmoniques (et donc des émotions)… si bien que sa Symphonie en ut « Iéna » a été un temps attribuée à Beethoven !

Outre la beauté des thèmes, vraiment d’une évidence folle (on pense au naturel de Mozart, à un Haydn légèrement romantisé, un peu en deçà du Beethoven de la Première Symphonie, et plus ponctuellement aux poussées de mélancolie d’Édouard du Puy…), je suis frappé par les trouvailles harmoniques, une ambiance d’opéra comique français dans l’adagio cantabile de la Symphonie Iéna. L’atmosphère générale est vraiment très belle et pénétrante, en particulier dans cette version, dirigée par l’excellent flûtiste explorateur Patrick Gallois, qui se détache pour son naturel. Les timbres du Sinfonia Finlandia Jyväskylä (230 km au Nord de Helsinki) ne sont pas du tout colorés (le même type de pureté très « blanche » que le Tapiola Sinfonietta, pour situer) et leur manière d’articulation reste plus tradi qu’informée ; mais l’épure de leur geste, la légèreté de touche, l’intelligence des phrasés rend cette interprétation particulièrement délectable – par rapport à toutes les autres, elles mettent davantage en lumière les jubilations thématiques (final de la Symphonie en la majeur) et les beaux glissements harmoniques (adagio cantabile de la Symphonie en ut), qui passent plus inaperçus dans les autres versions.. 

Le bonus, c’est ce final de la Symphonie en la majeur, qui se fonde sur le thème de la chanson révolutionnaire Ah ça ira !, mais avec beaucoup de grâce et de gaîté naïve, sans aucune effusion politique – je l’ai toujours entendu utilisé de façon assez sauvage, même dans les œuvres du temps qui ne sont pas des brûlots anti-Terreur.

Pour finir, j'ai poussé jusqu'à Antonio Cartellieri (1772), dont j'ai déjà vanté plusieurs fois les mérites dans ces pages, à la parfaite équidistance des univers : grammaire classique, mais usage romantique – les figures stéréotypées, les traits, les surprises harmoniques sont toujours utilisés pour renforcer l'urgence ou l'émotion. On sent clairement le contemporain de Beethoven. Et le résultat m'impressionne et me réjouit toujours beaucoup.
Interprétation pleine de verve et de feu par l'Evergreen Symphony (orchestre taïwanais) & Gernot Schmalfuss.



Antoine Bohrer (1783), Spohr (1784), Onslow (1784), Max Bohrer (1785) Czerny (1791), Moscheles (1794) et Berwald (1796) reprennent certains aspects postclassiques dans leur langage, mais sont déjà totalement romantiques, il faut bien tracer une frontière quelque part ; je ne les inclus pas.

Voilà ; je gage qu'avec cette petite brassée, vous pourrez vous occuper quelque temps si d'aventure la symphonie classique a votre faveur – ou si vous souhaitez lui redonner la chance qu'elle mérite, d'être entendue et aimée pour sa singularité, et non comme un objet un peu archaïsant et dépassé, ni comme le patrimoine des seuls J. Haydn & Mozart.

lundi 17 mars 2025

Comment est-ce possible ? – [Mozart, Mechelen]


Document

Quelquefois, vu le prix en production d'un disque, on se demande comment certaines pistes peuvent passer.

Ainsi l'air de Mitridate par Reinoud Van Mechelen dans son dernier disque avec son orchestre A Nocte Temporis – excellent ensemble qui s'est illustré, récemment, dans la tragédie en musique (magistrale version de Céphale & Procris d'Elisabeth Claude Jacquet de La Guerre, en concert puis parue chez Château de Versailles Spectacles il y a quelques semaines).

Ensemble d'un niveau particulièrement élevé, direction particulièrement attentive aux textures, aux couleurs, aux contrastes, à l'intensité dramatique. Leur série discographique autour des grandes haute-contre françaises (Dumesny pour la génération LULLYste, Jéliote pour la génération ramiste, Legros pour la génération gluckiste) était aussi particulièrement passionnante, par le répertoire comme par l'engagement général – et le résultat, très beau.

Les fidèles de CSS pourraient penser que je n'aime pas (la voix de) Reinoud Van Mechelen. Ce n'est pas tout à fait vrai : j'ai été ravi de son disque de lieder du rare compositeur wallon Edouard Lassen, interprété dans une émission mixte souple et caressante, avec une diction précise, assez idéale pour du répertoire romantique. À la réécoute, je trouve tout de même un désagréable manque de fermeté dans le médium comme dans la ligne – les descentes chromatiques soulignent vraiment cette faiblesse. Et bien que très typé lyrique (pas très naturel, ferme ni mordant pour ce répertoire, donc), j'ai beaucoup apprécié l'élégance de ses chansons irlandaises semi-populaires dans les Dubhlinn Gardens.

En revanche il est exact que je trouve sa technique tout à fait inadaptée pour de la tragédie en musique : diction peu ferme, timbre uniforme, héroïsme impossible, couverture exagérée des sons, à titre plus personnel un timbre blanchâtre émis assez en arrière que je trouve très laid, et, si l'on veut raffiner la finesse, émission mixte qui n'existait pas à l'époque de ces rôles. Dans certaines œuvres, l'engagement indéniable peut me faire rendre les armes (en Céphale, c'était tout de même très convaincant, indépendamment de mon goût) ; pour autant, structurellement, je trouve sa technique problématique, en tout cas contradictoire avec le répertoire qui est le sien. (Et son omniprésence ces dernières années me gâche un peu mon plaisir, pour ne rien cacher. Passer du règne du superdisqueur Auvity à une proposition aussi lisse, c'est un peu difficile.)

Au-delà de la technique, mais conditionnée par elle, je suis également frustré par son approche esthétique, pas illégitime en soi ; et cependant qui me paraît assez à l'opposé des points forts de ces œuvres. Ainsi Mechelen tend à privilégier, lorsqu'il chante, la ligne mélodique continue, le flux musical, dans un répertoire dont l'essence repose sur l'asymétrie des métriques et sur le relief procuré par le texte. Frustrations à multiples niveaux, donc.

Voilà donc d'où je parle, pour situer. Je ne suis certes pas le public cible de cet album : je n'aime pas beaucoup les airs de concert de Mozart, et je n'attends pas beaucoup du ténor. J'imagine que cela peut tempérer ce que je vais dire.

Le disque est en réalité assez réussi, même si ce n'est clairement pas un premier choix lorsqu'on peut avoir Christoph Prégardien et L'Orfeo Barockorchester, mais la première piste, en principe le produit d'appel du disque, m'a interloqué.

D'abord, ce n'est pas un air de concert, contrairement à ce que promet le titre de l'album, mais un air d'opéra, tiré de Mitridate. On se figure donc que cet écart se justifie parce qu'il s'agit d'un air particulièrement virtuose et impressionnant, supposé saisir le public, et qui met en valeur le chanteur. [À moins que ce ne soit un réemploi d'un air de concert préexistant, je n'ai pas vérifié cette hypothèse.]

Première impression vive : l'acidité, la disparité des timbres, la discontinuité du spectre orchestral – comme si l'on avait demandé à l'orchestre de Monteverdi de jouer du Mozart. L'impression d'entrer dans la tête de tous ceux qui ont longtemps conçu le mouvement baroque comme jouant faux (ce n'est pas le cas ici, mais ça produit cet effet dépareillé), moche, strident. Aujourd'hui pourtant on sait pourtant confier les interprétations sur instruments anciens soit à des spécialistes de chaque période, soit à des musiciens suffisamment aguerris pour adapter leur mode de jeu au style interprété. (Et j'imagine que c'est le cas ici, mais je ne sais pas ce qui s'est passé.)

Pour autant, ce qui m'a le plus interpellé réside dans l'approche vocale : un disque aujourd'hui, dont on ne peut espérer aucune retombée financière, constitue un investissement destiné à crédibiliser un artiste ou un ensemble, en vue de susciter plus d'engagements en concert (subventionnés... car le concert classique n'est à peu près jamais rentable en billetterie, hors événements de prestige avec peu de musiciens et billets à quelques centaines d'euros), voire de faire négocier des cachets plus hauts lors de prochains engagements. Visibilité, notoriété. Et, pour un tel album, la première piste est supposée constituer une carte de visite, un point d'accroche, une promesse pour le reste du disque.

Or, ici, non seulement la première piste ne correspond pas à la promesse du titre, avec cet air de Mitridate qui n'est pas un « air de concert », tiré d'un opéra de jeunesse de Mozart ; mais surtout son exécution vocale laisse voir des faiblesses qui ne figurent que de façon bien moins saillante dans les autres pistes. Pourquoi l'avoir ainsi placé en démonstration ? Personne ne s'est-il rendu compte du problème ?

Car, enfin, sur un air aussi exposé, qui a été de multiples fois interprété par des artistes désormais emblématiques (on dispose par exemple, pour s'en tenir aux seules intégrales, de Schreier, Blake, Croft, B. Ford, Sabbatini, Spyres...), réputés pour leur agilité vocale, que ces airs étaient conçus pour mettre en valeur, personne n'a-t-il senti à quel point les difficultés de la partition plaçaient surtout en exergue les limites de la voix : peu de métal, une voix mixte omniprésente mais subie, qui ne permet pas d'alléger ou d'assouplir, avec pour résultat des couleurs uniformément livides, et surtout un aigu qui se serre dans la gorge, poussé, blanc. Et si l'on regarde du côté de l'italien, c'est pire, tout est invertébré, pas d'accentuation, aucune aperture vocalique n'est juste, tout est lissé dans une sorte de couverture uniforme, indifférenciée, idiomatique d'aucune langue. J'ai déjà dit que je n'aimais pas beaucoup son approche un peu uniforme de la prosodie française, mais ici, c'est tout de bon l'articulation qui est floue, et l'intention suit. Ce n'est pas catastrophique, en concert on trouverait même cela tout à fait bien – eu égards aux standards actuels d'une part (qui valorisent ces configurations vocales aberrantes sur le plan de l'efficacité sonore), et d'autre part considérant la difficulté notable de cette pièce. Toutefois, de là en faire la première impression d'un disque, qui peut se comparer à une concurrence riche et prestigieuse, je ne comprends pas le projet.

La mauvaise impression a été difficile à secouer pour moi : alors que le reste du disque m'a paru tout à fait correct, j'ai mis du temps à l'écouter sans point de vue négatif. Je ne dis pas que j'ai été séduit, les caractéristiques restent sensiblement les mêmes : je n'aime pas beaucoup ces airs, je n'aime pas beaucoup l'esthétique de Mechelen, je trouve l'orchestre étrangement grêle, et l'état de l'italien reste particulièrement déplaisant ; pour autant ce reste une proposition tout à fait décente, qui s'écoute sans déplaisir. Reste la question, lancinante : sélectionner une telle piste imparfaite pour débuter un disque, chez des musiciens professionnels habitués à l'exigence, et dont l'employabilité repose sur la réputation, quelle étrange fantaisie.

Je ne suis vraiment pas un zélote de la perfection – au contraire, même, les imperfections peuvent procurer de la tension, susciter, l'imagination, etc. (vous souvenez-vous de Katherine Fuge ?) –, mais dans un air de concert et de démonstration, exposer ainsi ses limites ne paraît pas raisonnable, et en tout cas probablement pas en accord avec les attentes du public ni le niveau habituel d'exigence professionnelle chez ces artistes, dont j'ai déjà admiré les hauts accomplissements (Mechelen inclus) à de multiples reprises dans la tragédie en musique.

Pourquoi ?

Je crois que la pochette nous donne une indication : Reinoud Van Mechelen est à la fois le chanteur, le chef d'orchestre, le fondateur, le recruteur, le directeur artistique de l'ensemble. Sur les labels indépendants (dont l'immense majorité de ceux qui n'appartiennent pas à Universal, Warner ou Sony…), le financement du disque est apporté par les artistes eux-mêmes (qui collectent subventions et mécénat), le label se comportant alors comme un prestataire technique (prise de son, réservation des studios, communication, parfois contenu éditorial...). Je ne sais pas comment fonctionne Alpha, mais la présence en gloire du chef-interprète sur la pochette accrédite cette hypothèse : il a dû avoir la main sur à peu près tout. Et, corollaire fréquent du pouvoir absolu, les mauvaises nouvelles ne lui sont pas nécessairement communiquées : on comprend bien que personne n'avait intérêt à souligner le fait que cette piste ne le mettait pas vraiment en valeur.

Mais tout de même, devant l'investissement humain et le coût d'un disque, qu'un choix aussi évidemment contre-productif ait passé toutes les strates de contrôle sans que personne n'émette de doute laisse assez perplexe. Je me suis laissé dire (de sources diverses mais concordantes) que notre héros avait plutôt un tempérament à être satisfait de lui, ce qui ne facilite peut-être pas ce genre de conseils – du moins pour ceux qui l'entourent et dépendent professionnellement des engagements qu'il donne ou des financements qu'il peut lever.

(Vous comprenez donc que je tiens ici le mauvais rôle du messager de malheur, alors même qu'il existe tant de disques formidables que je n'ai pas le temps de signaler plus proprement qu'en les empilant dans des playlists !
L'objectif est évidemment surtout de lancer ces questions au travers du prétexte de ce disque, à propos des logiques internes de ce type de production. La notule aura aussi été, au passage, l'occasion de recommander à peu près tous les autres disques de l'ensemble, on ne peut pas dire que je leur fasse du mal, à part éventuellement à l'amour-propre, j'imagine qu'on est déçu quand on ne convainc pas avec son dernier disque.)

En réalité, ce n'est peut-être pas si infondé que je le crois, et les gens plus introduits dans le milieu que moi confirmeraient peut-être que les fantaisies ou aveuglements des chefs ne sont guère contredits. (On me le raconte quelquefois, mais j'ignore le degré emblématique ou ponctuel de ces anecdotes.)

J'avoue attendre avec impatience et gourmandise que Reinoud Van Mechelen suive la voie de Jérôme Correas (inconsolable de l'avoir souvent entendu diriger, mais jamais chanter), vu le talent indiscutable que je lui trouve comme chef, et plus relatif, du moins dans les répertoires qu'il fréquente le plus, comme chanteur. [Pour être tout à fait honnête, je lui connais pas mal d'admirateurs. Je les tiens pour malavisés, il va de soi, car chacun a ses raisons d'avoir ses raisons, mais c'est tout de même le signe qu'il ne doit pas faire si mal que je le crois.]

Le projet de cette notule n'est donc pas de médire de la voix à partir d'une piste isolée quoique mise en valeur – ce n'aurait pas grand intérêt –, mais plutôt que pour partager ces interrogations sur les dynamiques artistiques invisibles de ce type de production.

À bientôt pour de nouvelles recommandations !

dimanche 16 mars 2025

Don Giovanni pour quatuor à cordes seul & réductions d'opéras entiers


Document

Qu'écouter pour se mettre du cœur à l'ouvrage lorsqu'il faut grimper de nuit, que les pater naux se sont tus et que le silence ne suffit plus ?

Après avoir expérimenté (en milieu davantage collinaire) les romantiques russot-ukrainiens (Tchaïkovski, Kalinnikov, Glière...), cette fois-ci, place aux classiques viennois !

En premier lieu, un très rare cas de disque documentant l'arrangement instrumental intégral d'un opéra ; pour y parvenir, il a fallu d'une part l'existence d'un enregistrement d'époque attesté qui fournisse une justification sur l'« authenticité » de l'œuvre finale (je ne suis pas persuadé qu'on aurait osé commander purement et simplement un arrangement aussi vaste à un compositeur vivant) ; d'autre part une œuvre aussi célèbre et désirable que Don Giovanni !

Peu importe, le résultat est là, jubilatoire : il faut s'habituer au son vraiment âpre du Quatuor Franz Joseph, sur instruments anciens, pas vibrés, qui grincent un peu en première écoute – une fois immergé, on se rend compte de leur ardeur et de leur maîtrise ! – et se déroule alors l'entiereté de l'intrigue et sommets de l'opéra, à travers des choix avisés qui privilégient tantôt les lignes vocales, tantôt l'accompagnement (lorsque les notes répétées de la partie parlée ont peu de plus-value musicale sans le texte, ou lorsqu'il est constitué de fusées spécifiquement pensées pour violon, notamment).

À ce stade, je crois que vous commencez à entrevoir le triple intérêt majeur de ce type d'initiative :
Renouveler le plaisir de ce type d'œuvre très souvent entendue, la faire miroiter sous un angle différent pour contourner la possible lassitude (il est tout de même assez fréquent d'entendre des versions superlatives de Don Giovanni à l'échelle d'une vie de mélomane) ;
Entendre différemment, découvrir des détails – ici, par exemple, les accompagnements en métriques discordantes simultanées du final du premier acte sont mis très en valeur, ainsi qu'une multitude de moments où les lignes de l'orchestre prennent le pas sur le chant ;
¶ et bien sûr, cela ne vous surprendra pas, ce type d'arrangement constitue un support idéal où poser son imagination – on peut y entendre des timbres vocaux idéaux, ses inflexions expressives préférées et, pour les plus hardis, on pourrait presque s'en servir de karaoké ! Cela rejoint assez logiquement les justifications que je donnais pour ma dilection, au piano, vers les transcriptions plutôt que vers les œuvres originales : la possibilité de rêver tout en jouant – où, ici, tout en écoutant.

Bien sûr, cela suppose que les œuvres soient suffisamment connues, pour que le public puisse entendre spontanément le texte et les situations d'origine – il m'est arrivé d'entendre des transcriptions d'œuvres que je connaissais mal, le frisson n'est pas du tout le même. Pour autant je regrette que, sur les grands standards, ce ne soit pas plus fréquent, car c'est peut-être, en ce qui me concerne, le degré supérieur de l'ivresse musicale !

Il existe en revanche quantité d'arrangements de fragments, mais qui de ce fait se réduisent aux tubes, souvent des morceaux déjà multi-arrangés, et plutôt des airs, donc d'une moindre densité musicale et le plus souvent sans grand enjeu dramatique. Ce sont les finals et les ensembles qu'on veut !

Ce disque-ci constitue une réussite éclatante d'autant plus précieuse que rien n'est omis de la partition – récitatifs secs (ceux sans orchestre) exceptés, on ne voit pas trop en effet ce qu'on en aurait fait. On peut donc profiter de ses moments dodus à soi, et observer ce qui fonctionne le mieux en transcription – sans surprise, les ensembles y sont plus stimulants que les airs. Précisément les moments qu'on programme ou enregistre rarement...

À ma connaissance, il n'existe pas d'autre exemple d'intégrale d'opéra purement instrumentale comme celle-ci, pas même pour Wagner ! Les plus généreux que je connaisse doivent être d'autres exemples autour des Da Ponte, comme le disque d'1h d'extraits des Musiciens du Louvre en octuor à vent pour le même Don Giovanni ou, de même, 1h de fragments de Così fan tutte pour quintette à vent par le Ma'alot Quintet ou le Spiritum Wind Quintet. Ce qui est déjà très bien – et rare, la plupart des disques proposent un opéra sur un demi-disque, voire une poignée de titres isolés –, mais on peut être frustré de certaines absences, surtout que les choix portent en général en faveur des airs solos ou des tubes les plus uniment mélodiques, plutôt que sur la jubilation du contrepoint ou la vérité de l'enchaînement dramatique.

Il existe cependant un certain nombre de disques dans cette niche des arrangements un peu développés d'opéras pour de petits formats instrumentaux ; une notule est à peu près prête, mais je la publierai plus tard pour que ce ne soit pas trop copieux.

Les plus curieux peuvent cependant déjà aller regarder la playlist qui l'accompagnera.

mercredi 12 mars 2025

[révélations] Philharmonie 2026


Au programme, beaucoup d'orchestres invités : Santa Cecilia, Milan, Ruisse Romande (première fois à Paris depuis longtemps !), Chambre de Lausanne, Zürich, LSO x2, Chamber Orchestra of Europe, National de Belgique, Amsterdam, Rotterdam (qui abandonne le TCE), Oslo, Opéra de Bavière, Radio Bavaroise, Berlin, Leipzig x2, Dresde, Budapest, Israël PO, Chineke! Orchestra.

À l'Orchestre de Paris, retour de Bychkov, Barenboim, P. Järvi, Harding, trois programmes Salonen (apparemment successeur pressenti de Mäkelä), et première invitation de Lorenza Borrani, formidable konzertmeisterin qui dirige désormais en propre.

Il y a des choses qui font un peu rigoler, comme le concert Bartoli / Lang Lang (ceintures et bretelles pour être sûr de remplir !) ou, comme chaque année, les trois cycles de Schubert par… Matthias Goerne (et Trifonov, cette fois). Autant son aura a longtemps été méritée, avec l'impression d'une voix qui sourd des murs, un legato infinie, une incarnation très intense et introspective à la fois, autant l'instrument s'est vraiment dégradé depuis quelques années et l'on entend désormais surtout la lutte contre une voix qui se dérobe de plus en plus. Clairement, pour un beau Winterreise, il y aura sans nul doute bien mieux dans des salles parisiennes plus adaptées. J'aimerais vous dire qu'il pourra reconvertir ses talents en devenant un formidable professeur, mais il n'a pas la réputation d'être très humble ni très bienveillant…

La grande bonne nouvelle provient de la riche saison vocale !

En sacré, un War Requiem de Britten avec la Maîtrise de Radio-France (direction Gražinytė-Tyla), une Solemnis de Beethoven par Mäkela (avec Reiss, Lehmkuhl, J. Préfardien, Finley !), deux Requiem de Verdi très prometteurs (Noseda-Zürich avec Rebeka et Calleja, ou Dresde Dani-Manolesta avec le chœur de l'OP, Buratto, Garanča, Bernheim, Pertusi), une saint Matthieu par Pygmalion, et un Requiem de Cherubini (celui en ut, j'imagine ?) par Herreweghe.

En opéra, Rigoletto sur crincrins et pouêt-pouêts (Cercle de l'Harmonie) et surtout une brassée de contemporain dans des styles extrêmement divers :
¶ Ramón Lazkano / Jean Échenoz : La Main gauche (mise en scène Chloé Lechat) ;
¶ Dusapin : Antigone (mise en scène Netia Jones), probablement dans sa langue habituelle, atonale mais lyrique (le livret se fonde sur la traduction de Sophocle par Hölderlin) ;
¶ Parra : Orgia (mise en scène Bieito), plutôt du côté rugueux ;
¶ Glass : Akhnaten, pour ceux qui aiment les quintes directes, les fausses relations de triton et les répétitions plates de formules déjà pas fort saillantes ;
¶ Stockhausen : Montag, toujours le spectacle le plus marquant de l'année. (Mise en scène de la profanatrice Silvia Costa.)

Pour les amateurs de tragédie en musique, Les Talens Lyriques donnent enfin (jamais repris depuis leur concert de Beaune en 2000 !) Cadmus & Hermione, l'étrange premier opéra de LULLY, qui contient quelques tubes immarcescibles – la chaconne des Africains !

Particulièrement riche et divers de côté, une excellente nouvelle lorsqu'on pouvait craindre que la programmation poursuivre son affadissement. (Je ne garantis pas qu'on ait autant de surprise en symphonique.)

Par ailleurs, poursuite du partenariat avec La Cité des Compositrices / Un Temps pour Elles / La Boîte à Pépites, et accueil de la Musikfest (série de programmes chambristes par des interprètes de haute volée) de Liya Petrova qui faisait jusque là les beaux jours de Cortot…

Source : Mickt / Pécuchet qui a encore frappé [malgré les putti en bannière, nous ne sommes pas la même personne], et révélé sur mon forum préféré une bonne partie de la saison de la Philharmonie. Tour de force d'autant plus admirable qu'il l'obtient sans confidences haut placées…

Ici → https://classik.forumactif.com/t10258p80-philharmonie-25-26

[Vous devriez vraiment songer, Philharmonie, à lui offrir des places presse pour le faire taire, il vous grille la politesse chaque année.]

vendredi 28 février 2025

Un dernier BIS avant la mort


Document

Comme d'habitude.

2023 : BIS est racheté par Apple, le communiqué de presse annonce « conserver la même exigence » tout en « augmentant les moyens au service des artistes ». Apple va-t-il vraiment injecter des moyens pour amplifier les succès du label, ou simplement le désosser et l'utiliser comme enveloppe creuse ?

2025 : Robert von Bahr, le fondateur de BIS, a été viré (ou poussé au départ). On a simplement découvert que son adresse de courriel en @BIS.se ne répondait plus, et Apple a confirmé qu'il ne faisait plus partie des équipes.

Comme d'habitude.

--

En 2013, à l'annonce du rachat d'EMI par Warner, je prophétisais que ça se passerait mal. Avec l'arrivée des plateformes de flux, il n'y a pas eu de rupture d'approvisionnement des disques historiques (au contraire), mais le label a bien disparu, ainsi que tous les plus petits rachetés sous bannière Warner – Teldec, Erato, dont tous les projets ont été envoyés au pilon, dont des tragédies en musique par Les Arts Florissants, ce qui marque le dernier jalon du repli de l'ensemble sur un répertoire restreint.

La disparition de Decca, la base radicale de cadence dans les productions de Sony et de Deutsche Grammophon (certes, pour ce dernier, avec une ligne éditoriale hardie et passionnante, le label vit paradoxalement son âge d'or à mon sens !) nous ont aussi servi de leçon.

Robert von Bahr a-t-il été licencié, ou est-il parti par dégoût de perdre le contrôle artistique de son label, je ne le sais pas encore, mais dans les deux cas, il s'agit du résultat d'une politique qui ne va pas dans le sens du maintien des ambitions de BIS, avec un répertoire à la fois original et des exécutions de haut niveau servies par les meilleurs prix du marché, que ce soit en musique de chambre ou en symphonique, toujours à la fois ample et particulièrement lisible et précis, l'impression d'entrer dans une grande bulle transparente au milieu des musiciens – on entend mieux en écoutant leurs disques qu'en allant au concert, en vrai.

On peut s'attendre, hélas, à la baisse du nombre de publications et à la réutilisation du label pour quelques invitations de prestige.

Pour rappel, BIS, c'était ça :

(en commençant par les plus indispensables)

Des disques pionniers pour le répertoire symphonique nordique : les symphonies de Tubin, la première intégrale Alfvén avec des moyens de captation modernes (il y a eu mieux depuis, je ne l'ai pas représentée ici), la seule archive Sibelius (Naxos y est peut-être ensuite parvenu en dépareillé ?), dont l'unique version originale de la Cinquième Symphonie – très différente de l'état final, les cuivres du final sont moins réussis mais l'arrivée des deux thèmes du premier mouvement est complètement inversée, je crois que je le trouve encore plus beau, et en tout cas complètement différent. De même pour le mouvement central, plus complexe que les variations très lisibles de la version définitive. Dans cette intégrale Vänskä, on trouve aussi toute la musique de scène, avec chant, avec choeurs, un ensemble extraordinairement persuasif – par ailleurs bien joué et très bien capté. À cela, on peut ajouter une des meilleures intégrales Nielsen disponibles, pas la plus spectaculaire, mais absolument réussie pour chacune des symphonies.

En musique de chambre (ou assimilée), une intégrale du piano de Sibelius aussi, peu donnée en concert, peu enregistrée, et pourtant à peu près tout publié, des pièces courtes « caractéristiques » très contrastées, évocatrices et intensément inspirées. Et les Quatuors de Stenhammar, une sorte de langage Mendelssohn à peine plus moderne, avec tous les potentiels mètres poussés à fond, d'une fièvre et d'une classe folle.

On retrouve ces qualités pour les œuvres chambristes non nordiques, comme l'album Robert de Visée définitif (écouté en boucle), la Première Sonate de Brahms par Kantorow, les Quintettes à cordes de Mendelssohn d'un élan irrépressible (là encore, quelle captation !). Et puis de très grands artistes : Thedéen, Pohjola (oui, les violoncellistes de BIS ont forcément un accent aigu), Pöntinen dans des Brahms parfaitement égaux…

Place toute particulière pour le récital Fanny Mendelssohn-Hensel + Clara Wieck-Schumann + Alma Schindler-Mahler, totalement pionnier dans ces années 90, qui permettait de découvrir le caractère majeur de ces compositrices (en particulier les deux dernières) par une très belle sélection de leurs plus beaux lieder, et une interprétation d'une force poétique qu'on n'a pas retrouvée par la suite dans les quelques intégrales de leurs œuvres qui ont paru ces dernières années.

Si vous doutez du caractère exceptionnel des prises de son de son BIS, vous devez écouter l'Alpensinfonie : on n'attend rien de Richard Strauss ici, et on peut imaginer qu'en réalité ce n'est pas tout à fait le meilleur orchestre du monde – pourtant non seulement ils sont excellents, mais par-dessus tout ce que font les ingénieurs du son produit le plus bel enregistrement de tous les temps pour cette symphonie, sans le moindre doute. L'impression de les écouter jouer dans un espace aussi vaste que la montagne elle-même, avec à la fois une radiographie des détails et une qualité des fondus qu'aucun emplacement dans la meilleure salle de concert ne peut offrir.

--

Merci beaucoup BIS pour tout ce que tu nous as offert. Attends-nous, on te retrouvera bientôt de l'autre côté du miroir.

lundi 17 février 2025

Les duos de violoncelles


[[]]

Comme on m'a récemment posé la question sur Classik, je propose une sélection de duos pour violoncelles, genre (souvent à visée pédagogique) qui vu largement pratiqué mais qui est très peu (et assez mal, en qualité) documenté par le disque. Je vous mets quelques liens de vidéos pour que vous puissiez profiter de la dimension dialoguée, d'autant. Je n'ai pas eu le temps de choisir les meilleurs disques – dans ce secteur un peu sinistré, ce ne serait pourtant pas du luxe.

¶ Morley – 4 Fantaisies  
https://www.youtube.com/watch?v=PeDn4WVzYZ4

¶ C. Simpson – Divisions On A Ground (en ut, en sol), parfois jouées au violoncelle
https://www.youtube.com/watch?v=BEmJGOP3arw

¶ D. Gabrielli – Canon pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=9XHFqu9CvCw
disques : Hidemi Suzuki (Arte dell'arco, épuisé) ou à défaut Bettina Hoffmann (Tactus)

¶ Boismortier – Sonates pour 2 basses Op.14
https://www.youtube.com/watch?v=lrCe97FYx6o
disques : je n'en ai trouvé qu'en version basson (Musica Franca, sur bassons modernes chez MSR, est très bien) ou avec clavecin en sus (Senn & Roelofsen, chez Ottavo)

¶ Corrette – Sonate pour 2 violoncelles Op.24
https://www.youtube.com/watch?v=KpS7B1GLE7g

¶ Boccherini – 6 Fugues pour 2 violoncelles G.73
https://www.youtube.com/watch?v=0YnN0ZMck2c

¶ Duport – Duos pour violoncelle Op.1
https://www.youtube.com/watch?v=lZni5EhRClk

¶ Duport – 21 Études pour violoncelle
https://www.youtube.com/watch?v=qId_6qzmAvQ

¶ B. Romberg – Sonates pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=jkhZK5Z1EqA

¶ Offenbach – Duos pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=DvjOtDmxEnw
disques : Sollima (il n'en aurait pas écrit justement lui ?) chez Brilliant

¶ Hindemith – Duo pour 2 violoncelles
https://www.youtube.com/watch?v=Z5iChF0sq6w

Il en existe par d'autres compositeurs célèbres (Barrière) ou moins célèbres : T. Giordani, Schetky, Guillemant, Schönebeck, Guignon, Reinagle, Dotzauer, Zehm, Koeppen, G. Waterhouse, L. Amanti… c'est sur ma liste, mais je n'ai pas encore écouté.

Morley et Simpson, quoique je les aie rencontrés dans des recueils de « partitions originales » pour duos de violoncelles, devaient être probablement prioritairement pensés pour de la viole de gambe. (Beaucoup de ces partitions sont en effet indiquées comme « sonates / duos » pour « deux basses ».)

Dans cette liste, la superstar (du genre) Duport est clairement celui qui m'impressionne le moins, bien que tout à fait charmant.

Gabrielli est incontournable, toujours de la poésie en barre ; le contrepoint virtuose et les qualités mélodiques de Boismortier, Corrette et Boccherini particulièrement jubilatoires ; chez Bernhard Romberg, j'admire surtout le sens de la structure et là aussi, de grandes capacités poétiques, la virtuosité ne prend jamais le pas sur la nécessité d'idées musicales, de progression logique et étagée, avec un langage assez personnel (ses symphonies valent aussi le détour) ; sans surprise, la veine mélodique est la prime qualité des Offenbach, sans sacrifier pour autant la qualité de construction du dialogue ; quant à Hindemith, pour une composition de 1943, c'est une veine assez romantique et généreuse, pas du tout abstraite ou néoclassique.

lundi 10 février 2025

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – VIII – Qu'en faire ?


Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.

Pour les opéras en d'autres langues, le répertoire sacré, la musique symphonique, les mélodies françaises : épisode n°4.

Pour les lieder et songs : épisode n°5.

Quant à la musique de chambre, au clavecin, au piano solo, aux mélodies slaves : épisode n°6.

Pour finir, les réductions piano d'œuvres célèbres : épisode n°7.

J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.



[[]]

Trois des Préludes caractéristiques Op.49 du compositeur ukrainien Théodore AKIMENKO.


8. Qu'en faire ?

Voilà pour près de deux ans de déchiffrages d'inédits – en excluant les œuvres célèbres que j'ai aussi jouées, les accompagnements de chanteurs, le chant pour moi-même, etc. Ce n'est pas si mal.

Je ne sais si cela a du sens, mais le fait d’avoir accès à ces trésors, malgré mes moyens techniques limités, me fait sentir comme une responsabilité : vu que ce répertoire n’est pas près d’être exhumé par les professionnels, n’ai-je pas mission de ne pas rester assis sur mon tas d’or, sur ces émotions vertigineuses, et de contribuer à faire vivre ces oeuvres dont il n’existe aucune trace sonore, pour des compositeur dont on a parfois aucune œuvre accessible, malgré une qualité manifeste ? – typiquement, qu’il n’existe rien de Max von Oberleithner au disque, ce qui est absolument délirant à la lecture de sa magistrale Aphrodite (d’après le roman de Louÿs !).

Cette série répond partiellement à cette question qui me taraude – sans doute de façon un peu immodeste, puisque j'hérite un peu malgré moi d'un véritable complexe du sauveur, pour ne pas dire du Messie – en nommant les oeuvres et les styles des compositeurs marquants que j’ai croisés. Mais à nommer une musique qui reste muette, je conserve l'impression tenace – et ce, depuis des années, dès que j'ai commencé à mentionner des inédits sur ce site – de surtout narguer ceux qui ne peuvent pas l’entendre, sans pour autant fournir le matériau pour permettre à ces compositeur de sortir de l’oubli.

Et c’est là en réalité l’objet premier qui a motivé cette série : pas (seulement ?) de me vanter de mon amélioration au piano, pas de citer une litanie de noms que vous ne pourrez peut-être jamais entendre... je voulais, au terme de cette évocation exploratoire, vous demander votre opinion – estimés lecteurs – sur ce que je devais faire.

Si ce parcours a suscité votre plus ou moins distraite curiosité, je suis curieux – avide – de votre idée sur le sujet. Que faire de cet espèce de superpouvoir dont je ne sais trop quoi faire ?  Pouvoir jouer des opéras à vue, c'est avoir virtuellement tout le répertoire au bout des doigts, et de faire mon Fafner, stérilement avachi sur mon or rhinois.

Je puis continuer seul, évidemment, et me contenter de mentionner ces écoutes si jamais quelqu’un avec un pouvoir de décision passe par ici, me lit et se dit « ah tiens, si j’allais lire une partition dont je n’ai pas la moindre idée », mais soyons franc : aucune probabilité que cela advienne. Il est arrivé que des directeurs de maisons d'opéra me contactent à propos d'un titre rare, mais davantage pour les aider à trouver un enregistrement d'une œuvre qu'ils avaient déjà décidé de monter. Je ne crois pas avoir jamais influencé quelque programmateur que ce soit sur le répertoire – ce serait très étonnant, il faut bien le dire, puisque très peu de monde a la main sur l'orientation artistique des ensembles et des institutions… c'est un privilège farouchement gardé par les directeurs d'institution / producteurs / chefs d'orchestre, durement gagné. Par ailleurs ils ont à la fois la responsabilité budgétaire de remplir et de tenir leur réputation, on comprend bien qu'ils ne s'en tiennent pas à la rêverie du premier mélomane venu.

Je ne dis surtout pas qu'ils ont raison de ne pas m'écouter : je pense très honnêtement que je pourrais être de bon conseil pour des œuvres susceptibles à la fois de générer un moindre coût (en tenant en compte la nomenclature), de constituer un produit d'appel séducteur pour vendre les billets, et de séduire le public une fois assis dans le théâtre. Mais comme ce genre d'investissement est colossal en devises, en temps de travail, en réputation, je comprends bien que les décideurs s'en réfèrent surtout à eux-mêmes. Et, à la fin des fins, si on veut remplir, rien ne vaut un Don Giovanni ou une Traviata.



9. Premières pistes

Parmi les hypothèses plus raisonnables que l'influence à grande échelle, je perçois tout un continuum, depuis le stockage de mes déchiffrages dans un coin de Toile (j'avais commencé ici, en format audio), si jamais quelqu’un tombe par hasard dessus et trouve trace du compositeur dont il traque le legs, tant mieux ; jusqu’au travail soigneux, sur un opéra dans l’année, que je puisse éventuellement préparer avec des amis et publier sans trop rougir.

À la vérité, les extrêmes du spectre me paraissent peu pertinents.

Le stockage ne concernera à peu près personne ; même pour les passionnés les plus motivés, une bande mal captée de déchiffrage inégal pour piano seul d’une œuvre dramatique, il faut vraiment le vouloir !  Par ailleurs ce dossier n'est pas référencé dans les moteurs de recherche, il faudrait le mettre en valeur et l'éditorialiser sur un site pour qu'il soit accessible, sans quoi seuls les fans de CSS en débusqueront l'existence. Pour que les deux ensembles « chercheur de tel incunable » et « lecteurs de CSS » se recoupent, il faudra un sacré hasard. Et, comme je le disais, le résultat ne sera même pas à la hauteur de l'extraordinaire coïncidence.

Quant à l’opéra bien fignolé de l’année, non seulement je ne crois pas en avoir les moyens logistiques (trouver les personnes désireuses de le travailler à fond) ni surtout technique – je suis surtout un lecteur, le progrès possible entre la pièce lue et la pièce travaillée est très limité contrairement à ce qu’on peut peut-être imaginer. Mais principalement, cela va à l’encontre de toute ma démarche : déchiffrer, découvrir. Me priver de découvertes pour essayer de concurrencer les gens sérieux avec un produit de qualité médiocre n’aurait pas, fondamentalement, grand intérêt. Dans l'incommensurabilité de l'offre lyrique gratuite en ligne, le mélomane ira à bon droit plutôt du côté d'Operavision, d'Arte ou, pour les formats avec piano, de la Compagnie de L'Oiseleur pour se faire une idée plus fidèle des œuvres rares. Et avant qu'il ait tout éclusé et en vienne à écouter ce que je produis, même faire métier d'écouteur n'y suffirait pas.
Ma perspective est plutôt de faire quelque chose de mon loisir, pas de le brider ou de le supprimer – répéter la même œuvre pendant une année me lasserait assez vite. A fortiori lorsque je sais que le résultat ne sera pas complètement probant – c'est un métier – et ne concernera que très peu d'auditeurs.

La solution se trouverait donc plutôt dans un intermédiaire : faire un choix des bandes à publier et les apprêter un peu pour qu'elles soient écoutables, mais avec une charge de travail minimale.



10. Dispositif 2025

En réalité, depuis un an que je rédige cette série sur les déchiffrages de 2022-2023, dans le but initial de vous poser ces questions, quelques solutions ont fini par décanter.

Dans beaucoup de cas, le déchiffrage rend suffisamment compte (à défaut d’être parfait ou même simplement joli) de ce qu’est l’œuvre pour être mise à disposition des curieux. Souvent, une première lecture me permet de repérer les difficultés, de comprendre la logique du langage pour faire les bons choix en temps réel, et la seconde lecture me sert de captation. La vidéo s'est révélée un supplément très bienvenu, qui incarne l’intention musicale. Lorsque c’est possible, je lis les répliques, voire les chante (avec un bonheur variable). L’objet me paraît plus stimulant pour le spectateur lorsque j’adjoins, comme je le fais désormais, des commentaires pour aider à repérer les motifs, expliquer les trouvailles, donner des éléments de contexte du livret. Et la plate-forme procure une visibilité supplémentaire, pas tant par l'algorithme que par la possibilité d'abonnement et l'habitude d'un public vaste, plutôt que d'aller spécifiquement sur le site de CSS – le public cible n'est pas nécessairement le lectorat du site, qui est en général attaché au texte.

J'ai aussi commencé à mandater des amis chanteurs pour lire le texte – apprendre tout un opéra (et sans support audio) est une tâche trop importante pour des amateurs. (J'ai aussi pensé à ouvrir des cagnotes pour financer un projet en rémunérant de jeunes professionnels, leur demandant d'apprendre tel opéra que nous aimerions entendre, mais c'est un autre – beau – projet. Je m'y attellerai peut-être un jour.) 
Ainsi, j'ai opté pour des musiciens, sachant le solfège, qui disent le texte au bon moment par-dessus de la musique, façon mélodrame. Cela procure davantage d'impact dramatique à la musique qu'un sous-titre – et c'est aussi un gain considérable en temps de montage. De premières captations ont été faites, des rendez-vous ont été pris.

J'ai reçu beaucoup de retours (contre très peu auparavant), en général très positifs sur l'intérêt de la démarche vidéo – même si peu écoutent l'ensemble des vidéos ou évidemment pas la totalité de la vidéo choisie, cela donne toujours de la visibilité au fonds documenté et pique la curiosité. De surcroît, grâce à la fonction recherche, ces compositeurs très peu documentés peuvent atteindre les personnes qui les cherchent dans YouTube. J'ai été frappé par les statistiques – les opéras produisent 100 à 200 vues, ce que je n'imaginais pas un instant. Clairement, la vidéo paraît mieux calibrée pour ce type de diffusion, même si la contrainte me paraissait initialement superflue.
Mais ce qui m'a vraiment convaincu, c'est la possibilité de réaliser de la médiation par incrustation dans la vidéo (extraits de partition, du livret, commentaire sur le style musical, sur les motifs récurrents…), qui peut permettre de naviguer. Je précise aussi lorsque j'ai fait des erreurs ou des choix contestables dans ma lecture, de façon à pouvoir mieux contextualiser ce qu'on entend.

Je n'aime pas beaucoup le travail abrutissant du montage – on ne peut même pas écouter de la musique pendant ce temps, alors même que ça ne prend pas trop d'espace cérébral ! –, mais cela m'a donné l'idée de vidéos-notules à visée pédagogique, pour faire entendre la structure des motifs d'une partition complexe, par exemple. Les influences du Freischütz sur Mendelssohn, Wagner et Tchaïkovski, les leitmotive dans l'acte III de Die Walküre, dans la fin du I ou du III d'Arabella ou bien sûr dans Pelléas



11. Ce que vous pouvez faire

Soutenez les indépendants, voici ma cagnotte, envoyez-moi de la thune

a) D'abord, j'aimerais beaucoup recevoir votre avis. Y a-t-il une démarche qui permettrait de mettre ces déchiffrages récurrents au service de la collectivité ?

b) Si vous avez des partitions que vous rêveriez d'entendre, vous pouvez aussi m'envoyer leurs références : ainsi non seulement je disposerai de pistes nouvelles d'exploration, mais cela aura une utilité concrète. Je prends commande sans difficulté – je ne promets pas de jouer ce qui ne m'intéresserait pas du tout, serait inaccessible techniquement, ou dans le cas improbable où je serais submergé par les demandes, mais sur le principe, je suis tout disposé à me rendre utile.

c) Si les déchiffrages d'opéra avec récitants s'avèrent probants, je pourrais être tenté de programmer des séances d'enregistrement avec un récitant par personnage. Si jamais vous êtes tenté par l'aventure, n'hésitez pas à vous signaler – le seul prérequis est de pouvoir suivre une partition pour placer les répliques à peu près au bon endroit, il n'y a pas besoin d'être acteur, chanteur ou musicien. Ce ne sera pas pour tout de suite mais cela permettra de savoir qui contacter lorsque le moment viendra dans les prochaines semaines ou les prochains mois.



Je ne suis pas sûr de me lancer à nouveau dans une série descriptive comme celle-ci, aussi vous pouvez suivre l'avancement des projets dans le fichier qui recense ces découvertes ou bien sûr, pour celles qui sont sélectionnées, sur la chaîne YouTube de Carnets sur sol.

À bientôt, très curieux de vous lire !

samedi 25 janvier 2025

Pourquoi je ne joue pas de piano au piano — [Un an et demi de déchiffrages d'inédits – VII – Arrangements inédits, de Mozart à Sibelius]


asgér hamerik
Asgér Hamerik, l'une des seules pas-vraiment-superstar de cette notule.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Pour les opéras en allemand, voyez la troisième.

Pour les opéras en d'autres langues, le répertoire sacré, la musique symphonique, les mélodies françaises : épisode n°4.

Pour les lieder et songs : épisode n°5.

Quant à la musique de chambre, au clavecin, au piano solo, aux mélodies slaves : épisode n°6.

J'ai aussi recueilli ces lectures dans un fichier que je mettrai à jour.



[[]]

(Quelques transcriptions ou fantaisies pour piano à partir de tubes mentionnés plus bas.
Le disque le plus conforme que je connaisse, la Troisième Symphonie de Bruckner
transcrite pour piano à quatre mains par Mahler,
n'est pas disponible en flux.)


13. Tubes en réduction

Je touche à la fin de ce panorama, avec dans l’intervalle des nouveautés, évidemment.

Je n’ai pas évoqué cependant une catégorie d’inédits, qui m’a beaucoup occupée, mais qu’il serait probablement assez peu utile de commenter (et encore moins de diffuser) : une vaste partie des pièces que je joue au piano sont des transcriptions, de symphonies, de quatuors... jamais enregistrées en version piano ou, quand c’est le cas, pas dans l’arrangement que j’ai soigneusement sélectionné.
Je ne parle même pas des opéras en version réduite, où j’intègre moi-même les lignes vocales à l’« orchestre ».


a) Répertoire

Dans cet ensemble, des œuvres peu célèbres (Concertos pour violon de Pierre Rode [lien], Quatuors d’Anton Rubinstein [lien], Symphonie n°1  de Kalinnikov ou n°2 d’Asgér Hamerik [lien]…), et beaucoup de tubes. Les symphonies de Beethoven (1,2,3,4,5,6,7,8,9), de Schubert (3,5), de Mendelssohn (3,4,5), de Schumann (2,3,4), de Bruckner (2,3,4,5,6,7,9), de Brahms (1,4), de Tchaïkovski (1,2,3,4,5,6), de Dvořák (7,8,9), de Mahler (1,2,3,5,8,9), de Sibelius (1,5, faute de trouver les autres) ; les poèmes symphoniques de Tchaïkovski, les trois grands ballets français de Stravinski ; les quatuors de Beethoven (1,2,3,4,5,6,7,8,9,15 pour l’instant), Schubert (12,13,14,15), Mendelssohn (2,6), Schumann (3), Debussy...

Côté opéra, parmi les plus joués :
→ l'horrible Richard Wagner [notules] : le Vaisseau fantôme, les scènes aquatiques et célestes de Rheingold, les actes I et III de la Walkyrie, l'acte III de Parsifal… souvent dans des traductions françaises ;
→ Richard Strauss [notules] : tout le début d'Elektra jusqu'à la fin de la première scène de Chrysothemis, les débuts du I et du II du Rosenkavalier, tout Ariadne auf Naxos, le début de Die Frau ohne Schatten, et surtout tout Arabella, ;
→ Mozart : actes pairs des Noces, tout Don Giovanni, tout Così, toute la Clemenza ;
→ Verdi : Stiffelio, Un Ballo in Maschera (tableau du gibet), Don Carlos (actes impairs), Aida (actes III et IV), Otello (acte II)… ;
→ Debussy : tout Pelléas & Mélisande ;
→ Bizet : tout Carmen ;
→ Puccini : tout Tosca, acte I de La Bohème ;
→ Reyer : acte IV de Sigurd ;
→ Meyerbeer : actes I et V des Huguenots ;
→ Halévy : extraits de La Juive ;
→ Bellini : actes I et II, fin de l'opéra des Puritains ;
→ etc.
Le plus joué sans conteste, l'acte III de Die Walküre (comme d'habitude), suivi des I et III d'Arabella, puis l'acte IV des Noces, tout Tosca, Pelléas, l'acte II d'Otello, le final de Stiffelio. (Si l'on compte les extraits isolés, le duo de révélation du V de La Reine de Chypre d'Halévy arrive dans le trio de tête !  Réduction réalisée par… l'horrible Richard Wagner.)

Côté musique sacrée, beaucoup de lectures de la Missa Solemnis de Beethoven, du Psaume 42 et d'Elias de Mendelssohn, du Requiem de Verdi, du Deutsches Requiem de Brahms

Et sans doute bien d'autres choses que j'oublie.



b) Effets

Et il faut bien le dire, accéder à une partie de la richesse de ces musiques, la réaliser seul, en incarner les arcanes, a quelque chose de particulièrement grisant. Parmi les bonnes surprises, le Quatuor de Debussy se joue assez bien au piano, qui tombe assez bien sous les doigts, peu de sacrifices à opérer dans la musique, alors qu'il faut souvent opérer des choix déchirants dans les réductions de quatuor !  Quant au mouvement lent de l’opus 59 n°2 de Beethoven, voilà probablement l’une des pièces « pour piano » que j’ai le plus jouées... une partie de son caractère ineffable et de la succession ininterrompue d’idées fulgurantes se communique très bien à la version piano.

Évidemment, toutes les polyphonies ne sont pas réalisables (certaines ne sont même pas notées par les transcripteurs !) et les effets de timbre ou de texture peuvent ne pas trouver de correspondance au piano, mais ce reste tout de même un outil d’approche incroyablement intuitif et jubilatoire ! 

Les choix des transcripteurs sont en eux-mêmes éclairants, également : ainsi pour les symphonies de Beethoven, Otto Singer II, le grand transcripteur d’opéras de Wagner et Strauss, n’est-il pas le plus confortable pianistiquement ni le mieux sonnant quand aux équilibres des registres. Liszt, que je n’ai jamais beaucoup aimé ici, me paraît vraiment un attrape-pianiste – des octaves partout, mais cela imite assez mal les textures d’un orchestre à cordes et vents ; on le perçoit déjà à l’audition, et c’est encore plus vrai lorsqu’on le lit et le joue. (En outre, quoique très pianistique, je ne trouve pas ça confortable à jouer, on sent les grandes mains puissantes, on a l'impression de toujours courir après le brillant plutôt que de travailler le fondu et la couleur.) Une œuvre pour faire briller le pianiste plutôt que pour évoquer fidèlement le souvenir de l’original. Après pas mal d’essais, je me suis tourné vers Ernst Pauer, pianiste et compositeur deux générations plus tard (né en 1826), dont les propositions modestes et équilibrées, qui visent davantage à la fidélité qu’à l’effet, permettent réellement de faire réentendre le matériau d’origine, avec, évidemment, son lot de simplifications ou d’impossibilités pratiques. De même pour Tchaïkovski, où j’ai privilégié l’éditeur moscovite Jadassohn, lui-même transcripteur, sur d’autres noms plus prestigieux.



c) Déviance

Vous vous posez peut-être la même question que celle naguère émise par un camarade : il existe tellement de chefs-d’œuvre pour le piano (documentés ou non), pourquoi t’acharner sur des œuvres qui ne sont pas écrites pour l’instrument?

Et en effet, je joue beaucoup plus d’opéras, de symphonies, de musique de chambre (avec ou sans piano prévu !) que de musique pour piano. Phénomène encore spectaculairement accentué lorsqu’il s’agit de jouer des œuvres qui figurent dans le grand-répertoire.

C’est à la vérité une très bonne et légitime question, et il se trouve que je dispose de réponses – qui éclairent certes mon approche, mais aussi, je crois, une dimension musicale susceptible de tous nous concerner à divers degrés.

1) Beaucoup de pièces pour piano sont déjà disponibles au disque : ce sont les plus faciles à enregistrer et diffuser ; même si je ne les trouve pas de prime abord, il est fréquent qu’en réalité une piste isolée (et mal référencée) se dissimule dans une anthologie, sans parler bien évidemment des captations artisanales publiées sur YouTube. Le risque de travailler pour rien est donc assez élevé.

2) Les œuvres pour piano sont souvent écrites pour mettre en valeur les pianistes, nécessitent de la virtuosité, contiennent des traits purement pianistiques. Autant je peux arriver à donner le change en première lecture d’un opéra (quitte à opérer des choix d’urgence dans les voix et/ou l’accompagnement), autant sur une pièce écrite pour piano, si on escamote les cabrioles prévues, le résultat paraît tout de suite moche. Néanmoins, cette considération ne concerne en réalité surtout les captations / diffusions – rien ne m’empêche de les jouer pour moi-même.

3) La véritable raison, c’est que ladite virtuosité est souvent présentée comme une vertu (un grand pianiste, c’est un « virtuose »), alors que pour ma part, en tant qu’auditeur, à matériau égal, je trouve l’œuvre virtuose moins intéressante. Non seulement les fanfreluches n’apportent rien au discours, mais elles l’affadissent (pour moi), se reposant sur des formules vives et stéréotypées au lieu de laisser chanter la mélodie, l’harmonie, en somme le discours.
Or, très peu de compositions pour piano échappent à ce genre de réflexe. Je trouve donc plus satisfaisant de jouer d’autres genres musicaux transcrits, qui échappent à ces formules prédéfinies que je trouve à la fois inutilement difficiles à jouer et particulièrement pauvres en sens musical.

4) Mais la motivation ultime, celle à laquelle vous n’aviez peut-être pas pensé, celle qui fait que je reviens sans cesse, à mon piano, plutôt aux Quatuors de Beethoven et aux Symphonies de Tchaïkovski (pourtant vraiment virtuoses) qu’aux Études de Chopin et aux Rhapsodies de Liszt : la rêverie.
Lorsque vous jouez une pièce pour piano écrite pour le piano, tout est écrit sur la partition, il faut exécuter ce qui est prévu, il n’y a pas vraiment de place à la créativité. Tandis qu’avec une œuvre prévue pour un autre instrumentarium, il faut souvent opérer des choix (y compris sur la réduction piano déjà écrite, pas nécessairement exécutable en l’état), choisir les voix à faire sonner... Une sorte de co-transcription, en quelque sorte, assez stimulante intellectuellement. Cet aspect est encore plus évident concernant les opéras, évidemment : il faut chercher à intégrer les voix au maximum tout en jouant l’accompagnement piano, lire le texte et les didascalies pour comprendre ce qui s’y passe... mais quel cocktail d’émotions !

5) Corollaire : une grande partie du travail se situe du côté de l'imagination. Il faut se figurer les timbres des instruments absents, et essayer de rendre audibles leurs textures, leur étagement,  leurs contrastes – l'attaque fine d'un hautbois, la transparence pénétrante d'un cor, un glissando de corde ou un portamento de voix. on a réellement l’impression d’effectuer un travail d’interprète, de coloriste, de concepteur. On se représente les timbres que l’on veut suggérer, et ce sont des mondes qui s’ouvrent en plus de la simple exécution : ainsi, jouer une symphonie, c’est aussi être chef d’orchestre en plus d'être co-arrangeur.
Évidemment, je ne pense pas du tout avoir le niveau pour parvenir à communiquer cela (j’essaie), mais sur le plan intérieur, cette approche est d’une richesse sans commune mesure avec la simple tentive de jouer bien propre des bouts de gammes ou d’arpège conçus pour épater la galerie – et, accessoirement, pour écarter des scènes des pianistes médiocres comme moi.

6) Encore plus irrationnel, dans des pièces transcrites, je ressens le frisson d’être utile (même si ces lectures-plaisir n’ont pas du tout vocation à être jamais diffusées !) : je suis certain que personne n’a capté les transcriptions de Pauer, Jadassohn ou Singer, et d'une certaine façon, je documente un état de la partition qui n'est disponible nulle part. (Et ce, même si l'intérêt de publier des disques de transcription piano assez littérales par des pianistes compétents n'aurait peut-être pas un intérêt majeur – vous ne serez pas surpris que je pense en réalité que si.)



D) Point final

Vous connaissez à présent mon secret, celui que mon confesseur tremble de devoir un jour révéler sous les sévices, portant ainsi malgré lui le désarroi dans le monde, pour la seconde fois depuis l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal.

Vous pouvez désormais vous constituer tribunal et me mettre aux fers avec Dreyfus et Valjean.

Vous serez, estimé lecteur, le héros de l'épisode qui achèvera cette série : je dois vous poser une question dont dépendra – peut-être – le reste de ma vie.

dimanche 28 avril 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – IV – Opéras en autres langues, sacré, symphonique, mélodies françaises…


marguerite_canal_prix_de_rome.jpg
Marguerite Canal pour son Premier Grand Prix de Rome en 1920, où elle termine devant Jacques de La Presle (et Robert Dussaut) – après avoir fini, l'année précédente, troisième derrière Marc Delmas et Jacques Ibert.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.

Et pour les opéras en allemand, voyez la troisième !



[[]]

(Choix parmi quelques œuvres disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés ci-dessous.)



3. Opéra slaves orientaux

Afin d'illustrer la série ukrainienne (pas du tout abandonnée, mais je me suis perdu dans l'immense legs d'Anton Rubinstein à découvrir, lire et enregistrer – alors qu'il n'est déjà ukrainien que par extrapolations), j'ai bien sûr joué Lysenko (mais Taras Boulba existe déjà au disque dans une très belle version) et Semen Hulak-ArtemovskyiLes Zaporogues au delà du Danube. L'œuvre existe en intégralité en ligne, via des captations de représentations (non sous-titrées) sur YouTube, mais pas en disque, je le fais donc entrer dans cette catégorie d'inédits, et vous renvoie vers les notules et le podcast, qui en parlent en détail.

Ma fanitude pour Prosper Mérimée m'a aussi dirigé vers Mateo Falcone de César Cui, mais j'ai été assez rebuté par la platitude de ses débuts, avec en outre des figures d'accompagnement régulières qui sont un peu frustrantes à jouer lors d'un déchiffrage piano – tout en empêchant l'intégration raisonnable des lignes de chant à la réduction de la partie d'orchestre. Pas convaincu (tout comme par le peu dont on dispose de lui), mais il faudrait vraiment lire l'œuvre entièrement pour en juger.



4. Opéras en traduction française

Bien sûr, j'ai aussi lu ou relu quantité d'opéras en traduction française, dont il serait fastidieux de faire complètement état. Du Verdi (Violetta, Le Trouvère…), du Wagner (Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser et Lohengrin de Nuitter, Tristan et Ring de Wilder, Ring et Maîtres chanteurs d'Ernst, trois Parsifal (dont celui de Gunsbourg), du Boito (Mefistofele), du Puccini (La Bohème, Tosca, Madame Butterfly), du Kienzl (Le Prêcheur de Saint-Othmar, c'est-à-dire la version française de Der Evangelimann)…

Pour l'essentiel de très belles traductions, très opérantes, qui valent bien, en réalité, les originaux, et qu'on pourrait parfaitement représenter ainsi pour rapprocher l'émotion dramatique du public. (Oui, cela suppose de ne pas embaucher de stars internationales, il faudra donc peut-être attendre la fin du pétrolocène pour que cela advienne…)



5. Sacré

Essentiellement les Leçons de Ténèbres de Pierre Lochon, un joli bijou lu sur un manuscrit très fautif (énormément de mesures avec trop de temps, de mélodies et basses qui ne concordent pas), un maître de province très mal connu, dans un style qui correspond tout à fait à l'esthétique Couperin. (Je crois même qu'on n'a rien, au disque ou en bande pirate, de lui, sur aucun support.)

Des cantiques orthodoxes de Berezovsky, Bortniansky et Vedel (ils ont cela dit probablement été enregistrés !) pour illustrer la série ukrainienne.



6. Autres œuvres avec orchestre

Deuxième des trois précurseurs de la musique ukrainienne (et russe, à la fois), Dmytro Bortniansky (1751-1825) a non seulement écrit des opéras en italien en Italie, mais aussi de la musique instrumentale de grande qualité, comme ce Concerto pour clavecin (inédit à ma connaissance, mais tous les disques ne sont pas aisément accessibles, il est très possible qu'il existe quelque part !) qui m'a paru tout à fait inspiré – et digne de ses meilleurs contemporains, comme le très poétique concerto de Dittersdorf. J'en parle plus longuement dans la série ukrainienne, où vous trouverez l'enregistrement de mon déchiffrage.

Le chef d'orchestre pionnier des interprétations de Mahler, Oskar Fried (1871-1941), était aussi un grand compositeur (sa Nuit transfigurée pour deux voix et orchestre en témoigne). Je parlerai de ses lieder plus loin, cette fois-ci, c'était un lied orchestral ou une sorte de cantate, Das Trunk'ne Lied (Op.11), que j'ai trouvé à la vérité assez sage, en deçà de la belle inspiration de son catalogue peu fourni mais de haute qualité (je reparle plus loin de ses lieder).

De même pour le ballet de Paul von Klenau (1883-1946), pas du tout aussi fascinant que ses opéras dont j'ai dit le plus grand bien dans le volet précédent.

Beaucoup de chefs compositeurs proposent des œuvres très inspirées – outre R. Strauss et Mahler : Posa, Weingartner, Klemperer, Andreae, Doráti, qui gagnaient leur vie en dirigeant, furent des compositeurs de tout premier plan (déso Furtwängler, t'as clairement pas fait la maille pour la short list). J'avais donc bel espoir pour Louis Fourestier (1892-1976, à qui l'on doit l'un des meilleurs Samson & Dalila au disque), avec son Chant des Guerriers, qui s'est révélé à la lecture plus chargé d'intentions héroïques que de belles idées musicales. Peut-être cela est-il compensé par une très belle orchestration : je n'ai pu lire qu'une réduction pour piano, qui donne comme l'impression de trous dans le spectre.

Enfin cet objet hors norme qu'on croyait connaître, du fantaisiste Pierre-Octave Ferroud (1900-1936), Chirurgie, qui existe déjà au disque en version orchestrale… mais voilà que j'ai mis la main sur une version avec deux chanteurs !  Très étrange à tout point de vue (harmonie incompréhensible pour moi, prosodie qui paraît arbitraire, progression difficile à suivre). Pas vraiment séduisant, mais tout à fait unique. Et rien à voir en lecture piano avec la version orchestrale, beaucoup plus confortable à l'écoute, les bizarreries harmoniques omniprésentes sont, comme souvent, gommées par la mise en timbres.



7. Mélodies françaises

Le français étant évidemment la langue la plus accessible en déchiffrage – on n'a déjà pas le temps de lire tout le texte, alors le traduire mentalement en plus constitue toujours une acrobatie supplémentaire, ou demande davantage de temps de préparation. Or, en général, je découvre vraiment la partition en la posant sur le piano.

En remontant le fil des chansons de Pierre-Jean de Béranger (né en 1780), j'ai pu retrouver certains auteurs de ses meilleurs timbres (autrement dit, les mélodies préexistantes sur lesquelles il posait ses mélodies, procédé très ancien, très usité dans le théâtre des Foires de Paris au début du XVIIIe siècle), parmi lesquels Joseph-Denis Doche (né en 1766). La mélodie de Te souviens-tu ?, elle vient de lui.
Te souviens-tu, disait un capitaine
Au vétéran qui mendiait son pain,
Te souviens-tu qu'autrefois dans la plaine
Tu détournas un sabre de mon sein ?

Je croyais déchiffrer l'étonnant Colloque sentimental (sur le poème de Verlaine) du beaucoup moins étonnant Charles Bordes (né en 1863), vraiment l'une de ses meilleures compositions à ma connaissance, mais il en existe en réalité quantité d'enregistrements. Passons.

René-Emmanuel Baton, dit Rhené-Baton (né en 1879), n'est qu'épisodiquement documenté par le disque. Son recueil de mélodies Hindoustiana cumule, dans un goût qui n'est pas toujours excellent, rêverie exotique et imagerie coloniale, mais je reste séduit par les couleurs qu'il ose… son outrance même me réjouit, au fond. Il ose sans retenue les mélismes qu'on entend de lui, sur une harmonie qui n'est pas banale, on le lit avec plaisir – sans être tout à fait sûr qu'on oserait le représenter.

Marguerite Canal (née en 1890), grâce à l'implication de pionnières comme Héloïse Luzzati (avec son festival Un Temps pour Elles et son label La Boîte à Pépites), a désormais largement irrigué les programmes parisiens, et l'on retrouve régulièrement sa sonate violon-piano (qui le mérite) en concert – notamment défendue dans plusieurs salles ces dernières années par Renaud Capuçon (dont je n'aime pas beaucoup l'approche nébuleuse ici, mais dont je révère absolument la démarche de mettre sa notoriété au service de répertoires moins courus !).
Pour autant, il reste énormément d'inédits. J'ai ouï dire qu'un ou deux disques de ses mélodies étaient en préparation, et elles le méritent bien ! 
Son cycle Baudelaire recèle quelques pièces d'une grande inspiration, une approche originale qui met réellement en valeur la singularité des poèmes. Sa Flûte de jade recèle des pièces d'une grâce merveilleuse, comme ses Trois Princesses, mélodie strophique qui mute insensiblement à chaque reprise pour épouser le passage du temps, avec un accompagnement de piano tintinnabulant tout à fait saisissant. Enfin, le plus audacieux des trois, sa mise en musique du Cantique des Cantiques, là encore dans un langage différent, qui épouse une rêverie autour de modes hébraïques imaginaires, véritable recherche musicale pour servir au plus près l'esprit d'un texte.
Tout cela est particulièrement marquant, j'attends avec gourmandise les propositions discographiques des professionnels !

Louis Beydts (né en 1895) est surtout connu (et livresquement seulement, une seule fut gravée et publiée très discrètement) pour ses opérettes. Depuis plus de dix ans, je joue de temps à autre ses Sept Romances D'Ombre et de soleil… qui bénéficient depuis quelques semaines d'un excellent enregistrement Dubois-Raës, des mélodies vraiment ambitieuses et travaillées, petits bijoux de poésie sonore sur des poèmes désuets mais sans aucune platitude.



Pour la prochaine livraison, lieder, songs, mélodies slaves, musique de chambre, piano et clavecin solos, et quelques tubes en réduction piano !

Plus tard, j'envisage d'organiser des séries de notules avec les illustrations sonores autour de certains thèmes regroupant plusieurs de ces œuvres, pour les donner à entendre, par fragments, avec une mise en contexte qui permette d'en comprendre un peu les enjeux (et en annexe la bande intégrale du déchiffrage, pour les plus forcenés).
Parmi les thèmes auxquels je pense : représentations de la défaite et des crimes de guerre dans les opéras français post-1870 (Holmès, Gunsbourg, Fourdrain), subversion non-wagnériennes de la tonalité dans les opéras germaniques du début du XXe (Klenau, Oberleithner), naturalisme à l'opéra (Bruneau, Dubois, Dupont, Fourdrain, Lazzari)…

À très bientôt, estimés lecteurs – si le trou noir de la moralité humaine ne nous a pas tous dévorés dans l'intervalle.

mardi 2 avril 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – III – Opéra allemand


oberleithner_aphrodite_maria_jeritza.png
Maria Jeritza dans Aphrodite de Max von Oberleithner, au menu des derniers déchiffrages.

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la première notule de la série.

Pour le point sur les dernières découvertes côté opéras en français, voyez la deuxième notule de la série.



[[]]
(Choix parmi quelques œuvres disponibles des compositeurs dont les inédits sont présentés ci-dessous.)



3. Opéras allemands

En allemand aussi, une belle brassée.

Quelques énormes coups de cœur d'abord.

Carl Loewe (né en 1796) : Gutenberg !  Le sujet est original – le déroulé un peu moins, Gutenberg est amoureux de la fille du bourgmestre. L'œuvre se présente largement comme un oratorio, moins fondé sur l'action que sur des scènes de méditation un peu édifiante, avec des récitatifs rares et assez lents, des airs longs qui échappent aux formes habituelles. J'ai en particulier été frappé – comme par la foudre – par le chœur des garçons imprimeurs, avec des figuralismes incroyables qui évoquent le tintement des bruits de casse… Jubilatoire. Je voudrais enregistrer et mettre à disposition au moins ce fragment, mais c'est une pièce très vive et virtuose, il faudra pas mal de travail et de temps pour que ce puisse permettre de ce représenter vraiment ce dont il s'agit.

Pour les besoins de la série ukrainienne, je me suis aussi beaucoup plongé dans Anton Rubinstein (né en 1829); son piano (mais j'en reparlerai), son opéra français Néron (j'en ai déjà parlé dans la notule précédente), prochainement ses opéras russes (La Bataille du Champs-aux-Bécasses, Le Marchand Kalachnikov… je promets que je n'invente pas ces titres !). En plus de gagner sa vie comme pianiste concertiste de premier plan, Rubinstein a énormément composé – cela se sent quelquefois, la matière pourrait quelquefois être concentrée, des moments de fulgurance remarquables peuvent être suivis de formules plates qui auraient pu être rehaussées sans trop d'effort. On sent l'aisance avec laquelle l'inspiration coule sur le papier – et, çà et là, le besoin de relecture.
Pour autant, Rubinstein essaie beaucoup de choses assez originales, et ses oratorios en langue allemande (dans la sphère où il passa l'essentiel de sa carrière) présentent à la fois une belle inspiration et une certaine audace imprévue. Dans les sujets d'abord : Der Thurm zu Babel, grosse machine qui s'achève dans le chœur simultané des hommes, des anges et des démons – ce n'est pas de la grande polyphonie, mais tout de même, le dispositif est assez saisissant !  Sa Sulamith (de David, pas celle du Cantique des Cantiques) est écrite avec simplicité et touche juste. Mais le bijou, pour moi, c'est Christus, qui présente des scènes très rarement mises en musique – notamment une Tentation sur la Montagne, avec un Jésus caressant (et au besoin lyrique), quelque part entre celui de Beethoven au Mont des Oliviers et une veine généreuse plus ouvertement russe, tandis que Satan s'appuie sur de profonds accords graves, aux couleurs très contrastantes. Tout est très bien caractérisé, la prosodie est belle, vraiment une œuvre qui mériterait d'être reprise – j'ai vu qu'un chef descendant de Rubinstein l'a fait en Russie, mais avec de grosses coupes (le Prélude est très long, il en manque les deux tiers), des traductions d'extraits en russe et en hébreu, etc.

Ingeborg Starck (née en 1840), pianiste concertiste à succès, a essentiellement publié sous son nom d'épouse Ingeborg Bronsart (von Schellendorf) – son mari était un étudiant en piano de Liszt, compositeur, puis directeur de théâtre (Hanovre). C'est une Finlandaise suédophone ayant grandi à Saint-Pétersbourg et exercé en Allemagne, fréquenté les meilleurs cercles artistiques. Parmi ses opéras, Jery und Bätely (1873) se trouve au disque, dans le goût de l'opéra romantique du milieu du XIXe siècle, beaucoup de fraîcheur – du Flotow en plus dense. Je fus donc d'autant plus surpris en lisant Die Sühne (composé 45 ans plus tard, il faut dire, en 1909 !), d'une langue musicale assez recherchée ; certes du pur romantisme pas du tout décadent, mais largement enrichi, avec des tournures assez personnelles. Pour une compositrice aussi peu célèbre, j'ai été frappé de la qualité et de la singularité de son expression. (Son catalogue est assez réduit hors piano solo, mais comporte tout de même 4 opéras répartis sur toute sa vie, le premier composé avant ses 27 ans, le dernier à presque soixante-dix !)

Je dois aussi mentionner Le Prêcheur de Saint-Othmar, version en français assez probante de Der Evangelimann de Wilhelm Kienzl (né en 1857). (Un chef-d'œuvre de générosité lyrique sis sur une richesse musicale bien viennoise. Quantité de ses opéras attendent d'être remis au théâtre – à commencer par les quelques déjà documentés, qu'on ne représente jamais : Der Evangelimann, Der Kuhreigen, Don Quixote. Et il en existe au moins sept autres où tout est à faire !)

De Max von Schillings (né en 1868, parfois nommé Max Schillings, le « von » étant le résultat tardif d'une décoration honorifique), on dispose de nombreuses interprétations de ses trois mélodrames (déclamation parlée avec orchestre), et deux versions de Mona Lisa (l'une ancienne l'autre récente), impressionnant opéra construit en récit enchâssé et particulièrement sordide dans ses actions, au ton romantico-décadent, mais peu généreux en mélodies (une notule existe sur le sujet) ; en revanche aucun autre de ses quatre opéras n'ont été publiés en disque.
La lecture d'Ingwelde impressionne par la qualité musicale de l'accompagnement, à l'harmonie très construite, jamais prévisible ni facile, mais aussi par un beau sens de la prosodie et des lignes vocales plus marquantes que dans Mona Lisa. La veine d'Ingwelde, sujet comme atmosphère sonore, est d'ailleurs bien plus romantique-tardive que la décadente Mona Lisa.
Pourquoi certains compositeurs ne seront pas remis à l'honneur
Schillings sera vraisemblablement très difficile à remonter sur scène, considérant son attitude politique : il meurt en 1933, mais en antisémite convaincu, trouve le temps en quelques mois de s'illustrer avec zèle dans les persécutions. Président de l'Académie Prussienne des Arts depuis 1932, il refuse d'abord d'exécuter la demande de Bernhard Rust (le nouveau ministre, nazi, de la Culture) de dissoudre les sections des arts et de littérature (en particulier pour se débarrasser de Käthe Kollwitz et de Heinrich Mann, qui avaient milité pour les partis socialistes et communistes, et s'étaient spécifiquement opposés aux nazis pendant la période électorale). Kollwitz et Mann démissionnent quelques jours plus tard pour éviter d'entraîner la fermeture de l'Académie, et Schillings demande aux membres restants de lui envoyer une lettre intégrant un serment de loyauté – qui engage à « exclu[re] toute activité politique publique contre le gouvernement du Reich et vous oblige à coopérer loyalement aux tâches culturelles nationales assignées à l'Académie ».

Sans doute motivé par le fait de sauver l'Académie, Schillings est aussi un antisémite enthousiaste, et des décrets d'avril à sa mort en juillet, il a le temps d'expulser un grand nombre de membres, des indésirables politiques ou « raciaux », ainsi que le formule le ministère. Dans la liste des victimes, Thomas Mann, Franz Werfel et, côté musique, Schönberg et Schreker, pourtant protégés par de solides contrats, sont même renvoyés de leurs postes au Conservatoire de Berlin.

La réaction de Schreker, paniqué par la perspective de perdre ses revenus, a quelque chose d'assez pathétique, quelque chose d'au delà du monde réel, un peu à la Richard Strauss : incapable de comprendre l'ampleur de ce qui se jouait autour de lui et la détermination de ses ennemis, il écrit plusieurs lettres à Schillings pour bien rappeler que son père s'est converti au catholicisme, et ne manque jamais une occasion de souligner qu'il n'a jamais fait de politique et qu'il n'était pas proche de Kestenberg – ancien conseiller du Ministère de la Culture sous les gouvernements centristes, juif, partisan d'une éducation musicale populaire financée et organisée par l'État plutôt que reposant sur les initiatives locales –, persuadé que ce serait ce qu'on lui pourrait lui reprocher. Et imagine qu'en se désolidarisant des juifs et des centristes il pourra être laissé en paix.  Non, il avait simplement des ascendances juives, et rien ne pouvait le sauver de cela… tout lui est dit explicitement, et il ne le comprend pas, ne parvient pas à envisager que ce soit sérieux.
Klemperer raconte à Peter Heyworth (Conversations with Klemperer, 1973) une scène sujette à caution, mais révélatrice des attitudes de chacun : Schillings se lève, et énonce que le Führer veut briser toute influence juive sur la musique allemande. Schönberg se serait levé, prenant son chapeau, ajoutant tandis qu'il sort : « à pas besoin de me le dire deux fois ». (En effet Schönberg n'aurait même pas pris la peine, dans ses lettres à Schillings, de mentionner ses ascendances, manifestement très peu illusionné sur le résultat de la procédure.) Tandis que Schreker se serait entêté à répéter qu'il n'était pas juif.
Quoi qu'il en soit, la part active de Schillings dans le processus d'exclusion, ses convictions ouvertement exprimées, les serments extorqués, les lettres de dénonciation envoyées contre des auteurs juifs… rendent assez difficile de promouvoir sa musique à grande échelle aujourd'hui, malgré sa qualité. Le disque nous fournit des œuvres intéressantes toutefois, comme ses mélodrames ou son Quintette à cordes, et bien sûr Mona Lisa ; ses idées politiques n'y transparaissent pas. Mais qu'une institution publique ou mécène mette de l'argent dans un projet de spectacle ou une grande entreprise discographique, c'est sans doute assez difficile. Tant pis pour Schillings, je le lirai dans mon coin et s'il y a de l'argent pour des opéras inconnus, il ira à d'autres musiques tracées par des mains plus vertueuses.

Autrichien (issu de l'Empire, né en Moravie en 1868), Max von Oberleithner étudie en cours privés avec Anton Bruckner, dont il supervise la publication de la Huitième Symphonie, et qui lui dédie son Psaume 150. Oberleithner était indépendant financièrement grâce à l'industrie textile familiale, et son style ne s'apparente pas du tout à celui de Bruckner, bien plus avancé harmoniquement, dans un goût beaucoup plus décadent. Aphrodite , d'après le premier roman de Pierre Louÿs, manifeste ainsi un amour immodéré de accords majeurs avec quinte agumentée, à la base des motifs récurrents principaux, mais aussi d'une bonne partie de l'harmonie – qui fonctionne comme si ces accords étaient consonants et pouvaient servir de point d'équilibre dans le cycle des successions harmoniques. Le développement des motifs et les progressions des phrases font sentir avec vivacité le lien à Wagner, bien que l'harmonie en soit déjà au delà ; la prosodie des récitatifs doit d'ailleurs beaucoup à Parsifal, et je perçois çà et là quelques réminiscences des Meistersinger. J'ai aussi été frappé, à la lecture, par le grand nombre de récapitulations assez intenses, où motifs, thèmes, formules sont repris, mélangés, exaltés de façon très lyrique… pour laisser finalement l'œuvre continuer sur la même lancée, sans jamais conclure. Une écriture d'une traite, sans jamais de repos, toujours tendue vers la suite – comme l'acte III de Parsifal. Un bijou très frappant, qui rend curieux de lire le reste – en particulier Der eiserne Heiland, réputé son chef-d'œuvre et Abbé Mouret (d'après celui que je considère comme le plus beau roman de Zola).
→ Vous pouvez d'ores et déjà écouter de vastes extraits du déchiffrage d'Aphrodite par ici.

Paul von Klenau (né en 1883), était danois mais composait principalement en allemand. Sa Sulamith (d'après la fin de la vie de David, où elle est, dans le livret, courtisée par Salomon) représente un concentré d'harmonies travaillées et immédiatement séduisantes, particulièrement agréable à lire (tout est dans la progression harmonique, pas de fanfreluches autour), et servi par des mélodies vocales plutôt réussies, bien assises sur la prosodie.
Mais aussi Kjartan und Gudrun, un opéra écrit dans un langage dodécaphonique et pourtant particulièrement accessible : ce n'est pas du tout le dodécaphonisme schoenbergien où la répétition est proscrite… ici, tout se fonde sur une triade d'accords de quatre sons (ce qui fait douze notes), qui s'enchaîne dans une logique assez proche, à l'œil et à l'oreille, de l'harmonie traditionnelle. (Enfin, quand je dis traditionnelle, je parle bien de l'harmonie qu'utilisent les postromantiques et décadents post-wagnériens dans la première moitié du XXe siècle, quelque chose de très chromatique, coloré et changeant.)  La qualité et l'évidence du résultat, avec cette contrainte pourtant forte, m'ont beaucoup impressionné.
Il reste beaucoup d'autres opéras à découvrir dans son catalogue, dont une Élisabeth d'Angleterre et un Rembrandt van Rijn qui rendent assez curieux.



Parmi mes compositeurs chouchous, j'ai aussi lu quelques belles œuvres moins essentielles.

Le Sigurd d'Arnold Krug (né en 1849), formidable chambriste, sorte de grande cantate, ne manque pas de qualités, mais je n'y ai pas trouvé de saillances ou de personnalité qui me le rende particulièrement cher.

Das Trunk'ne Lied d'Oskar Fried (né en 1871) est assurément une belle œuvre (un lied orchestral assez long), mais elle ne touche pas non plus la qualité de finition de ses lieder avec piano, ni bien sûr de son chef-d'œuvre absolu, Verklärte Nacht pour deux voix et orchestre.

Puis tout récemment la lecture de Paul Graener, dont le legs symphonique est particulièrement impressionnant – des concertos où le soliste se fond dans un orchestre particulièrement éloquent, Aus dem Reiche des Pan aux influences debussystes, et bien sûr les irrésistibles Variationen über « Prinz Eugen » –, mais son Don Juans letztes Abenteuer (« La dernière aventure de Don Juan ») m'a au contraire paru très consonant, ménageant de grands aplats du même accord majeur assez longuement. Plaisant, mais pas du tout comparable au degré d'invention de ses œuvres symphonies ; je suis curieux de voir ce qu'il en est de ses autres œuvres lyriques (lieder et autres opéras).



Enfin, parce qu'il faut bien des déceptions, Felix Draeseke (né en 1835) m'a beaucoup surpris : j'aime beaucoup ses Quatuors à cordes très apaisés, et ses symphonies purement romantiques s'écoutent très bien – peu de saillances, mais une bonne maîtrise formel et un certain élan soutiennent tout à fait l'intérêt. Merlin ne ressemble à rien de tout cela : le langage en est beaucoup plus ambitieux, une harmonie difficile à cerner, des dissonances étonnantes (il doit vraiment y avoir des fautes d'édition également)… sans que je perçoive du tout où cela mène, tout paraît inutilement compliqué et contourné, sans réel lien avec la situation dramatique. Difficile d'accès et pas très beau, soit exactement l'inverse de ce que j'aurais pu dire de son legs instrumental, immédiatement accessible et agréable aux sens.



Parmi les projets : outre la poursuite de l'exploration chez Starck, Kienzl, Schillings, Oberleithner, Graener (malgré tout) et Klenau, je vise de me lancer dans quelques inédits de compositeurs que j'estime déjà : Don Carlos de Ferdinand Ries (Die Räuberbraut, paru chez CPO, est une merveille du premier romantisme, d'un élan ininterrompu), Dem Verklärten de Hans von Koessler (une ode funèbre que j'ai à peine regardée) et Der Münzenfranz (son opéra le plus célèbre), les opéras de Siegmund von Hausegger (Helfried, Zinnober), ceux de Hermann Wolfgang von Waltershausen, dont j'avais adoré l'Oberst Chabert (une comédie Else Klapperzehen et trois opéras sérieux Richardis, Die Rauhensteiner Hochzeit, Die Gräfin von Tolosa), bien sûr ceux d'Othmar Schoeck que Mario Venzago n'a pas encore exhumés (Don Ranudo de Clibrados, Massimilia Doni), et quantité de Manfred Gurlitt à découvrir (son Wozzeck est une merveille, sur le même principe de formes closes que celui de Berg, écrit simultanément sans concertation) : Die Heilige (d'après Hauptmann), Nana (d'après Zola), Nordische Ballade (d'après Lagerlöf) ainsi que pas mal d'autres titres qu'il nous a laissés !



Ce sera bientôt la suite avec les opéras d'autres langues, puis les autres genres musicaux !

mardi 26 mars 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – II – Opéra français


fevrier_le_roi_aveugle.jpg

Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la précédente notule.

Ici, je dis un mots de mes déchiffrages sur ce segment, sans doute le plus représenté dans la série.

Accompagné de quelques fragments de ce qu'on peut entendre au disque de ces compositeurs (mais rarement de ces œuvres…) :




2. Opéras français

L'an dernier ?

Il y a eu un cycle autour des opéras de Théodore Dubois (né en 1837) : la course dans la cîmes des châtaigniers de Xavière, le calme du prêtre, l'incroyable scène finale de l'enfoncement de la porte du presbytère !  Mais aussi le trio des bonjours dans Le Pain bis, ses ritournelles joyeuses, son langage simple mais ses modulations permanentes, ses mignardises distillées au juste endroit, typiques du style de Dubois. Un bonheur à lire, et finalement assez opérant dramatiquement. (J'ai été beaucoup moins enthousiasmé par Aben-Hamet et La Guzla de l'Émir.)

Également le tour des opéras aisément disponibles de Raoul Gunsbourg (né en 1860, directeur de l'Opéra de Monte-Carlo sur une très longue période, également traducteur d'une des bonnes versions de Parsifal en français) : une musique riche et très inspirée dramatiquement. On entend vraiment la couleur locale russe (Gunsbourg a étudié, vécu et débuté en Russie) insérée dans le langage français d'Ivan le Terrible (j'en avais parlé plus en détail dans cette notule), et difficile de ne pas être saisi par l'intrigue simple et insoutenable dans Le vieil Aigle. Son Venise est disponible à la BNF, il faudra que j'aille le copier. Les autres titres, vu les créations à Monte-Carlo, doivent être disponibles directement à Monaco, je ne sais pas comment cela se passe et je n'ai pas nécessairement les moyens (ni la patience) d'y envisager un séjour pour faire de la copie.

Impressionné aussi par la complexité de la musique pour des opéras qui s'inscrivent pourtant dans une économie dramatique post-verdienne, chez Gaston Salvayre (né en 1847, quelles scènes dramatiques extraordinaires dans Richard III ! j'avais déjà parlé de la Dame de Monsoreau) et davantage chez Camille Erlanger (mes yeux pleurent encore d'avoir lu le début de Saint Julien l'Hospitalier) – je trouve même que pour ce dernier, c'est trop. Écrire une musique à visée purement romantique avec une telle sophistication, c'est mettre à distance le lyrisme et compliquer la tâche un peu inutilement. Mais fascinant, et plutôt réussi.

J'ai aussi exploré Henry Février (né en 1875), avec émerveillement. Au disque, on n'a que Monna Vanna (sans la fin…), mais quel bonheur de lire La Damnation de Blanchefleur !  Certes, il ne se passe rien, mais la musique y est si belle, généreuse, caressante, opposant les effluves d'Orient à la rectitude médiévale européenne, et les utilisant comme principe à la fois dramatique et musical… que je succombe tout à fait. Il faudrait vraiment une proposition scénique très plastique, du genre Castellucci, pour ne pas ennuyer le public, mais au disque, tout le monde serait ravi d'entendre ça, je vous assure.
J'ai été plus mitigé sur Le Roi aveugle, concept génial (le roi est aveugle, donc les personnages doivent sans cesse décrire, ce qui permet à la musique de se déployer suggestivement), qui commence avec une magnifique scène maritime post-debussyste, racontée en même temps qu'elle est mise en musique !  Hélas, ça se dérègle un peu à la fin du premier acte (autour de délires d'inceste et de viol par procuration assez perturbants), et le deuxième, même musicalement, n'en revient jamais tout à fait. Décevant par rapport à la promesse liminaire, mais très beau tout de même !

Félix Fourdrain (sur un bon conseil d'Alexandre Dratwicki) est davantage en-dessous des radars (moins de réductions piano-chant diffusées), tout simplement parce que, bien que né à Paris (en 1880), ses opéras majeurs ont été créés en province !  La Glaneuse à Lyon en 1909, Vercingétorix à Nice en 1912, Madame Roland à Rouen en 1913… Moins de recensions dans les journaux, moins de diffusion des partitions piano-chant dans les familles (tout simplement parce qu'une série en Province représente moins de spectateurs). Et pourtant, le savoir-faire est là !  En particulier dans Vercingétorix, où les motifs récurrents s'entrecroisent, et où la tension musicale excède d'assez loin le livret – lorsque le héros revient victorieux, l'attente du village était tellement insoutenable que j'étais personne qu'on allait annoncer une terrible défaite, ou même voir apparaître l'ennemi ! Assez jubilatoire, même si la platitude mignarde des ballets (en rupture totale avec le drame lui-même) et certains ressorts dramatiques déçoivent. [Vidéo Twitch de la captation de la première lecture de l'acte I en piano seul et de l'acte II tout en chantant, avec commentaires intégrés.]
À l'inverse, le Vercingétorix de Joseph Canteloube, grosse déception : pas du tout folklorisant, très sérieux, peu de matière musicale et un livret impossible (au bout d'un acte il ne s'est toujours rien passé). Je n'ai pas fini de le lire cela dit, il pourrait toujours y avoir des surprises.

Autre coup de cœur, l'Héliogabale de Déodat de Séverac : langage assez étonnant, très diatonique, peu d'altérations, beaucoup de notes conjointes… mais aussi beaucoup d'accords enrichis (de quatre ou cinq sons), si bien que d'une matière peu audacieuse, le résultat se pare de couleurs brouillées assez belles. Je n'ai pas compris tout le livret – la fin en particulier, il semble manquer des éléments (interscènes parlées ?) –, mais on a tout le même droit à une belle scène de l'emblématique assassinat par les fleurs. Les actions de l'empereur sont mises en parallèle, prévisiblement, avec des scènes (moins intéressantes) de chœurs de chrétiens, à nu, très réguliers, sans grandes surprises.

J'ai aussi mis les doigts sur Érostrate d'Ernest Reyer (né en 1823), rare évocation du criminel au nom éternel – bien sûr, c'est une femme coquette qui le pousse à cette extrémité. Les deux chefs-d'œuvre de Reyer sont sans conteste Sigurd et Salammbô, œuvres d'une inspiration absolument considérables, déjà documentées par le disque ou par des bandes de concert – et postérieures de plus de vingt ans au précédent opéra écrit par Reyer, Érostrate justement. La différence est très perceptible : ses premiers opéras, Maître Wolfram et La Statue, m'ont paru assez plats (assez peu de variété harmonique) en lecture silencieuse. Mais Érostrate, qui m'avait de même paru négligeable, mérite vraiment d'être remis au théâtre, beaucoup de belles choses, plutôt simples, mais jamais totalement évidentes ou prévisibles.

J'ai bien sûr relu Patrie ! d'Émile Paladilhe (né en 1844), le pendant de Don Carlos, décrivant les souffrances des Flamands opprimés par l'Espagne, se révoltant dans un sublime mais vain effort. Très grosse partition, beaucoup d'ensembles, une œuvre qui vaut pour son pittoresque plutôt que pour sa substance musicale sans doute, mais très bien pensée dramatiquement, variée, avec de superbes récitatifs… voilà qui mériterait d'être remonté, et impressionnerait le public. (Mais typiquement le genre d'œuvre qu'il ne faudrait pas remonter dans une proposition Regie, le public cible serait le public d'opéra italien qui aime les grandes voix et les beaux décors.)

Chez Vincent d'Indy (né en 1851) non plus, malgré un (très beau) disque du (passionnant) L'Étranger et au moins trois bandes radio de Fervaal (dont celle, remarquable, de Radio-France avec Arquez, Spyres et Bou), deux grands drames ambitieux aux allures postwagnériennes évidentes (Fervaal pastiche même, en de nombreux endroits, des idées de Tristan, de La Walkyrie, de Parsifal), et particulièrement réussis… tout n'a pas été exploré, loin s'en faut. Je n'ai toujours pas trouvé l'horrible passage antisémite contre lequel tout le monde m'a mis en garde dans La Légende de saint Christophe – ce n'est en tout cas pas du tout le sujet de l'œuvre, assez peu intéressant du reste, et même musicalement, en deçà de l'imagination des deux autres. Mais il reste aussi des d'Indy comiques qui n'ont jamais été rejoués, bref, il y aura de quoi faire.

Quelques rares déceptions néanmoins dans ce parcours : La Montagne noire d'Augusta Holmès (née en 1847), et même, dans une moindre mesure, Ludus pro Patria (dont est tiré le fameux interlude amoureux devenu à la mode dans les concerts symphoniques) – tout est écrit en grands aplats, la réduction piano fait des arpèges d'un accord sur une ou deux mesures. Assez plat dans la Montagne, d'un sens épique davantage réussi pour le Ludus, il faudrait vraiment l'entendre avec orchestre ; cependant ses poèmes symphoniques déjà enregistrés laissent entendre une orchestration assez peu subtile (tapis de cordes et mélodies aux cuivres, typiquement), qui ne devrait pas changer fondamentalement l'aspect de l'ensemble – ce doit tout de même produire son effet, surtout avec les belles lignes vocales du Ludus.
Le bijou dramatique d'Holmès a déjà été remonté (avec piano) par la Compagnie de l'Oiseleur il y a quelques années, c'est Lutèce, étonnante ode aux vaincus (les Gaulois, symbolisant les Français d'après 1870) qui ne laisse aucune place à l'espoir de revanche, simplement la sublime déréliction issue d'une défaite valeureuse.

Également les frères Hillemacher, dans leur Fra' Angelico (évidemment centré autour d'une amourette, mais plus chaste et édifiance que de coutume), m'ont surtout surpris par d'étranges audaces difficiles à comprendre au sein d'un langage beaucoup plus conversateur : j'ai peine à suivre leur logique harmonique, sans que ce soit chromatique ou sophistiqué pour autant… erreurs multiples dans l'édition ?  En certains endroits, c'est évident, mais pour le reste ?

Enfin le Néron d'Anton Rubinstein, pourtant un compositeur considérable – ses opéras russes bien sûr (dont le fameux Démon, Le Marchand Kalachnikov et La Bataille du Champ-des-Bécasses) beaucoup de très belles œuvres pour piano, mais aussi des oratorios allemands marquants comme son vaste Moïse, son ambitieuse Tour de Babel, son très original Christus (avec une rare scène de Tentation sur la Montagne !).
Pour autant, l'inspiration semble totalement absente pour ce Néron. Quand je dis absente, c'est qu'il plaque (littéralement) le même accord d'ut majeur sur le même rythme dans le même renversement sur plusieurs mesures… et cela arrive tout le temps. Formules les plus plates possibles, les plus répétitives, prosodie moyenne… vraiment aucun relief musical, du remplissage à partir de formules déjà très pauvres, même par rapport aux standards des petits maîtres. Je me suis arrêté à l'acte I, je n'en pouvais plus.
Unique opéra en français, une commande pour l'Opéra de Paris qui n'a finalement pas été représentée, de mémoire. J'en reparlerai dans les notules de la série ukrainienne où j'ai inclus Rubinstein (pourquoi ?).

--

Parmi les projets : les Dubois (Frithjof, Circé, Miguela), les Salvayre (Le Bravo, Egmont, déjà survolés), les Gunsbourg (Venise, Maître Manole, Satan, Lysistrata, Les Dames galantes de Brantôme, quels sujets !), les d'Indy restants (Attendez-moi sous l'orme, Le rêve de Cinyras, La Cloche).
Mais aussi Vanina de Paladilhe (d'après une nouvelle de Stendhal qui me semble calibrée pour l'opéra !), davantage sur Adalbert Mercier (dont l'Elsen m'avait beaucoup plu… on trouve très peu de documentation sur lui en open source), Bachelet (Un jardin sur l'Oronte, beau sujet lyrique là aussi), Hirchmann (finir Hernani qui est très réussi, regarder aussi Bastille et les opérettes), finir Le Retour de Max d'Ollone, aller jeter un œil sur Sophie Gail, Guiraud, Delvincourt, Le Flem, peut-être la cantate de Dutilleux pour le Prix de Rome qu'il ne voulait absolument pas diffuser (L'Anneau du roi)… et sans doute m'intéresser aux figures de province pour ne pas être limité aux compositeurs préférés de la capitale.

Et une fois que j'aurai avancé ainsi au doigt mouillé, il me restera à éplucher les saisons des grandes institutions françaises du passé, et à aller jeter un œil aux partitions de ce qui s'y donnait. (Idéalement, en couplant cela avec des lectures de presse d'époque, comme je l'avais fait pour Ivan le Terrible de Gunsbourg.)

--

Il reste encore pas mal de déchiffrages à évoquer : opéras en allemand (quelques-uns aussi en russe et ukrainien), mélodies françaises, lieder, songs, mélodies slaves, œuvres pour piano ou clavecin, musique de chambre, ainsi que quelques œuvres orchestrales, chorales, ballets ou cantates.

Puis nous en viendrons à la prospective : que faire de tous ces déchiffrages ?

Un an et demi de déchiffrages d'inédits – I – S'améliorer au piano


anton_rubinstein_moulage_mains.jpg
Moulage des mains d'Anton Rubinstein, tellement immenses que son pouce peinait à ne pas accrocher les touches alentour. J'en parle dans le podcast Musique ukrainienne, épisodes 23 et 24.

Je n'ai pas le temps de commenter quotidiennement, sur les réseaux ou sur Diaire sur sol mes déchiffrages d'œuvres encore inédites, mais je les poursuis. Avec à la clef beaucoup de découvertes frappantes.



1. S'améliorer au piano

Depuis que je me suis remis quotidiennement au piano, à l'été 2022, je suis impressionné par le chemin parcouru, atteignant (après des années de très chiche pratique, moins d'une fois par mois) un niveau que je n'avais pas approché, même dans mes étés de jeunesse où je pouvais passer une partie de la journée à taquiner l'ivoire.

C'est la source de beaucoup d'interrogations, à commencer par celle-ci : qu'est-ce qui fait que, pendant toutes ces années, je n'ai pas progressé ?

a) Évidemment, la régularité, on le dit toujours, est la clef du succès. Mieux valent 20 minutes quotidiennes que 180 une fois par semaine. Je l'éprouve d'ailleurs très immédiatement, si je pars une semaine loin d'un piano, ou suis trop accaparé par d'autres objets pendant un temps équivalent : immédiatement, l'aisance est moindre, et je dois retravailler pendant quelques jours l'interface cerveau-doigts non pour lire correctement, mais pour avoir les réflexes assez rapides en lecture à vue.

b) Je crois cela dit que, bien que n'ayant pas beaucoup pratiqué pendant un assez grand nombre d'années (je jouais juste lorsque j'allais accompagner des amis pour des schubertiades), le fait de lire beaucoup de musique, d'en écouter aussi, entretient tout de même un certain nombre de réflexes : j'ai probablement progressé en lecture pendant le temps même où je ne jouais pas.
Et c'est capital pour le déchiffrage : lorsqu'on est dans un langage harmonique donné, on sait instinctivement (même sans rien intellectualiser sur les fonctions des accords) qu'on ne peut pas avoir telle ou telle altération, tout doute de lecture à cause d'une reproduction de piètre qualité ou de nombreuses altérations accidentelle est résolu par l'ambiance sonore et les habitudes harmoniques de la pièce. (Je m'en suis aussi aperçu en pratiquant l'improvisation après avoir joué une œuvre… on baigne dans une logique propre à ce morceau, qu'on assimile intuitivement.)

c) Lorsque j'ai repris, le moteur était le fait de jouer des œuvres que je voyais désormais disponibles dans le domaine public et que je voulais découvrir ou tester en réduction piano (opéras de Kienzl, symphonies de Mendelssohn, quatuors de Beethoven, etc.). Et je crois que cela, par rapport à la répétition de morceaux déjà connus, où l'on est tenté (si, comme moi, on lit vite mais qu'on a de mauvais doigts) de jouer à un tempo peu adéquat au déchiffrage… si bien que l'on reproduit, à chaque lecture, les mêmes fautes, les mêmes flous.
Jouer des morceaux inconnus impose de réellement jouer ce qui est écrit pour entendre le résultat souhaité par le compositeur ; cela autorise aussi à prendre un tempo plus lent convenant à une lecture, plutôt que de chercher à escamoter pour sonner comme le thème que l'on a déjà dans l'oreille.
Ce faisant, on lit vraiment dans le détail, on fait sonner les harmonies, et à la lecture suivante, on connaît le morceau plus en détail – on a une vision précise de ce qui est contenu, pas comme lors d'une lecture a tempo récurrente où l'on escamote à chaque fois (comme je l'ai fait pendant des décennies).

d) J'ai aussi, à ce moment-là, travaillé dans l'optique d'accompagner des chanteurs ou des instrumentistes, si bien que j'ai beaucoup moins pratiqué mon exercice habituel de réduction à vue. Là aussi, si l'on réduit à vue (pour intégrer les lignes de chant aux portées du piano), on fait toujours des compromis, on ne peut pas tout jouer, ou pas en rythme, et à moins de le préparer très sérieusement, cela affecte le résultat. Le fait de me concentrer sur la partie écrite a permis, là aussi, de lire à fond ce qui était écrit, de trouver des doigtés possibles pour des formules prévues pour le piano, au lieu de transiger en permanence avec des injonctions impossibles à résoudre, menant à des résultats flous.

e) En lisant lentement, j'ai aussi, moi qui me suis toujours refusé, en tant qu'amateur, à m'imposer des séances d'exercices ou de gammes (j'ai développé dans cette notule toutes les raisons pour lesquelles je pense qu'il est absurde de s'y contraindre si on n'y éprouve pas du plaisir ou si l'on n'a pas d'objectif particulier), fini par comprendre les doigtés (sans jamais m'arrêter pour les choisir) des gammes et arpèges de base. Si on y va à tempo suffisamment modéré, on a le temps d'égrener toutes les notes, et pas seulement d'imiter un geste global, et ainsi, au fil de quelque temps, les meilleurs doigtés finissent pas devenir des réflexes.
[Quand je dis lecture lente, on entend très bien les idées mélodiques et la progression, mais clairement, cela suppose de modérer autant que possible, ou de faire évoluer le tempo selon la difficulté des passages.]

f) J'ai constaté aussi des améliorations très nettes en rythme – j'ai grandi comme pianiste seul dans son coin, et développé une certaine désinvolture rythmique, couplée à une absence de facilité sur ce point –, mais elles sont plus conscientes : je me refuse à vraiment compter de façon fastidieuse, mais j'ai fini par développer des alternatives efficaces. Cela fait justement partie de ce qui peut être travaillé, et amélioré à tempo lent.
Notamment une chose toute simple, que tous les musiciens sentent, mais qu'on ne m'avait jamais expliqué : pour phraser avec naturel tout en respectant le rythme, il faut moins décompter mathématiquement sont 2 pour 3 ou son 7 pour 4 que sentir le point d'arrivée commun, et viser que les phrases y tombent, en essayant de conserver les notes égales entre elles. Le geste se réalise assez instinctivement. Et puis, à l'usage, on finit par savoir ce que fait un triolet dans une mesure binaire, sans plus réfléchir à l'équivalence : un triolet, c'est ça.

g) Plus surprenant pour moi, ma technique digitale s'est aussi améliorée. Je pense justement qu'en prenant le temps de bien lire chaque note (et en jouant aussi sur des pianos différents, dont mon piano déréglé) et de jouer de façon moins globale, j'ai pu appliquer la fameuse maxime du poids du bras. Et ce n'est pas qu'une coquetterie de professionnels pour obtenir le meilleur son possible, ça change réellement toute la pratique !  Quand on joue avec le bout des doigts, parfois la touche ne s'enfonce pas bien (même sur un piano bien réglé), on n'obtient pas la nuance souhaitée, on est collé au piano… en donnant les impulsions, note à note (important dans les traits !), avec le poids de tout le bras (voire de tout le corps), on a l'impression de rebondir, et surtout de contrôler toutes les dynamiques sans aucun effort, un peu comme un violoniste gère l'infiniment petit avec le bout de ses doigts, dans le prolongement de toutes les articulations du bras.
Ce fut une grande surprise que d'éprouver dans ma chair l'effet de grands préceptes qui m'avaient jusque là paru abstraits. (Et en effet, pour les empreintes que j'ai lues en avance ou que j'ai l'habitude de jouer, l'impression de facilité, comme si l'erreur n'était pas possible, alors que j'étais toujours un peu tremblant au moment d'appuyer, chacun de mes doigts pouvant faiblir.) Faire sonner une note isoler au milieu d'un accord devient aisé, par exemple.

Il y a quelques semaines, je jouais à vue un opéra dodécaphonique danois ; et cet après-midi, je me suis surpris tout seul, à jouer la Cinquième Symphonie de Mendelssohn en entier (sur une réduction piano déjà existante) – avec peu de fautes de lecture, de fausses notes, de difficultés escamotées, et pourtant sur un piano déréglé où certaines touches ne se relèvent pas ! (oui, au bout de quinze ans sans accord, mon piano a besoin d'une révision, ma reprise intensive a vraiment tout fait bouger dans l'instrument et certaines notes « hurlent » même avec la sourdine ; je suis d'ailleurs preneur d'adresses de bons accordeurs à prix accessibles pouvant venir à Paris XI)
C'est là où j'ai mesuré le chemin parcouru – il y a deux ans, j'aurais simplement pu jouer la chose en la simplifiant, pas faute de pouvoir la lire, mais faute de doigts.

Évidemment, ceci constitue le partage d'une expérience subjective, hors de question de suggérer que je joue bien du piano – rien ne serait plus trompeur que de l'affirmer. Quand je dis « peu de fautes », on est très loin de ce qu'on pourrait attendre pour un concert, même dans le cercle amical en amateur je n'imposerai pas quelque chose d'aussi imparfait ; mais pour rendre compte d'une œuvre, la plupart des informations contenues dans la partition sont audibles. Autrement dit : les harmonies sont presque toutes bien lues. Les autres paramètres sont plus difficiles à intégrer parfaitement.

Mais je trouve intéressant qu'alors que je visais simplement la reprise plus régulière de l'accompagnement de chanteurs, le déchiffrage de quelques doudous (opéras, symphonies et quatuors, surtout) et quelques découvertes d'inédits, toutes ces choses se soient passées sans que je les prévoie. Je partage donc ici autant les effets de la pratique – mais est-ce universalisable, sans doute pas, tout dépend d'où l'on vient et des objectifs visés – que de l'expérience subjective vécue lors de cette étrange transformation.

En réalité, il s'agit surtout d'un long prolégomène avant de passer à un survol du répertoire joué en un an et demi, puis de m'interroger (et de vous interroger) sur l'avenir de cette pratique – que faire de ces déchiffrages ?

Pour l'instant, la liste est et quelques premières lectures ont été mises à disposition sur ce serveur pour des amis qui m'avaient passé commande, mais je reparlerai de tout cela.

vendredi 1 décembre 2023

Les périmètres de l'improvisation – « pochette-surprise », Zygel & pupils 2023


Concert annuel de la classe d'improvisation de Jean-François Zygel au CNSM (24 novembre). Cette fois avec pour thématique principale Bach (ce qui contraint quand même beaucoup harmoniquement l'improvisation, hélas), et même plus précisément des inspirations d'œuvres spécifiques : Premier Prélude du Clavier bien tempéré, Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, mouvement lent du Concerto Italien, Allemande de la Quatrième des Suites Françaises, un choral de la Passion selon saint Matthieu

L'occasion de méditations sur la pratique de l'improvisation.

--

Les artistes

Énormément d'univers, de science et de talents combinés, comme d'habitude. On a pu entendre, par ordre de passage :

Mehdi Telhaoui, pour une belle Toccata qui reprenait habilement tous les codes, puis une improvisation libre très réussie (là aussi, on coche toutes les cases, beaucoup de belles harmonies, d'évolutions intéressantes, de contrastes, et un thème principal que j'ai trouvé très intéressant, un peu disjoint mais paradoxalement très mélodique) ;

Abel Saint-Bris, improvisation sur l'Allemande en mi bémol de la quatrième des Suites Françaises, puis improvisation libre. Esthétique dans les deux cas très claire, évoquant l'univers harmonique du musical theatre (la comédie musicale anglophone) ;

Adrien Avezard, dans une adaptation du Premier Prélude du Clavier bien tempéré qui m'a paru suivre de près le modèle (de façon peu intéressante), avec des clins d'œil un peu lourdement affirmatifs comme la reprise littérale des arpèges la Première Étude Op.10 de Chopin – qu'il a dû bosser, et faire la références aurait pu être amusant, mais pas aussi littéralement et aussi longuement. Improvisation libre en revanche très réussie, avec son thème qui semble issu du même univers, mais traité d'une façon plus dégingandée et méphistophélique ;

Kolia Chabanier, qui frappe par son assurance (improvisation manifestement bien préparée), programme libre ouvert par des accords soudains, avant des motifs qui reviennent d'une façon joliment travaillée (j'ai pensé aussi bien à Star Wars qu'aux films muets). Moins intéressé là aussi par l'improvisation Bach en duo deux pianos avec Kellian Camus (dont la propre improvisation libre tire un peu plus vers le jazz), fondée sur la Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, belle réalisation qui reste encore très proche de Bach – et qui a dû être très préparée, pour pouvoir gérer ce genre de progression harmonique et contrapuntique sans la moindre sortie de route.

→ C'est d'une manière générale toute la question, l'improvisation occupe tout le continuum depuis tirer un thème dans un chapeau – ce que sont capables de faire ces étudiants – jusqu'à une forme de composition totalement préparée mais ouverte, non écrite, sujette à des amendements sentis dans l'instant.

¶ À cause d'une tendinite, Thomas Ficheux n'a joué que de la main gauche, et après un début un peu andalou (sans doute pour habiller une matériau contraint par le peu de doigts disponibles), le voyage m'a paru vraiment complet et très réussi, il parvient à combiner un thème et un accompagnement avec sa main unique, sans expédients purement pianistiques. Belle qualité d'inspiration.

Sinan Asiyan propose son improvisation sur un choral de la Passion selon saint Matthieu, assez proche de l'original, la main droite opère une animation douce (à l'aide d'une formule assez stable) et la main gauche joue la mélodie dans le grave ou l'aigu. J'ai davantage aimé son improvisation libre, très dynamique, un côté Semaine grasse de Petrouchka dans les harmonies et les climats.

¶ Dans l'improvisation libre de Lucien Legrand, j'entends davantage l'influence des romantiques décadents et de l'atonalité, avec un beau travail sur la résonance. Le résultat sonore m'a assez évoqué les deux premiers Clairs de lune d'Abel Decaux. En duo avec Demian Martin, c'est ensuite une improvisation en mode octotonique, manifestement très concertée, pas d'hésitation dans les chemins harmoniques, très cohérente – mais là aussi moins touchante.

¶ L'improvisation de Denian Martin m'a laissé assez perplexe : elle commence assez traditionnellement par des bouts de Debussy, puis cite à plusieurs reprises une phrase entière du cinquième mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler (la grande phrase lyrique de l'alto dans Bim, bam), littéralement, et en fait même son plat de résistance. Je n'ai pas bien compris l'intérêt : qu'on ait des réminiscences en improvisant, c'est entendu, mais citer une œuvre préexistante sans l'intégrer ni la retravailler, quel est l'intérêt, à part étaler sa mémoire ? J'ai même ressenti une certaine gêne en imaginant pouvoir être mystifié, sans doute pas avec une symphonie de Mahler, mais d'autres choses moins célèbres qui seraient réutilisées sans vergogne par des improvisateurs peu scrupuleux, s'attirant les bravi en puisant les meilleurs thèmes d'une Sonate d'Alfano ou d'une Symphonie de Klenau… J'aurais été très curieux de converser avec lui et d'entendre aussi le debriefing de J.-F. Zygel avec lui : s'est-il laissé emporté par un souvenir sans arriver à se rappeler de sa provenance ? a-t-il cru au contraire étoffer à bon compte son improvisation ? était-ce un clin d'œil un peu trop affirmatif ?

→ La question de la citation est donc revenue plusieurs fois ; à mon sens, pour qu'elle soit intéressante, il faut certes qu'elle soit identifiable, mais aussi qu'elle soit le moins platement explicite possible ; éviter de citer toute la phrase (juste un fragment, pour laisser à l'auditeur le plaisir de restituer mentalement le reste), et bien sûr la déformer, l'intégrer au langage et au propos de la pièce. Sans quoi on se retrouve avec une simple exécution d'une œuvre déjà connue.

¶ Je me suis un peu posé la même question pour Arnaud Dedeycker dont l'improvisation d'après le mouvement lent du Concerto italien se démarquait peu du modèle, créait en tout cas peu de surprises, mais dont l'improvisation libre, surtout, multipliait là aussi les emprunts. Notamment les traits de la fin de l'étude Op.25 n°11 (« Vent d'hiver ») de Chopin, vraiment réutilisés tels quels. Certes, ce n'est qu'un trait et ça vaut bien une gamme, mais là aussi, l'emprunt m'a paru posé là sans réelle intégration, comme un expédient pour dire quelque chose d'efficace, mais qui ne répond pas nécessairement à la logique de la pièce. (Et là encore, la question de la paternité me trouble un peu.)

¶ Enfin Hijune Han, qui semble un peu chercher sa voie dans l'improvisation d'après les Partitas pour clavecin, j'ai l'impression d'y percevoir quelques hésitations, j'y entends surnager du matériau issu de Chopin et, plus étrangement… d'Iphigénie en Tauride de Gluck ! Là aussi, j'aurais aimé pouvoir en parler avec elle, savoir si c'était délibéré, si c'était bien son modèle, quelque chose qu'elle avait lu récemment, etc. Son improvisation libre en revanche, bondissante, imaginative et figurative, était particulièrement réussie.

Final en tournante, avec les 11 élèves qui se relaient pour des improvisations à deux, chacun laissant sa place une fois qu'il a rapidement développé une idée qui se concaténait à l'improvisateur précédent – je veux dire par là qu'ils ne s'arrêtaient jamais de jouer, qu'un pianiste venait rejoindre le premier sur le second piano, que les deux se superposaient jusqu'à ce que le premier laisse sa place à un troisième qui se superposait alors au deuxième, etc.
Ce n'est évidemment pas la proposition la plus cohérente ou persuasive de la soirée, mais l'évolution de la matière au gré des rencontres de personnalité et le savoir-faire harmonique de ces jeunes gens, leur réactivité, forcent l'admiration.

--

Les questions

Si je vous raconte cela, c'est que l'expérience permettait d'explorer quelques aspects de l'exercice d'improvisation.

Le degré de préparation peut être très variable : des improvisations à deux où le canevas harmonique était clairement convenu entre les musiciens, des sujets donnés plus ou moins à l'avance (il me semble que Zygel propose souvent des sujets la veille seulement) et donc une part de préparation / composition invérifiable (si c'est donné une semaine à l'avance, ce peut tout à fait être une composition apprise par cœur, à peu de choses près), ou un véritable élan du moment. J'ai été très marqué par le concept des improvisations de Xavier Busatto (1,2,3,4,5,6,7), ancien élève de la classe, capable d'improviser des tableaux très cohérents avec des contraintes fortes choisies dans l'instant (« God Save the King un jour de pluie dans le style d'une fugue de Bach », « la Marche funèbre du Crépuscule des Dieux chez les Schtroumpfs dans le style de Messiaen »…), dont le dispositif ne permet pas la préparation. Mais Jean-François Zygel le soulignait lui-même, l'improvisation couvre un large spectre de préparations plus ou moins assidues – typiquement, on ne va pas accompagner un film la fleur au fusil, sans l'avoir vu ni préparé quelques thèmes, anticipé quelques effets.

♦ Ma propre pratique de l'improvisation, depuis quelques mois – j'ai été inspiré par le dialogue entre un maître et son élève sur la nécessité de « lâcher prise », de ne pas chercher à contrôler la logique harmonique de tous les enchaînements –, m'a fait comprendre l'importance d'un catalogue mental de références. Et en effet, je n'improvise jamais mieux que lorsque dans ma tête je prends un modèle mélodique, harmonique ou rythmique d'une œuvre existante, quitte à le déformer tellement que personne ne pourrait en deviner la provenance. Mais disposer de ce répertoire formules donne un très bon point de départ pour savoir comment on peut faire sonner telle ou telle intention. En général, mes improvisations (exercice tout frais pour moi) consistent à chromatiser et enrichir des motifs, à les faire dériver, dissoner, et souvent à en superposer deux ou trois ; le fait que la matière en soit empruntée ou inspirée importe peu, puisque le parcours va mener très loin du style original – ne serait-ce que parce que ma maîtrise est insuffisante pour réaliser exactement ce que je voudrais dans le style de départ !
La question se pose avec plus d'acuité quand on réutilise vraiment littéralement des formules appartenant à d'autres compositeurs. J'ai été parfois perplexe, presque mal à l'aise, lorsque ces improvisations libres débouchaient sur des citations, drolatiques mais très littérales, ou vraiment intégrée comme s'il s'agissait d'une composition de l'improvisation. (Le décalque exact de Mahler 3 m'a vraiment plongé dans des abîmes de perplexité.) Il y a là tout un jeu sur l'authenticité du geste, la paternité, l'importance ou non du caractère original / imputable, du mérite individuel, qui est en fin de compte assez subtil à débrouiller.

♦ Si j'ai moins aimé cette séance d'improvisation que les précédentes pochettes surprises (ou que les improvisations sur films muets des élèves de la classe, toutes les semaines à la Fondation Pathé), c'est sans doute en raison de quelques paramètres défavorables.
D'abord l'utilisation de pièces préexistantes, qu'il faut bien citer et qui conditionnent le langage, le cadre, l'imagination ; ce n'étaient pas seulement des improvisations sur Bach (ça pourrait être « les enfants de Bach », « la prière de Bach », « l'échauffement de Bach », « Bach sous la douche », « Bach fait du ski » ou que sais-je…), mais des improvisations sur des mouvements précis d'œuvres de Bach, avec des références d'autant plus littérales et étroites à sa musique.
Ensuite le langage lui-même de Bach, tout de même très spécifique (et un peu archaïsant pour des improvisations utilisant tout le patrimoine jusqu'au XXIe siècle), qui rendait souvent les débuts un peu formels, et semblaient souvent empêcher l'envol.
Mais je pense aussi et surtout qu'il manquait la dimension humoristique (les petites histoires de voisins, de clef oubliée, de pluie pendant une nuit de veille, parfois convoquées pour ces séances) et narrative, ou en tout cas quelque chose qui fasse entrer l'imagination en relation avec la musique, au lieu de simples improvisations libres « pures » (et qui se sont parfois avérées moins pures qu'inspirées de corpus préexistants). De même qu'à l'opéra, le texte et la musique se joignent pour augmenter l'émotion, en improvisation un programme un peu vague et évocateur, voire loufoque, permet souvent de rendre l'exercice plus fécond chez les interprètes-compositeurs, et plus stimulant et roboratif pour les auditeurs !

--

Ayant lancé ces profondes méditations sur le sens de l'improvisation (et de la vie), je vous laisse en proie à votre intense perplexité tandis que je m'en vais préparer quelques autres pensées issues de concerts… et bien sûr les prochaines notules de fond. (Je devrais parler prochainement d'œuvres collectives !)

mardi 26 septembre 2023

Max von SCHILLINGS – Ingwelde (1894)


(déchiffrage piano)

Un opéra que vous n'entendrez peut-être jamais.

Drame médiéval autour d'un père et du fils adoptif qu'il a fait venir dans sa famille pour l'élever. Ça chauffe. Le père de famille refuse évidemment sa fille au jeune homme de moindre lignage.

La musique est pleine d'invention, l'accompagnement remarquablement riche, d'un postromantisme généreux et sophistiqué, la ligne vocale belle, expressive, naturelle. Le résultat est tout à fait dramatique et assez passionnant… Je n'en ai lu que l'acte I, un petit bijou dont j'ai hâte de découvrir la suite !

Alors pourquoi ne l'entendrez-vous jamais ?


C'est que Schillings était membre du NSDAP, et si zélé que bien que mort en juillet 33, il avait eu le temps d'expulser Mann et Werfel, de faire démissionner Schönberg d'un poste à vie, de mettre Schreker à la retraite et de dénoncer diverses personnes juives pour les mettre à l'écart (et en danger).

Pas évident de le célébrer, de le marketter, d'encaisser la polémique en le programmant plutôt que Schulhoff ou Waltershausen. Quand on voit que Venzago a fait récrire le livret en profondeur pour jouer Das Schloß Dürande de Schoeck – qui ne parlait décidément pas de nazisme, et dont le compositeur n'est pas lié à l'idéologie natio-so non plus (c'était le vocabulaire du livret qui posait problème) –, tout en se confondant en excuses et justifications diversement convaincantes, fournies par un comité scientifique & éthique ad hoc… on imagine la difficulté de remonter une œuvre ambitieuse et narrative comme un opéra, d'un compositeur aussi ouvertement compromis (et humainement détestable).

CPO fera peut-être une captation dans un petit théâtre courageux qui le présentera avec une mise en scène « déconstruite », mais il est très probable que vous ne l'entendiez jamais. Peut-être fournirai-je la bande de mon déchiffrage pour les curieux.

Détail surprenant, l'opéra a semble-t-il donné son nom à l'astéroïde 1905 QG de la ceinture principale !

[déchiffrage piano] Schubert, Quatuor n°14



Relecture des deux premiers mouvements (souvent joués ces dernières années), déchiffrage des deux autres, finalement accessibles.

L'une des rares œuvres, vraiment, où les années passent et où la fascination ne décroît pas – en particulier frappant chez Schubert, où je trouve que le charme essentiellement mélodique s'émousse plus vite que chez d'autres (l'Arpeggione, les Sonates, même les symphonies… une fois qu'on a intégré les mélodies et qu'on s'est habitué aux modulations toujours inspirées, il reste peu à découvrir).

Mais les lieder et peut-être plus encore les quatuors (en particulier les 13 et 14, bien sûr), l'admiration reste intacte.

Ici, le tuilage des triolets dans le premier mouvement est absolument vertigineux, je ne m'en lasse décidément pas, et c'est encore plus grisant à sentir sous ses doigts. Le reste du mouvement (le pont, le thème B…) est plus lyrique, plus répétitif, moins contrapuntique, il ménage moins de surprises à la réécoute – et il est très difficile à exécuter au piano avec la virtuosité violonistique à superposer à toutes les voix, et avec les doigtés qui ne sont pas pensés pour l'instrument évidemment (vraiment patent dans les exaltantes volutes sauvages du violoncelle, à jouer à la main gauche et qui semblent écrits pour la main droite…).
La fin du mouvement est un extraordinaire moment de grâce, sorti d'on ne sait où : une sorte de coda lente, où le matériau est réutilisé mais s'épure totalement, où les modulations originales (et très expressives, on passe d'abîme en abîme émotionnels) font sans cesse changer le discours de direction. Une sorte de Transfiguration. Je trouve cela, même après des années de mélomanie à explorer les catalogues, absolument hallucinant pour 1824 – je lui donnerais volontiers 50 à 70 ans de plus (même si le style d'autres tournures a certes muté dans l'intervalle).


De même pour les variations sur le lied de Claudius, on à peine à croire à cette liberté et cette qualité d'invention. Il y a bien sûr les moments très touchants comme le solo de violoncelle de la deuxième variation, mais les accords furieux de la troisième (je pense à la chaconne d'Armide de LULLY, mais je suis sans doute un peu conditionné), la grâce totalement inattendue de la quatrième en majeure, animée par ses triolets et ornée de notes de goût étonnantes, qui mute progressivement (triolets puis simples doubles croches) dans une cinquième très agitée.
Cette cinquième variation finit par dégénérer complètement, avec des basses telluriques du violoncelle, et culmine dans son chant dégingandé, complètement dépareillé, qui fait dialoguer l'aigu et le grave avant de culminer sur des couleurs harmoniques inédites et tout à fait inattendues.
La fin n'est même pas tout à fait rigoureusement une variation, comme pour le premier mouvement il s'agit d'une coda assez libre et pleine d'idées, de bifurcations harmoniques.

Je lisais pour la première fois les deux derniers mouvements au piano, qui sont moins profondément imaginatifs dans la forme et l'harmonie, mais dont le langage reste tout à fait hors de saison – cette atmosphère sauvage me frappe décidément. Les acciaccatures insolentes (les petites notes collées), en particulier, font leur petit effet.

Le temps passe et je ne m'y fais pas. De même que pour les symphonies et quatuors de Beethoven (ou que les deux finals de Don Giovanni…), on les entend depuis toujours et on persiste à se demander comment il était possible d'imaginer ces audaces à cette date, ou même tout simplement comment la puissance combinatoire d'un cerveau humain pouvait atteindre non seulement cette complexité, mais surtout cette efficacité émotionnelle, cette façon très directe (et, à en croire par leur réception, très largement partagée) d'atteindre notre sensibilité et de la retourner de part en part.

Quel bonheur, en conséquence, de pouvoir le mettre sous ses doigts – la rémunération de ma remise sérieuse au clavier depuis un an, pouvoir accéder enfin à des pièces qui me paraissaient inaccessibles.

dimanche 13 août 2023

Un jour, un opéra : les folies d'août 2023


Des châteaux suédois, des stations balnéaires bulgares,des festivals coréens, des spectres grotesques, des Républiques jésuitiques et bien d'autres surprises au menu de cette brassée de représentations : contrairement à ce qu'on pourrait penser vu de France (qui joue de l'opéra en août, à part Saint-Céré ?), les représentations continuent l'été en bien des endroits !

Je me suis remis à cette série, que je trouve particulièrement stimulante. Comme Twitter, où je la publie principalement ces miniatures, est désormais en vase clos, limité à la par la volonté de M. Zébulon Civette, j'essaie de faire l'effort de les retranscrire ici – c'est beaucoup moins commode à cause des images, plus longues à importer et insérer. J'essaie de me tenir à les publier en double sur Facebook, où la politique n'est pour l'instant pas identique, mais comme je reste soumis sur l'Internet propriétaire au caprice des hébergeurs, et que passé quelques semaines, il devient impossible de retrouver un contenu… le voici de façon permanente ici. Vous le verrez, pour cette moisson d'août, quantité de découvertes de lieux incroyables et d'opéras assez originaux.



Aucune description de photo disponible.

Aucune description de photo disponible. Peut être une image de Camogli et océan

🔵 Ce 6 août 2023, on donnait 𝑃𝘪𝑛𝘰𝑐𝘤ℎ𝘪𝑜 d'𝗔𝗹𝗲𝘅𝗮𝗻𝗱𝗲𝗿 𝗬𝗼𝘀𝗶𝗳𝗼𝘃 (1940-2016) à l'Opéra d'État de Bourgas.

Un des nombreux cas d'opéras écrits pour les enfants à l'Est de l'Europe, où la pratique est répandue (République Tchèque et Russie, notamment). Je vous fais grâce de l'histoire.

Yossifov (apparemment, c'est la translittération usuelle, même en anglais) était un compositeur bulgare, élève de mon cher Pancho Vladigerov, l'immense représentant du postromantisme bulgare, auteur de musique symphonique à l'élan assez irrésistible et à la finition remarquable – pour ce dernier, foncez sur la vaste anthologie Capriccio, c'est tellement généreux et bien écrit… !

Je n'ai pas pu entendre son Pinocchio, mais on trouve en ligne plusieurs concertos, dans un goût très tonal, peut-être plus marqué par le néoclassicisme et le jazz que le postromantisme comme son maître. Ici son concerto pour deux pianos et percussions.
Très accessible et plutôt bien fait en tout cas !

Je vous fais grâce de l'histoire.

Bourgas est une ville balnéaire située sur une petite péninsule sur la Mer Noire, 200.000 habitants aujourd'hui. Si l'on passe l'attentat-suicide de 2012 (du Hezbollah sur un car d'Israéliens), le lieu est désormais plutôt connu comme lieu de villégiature touristique : hivers enneigés mais étés méditerranéens.
L'agglomération a contenu de nombreux ports de pêche, avant de devenir principalement, à l'ère industrielle, un centre important de l'industrie chimique (transformation des huiles !) et, alentour, minier – mines de sel et de fer.

La compagnie est fondée en 1947 (Opéra, Ballet, orchestre philharmonique) – j'ai l'impression que c'est le même orchestre qui joue les productions à l'Opéra et les concerts à la Philharmonie. J'aime beaucoup l'architecture très originale du lieu – les petits « chapeaux » en tuiles vernies ?





Trois vues du château.

L'abbaye-hôtel et l'hôtel de ville.

🔵 Aujourd'hui, 8 août 2023, on donne, au festival d'été du château de V̳a̳l̳d̳s̳t̳e̳n̳a̳, 𝐴𝑛𝑑𝑒𝑓𝑎𝑏𝑟𝑖𝑘𝑒𝑛 (« L'usine à fantômes »), un nouvel opéra de 𝐃𝐚𝐧𝐢𝐞𝐥 𝐍𝐞𝐥𝐬𝐨𝐧, dont le livret – de Tuvalisa Rangström (une descendante de Ture, j'imagine) et Magnus Lindman – met en scène notamment Edison et Houdini autour des questions d'illusion, de mystique, de désir, de cupidité.

Je n'ai pas encore pu trouver d'échos sonores de l'opéra, mais d'ordinaire Daniel Nelson écrit une musique très accessible, volontiers bondissante et joueuse (ici, sa sonate hautbois-piano).

Tout cela représenté dans la salle des gardes du château, un des mieux conservés de Suède pour le style Gustav Vasa (XVIe siècle), pour un festival d'été qui se tient depuis 1964.
La petite ville (5000 habitants, la taille de Luzarches ou Tonnerre…), située sur le lac Vättern (au centre du Sud du pays) est aussi célèbre :
¶ pour la première abbaye de l'ordre de sainte Brigitte (1350), aujourd'hui un hôtel ;
¶ pour la plus vieille mairie de Suède !





🔵 Aujourd'hui, 9 août 2023, on représente 🌟 Pelléas et Mélisande 🌟 de Debussy au Santa Fé Opera, avec Huw Montague Rendall et Susan Graham (en Geneviève). 😮

Depuis 1957, représentations d'été en plein air dans ce paysage aride (terrible pour les cordes vocales, j'imagine), avec des tubes mais aussi des raretés, notamment de langue anglaise ; ce festival a servi de modèle pour le St Louis Opera – qui n'opère aussi que l'été, et dont j'avais déjà parlé dans la série :

[🏛️  L'Opera Theatre of Saint-Louis, contrairement à ce qu'on pourrait croire, n'est pas une salle mais un festival !
Depuis 1976, sur le modèle du Santa Fé Opera, il présente chaque été 4 opéras en langue anglaise, avec des titres souvent très originaux.]

Pelléas n'est d'ailleurs pas du tout aussi souvent joué aux USA qu'en Europe.



Peut être une image de nuage Peut être une image de le Parthénon
Aucune description de photo disponible. Peut être une image de éclairage
Aucune description de photo disponible. Aucune description de photo disponible.

🔵 Ce 9 août 2023, on reprend au 𝕄𝕖𝕥𝕣𝕠𝕡𝕠𝕝𝕚𝕥𝕒𝕟 𝕆𝕡𝕖𝕣𝕒 𝕕𝕖 𝕊𝕖𝕠𝕦𝕝 (aussi appelé « Opéra National de Corée ») 𝑀𝑜𝑧𝑎𝑟𝑡!, comédie musicale (1999, livret Michael Kunze) du Hongrois Sylvester 𝐋𝐞𝐯𝐚𝐲 (qui vit à Vienne, Munich et Los Ángeles), dans la traduction coréenne déjà représentée.

Lévay Szylveszter est l'une de ces petites mains de l'industrie musicale mondiale : arrangeur pour le film Scarface, compositeur pour Elton John, et dans la dernière partie de sa carrière compositeur de comédies musicales (une Rebecca que j'ai beaucoup vu tourner en Allemagne, une Marie-Antoinette, etc.).

Je reste toujours perplexe devant l'insistance à produire des op-pics d'artistes : leurs vies ne sont pas palpitantes, et en général on ne montre pas leurs toiles / on ne lit pas leurs poèmes… Celui-ci ne fait pas exception : la musique est celle de la comédie musicale mainstream (et pas aussi inspirée, je trouve, que le Dracula de Wildhorn, dans ce genre grand public) – rien à voir avec W.A. Mozart, on raconte simplement sa vie légendaire, avec Colloredo en supervillain façon Javert…

Les pensées de Constance (« on n'est pas obligés d'être mariés ») et autres platitudes sans aucun rapport avec une ambiance XVIIIe, pas de la très grande comédie musicale pour moi.
Mais ce fut un grand succès dès sa création en 1999 (mise en scène Kupfer).

Une idée en vidéo (version allemande).

419 représentations à Vienne (au Theater an der Wien !), 420 000 spectateurs, et puis en Allemagne, en Hongrie, plusieurs séries au fil des ans au Japon et en Corée, où est donc repris le titre ces jours-ci.



Aucune description de photo disponible. 
Peut être une image de 1 personne Peut être une image de 1 personne Peut être une image de 3 personnes et Monticello

🔵 Aujourd'hui, 10 août 2023, on joue 𝑅𝑢𝑑𝑑𝑖𝑔𝑜𝑟𝑒, 10e des 14 opéras de 𝐆𝐢𝐥𝐛𝐞𝐫𝐭 & 𝐒𝐮𝐥𝐥𝐢𝐯𝐚𝐧, à l'Oᴘᴇʀᴀ Hᴏʟʟᴀɴᴅ Pᴀʀᴋ, théâtre de plein air londonien situé dans le parc du même nom – celui situé juste à l'Ouest de Hyde Park et Kensington Palace.

Gilbert & Sullivan, c'est un peu Scribe & Auber à l'anglaise, le grand duo pourvoyeur d'opéras comiques à la fois précisément datés et toujours prisés du public. Mais G. & S. ne sont jamais, je crois, tombés en désuétude, et touchent un public plus large.

Il faut dire que les livrets adoptent souvent des sujets originaux, et Ruddigore (1887) n'échappe pas à la règle : dans une parodie de mélodrame et de fantastique, le baronnet de Murgatroyd (qui prend le prénom de Ruthven, imitant le Vampire de Byron-Polidori) doit commettre un crime atroce chaque jour (son ascendant a brûlé des sorcières, dont la malédiction pèse) – sous peine de mourir, comme chaque ancêtre qui y faillit, dans l'insupportables souffrances.
    Or, le baronnet actuel n'est pas à la hauteur : les fantômes débarquent alors pour lui reprocher ses crimes insuffisants. Contrefaire son propre testament et déshériter son fils pas encore né, ça ne compte pas !  Quant à frauder le fisc… « tout le monde fait ça – ce n'est pas une subversion – c'est attendu de vous »
    Bien sûr, mêlé d'une histoire d'amour qui inclut une héroïne simple et pieuse – grâce à laquelle j'ai remporté un concours de devinettes, mais c'est une autre histoire.

Musicalement, c'est du pur Sullivan : musique très consonante (ça ressemble à du post-Auber plus encore qu'à du post-Offenbach), soit un demi-siècle de « retard » sur le style parisien, toujours bien faite, alternant avec des dialogues. (Exemple vidéo dans une mise en scène tradi.)
Distribution prometteuse aussi, incluant notamment l'incroyable diseur Stephen Gadd. (Voyez comment il pèse et incarne chaque mot de « Pari siamo » dans Rigoletto, sans chercher l'éclat vocal.)

L'Opera Holland Park, financé par le borough (quartier, disons) de Kensington & Chelsea, est né de l'édification de cette canopée en 1988 (ici, une photo de la nouvelle canopée), pour des concerts de plein air de tout style…
… mais le résultat était trop bruyant tout autour, si bien que dès 1989, ce fut changé en festival d'opéra !
Actuellement, environ 6 productions par été, des tubes évidemment, mais aussi des œuvres plus rares (des véristes notamment : Iris de Mascagni, L'Arlesiana de Cilea…).

Charles Court Opera, la compagnie qui joue, a l'ensemble des opéras de Gilbert & Sullivan a son répertoire et tourne essentiellement, comme vous l'avez deviné, au Royaume-Uni.



Peut être une image de 5 personnes et rue  Aucune description de photo disponible.
Peut être une image de mur de briques et bâtiments Aucune description de photo disponible.

🔵 Aujourd'hui, 11 août 2023, on représente l'opéra sacré de chambre collectif 𝑆𝑎𝑛 𝐼𝑔𝑛𝑎𝑐𝑖𝑜 𝑑𝑒 𝐿𝑜𝑦𝑜𝑙𝑎, œuvre composée pour la 𝐑𝐞́𝐩𝐮𝐛𝐥𝐢𝐪𝐮𝐞 𝐣𝐞́𝐬𝐮𝐢𝐭𝐞 𝐝𝐮 𝐏𝐚𝐫𝐚𝐠𝐮𝐚𝐲, au G̳r̳i̳m̳e̳b̳o̳r̳n̳ ̳F̳e̳s̳t̳i̳v̳a̳l̳ (Arcola Theatre, East London).

L'œuvre est pensée comme un opéra, mais à sujet sacré (récent !).
Pourquoi Loyola ? Parce qu'il s'agit d'une démarche promotionnelle du pouvoir du Paraguay (en réalité une région qui comprend aussi de larges portions des pays limitrophes actuels) – de 1609 à 1768, les Jésuites gèrent le territoire avec un gouvernement de type à la fois théocratique et utopique : abolition de la peine de mort, journée de 6h (!), services publics, promotion du temps libre (prière, musique, danse, tir à l'arc !).
Le territoire guaraní est ainsi géré d'une façon qui contraste avec l'exploitation des gouvernorats alentour… et régi par des moines.

Dans ce cadre, un opéra à sujet religieux qui célèbre le saint patron de l'ordre n'est pas si fantaisiste. L'œuvre est courte, moins d'une heure, manifestement écrite par le jésuite Martin Schmid, à partir d'œuvres de Domenico Zipoli (le grand compositeur jésuite de la région), ainsi que de compositeurs anonymes (probablement guaranís).
Je n'ai pas bien compris si Zipoli, qui a bel et bien exercé dans les Reducciones jésuites, avait écrit expressément pour cet opéra ou si ses compositions ont été réutilisées à la manière du pasticcio – on prend des airs préexistants et on les ajuste à une nouvelle situation dramatique et au besoin à un nouveau texte.
Quoi qu'il en soit, le résultat (1762) évoque clairement le style de l'opéra seria qui prévaut à la génération précédente en Italie et ailleurs en Europe : airs ornés à l'écriture vocale très agile et quasiment instrumentale.

C'est l'audacieux Grimeborn Opera Festival qui le programme. Créé en 2007, le nom est un clin d'œil à Glyndebourne, « grime » désignant l'aspect brut de l'ancienne fabrique de textile où est installé l'Arcola Theatre (ouvert en 2000). La programmation met largement l'accent sur des opéras anglophones du XXe siècle et contemporains très rares (plusieurs par été) – à commencer par Cabildo d'Amy Beach et The Boatswain's Mate d'Ethel Smyth !
Mais aussi des opéras de Copland, Menotti, Turnage, Burstein, Phizmiz, Tim Benjamin, Ed Hughes, Aston, Venables, Crowe, Rouston, D.J. Moore, Le Gendre… Mêlé à quelques plus ou moins tubes (Verdi, mais aussi LULLY et Janáček…).

Le théâtre dispose aussi d'une scène de plein air. Et les prix ne sont vraiment pas glyndebournesques : £20 l'optima !

(Je vois que sur leur site ils annoncent une partition retrouvée, alors qu'il en existe déjà deux disques depuis les années 90, due à Zipoli et datant des années 1720… il y aurait une enquête à mener sur qui joue quoi, mais ce n'est pas l'objet de cette série pensée comme une séquence de ℎ𝑖𝑡 𝑎𝑛𝑑 𝑟𝑢𝑛 !)



Je trouve que ce passage en revue du répertoire et des lieux des opéras donnés sur les divers continents ouvre des frontières incroyables à l'appréhension de l'art et du monde… Le processus me réjouit (et m'instruit) en tout cas, c'est pourquoi je devrais peut-être faire l'effort d'en laisser plus souvent trace sur CSS.

À très vite pour de nouvelles aventures – beaucoup de podcasts à reporter ici, mais aussi la suite de séries déjà bien avancées et quelques nouveaux projets.

dimanche 6 août 2023

[disque du jour] Bach – Motets – Solomon's Knot



johann hus carl loewe

Il faut que je vous parle de cette nouveauté : Motets de Bach (et ascendants) par l’ensemble Solomon’s Knot.

Une version à un par partie (chaque ligne écrite est interprétée à un seul chanteur, soit au maximum huit chanteurs dans les œuvres à double chœur), accompagnée uniquement au violone (basse de violon, sorte de grand violoncelle avec une corde supplémentaire grave, un sol sous le do) et à l’orgue positif. De ce que j’ai compris de mes rapides lectures passées, ce n’est pas forcément la proposition la plus exacte musicologiquement : on pense que ces œuvres étaient exécutées par un petit chœur plutôt que par des voix individuelles, et que les voix étaient probablement doublées par les instruments disponibles.
 
Pour autant, pour moi, en tant qu’auditeur, rien ne vaut la précision expressive des voix articulées par un seul chanteur, et idéalement avec le moins d’instruments possibles. Le Graal, c’est Voces8 dans la cathédrale romane de Vaisons-la-Romaine, totalement a cappella (vidéo) – pas très musicologique, mais d’une jubilation assez inégalable. Hélas, au disque, ils ont été plus sérieux et ont enregistré ces motets avec renfort d’instruments qui doublent les lignes vocales, ce qui a pour effet de masquer un peu les timbres des chanteurs… et le texte. Bien que j’adore leur proposition, je conserve donc une faiblesse toute particulière pour les versions à qui se limitent à un accompagnement de basse continue (corde frottée + positif), comme Sette Voci (très staccato) et surtout le Scholars Baroque Ensemble (les falsettistes sont un peu pâles, mais tout est très vivant, dansant et nettement articulé).

Cela ne m’empêche nullement d’apprécier de belles versions pour petits chœurs (Petite Bande #2, Norwegian Soloists, Junghänel, H. Max, Creed…), et même certaines versions pour grand chœur particulièrement bien articulées (Gardiner, Sourisse, Hiemetsberger, Holten…). Mais aucune de s’approche de l’émotion d’entendre une articulation précise pour une voix, un rapport au texte singulier et personnel par ligne.

Dans cette perspective, j’ai été absolument comblé par Solomon’s Knot : prise de son qui individualise merveilleusement chaque pupitre, et chanteurs qui empoignent le texte de façon très affirmative, pas du tout une pensée de chœur, mais vraiment l’impression de solistes qui essaient tous d’exprimer une émotion singulière.
En première écoute, je les ai trouvés un peu parfaits et froids (par rapport aux couleurs folles de Voces8 ou à l’élan du Scholars Baroque), mais j’ai tout de même écouté le disque 10 fois en 5 jours, et autant il y a peut-être plus dansant pour l’hallucinant Singet dem Herrn ein neues Lied (que je tiens pour l’une des plus vertigineuses œuvres jamais composées, une hymne autant à Dieu qu’à la Musique elle-même), autant pour les plus contemplatifs Komm, Jesu, komm et Jesu, meine Freude, leur tendresse, leur perfection technique, leurs timbres très affirmés provoquent une plénitude à laquelle aucun autre ensemble ne m’avait fait accéder.

Je ne dis donc pas que cela dispense absolument d’écouter toute autre version pour compléter, mais dans l’optique du 1-par-partie et de sa netteté, Solomon’s Knot atteint une perfection technique (et leurs ingénieurs également !) qui est à peu près sans égale – et propose manifestement la plus aboutie des intégrales disponibles à ce jour pour ce corpus où se loge, peut-être, le meilleur de tout le catalogue de Bach.

lundi 31 juillet 2023

[podcast] La musique populaire imprimée, matrice invisible des compositeurs établis


curious bards
The Curious Bards le 30 juillet 2023 au lavoir de Pimelles.

Micro-série de podcasts inspirés par la démarche de l'ensemble The Curious Bards, donnant à réentendre des pièces de musique populaire suédoise, norvégienne, écossaise et irlandaise qui ont été relevées sur papier (manuscrit ou imprimé) par leurs contemporains. Deux de leurs programmes étaient proposés dans le cadre du festival Musicancy à Ancy-le-Franc, qui met à l'honneur la voix à l'occasion de son vingtième anniversaire !

L'occasion de m'interroger sur ce que cette musique retrouvée nous apprend – notamment sur la musique que nous connaissons plus largement, celle des compositeurs établis et passés à la postérité au service de cours princières ou du public des grandes villes.

Épisode I – Musiques scandinaves
Épisode II – Instrumentarium
Épisode III – Musiques des îles britanniques
Épisode IV – Deux défis : instruire et faire danser


Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :

Le flux RSS (lien à copier dans votre application de podcast)
https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss

ou sur :
Spotify (pour voir mes jolies vignettes)
Google
Deezer
Amazon
¶ etc.

Pour ceux qui veulent des extraits sonores, j'ai agencé cette série de podcasts en alternance avec des pistes de disques sur mon profil Spotify.

*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*

Et comme d'habitude, pour ceux qui sont rétifs à l'oral, je laisse ci-après les notes brutes qui ont servi à la confection du podcast.

Suite de la notule.

vendredi 28 juillet 2023

Carl ORFF – musique pour enfants (nazis)


obikhod
Deuxième disque de la série Orff-Schulwerk chez Celestial Harmonies.

Comme tout le monde (même au Brésil), j'ai découvert Orff (1895-1982) par les disques d'extraits des Carmina burana (1937). Pas très séduit dans l'ensemble, mais quelques titres comme Fortune plango vulnera, Ecce gratum ou la danse qui ouvre la section « Uf dem Anger » (et immortalisée dans la mémoire collective française par le générique de l'émission nocturne de TF1 Histoires naturelles) m'ont tout de même frappé par leur force motorique. On est toujours un peu partagé entre l'aspect sommaire un peu vulgaire de cette musique massive, essentiellement rythmique (et des rythmes très identifiables, pas du tuilage richardstraussisant), et l'effet d'entraînement qu'elle peut avoir.

En somme, je n'écoutais pas beaucoup, mais j'aimais bien. Comme beaucoup de monde, je pense.

Et puis – c'était il y a plus de quinze ans, aux débuts de Carnets sur sol – j'ai découvert un peu le reste de son catalogue, en commençant par Der Mond (1938). Je m'attendais à découvrir un Orff plus traditionnel (postromantique sans doute ? décadent peut-être…), et j'ai été frappé d'entendre sensiblement le même langage. Un peu plus de variété dans les procédés, mais on retrouve l'organisation en séquence brèves et parfaitement indépendantes, qui tournent en boucle un motif simple, jamais développé, simplement remaquillé par des orchestrations de caractère différent – orchestrations où dominent sans surprise cuivres et percussions, pas toujours avec finesse, mais non sans efficacité.
    J'y avais même senti des points communs assez forts avec l'esprit minimaliste, ressassant un même matériau qui n'évolue pas vraiment, refusant le développement.
La principale plus-value résidait dans l'usage de mélodrames (c'est-à-dire de déclamation parlée accompagnée par l'orchestre). Le résultat restait personnel et plutôt réussi, mais l'impression de réentendre Carmina burana sur la durée d'un opéra était un peu lassante, et l'articulation du langage avec l'action dramatique paraissait assez lâche, comme si Orff ne parvenait pas, pris dans son système, à épouser réellement les affects des personnages.
    J'avais alors conclu, avec un sens de la formule qui révèle toute la cruauté de la jeunesse : « heureux de l'avoir entendu et soulagé de ne pas l'avoir acheté ».

Plus tard suivit Die Kluge (1943), son autre adptation de Grimm (écoutée en russe à l'époque je faisais le relevé-tour du monde des représentations d'opéra), un peu plus lyrique mais dans le même goût.

J'ai aussi entendu un entretien donné par le compositeur, d'une certitude de sa supériorité assez déconcertante, affirmant que la force des Carmina burana (qu'il considère comme une œuvre fondamentale du répertoire) tient à ce que « sa portée spirituelle dépasse sa valeur musicale ». Et de se vanter d'avoir trouvé là son style, assez génial, et qu'il n'en a plus démordu ensuite. C'est donc du très sérieux de son point de vue, et non un pastiche fantasmatique de chants d'étudiants comme je le croyais.

À ce stade, j'ai considéré que mon éducation était à peu près faite – j'ai eu l'occasion d'écouter les deux autres Trionfi bien sûr, donc je n'ai pas retiré grand'chose non plus. Orff était un vantard vaguement nazisant, assez peu lucide sur ses mérites, et assez limité dans ses moyens de composition.

Et puis les années ont passé.

J'ai quand même découvert des œuvres intéressantes, comme Antigonae (1949), sujet plus sérieux et ambitieux où l'on retrouve les psalmodies à nu interrompues ou soutenues par des percussions, pas plus intéressantes musicalement (vraiment des passages entiers psalmodiés, pas vraiment de mélodiques), mais l'œuvre a le mérite de tenter une recréation fantasmatique de l'esprit de la tragédie grecque, avec le texte premier, semi-chanté, et un instrumentarium sans doute un peu sec, pour un résultat pas du tout lyrique.
Mais on s'ennuie tout de même sévère à écouter cela sur la durée. (Il existe au disque plusieurs versions all-stars avec au choix Borkh, Mödl, Kuen, Haefliger, Greindl, Fricsay, Leitner, Sawallisch…)

Surtout, j'ai beaucoup ri en découvrant la musique pour les Jeux Olympiques de 1936, Entrée et Ronde des Enfants : « Non content d'être un compositeur majeur d'opéras inspirés et autres cantates subtiles, il était capable d'écrire des pièces entières dans un seul tétracorde défectif. » Et de souligner avec une perfidie manifestement satisfaite le petit côté BO du Gendarme de Saint-Tropez(Quelle mauvaise personne j'étais alors…)
Pour autant, c'était à date clairement ma pièce préférée de Carl Orff, grâce à cette Grèce antique stylisée, sa généreuse dose de coloration pastorale (plus beethovenienne que lullyste). « Un petit esquif de n'importe quoi jeté sur la grande mer de la rationalité organisatrice de ces gigantesques manifestations… »

Dernière découverte (merci CPO, toi qui prouves l'existence d'un Dieu juste et bon), Gisei – le sacrifice, absolument différent de tout le reste, opéra d'une heure, écrit à 18 ans, dans un style marqué par Debussy, mais assez décadent et âpre, comme rongé par le Wagner le plus désespéré, qui manifeste une maîtrise à peine croyable des moyens compositionnels les plus complexes. Mais c’est un langage qu’il abandonne tout à fait après sa propre épiphanie du style néo-tribal qui marque ensuite toutes ses compositions. (J'en ai parlé là.)

Je restais donc sur l'idée d'un talent gâché, dont l'ego surdimensionné avait causé cette pénible tendance à la répétition de formules plutôt pauvres – mais dont il semblait très généreusement autosatisfait.
Un profil à la Richard Strauss, le résultat en moins. Ah oui, je n'ai pas encore publié la notule sur Richard Strauss & les nazis (toute une histoire), mais Orff semble un peu le même type de profil : surtout obsédé par sa propre musique, indifférent à la politique mais pas insensible aux honneurs. Au demeurant son procès en dénazification l'a classé comme suiveur, et il a pu continuer à exercer.

Et puis ma vie a continué. J'ai vu quelques très beaux concerts, j'ai eu quelques enfants naturels, j'ai découvert l'existence de Pierre Rode (connaissez-vous notre Seigneur Pierre Rode ? avez-vous une minute pour en parler ?). J'ai joué des opéras dodécaphoniques danois. J'ai mangé des œufs mollets.

***

Jusqu'à ce jour.

Je voulais illustrer une story présentant des tombeaux mérovingiens décorés de quelques svastikas avec la bande son des Jeux de 1936 – parce que le bon goût, c'est comme la calvitie, on l'a dans nos gènes ou on ne l'a pas.

Impossible de rien trouver. Il existe bien des disques, mais tous épuisés, aucun n'est disponible dans la banque de son d'Instagram (le pseudo est Carnetsol, si vous aimez les paysages et objets d'art mis en musique), ni même sur les sites de flux où je fais mes recherches. Je dois donc me rabattre sur la fanfare de Richard Strauss, ce qui n'est pas si mal.
Mais, avec les mots-clefs Orff et Kinder, je suis tombé sur un résultat inattendu. (Non, bande de dégoûtants, pas ce à quoi je vous vois penser, safe search était activé.)

Cette série de trois disques, du label Celestial Harmonies, parus dans les années 90, sans doute racheté par un plus gros label, et enfin mis en ligne dans le cours de ces derniers mois. Orff-Schulwerk, car Orff était passionné de pédagogie, avait fondé une école, créé une méthode qui est encore utilisée de nos jours – vous en trouverez quantité d'exemples en vidéo ici, chez ses successeurs.
Je fais du titre provocateur et racoleur, mais en réalité en fait de nazisme, dans les années 1950, l'approche a même servi à des enfants en situation de handicap.

Comme je suis curieux, j'écoute… et que n'entends-je pas !  La même veine primesautière et naïve que sa musique pour les Jeux de 36 : ce que j'avais pris pour une imitation un peu ridicule de la musique grecque dans un ton qui se voulait solennel et paraissait au contraire très gentiment sautillant… était de la musique pour enfants !

Ces trois disques permettent de saisir l’étendue de son legs sur le sujet : beaucoup de musiques pour voix, piano, flûte à bec et/ou percussions, sur des rythmes simples et récurrents, mais avec un véritable caractère – archaïsant, comme une Grèce rêvée. Tellement plus convaincant que les grosses choucroutes bruyantes qui mobilisent beaucoup de monde pour un contenu musical particulièrement simple ; et surtout, quelle que soit votre dilection éventuelle pour les Carmina burana et autres Catulli Carmina, cela éclaire grandement le projet de trouver la voie d’une musique riche avec des moyens très épurés. (écouter des extraits ici)

La pédagogie d'Orff insiste sur la pratique, l'appropriation instinctive du geste, chacun à son niveau. Et ces pièces reflètent vraiment cette approche : tout entre bien dans l'oreille, tout est fondé sur des cellules courtes et simples, et pourtant ce sont de vrais morceaux, agréables à entendre, qui donnent envie d'être écoutés et joués. Je les trouve très touchants et émouvants, et la sorte de raréfaction du matériau qui peut être frustrante dans les grandes fresque d'Orff trouve ici un terrain assez idéal. De la musique de proximité, de la musique bienveillante, qui rejette la virtuosité mais pas la personnalité.

On y entend d'évidentes influences extrême-orientales – témoin les duos de xylophones n°16 & 17 du Troisième Livre –, mais il est probable que cette écriture très diatonique, qui répugne aux tensions et aux bifurcations, soit largement due à l'intérêt d'Orff pour la Renaissance. Il a par exemple orchestré (dans une version traduite en allemand, un peu réagencée et assez coupée, certes) L'Orfeo de Monteverdi (ça peut s'entendre chez CPO) et le Lamento d'Arianna (CPO…), et on comprend assez bien, en écoutant ses choix d'orchestration, ce qu'il a pu retirer de la Renaissance finissante et du jeune baroque.

***

Seconde découverte, plus anecdotique : la version originelle de la danse-interlude célébrissime des Carmina burana, issue d’un Klavier-Übung de 1934 (écouter), de son corpus pédagogique (dans le troisième disque). Et je trouve tout cela assez touchant, un compositeur qui met autant d’énergie à écrire des œuvres pour la jeunesse accessibles, pédagogiques et intéressantes – je vois peu d’instances où les trois parviennent à se conjuguer. Orff, que je trouvais assez prévisible, répétitif et pour tout dire plus ennuyeux (sorti de Gisei) est instantanément devenu à mes yeux un compositeur attachant et réellement stimulant.

Tout cela rend très curieux (et dubitatif) sur un éventuel quatuor à cordes qu'il aurait pu composer – jugez de ma perversité.

Mais, dans tous les cas, Orff m'est devenu, en à peine 24h, d'une fausse valeur un peu inoffensive que tous les amateurs de classique subissent un peu complaisamment dans les compilations de classiques favoris, une sorte de chouchou assez touchant, de personnalité à part dont le projet me touche assez.

C'est pourquoi je voulais aussi vous donner cette chance de pouvoir changer. D'être inspirés par des modèles nazis une pensée différente, dont je n'avais absolument pas compris les articulations – je pensais vraiment que son projet était uniquement issu d'un fantasme néo-païen un peu pompeux, à base de Grèce imaginaire et de chants d'ivrognes médiévaux. Mais, transposée dans un cadre pédagogique, oui, comme sa musique paraît évidente, facile d'accès, immédiatement satisfaisante, propre à faire comprendre les mécanismes fondamentaux de la pratique musicale.
(Et ces petits formats sont tellement plus beaux et touchants !)

--

À bientôt, estimés lecteurs – car je dois prochainement vous entretenir de Loewe, de Carmen, du Champs-aux-bécasses, du Christ (de Rubinstein) et de notre Seigneur Pierre Rode (avez-vous un moment pour en parler ?).

Portez-vous bien. Ne buvez pas trop d'alcool, ne marchez pas tête nue au soleil cet été, ne faites pas trop de bisous aux veillards cet hiver, ne lancez pas d'opération spéciale de maintien de la paix et de formation au point-de-croix au printemps. S'il vous plaît.

vendredi 14 juillet 2023

Dernières nouveautés, disques doudous et éthique du commentaire laconique


hicks nordic hicks nordic hicks nordic
hicks nordic hicks nordic hicks nordic
hicks nordic  hicks nordic hicks nordic

Beaucoup de nouveautés originales et dignes d'intérêt, de réécoutes de disques importants pour moi dont je n'ai pas encore eu l'occasion de parler ici. C'est pourquoi, bien que d'ordinaire je place toutes les écoutes quotidiennes dans ce fichier (toujours accessible par le lien en haut de chaque page du site, en bleu : « nouveautés disco & autres écoutes ») et quand je n'en ai pas le temps, dans la playlist Spotify prévue à cet effet (une piste = une écoute du disque entier, les derniers écoutes sont en bas), écoutable sur PC sans abonnement payant (avec de la pube, certes)… pour cette fois j'en présente le résultat ici.

Ce sera aussi l'occasion de rappeler la démarche de ces commentaires courts, qui me posent souvent une difficulté éthique : est-il convenable de commenter chaque disque, même lorsqu'on a peu à dire, avec « c'est bien » / « peut-être pas essentiel », etc. ?  Tentative de pistes de réponses en fin de notule.




Je rappelle le principe de la cotation (indicative) :

♥ chouette disque que je recomande
♥♥ disque particulièrement marquant (œuvre à connaître et/ou interprétation aboutie / renouvelée)
♥♥♥ disque qui change la vision du monde / du répertoire

¤ j'aime pas du tout (ça joue faux, mollement, et il y a des coupures, dans un répertoire ennuyeux et déjà ultra-rebattu)
Exemple : les intégrales Donizetti avec Callas (mais non, je plaisante, je les aime bien – mais avouez que ça correspond assez bien au signalement…)
¤¤ disques de Philip Glass

Suite à quelques messages inquiets d'artistes, quand je ne mets pas de cotation, ce peut être : un oubli (ça arrive régulièrement), mais en général plutôt un disque que j'ai trouvé très bon mais qui, dans l'immensité de ce qui paraît, n'est pas ce que je conseillerais en urgence. (Typiquement, une intégrale Beethoven, il faut qu'elle soit déjà vraiment très bonne pour que je mette un ♥, je ne vais pas recommander d'écouter ça s'il n'y a pas une raison particulière de le faire. De même pour des œuvres avec lesquelles je n'accroche pas : je ne peux pas recommander quelque chose qui ne m'a pas intéressé moi, mais ce n'est absolument pas un témoignage négatif sur le disque !)
En somme, c'est la présence de cotation qui est un signal, pas son absence !



A. Nouveautés (juin-juillet 2023)

Quelques mots sur les nouveautés de juin-juillet (par chronologie des compositeurs) :

Legrenzi, oratorio La morte del cor penitente, par l’Ensemble Masques. J’ai toujours soutenu l’idée que Legrenzi était un chaînon manquant indispensable de l’opéra italien, avec une liberté musicale acquise par rapport à la déclamation du premier XVIIe, mais sans la fascination exclusive pour la virtuosité et la voix du seria du XVIIIe… Ici cependant, ce n’est pas la fête de l’innovation, oratorio que je trouve un peu figé, plutôt typé milieu XVIIe. Pas passionné, même si c’est très très bien chanté par ailleurs.

¶ Santiago de Murcia, une nouvelle version du livre de guitare par Núñez Delgado. Corpus incroyable, tubes inusables (Marionas por la B, Canarios, Jácaras…) ; comme souvent, on entend les irrégularités de timbre de l’instrument – il faut écouter Ana Kowalska (de Lute Duo) ou Pierre Pitzl (de Private Musicke) pour entendre la perfection.

¶ Ultime volume de l’intégrale Marais de L’Achéron. Je n’ai pas tout écouté. J’ai eu l’impression d’un instrumentarium plus resserré (une seule viole) et d’une recherche moindre de couleurs – mais j’imagine que lorsqu’on se lance dans ce genre de projet, on place les meilleures œuvres et celles où l’on a le plus à dire dans les premiers volumes… Possible que, passé la stupeur des deux premiers volumes, je me sois moi-même habitué, au sein d’un répertoire qui ne me passionne qu’avec les œuvres les plus abouties.

¶ Serse de Haendel par The English Concert : discographie déjà riche et je trouve les couleurs un peu maigres, le tempérament un peu indolent… c’est bien chanté, mais l’orchestre semble sortir de la période pré-Pinnock, c’est un peu frustrant à l’écoute, n’impression que tout se traîne de façon assez homogène.

¶ L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de Haendel par Les Arts Florissants. Écouté quelques extraits, ça semble très bien – au sein toutefois d’une discographie déjà saturée, où Martini, Gardiner, Nelson ont déjà livré des versions très diverses et abouties. (Un tel gâchis que cet ensemble tourne en rond depuis quinze ans, il est temps de remplacer le vieux persécuteur…)

¶ Concertos pour violon de Vivaldi dans des transcriptions anonymes pour psaltérion (par Il Dolce conforto). L’occasion d’entendre pépiter cet instrument délectable, d’ordinaire plutôt utilisé en complément dans l’orchestration (Pluhar en mettait souvent à une époque) – une petite impression d’homogénéité tout de même au bout d’un moment, vu qu’il n’y a que des concertos de Vivaldi et que les nuances dynamiques de l’instrument sont particulièrement réduites. ♥

Rameau à l’orgue par Higginbottom : vendu comme un renouvellement du répertoire de clavecin, on y trouve en réalité beaucoup de transcriptions de danses et airs de ses opéras. Et le résultat reste assez tradi. Mais très beau disque au demeurant. ♥

¶ Le concerto n°20 de Mozart réduit pour ensemble de chambre à l’époque du compositeur (Lichtenthal) et joué sur instruments anciens (Pandolfis Consort), avec l’extraordinaire Aurelia Vișovan, on redécouvre les équilibres et la modernité de l’œuvre, avec des coloris jubilatoires. Jamais entendu mieux pour ma part, et de loin. (Mais comme je dis la même chose des concertos de Beethoven par Cristofori et Schoonderwoerd, soyez prévenus.) ♥♥

¶ Réduction pour tout petit ensemble (flûte violon violoncelle piano) des symphonies 2 & 5 de Beethoven par Hummel (ensemble 1800berlin). Moins impressionné que dans le disque Vișovan, lectures très animées, mais je n’ai finalement pas énormément perçu le contraste avec les originaux. Ça fonctionne en revanche complètement aussi bien qu’avec soixante musiciens, c’est donc une piste intéressante pour les économies dans le secteur : flûte, violon, violoncelle, piano. Transcription approuvée par Beethoven, qui avait confié la tâche à de bons compositeurs proches de lui pour éviter la diffusion de mauvais arrangements. Il lui est même arrivé d'écrire dans la presse pour signaler qu’il n’était pas l’auteur des mauvais arrangements, afin de préserver sa réputation et l’intégrité de son œuvre ! ♥

¶ Les quatuors à vent de Rossini par la Rolls des ensembles chambristes mixtes (vents-cordes), le Consortium Classicum (vraiment le fer de lance de ce répertoire, avec le Linos Ensemble dont les compétences s’étendent plus loin dans le temps, jusqu’aux décadents du premier XXe s.). Et je découvre en les écoutant qu’il s’agit manifestement des mêmes partitions que ses fameuses Sonates à cordes (pour deux violons, violoncelle, contrebasse !). Je ne sais s’il s’agit d’un arrangement du compositeur ou postérieur. En tout cas, cela sonne très bien malgré le changement total de modes de jeu, et toujours la même fraîcheur de ton. Je regrette un peu l’absence de hautbois (au lieu de la flûte), mais cela contribue sans doute à une forme de douceur suave (flûte clarinette cor basson). Superbe interprétation, nette et colorée comme toujours chez eux. ♥

¶ Die schöne Müllerin de Schubert par Krimmel : oh là là, quelle merveille !  D’abord, parce que Krimmel essaie quelque chose dont j’ignore la pertinence musicologique, mais qui fonctionne idéalement : il y a beaucoup de lieder strophiques dans la Belle meunière, et il varie le rythme ou les ornements des reprises. Avec énormément de goût, de variété, et toujours très en style (Schubert a écrit ailleurs les choses qu’il fait). L’effet de renouvellement est puissant par rapport aux autres versions, et évite la redite parfois lassante au sein de chaque lied. Ensuite, l’interprétation elle-même : Krimmel fait parler le texte, nous raconte une histoire comme il sait si bien le faire, et se coule dans le caractère de chaque situation en adoptant (sans aucune affectation ni artificialité) une émission vocale plutôt baryton (avec un médium dense) ou plutôt ténor (avec une focale fine et une émission plus claire et étroite), pour coller au mieux au caractère des scènes et aux contraintes techniques des lieder, sans qu’on sente du tout de rupture. Malgré la souplesse des moyens, on est à peu près à l’opposé de l’esthétique Gerhaher (qui multiplie les effets et les changements d’émission pour accompagner le texte), ces choix se font au profit d’une approche globale qui laisse parler les poèmes sans les seconder exagérément. J’adore évidemment. ♥♥♥

¶ Les Études en forme de canon de Schumann… transcrites pour trio piano-cordes !  Voilà qui renouvelle l’écoute de ce petit bijou – même si, en fin de compte, il n’y aurait rien à rajouter aux versions au piano ou à l’orgue. (Trio Kungsbacka) ♥

¶ Un Ballo in maschera de Verdi : délicieuse surprise de l’entendre aussi bien chanté : De Tommaso est quelque part entre Di Stefano et Castronovo (!), Hernández a un beau mordant façon Radvanovsky (j’imagine l’impact en salle), Lester Lynch est très mobile aussi… Je suis comme d’habitude moins enthousiasmé par ce que fait Janowski (orchestre très rond, très homogène, accentué par les tropismes de captation PentaTone), chef incroyable dans le domaine symphonique ou dans Wagner, mais clairement moins au cœur de l’enjeu (épouser la mobilité prosodique) dans le répertoire italien qu’il enregistre quelquefois. Très bonne version en tout cas, on n’en a pas tant eu de ce niveau ces dernières décennies. ♥

¶ La Tempête, Le Voïévode, Francesca da Rimini de Tchaïkovski, association de pièces moins souvent jouées mais hautement abouties, par Chauhan et la BBC d’Écosse, tout à fait enflammés. ♥

¶ (cycle Ukraine) Kalinnikov (mort à Odessa) par le Niederrheinische Sinfoniker chez MDG, lecture un peu sérieuse qui ne tire évidemment pas vers l’ascendance russe, mais la Première Symphonie est tellement saturée de thèmes très typés qu’on l’entend très bien tout de même. Et plaisir d’entendre des pièces rares comme Le Cèdre et le Palmier, la Sérénade pour cordes et surtout les deux très beaux intermezzi symphoniques ! ♥♥

¶ L’Heure espagnole de Ravel sur instruments d’époque par Les Siècles. Petite déception : ce n’est pas la version la plus savoureuse, tout est très bon (les chanteurs que je n’aime pas trop sont meilleurs que d’ordinaire, et ceux que j’aime un peu moins inspirés que d’habitude…), mais je n’y ai pas trouvé énormément de couleurs supplémentaires ni de verve. Une autre très bonne version donc, qui ne révolutionne pas du tout l’audition, à l’inverse de la plupart des disques des Siècles et/ou de Roth.

¶ Monographie Tailleferre de Quynh Nguyen, notamment les cycles Fleurs de France et L’Aigle des rues. Pas le Tailleferre néoclassique (raisonnablement) cabossé à robinet continu, plutôt de la musique de salon plaisante et bien faite. J’ai bien aimé. ♥

¶ En revanche je me suis assez ennuyé pour les pièces de Tailleferre dans le disque à quatre mains et/ou deux pianos de Jones & Farmer, où je retrouve le côté grotesque (mais sans grande saveur) de sa production, qui tire vers le (très) mauvais Milhaud. Dans ce disque-ci, Le ruban dénoué de Hahn est autrement plus avenant, et surtout les œuvres de Koechlin (la Sonatine est vraiment d’une grande qualité poétique). ♥

¶ Suite tirée de l’opéra Wuthering Heights (en réalité plutôt des extraits incluant les duos des deux personnages principaux) de Bernard Herrmann. On y retrouve la très belle musique sombre, consonante, lyrique du compositeur de BOs, avec une qualité de production (chanteurs, musiciens, prise de son) assez supérieure à l’intégrale captée à Montpellier (qui est déjà très bien). On y entend notamment l’incomparable poète Roderick Williams et le forcené de la baguette Mario Venzago, deux chouchous personnels. ♥

¶ La suite du ballet Kratt révèle un Tubin bien plus fin orchestrateur et beaucoup mieux animé que ses symphonies. Belle découverte, interprétée avec un audible investissement par l’Orchestre du Festival d’Estonie (et Paavo Järvi). ♥

¶ Elusive Lights, c’est un disque solo du violoncelliste Dorukhan Doruk, avec une sélection passionnante de pièces, assez lumineuses (ce qui change de l’habitude dans ce répertoire) : Bloch, Saygun, Say, et surtout Sollima et Cassadó, des mondes entiers défilent, plutôt tendres que déprimés. Une autre façon d’entendre le violoncelle. ♥♥♥

¶ J’ai fait une erreur et écouté le volume 9 ♥ de 2020 au lieu du volume 14 de 2023 (Helsinki), mais je peux déjà parler du concept du cycle de James D. Hicks sur des orgues du Nord de l’Europe : des répertoires totalement inconnus se révèlent, joués sur les instruments locaux. Complètement passionnant, et très belle réalisation. Dans le volume 9, consacré à la Suède : Gunnar Idenstam, Nils Lindberg, Erland von Koch, Herman Åkerberg, Gunnar Thyrestam, Fredrik Sixten, Anders Börjesson. Je ne connaissais presque rien de tout ça, et il y a beaucoup de très bonne musique. Je vais écouter toute la série !

¶ Pour les volumes de 2023 de la série de James D. Hicks, j’ai écouté le volume 13 ♥ (capté à Turku sur un orgue des années 30), consacré aux romantiques finlandais. Des choses assez traditionnelles, comme la Deuxième Sonate de Karvonen, mais aussi des propositions d’une très belle poussée (et réalisée avec un véritable élan par Hicks), comme les variations sur un choral finlandais de Kumpula ♥♥ ou l’impressionnant Fantaisie & Choral d’Oskar Merikanto. ♥♥ (Également des compositions de Haapalainen, Hilli, Siimes, et des stars Kuula, Oskar Merikanto, Kuusisto…)
¶ Le volume 14 ♥♥ est encore plus étonnant, sur des orgues des années 80 et 90 à Helsinki : des œuvres plus récentes de Fridthjov Anderssen, Finn Viderø, Mats Bachman, Lasse Toft Eriksen, Jukka Kankainen, Hans Friedrich Micheelsen, Toivo Elovaara, Kjell Mørk Karlsen, qui culmine dans l’irrisésitible « Diptyque de danses » d’Olli Saari (♥♥♥).

¶ Missa Solemnis de Luciano Simoni (direction Rîmbu): une messe tout à fait traditionnelle (dans un esprit formel totalement hérité du XIXe, et même assez peu différente côté langage), écrite en 1987 et dédiée à Jean-Paul II. Rien de particulièrement singulier à ce qu’il m’en a semblé (je n’ai écouté que le Gloria), mais ça s’écoute très bien.



B. Disques-doudous

Pendant ma petite pause du côté des nouveautés, réécoutes de quelques disques-doudous dont vous pourrez retrouver les commentaires passés dans ce fichier avec la fonction recherche :

¶ le Te Deum à 8 voix de Mendelssohn avec un chanteur par partie, par Bernius ♥♥♥ ;

¶ l’invention formidable du piano de Leo Ornstein (j’aime particulièrement l’album de Janice Weber, mais il y a beaucoup d’autres œuvres de qualités et de belles propositions pianistiques, corpus assez bien servi au disque) ♥♥♥ ;

¶ les Caprices-études de Rode (bien sûr) par Axel Strauss ♥♥♥ ;

¶ les poèmes symphonies de Novák, en particulier Toman et Nikotina ♥♥ ;

¶ les épiques opéras allemands méconnus Lorelei de Bruch et, plus fort encore, Die Räuberbraut de Ries (avec Thomas Blondelle en feu comme toujours !) ♥♥♥ ;

¶ les cantates-ballades très atmosphériques et dramatiques de Niels Gade : Comala ♥♥ et Erlkönigs Töchter ♥♥♥ ;

¶ la messe simili-grégorienne avec vents de Bruckner (version Rilling chouchoute) ♥♥♥ ;

¶ le quatuor Op.76 n°3 (quelle construction étourdissante !) de Haydn par le Quatuor Takács ♥♥♥ ;

¶ le romantisme généreux et subtil de Hans Sommer (lieder et lieder orchestraux, deux versions disponibles pour chaque genre) ♥♥ ;

¶ le quatuor piano-cordes en mi bémol de Schumann sur instruments anciens (Michelangelo Piano Quartet), un des sommets du Schumann chambriste (avec le scherzo du Troisième Quatuor, on ne fait vraiment pas mieux !) ♥♥♥ ;

¶ le récital « So Romantique ! » de Cyrille Dubois. Direction incroyablement vivante et flexible de Dumoussaud (dont la carrière explose en ce moment, on comprend pourquoi), choix d’airs particulièrement inspirés par les têtes pensantes de Bru Zane, et réalisation au cordeau par le ténor, tout en mots et en facilité ♥♥♥ ; 

¶ la musique de chambre piano-cordes (quatuor et quintette) de Labor, du vrai romantisme, mais tellement bien bâti et inspiré de bout en bout !  Avec Triendl-bae évidemment ♥♥ ;

¶ disque doudou, le meilleur volume des arrangements du duo Anderson & Roe. Leur album When Words Fade est un hymne au piano symphonique, une exploration de toutes les textures possibles aux confins de l’hallucination auditive !  ♥♥♥



C. Éthique du commentaire laconique

Il faut préciser, c'est important, l'idée derrière cette démarche.

Lorsque je balance à la volée ces commentaires rapides, c'est pour donner une visibilité à ceux qui n'ont pas le temps de tout écouter, pouvoir avoir une idée de ce qui ressemble à quoi, et choisir au plus proche de ses goûts ou de ses envies de découvertes ; ce n'est pas une analyse détaillée de disques (que je viens d'écouter). Pour bien saisir la saveur de chacun, il faudrait écouter plusieurs fois, s'immerger dans le projet, lire du contexte, s'informer sur la démarche des musiciens, etc.

Mon propos s'adresse aux auditeurs et n'est absolument pas une critique ou une évaluation des disques. J'ai toujours l'impression d'être un monstre lorsque je lance « œuvre pas indispensable » ou « interprétation pas particulièrement saillante », ce n'est pas une analyse… mais uniquement le partage d'un ressenti qui permet ensuite d'orienter mes réécoutes et potentiellement les choix d'écoute de ceux qui me lisent.
Il m'est arrivé d'ailleurs quelquefois de passer totalement à côté, en première écoute, d'un concept, de qualités particulières…

Tenez, ce Pfleger-là : en première écoute, j'ai trouvé ça un peu ascétique. Et puis j'ai dû me plonger là-dedans pour en écrire la notice… et j'ai découvert des mondes.
Les fragments de poèmes de dévotion populaires, Dieu qui parle à la première personne en octaviant des graves sous la portée, les épisodes rarement représentés (la Cananéenne, Emmaüs…), le chœur de fidèles figuré par deux voix solistes, les choix d'instrumentation (psaltérion)…  À force de réécoute, j'ai aussi apprivoisé chaque choix musical, chaque inflexion (et j'ai trouvé ça d'une invention constante). J'y reviens très souvent, ça fait partie des disques qui me servent de repère.
Alors qu'en écoute à la volée, je me serais dit « du motet allemand sympa, mais un peu ascétique quand même » (alors que vraiment, vraiment pas, ça déborde de mélodies irrésistibles, de virtuosité).

Tout ça pour dire quoi ? 

J'essaie de prendre le temps de faire ces commentaires de disques parce qu'ils permettent d'appréhender un peu l'immense production phonographique qui nous submerge chaque semaine, et de ne pas se limiter aux têtes de gondole.
Mais je sais aussi que ces commentaires sont publics : et je précise donc qu'il s'agit d'un carnet personnel, d'une façon de partager des impressions avec ceux qui hésitent devant le disque à essayer en priorité. Ce n'est en rien une évaluation de la qualité du disque lui-même.

Dernier souvenir. Une fois (je ne sais plus pour quel corpus), quelqu'un me pose la question d'une intégrale d'orgue à choisir. Il y avait trois intégrales. J'explique les qualités (assez différentes) de deux d'entre elles, et j'écris juste : « on peut se passer de la n°3 ». Rien de méchant, j'étais dans le cadre d'un conseil de version sur un forum, j'ai juste conseillé les plus intéressantes à mes oreilles, c'était le principe, et non détaillé chaque version en particulier (à supposer que j'aie eu à l'esprit chaque interprétation de chaque œuvre !)

Le lendemain, j'ouvre mon courrier. Un nom britannique inconnu. C'était l'organiste de… la troisième version.
Il me demande, très humblement et très poliment, visiblement affecté de sa lecture, pourquoi « on peut s'en passer », lui y a mis beaucoup de soin, a cherché les meilleures éditions…

La terre s'ouvre sous mes pieds : je voulais juste donner une info à un pote – sur des choses écoutées, certes, mais pas non plus travaillées à fond, j'ai survolé à nouveau le corpus et j'ai donné mon opinion.

Mais l'organiste, lui, dont peu de monde a dû parler même dans la presse spécialisée, était à l'affût des recensions, et pour une fois qu'on parle de lui, paf, on écrit « c'est pas la peine d'en dire quelque chose ».
Et je comprends toute sa peine : lui, il les a travaillées une à une, ces pièces, il les a enregistrées (avec toute la pression qu'il y a à produire un disque qui sera l'une des seules traces qui survivra à son exercice de la musique), il a voulu les transmettre avec sincérité.

L'histoire s'est bien finie : j'ai pu lui expliquer que la prise de son était clairement défavorable (je trouve, en toute honnêteté, le jeu un peu moins saillant aussi que les deux autres versions, mais pas du tout mauvais en soi), et que ma préférence se portait donc ailleurs. Il m'a alors expliqué que la production avait été difficile : entente avec le label (je ne me rappelle plus lequel), manque de soin de la prise de son, il avait lui aussi été assez frustré de l'expérience. Mais il semblait soulagé que ce ne soit pas lui qui soit en cause.

Vous voyez pourquoi j'éprouve le besoin d'expliciter la démarche : en publiant mes impressions, elles peuvent toucher les mélomanes qui sont visés, mais parfois aussi blesser des artistes qui sont à l'affût, et dont le travail n'est pas en cause.

Pour autant, je ne dis pas du tout que les mélomanes doivent se taire : les musiciens ne sont pas forcément bons juges de leur travail, et à la fin des fins, cette musique est (financée et) produite pour un public, pas pour les musiciens eux-mêmes.
Typiquement, je trouve insupportables les musiciens qui estiment qu'ils peuvent choisir leur public (comme Barenboim ou Christie qui disputent ceux qui n'écoutent pas assez bien les génies tels qu'ils se perçoivent) : les musiciens sont là pour transmettre de la musique à un public, ce ne sont pas des idoles pour qui la musique a été écrite – bande de saltimbanques damnés.
Donc, bien sûr, il est légitime que le public dise son avis, même s'il n'y connaît rien, même s'il est injuste.

En revanche, vous comprenez sans doute mieux ma réticence devant le principe de l'écoute comparée, et d'une manière générale de la critique sur le mode « c'est nul il joue ça trop lentement ». A fortiori maintenant que tout est public : faites gaffe quand même, surtout si vous avez de l'audience, il y a des gens de l'autre côté du fusil. (Et des gens qui ont concrètement bossé pour rendre cette musique disponible.)

Quant pour les musiciens : enregistrez des inédits géniaux où il n'y a pas de concurrence disponible. Personne n'écoutera vos disques, mais tous ceux qui le feront seront ravis et ne pourront pas jouer à la mortifère Tribune des Critiques de Disques.

Je continuerai donc mes commentaires, mais je garde ceci par-devers moi pour y renvoyer au besoin et bien penser à redire le sens de la démarche – et pourquoi je ne peux ni être méchant, ni me taire tout à fait.

jeudi 6 juillet 2023

Philippe d'Orléans compositeur – La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide


La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

J'étais un peu seul à me réjouir de ce que Château de Versailles Spectacles ait programmé le dimanche soir à 21h la Jérusalem délivrée de Philippe d'Orléans (bien mieux qu'à 15h ou 17h, ça laisse tout le dimanche !). Mais ça se termine donc à minuit, et avec les bus supprimés dans toute l'Île-de-France comme conséquence de l'embrasement généralisé du pays sans bus, je n'avais plus d'options… J'ai bien regardé les VTC, mais 80€ + les 50€ de la place, ce n'était pas envisageable.

J'ai donc renoncé à entendre cet inédit que j'attendais depuis tant d'années donné dans un lieu idéal par une équipe de feu.



Bien sûr que non. Versailles, ce n'est qu'à 20 km de l'Est de Paris. Sans trop me presser, cela fait 6h-6h30 de marche, par une nuit aux températures douces, c'est idéal. C'est parti !


La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide



#ConcertSurSol #121

Déjà entendue (fragmentairement) au CRR de Paris, c'est cette fois une production (de concert) avec tous les moyens qui est donnée pour La Jérusalem délivrée, ou La suite d'Armide de Philippe d'Orléans. Un des deux opéras qui subsistent du Régent (Philomèle est perdue).

J'avais adoré les audaces et bizarreries (ça frotte quelquefois !) de Penthée, histoire absolument terrible – rivalité d'un roi avec le jeune Dionysos, qui tourne fort mal pour le mortel. Par les Chantres du CMBV, les derniers actes avaient été présentés dans la Galerie des Batailles, c'était saisissant. J'en avais parlé ici, et jamais eu le temps de le convertir en notule.

L'œuvre est plus ancienne qu'on l'a d'abord cru – de nouvelles traces ont été trouvées, il existe une édition de 1704, et plus seulement de 1712 !  Plus étonnant encore, autant il est écrit au frontispice de 1712 qu'il s'agit, en substance, de l'œuvre d'un personnage illustre et proche des dieux (dont tout le monde peut aisément deviner l'identité), dans l'édition antérieure c'est plutôt « un compositeur proche de M. Le Régent », ce qui laisse penser que la partition est au minimum le fruit d'une collaboration.
D'après Benoît Dratwicki, à qui je dois beaucoup de la science que je vais partager ici, on retrouve nombre de tournures typiques de Gervais (le maître de musique principal de Philippe d'Orléans), et si jamais l'œuvre a été composée un peu avant 1704, elle pourrait même inclure des pages de… Charpentier !

Pour moi, à l'oreille, je n'entends pas très fort Charpentier – mais sa manière peut être très protéiforme. En revanche, que ce puisse être Gervais, dont Philippe d'Orléans était proche, ce n'est pas impossible : on dispose de très peu de choses au disque (Hypermnestre, et puis ?) et j'ai très peu lu sa production. Par ailleurs Philippe d'Orléans n'a pas hésité, on le sait, à lui passer commande de motets pour les signer de son nom. Un jour, un courtisan lui fait (respectueusement ou malicieusement, je ne sais plus) remarquer que son motet comporte des fautes. Philippe d'Orléans ne dit rien, descend voir Gervais, le giffle devant ses gens et lui dit en substance : « Lorsque je vous charge d'écrire un motet pour moi, j'attends que vous le fassiez en personne, et non que vous le laissiez à vos apprentis ! ». Ce témoignage rend donc d'autant plus vraisemblable la collaboration de Gervais, voire sa participation à l'essentiel de l'œuvre.

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide
Non pas que je sois paranoïaque, mais qui les a prévenus de ma venue ?

Le livret du baron de Longuepierre propose une suite et un dénouement heureux à deux sujets à la fois : Tancrède (celui de Danchet & Campra avait été représenté dès 1702) et la grande référence, Armide de Quinault & LULLY. Tancrède est encore tourmenté de la mort de Clorinde, mais aimé d'Herminie et finit par très bien s'en accommoder. Armide tente de se venger de Renaud en envoyant au combat ses amants (très adroite réutilisation de ce motif très présent dans l'acte I d'Armide de Quinault & LULLY, les guerrier alliés et soumis par amour), et lorsque Renaud triomphe, c'est pour, tout auréolé de sa gloire, offrir son amour à Armide. Et tout le monde est content.
Bien que la trame en paraisse décevante (ces deux histoires terribles résolues en chœur de liesse générale comme un vaudeville, chaque homme se trouve une femme parmi ce qui reste…), la réalisation en est, dans le détail, très réussie. Structure claire, qui ménage des plaintes, des affrontements, des enchantements originaux (le cyprès enchanté qui saigne !), une apparition d'ombre assez bouleversante (Clorinde apparaît à Tancrède pour lui demander pourquoi il l'a ghostée, sans doute sur le modèle de Didon dans Énée & Lavinie de Fontenelle & Collasse, de 1690), des batailles. Tout cela assez harmonieusement agencé, alors même que le principe de ce livret (réajuster tout le monde) et son début (Herminie et Armide se plaignent) laissent présager une intrigue très immobile et ennuyeuse. Dans le détail, c'est tout le contraire.
Il faut dire que Longuepierre était un véritable dramaturge, contrairement à La Fare (le capitaine des gardes et mauvais sujet auteur du livret de Penthée, pas mauvais par ailleurs !), passionné par l'épure de la tragédie grecque – sa Médée, par exemple, ne contient pas d'intrigue amoureuse. Pour autant, ce n'est pas ce qu'on lit dans ce livret, le but dans une tragédie en musique étant avant tout de ménager les scènes de merveilleux attendues.

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Si le futur régent est célèbre comme compositeur, c'est que ses partitions regorgent d'originalités, voire de bizarreries, dont les musiciens des générations suivantes se sont demandé la part d'audace (maladroite ou visionnaire ?) permise à l'amateur qui n'a pas besoin de se soumettre au goût du public, et la part… d'erreurs de copie. En sortant de Penthée, j'en avais discuté avec un musicien de l'orchestre (lui-même arrangeur et chef d'ensemble), et alors que je partageais mon enthousiasme pour l'originalité et l'étrangeté de la partition, il me disait sa conviction qu'on avait tout voulu jouer comme c'était écrit, mais que ce faisant il avait eu l'impression de jouer beaucoup de fautes involontaires.

Je n'ai pas lu la partition (je ne sais plus si elle est disponible) pour juger avec pertinente de la probabilité du rapport audaces / fautes de copie dans la partition ; toujours est-il qu'à l'audition, tout sonnait très bien, comme du baroque français habituel, quelques effets harmoniques expressifs en sus – on peut les trouver exotiques, mais ils interviennent en tout cas plutôt aux moments de recherche expressive.

Entendons-nous bien, lorsque je dis audaces, elles sont en effet tout à fait considérables, mais au sein du style de la tragédie en musique : si vous n'êtes pas familiers du répertoire, vous ne trouverez pas ça très audiblement subversif.

Petite revue de détail.

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Acte I
(Herminie, captive de Tancrède qui est parti pleurer Clorinde, reste amoureuse de lui. Armide arme des guerriers pour pourfendre Renaud.)
¶ J'ai été très impressionné par la modulation soudaine sur « nous jurons » des amants d'Armide qui promettent de la venger de Renaud. Changement immédiat d'atmosphère.  (Juste avant, une brève chaconne).
¶ Je retrouve dans cet acte, et plus loin, le goût de Philippe d'Orléans pour le procédé italianisant de la batterie de cordes (notes répétées à la basse, écriture en accords martelés), fréquente dans le seria italien, rare dans l'opéra français. On en trouve, bien sûr (colère de Corésus à la fin du II de Callirhoé !), mais ponctuellement, rarement aussi généreusement qu'ici (et Alarcón y va joyeusement, surtout qu'il y a deux clavecins dans l'orchestre !).
¶ Présence, ce qui est plutôt rare, d'un chœur uniquement féminin (pour la suite d'Armide au sens protocolaire, et non au sens temporel comme dans le titre de l'œuvre !).
¶ L'acte s'achève sur le très beau chœur des guerriers asservis par Armide, une belle trouvaille du livret qui permet de tisser le lien avec l'acte I d'Armide de Quinault-LULLY.

Acte II
(Herminie part retrouver Tancrède. Armide organise une forêt enchantée avec l'aide – incongrue, considérant ses pouvoirs propres – d'un enchanteur.)
¶ Violon solo pendant la plainte d'Herminie, sans accompagnement. Mais comme Alarcón a aussi proposé, comme toujours, ses propres arrangements, je ne sais pas si c'est dû à Philippe d'Orléans. (Pareil pour les flûtes solo plus loin.)
¶ Grande invocation de basse, développée et très réussie. Et belles harmonies du chœur infernal.

Acte III
(Tancrède, qui veut rivaliser de gloire avec Renaud, croise un cyprès enchanté qui le défie. Il le frappe, le cyprès saigne, l'ombre de Clorinde apparaît. Il est pris au piège de l'enchantement. Renaud, lui, tient bon face à l'illusion d'une  fausse Armide, qu'il frappe – parce qu'il sait qu'elle est fausse ; il dit qu'il aime toujours Armide. L'enchantement contre tous les chevaliers est rompu.)
¶ Surprenantes flûtes pastorales pour accompagner l'enchantement sanglant de Tancrède, moment décalé très poétique. Et encore plus étranges dissonances de flûte pour l'entrée de Renaud.
¶ Les grandes scènes des héros sont très expressives, et utilisent ici encore beaucoup le principe de l'écriture en batterie. Autre élément qui évoque volontiers le seria, le retour de Tancrède sur des déhanchements écrits en imitation, vraiment dans le goût haendelien. (Ce n'est pas absurde dans la mesure où les opéras de Haendel sont déjà composés et diffusés à cette époque, et que Philippe d'Orléans incarnait, de l'avis général, une esthétique des « goûts réunis ».)
¶ Terrible chœur d'imprécations.
¶ Le plus beau moment, c'est bien sûr l'arrivée de Clorinde, une ombre qui demande des comptes, comme Didon dans Énée & Lavinie de Fontenelle-Collasse. Élément très inhabituel : Tancrède chante pendant la déclaration de l'ombre de Clorinde, lui coupe quasiment la parole, ce qui ne se fait pas du tout – dans la bonne société, mais surtout à l'opéra… les spectres finissent leurs phrases en étant écoutés. Et les deux chants sont bien sûr dans des styles très différents, longues lignes peu volubiles pour Clorinde, récitatifs agités pour Tancrède. Impressionnant, très réussi. Et lorsqu'elle s'en va, chromatisme soudain sur le dernier « Ah, douleur » de Tancrède. Une scène écrite au cordeau, d'une intelligence rare. Hâte de la réentendre au disque !

Acte IV
(Hors scène, Tancrède se bat avec Argant, qui n'a pas été tué le même jour que Clorinde contrairement à la version de Danchet-Campra. Herminie est inquiète. Finalement elle découvre Tancrède blessé. Argant est mort. Le vieux berger va soigner Tancrède.)
¶ Deux hautbois seuls très haendeliens, mais c'est un choix d'Alarcón (qui paraît exotique par rapport aux normes du genre).
¶ Grande plainte développée d'Herminie, à nouveau, mais elles sont vraiment très belles et très bien construites (celle du I est vraiment longue, avec beaucoup d'épisodes secondaires !).

Acte V
(Combat final entre les deux armées. Renaud triomphe, Armide veut mourir, mais Renaud lui fait sa demande, ils s'épousent. On se demande un peu pourquoi ils n'ont pas commencé par là chez Quinault, mais enfin, il faut ce qu'il faut pour produire du drama. Tancrède épouse Herminie, sans qu'on nous explique trop pourquoi il a changé d'avis – a man gotta eat. Chaconne générale.)
¶ Déception d'Armide encadrée de trompettes victorieuses. Mort de l'amant Tissapherne sur le modèle du guerrier athénien dans le I de Thésée ou d'Aronte dans le I d'Armide (Quinault-LULLY) – il arrive sur le théâtre pour dire qu'il meurt.
¶ Grand fugato final, inattendu et très bien écrit. Chaconne avec trompette obligée, la première fois que j'entends ça – c'est vraiment dans la partition.

Même si la structure d'ensemble est étrange avec sa double action, tissée à partir de deux des tragédies en musique les plus appréciées et remises au théâtre de leur temps, l'ensemble est porté par une inspiration constante, chaque section étant écrite avec son lot d'innovation, et une grande ambition pour servir la déclamation et le théâtre. L'ombre de Clorinde, la chaconne finale, et nombre de monologues (Clorinde au I et au IV, Tancrède au IV…), c'est quelque chose !

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Un mot sur l'interprétation à présent.

La production a été transportée de la Salle des Croisades (tout en bois, acoustique excellente, mais où la majorité du public a un pilier dans son champ de vision au milieu de la scène), vers le Salon d'Hercule, où l'on voit parfaitement de partout, dans une acoustique très correcte en général.
Ce soir-là, c'était un peu plus difficile, possiblement à cause des techniques vocales propres aux chanteurs, mais aussi et surtout à cause des basses assez fortes de l'orchestre : deux bassons, et surtout une contrebasse, ce qui créeait un halo.

J'ai été étonné de voir (c'est rare) une contrebasse dans un orchestre de tragédie en musique – et vous savez que c'est une question passionnante en soi, la contrebasse. Aussi, j'ai tout simplement posé la question. Et je n'ai pas été déçu de la réponse !

La contrebasse est attestée dans l'orchestre qui accompagne les opéras à la Cour dès le début du XVIIIe siècle. Ce rôle était alors assuré par le compositeur Montéclair, qui tenait la contrebasse le vendredi. Ce n'est donc absolument pas une aberration, même si on le voit peu souvent dans les productions ; je trouve parfois que l'orchestre français sans contrebasse manque un peu d'assise, mais en l'entendant en cette occasion, j'ai aussi été frappé par le fait que son halo grave faisait concurrence aux voix, tendait à les masques, les rapetisser, en réduire les contours. En termes de résultat, ça reste donc à débattre, selon les lieux, l'effectif, les voix présentes, etc.

L'anecdote du successeur de Montéclair, apprise à l'occasion, mérite d'être mentionnée : on n'a aucune trace du matériel d'orchestre utilisé par Montéclair. Il paraît périller d'exécuter les traits rapides des actes infernaux, par exemple, à la contrebasse. On pense donc qu'il simplifiait (comme c'est souvent le cas sur les partitions de contrebasse de l'époque classique et romantique) ; peut-être même Montéclair faisait-il à vue, puisqu'on n'a rien retrouvé.
Mais on dispose du matériel de son successeur, et là… !  Il consiste simplement en rondes et blanches (même lorsqu'on a des traits rapides, il y a donc une grosse note immobile posée en bas), et pis encore, il ne note que les fondamentales de l'accord ! 
(Pour ceux qui ne voient pas ce que ça fait : dans un accord de trois sons, on peut mettre l'une des trois notes de l'accord à la basse, et ça change bien sûr l'articulation des accords entre eux, c'est important et pas du tout interchangeable. En changeant la basse de l'accord prévu par le compositeur, se produisent immanquablement des quintes directes, des fausses relations et toutes autres choses interdites et moches… il n'existe pas de partitions en musique classique où l'on ne trouve que des fondamentales à la basse, personne ne fait ça !)
Des musiciens ont essayé cette partie et ont tous renoncé. Était-ce vraiment joué ainsi ?  Était-ce un mémo personnel pour improviser ensuite des basses simplifiées ?  Un support pédagogique pour ses élèves ?  En tout cas cela rend très perplexe, des opéras entiers dont la composition est modifiée (et très mal) par le contrebassiste !
(Titre défilant en lettres de sang sur musique midi : LA VENGEANCE DU CONTREBASSISTE.)

La Jérusalem délivrée ou la suite d'Armide

Pour le reste, j'ai été très impressionné par l'ardeur folle imprimée par Leonardo García Alarcón avec la Cappella Mediterranea, les danses furibondes, l'élan constant, le soin malgré tout de la déclamation (d'autant plus fluide qu'elle est vive), les belles couleurs… c'est vraiment une grande réussite, très envie de le réentendre dans ce répertoire.
J'ai aussi beaucoup aimé la trompette de Serge Tizac, plus chaleureuse que ce que l'on entend d'ordinaire – il y avait fort longtemps que je n'avais pas vu une trompette percée, c'est mal (ce n'est pas une pratique musicologique mais une façon d'arriver à jouer ces instruments du diable), et pourtant ça sonne clairement plus clair et puissant qu'une véritable trompette baroque sans trous… Ce n'était peut-être pas aussi musicologique que d'habitude, mais c'était fichtrement beau – et sans pains.

Margaux Blanchard et Marie Van Rhijn au continuo, notamment – on n'était pas malheureux. (Grande richesse des réalisations chez Van Rhijn, que j'aime décidément beaucoup.)

Côté chant, quelques-uns des meilleurs titulaires. Je suis absolument fan de Victor Sicard en Tancrède (dans tous les répertoires d'ailleurs), la clarté de l'élocution, l'expressivité de chaque inflexion, l'engagement de tous les instants… et la voix, bien focalisée, est très bien projetée. Il varie à loisir les modes des émissions se coule dans toutes les situations avec beaucoup de variété. De même, Gwendoline Blondeel (Herminie), c'est l'assurance d'une émission très nette, focalisée, de mots précis, et tout baigne dans une irisation dorée assez irrésistible.
Très favorablement impressionné aussi par Cyrille Dubois (Renaud), habitué de rôles plus larges, a priori calibré plutôt pour Rameau que pour de la tragédie post-LULLYste, et malgré la tessiture grave, la voix rayonne constamment, avec un texte en permanence intelligible. On perçoit la structure robuste de la voix, mais elle ne prend jamais de place au détriment du timbre ou du texte. Je suis impressionné par la discipline qu'il parvient à imposer à l'instrument, sur des répertoires aussi divers – son dernier récital (« So Romantique ») est une merveille à ce titre.

Nicholas Scott (rôles courts) et Fabien Hyon (Vaffrin, écuyer de Tancrède), aguerris à ce répertoire (souvenir de Fabien Hyon encore étudiant dans une scène d'Atys en décembre 2013 aux Invalides, moment qui reste gravé dans ma mémoire… !) sont de très bons choix pour ces rôles, quoique le premier soit desservi par la salle qui le happe un peu, mais ce qu'ils font est très beau de bout en bout.
C'est aussi un bon soir pour David Witczak (Tissapherne et l'Enchanteur), omniprésent dans ces productions. La voix est un peu mince et grise, l'émission empêche l'épanouissement des mots (un peu tous sur le même plan), mais j'ai beaucoup apprécié son sens musical dans la grande scène infernale du II, livrant vraiment le meilleur de ce que sa technique peut donner.

Véronique Gens (Armide !) était plus en difficulté, son émission douce et très peu métallique était largement absorbée par les conditions acoustiques du jour (on me souffle que c'était beaucoup plus probant dans d'autres salles). En peine avec le rythme aussi, l'orchestre est souvent obligé de l'observer, de l'attendre. Un peu comme dans Circé de Desmarest, sauf que cette fois l'orchestre sait ce qu'il fait, et l'artiste est telle que même si l'on voit les hésitations, le texte paraît toujours aussi mobile et généreux. (Je trouve que la voix a vraiment perdu et s'est empâtée, de plus en plus tassée vers le bas, mais ça reste tout de même très beau et surtout très sensible.)

Enfin Marie Lys (Herminie), dont je n'aime pas beaucoup la technique – très « XIXe du XXIe », plutôt émise en bouches que dans les fosses nasales, très unifiée par la couverture, un peu molle dans les attaques –, s'est révélée comme une grande artiste. D'une part, c'est la fête du poitriné, qu'elle utilise très intelligemment pour donner du relief aux accentuations dans les phrases en bas de la tessiture (pas de gros poitrinés tenus comme dans Verdi, hein, plutôt des touches de couleur et de fermeté, pour renforcer le texte). D'autre le phrasé manifeste une pensée musicale et verbale très complète. Je reste frustré par le timbre terne, et je me prends à imaginer quel sommet ce serait si elle émettait un tout petit plus en avant et couvrait un tout petit peu moins – mais honnêtement, avec cette sensibilité-là, on ne trouvait pas le temps long et justice était rendue au rôle.

--

Je n'ai donc pas regretté les 50€ ni les 20km à pied – que je n'ai finalement que très partiellement parcourus à pied, un des patrons m'ayant très gracieusement reconduit jusqu'aux portes de Paris !  Karma instantané.

Et je vous recommande chaleureusement la découverte de ce jalon insolite, lorsque le disque paraîtra d'ici un an.

samedi 17 juin 2023

[podcast] Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – Épisodes 9,10,11,12,13 : chef invité, chef symphonique, chef de fosse, chef de ballet


http://piloris.free.fr/css/images/ettinger.jpg
Dan Ettinger, le magicien de fosse.
(photo Niedermueller)


Toujours à l'occasion de ma découverte du format baladiffusé, j'ai décidé de reprendre et d'enrichir la notule « Il y a peut-être dix chefs dans le monde dignes de diriger les grands orchestres » sous forme de série audio. 

Les huit premiers épisodes ont été enregistrés et publiés.

Retranscriptions ici :

Vous pouvez l'entendre par ici :

Toute la série dans cette playlist Spotify (accessible sans abonnement).

→ Le flux RSS (lien à copier dans votre application de podcast)
https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss

→ ou sur :
Google
Spotify
Deezer
Amazon
¶ etc.

Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très généraux sur l'opéra, la version audio actualisée et développée de la série Musique ukrainienne, une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas




Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 9 : Le chef invité

Le directeur musical décide de la programmation et travaille au long cours avec l’orchestre, modèle le son de l’ensemble…

À l'inverse, le chef invité débarque de son avion et doit en deux services, parfois avec des musiciens qu’il n’a jamais vus auparavant, modeler une interprétation qui soulèvera d’enthousiasme le public. Un service de répétition, c’est une séance de 3 à 4h. La norme est aujourd’hui de 2 services pour un concert symphonique standard (c’est évidemment plus pour une production scénique), certains programmes difficiles obtiennent 3 services, et certains chefs très exigeants (et surtout très célèbres, pour pouvoir l’obtenir) en demandent 4. Mais la norme générale, pour un concert symphonique, est aujourd’hui plutôt de 2 services. C’est court.

[Développement non retranscrit sur la façon dont certains chefs choisissent de tout « filer » – c'est-à-dire dire jouer presque sans interruption – tout en donnant des consignes, dont certains parlent (ce qui n'est pas toujours apprécié des musiciens), chantent pour donner leurs intentions… Il faudra aller écouter pour disposer du détail.]

Cette contrainte a une implication forte : l'efficacité de la communication du chef est alors primordiale. Un directeur musical peut se permettre de prendre le temps de faire évoluer les choses, peut faire référence à des répétitions précédentes, construire ses habitudes, même inefficaces, sur le long terme. Mais un chef invité, lui, doit aller droit au but s'il veut transmettre sa vision, et même tout simplement que le programme soit bien travaillé – considérant que certains orchestres français ont la réputation de ne pas travailler beaucoup avant la répétition, et que d'autres (de toutes nations !) font exprès de saboter la concert s'ils estiment le chef indigne d’eux, il faut vraiment avoir des choses à dire sans traîner !

C'est dans ce cadre que la gestique devient véritablement importante : on n'a pas le temps de s'arrêter pour expliquer, il faut indiquer ce que l'on veut avec l'attitude, les gestes, le regard.
Et c'est aussi pourquoi certains fabuleux chefs d'ensemble peinent à se convertir en chefs invités, où la maîtrise de ce qu'on appelle 'la technique de direction' est importante. Les musiciens n'aiment pas beaucoup, en général, les chefs bavards qui racontent ce qu'ils pourraient montrer ou chanter.

Un bon chef invité a donc en général une bonne gestique, et c’est en tout cas le moyen le plus efficace de mener une répétition. Je reparlerai des gestes du chef plus loin dans cette série.

Le rôle du chef invité est sans doute devenu encore plus difficile à présent qu'on peut voyager vers toutes les cultures à coup d'avion, et en deux services (séances de répétitions) imposer sa vision et sa personnalité, sans avoir le temps de travailler à fond la question du son et du style (il faut prendre l'orchestre comme il est, ce n'est pas un travail de long terme), sans pouvoir épuiser tout ce qu’on veut faire de l'œuvre. On l’entend souvent en concert : le début d’une œuvre est particulièrement saisissant, travaillé au cordeau, et soudain la spécificité de l’interprétation s’efface, on a l’impression que tout le monde joue en pilote automatique l’œuvre telle qu’on l’entend d’habitude. Ce peut être un effet de cette contrainte de temps : tout ne peut pas être travaillé à fond. Souvent, c’est la pièce en ouverture ou l’accompagnement du concerto qui en fait les frais, on sent que c’est nettement plus flou, moins précisément pensé et réalisé que le plat de résistance. (et ce flou existe vraiment !)
Cette contrainte n’existe pas aussi fortement chez les ensembles spécialistes itinérants, qui font des tournées avec le même programme et qui peuvent davantage aller au fond que l’orchestre symphonique de la ville qui, chaque semaine, change de programme (et souvent de chef !).

Le chef invité doit donc être capable en très peu de temps de donner un maximum d'indications et d'emporter l'adhésion de l'orchestre. D'où l'importance de la gestique, dans ce cas : s'il arrête la musique pour expliquer chaque mesure, il n'y arrivera jamais. [Je reviendrai sur ce point : les orchestres jugent en quelques instants les chefs, et leur bonne volonté peut se décider presque instantanément. Phénomène du « baisser de rideau », par exemple à New York. Hengelbrock, Haïm expulsés de l’Opéra de Paris, etc.]

On peut véritablement considérer que directeur musical et chef invité sont deux métiers différents, l’un travaillant au long cours avec des musiciens qu’il connaît et construisant un programme, assumant au passage des tâches administratives, de représentation publique, de levée de fonds, etc. ; l’autre devant au contraire communiquer au plus pressé avec des musiciens qu’il connaît peu.

Il est en va de même pour l’autre grande dichotomie de l’univers des chefs d’orchestre : chef symphonique vs. chef de fosse. Ce sera le sujet de nos prochains épisodes.



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 10 : Chef symphonique

Après le directeur musical vs. le chef invité, voici la seconde dichotomie importante à signaler : chef symphonique vs. chef de fosse.

On l’a vu, deux métiers.
Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la RIAS, Radio de Berlin-Ouest), chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert, pour un Fidelio hybride – avec chœurs en français –, qu'avec le Phiharmonique de Vienne pour Brahms 2). Deux métiers décidément.

Et à présent, chef symphonique et chef de fosse.

Le chef symphonique est celui qui va jouer le répertoire instrumental (et le cas échéant les cantates, quelquefois les opéras sans mise en scène), et en tout cas le répertoire pour le concert.
Son travail consiste donc à se concentrer sur l'interprétation d'une œuvre selon ses choix : il n'y a pas à composer avec la gestion du rythme par les chanteurs, à s'ajuster à leur volume sonore, à épouser des contraintes ou des souhaits de mise en scène (le metteur en scène Marthaler avait ainsi demandé à ce que les récitatifs de ses Noces de Figaro soient joués sur toutes sortes d'objets et instruments, pas des clavecins ou pianofortés !). Il est maître à bord, à part dans les concertos (tout dépend des notoriétés respectives du soliste et du chef), et son répertoire consiste alors largement dans les symphonies germaniques, les poèmes symphoniques de Ravel et Debussy et les ballets de Stravinski. Même s'il existe bien sûr des chefs spécialistes qui ont un répertoire un peu différent.

D'une certaine façon, l'exercice symphonique, même s'il n'est pas forcément plus prestigieux, est ressenti comme plus 'pur' : le chef est au centre de l'attention, et le véritable maître à bord – pas de contraintes de la scène ou de supérieur hiérarchique qui vienne trancher une querelle entre différentes composantes d'un spectacle complet.

Le chef symphonique correspond à l'image du chef-démiurge, dont on attend qu'il donne sa vision des chefs-d'œuvre du patrimoine (vision majoritaire mais discutable au demeurant, en quoi a-t-on besoin de singularité pour jouer des chefs-d'œuvre plutôt que de les donner tels qu'ils sont ?).

Même pour l'opéra au demeurant : l'orchestre est sur scène, bien plus mis en évidence (et en général écouté).



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 11 : Chef de fosse

Le métier de chef de fosse est aux antipodes. Pourtant, énormément de chefs (la plupart, peut-être) réalisent un va-et-vient entre ces deux fonctions, et les exercent parfois simultanément : Eugen Jochum, Karl Böhm, Riccardo Muti, Daniel Barenboim, K. Petrenko, A. Nelsons, Ph. Jordan, Gustavo Dudamel… énormément de chefs ont eu cette double casquette, alors même que les métiers sont très différents. Certains passent de l’un à l’autre (Welser-Möst et Nelsons, excellents à l’Opéra, se sont spécialisés dans le symphonique, où ils paraissent plus pâles), d’autres les exercent simultanément (Jordan quand il était à la fois à l’Opéra de Paris et au Symphonique de Vienne ; Pappano à la fois à Covent Garden, l’opéra de Londres, et à Santa Cecilia, le concert symphonique à Rome ; Dudamel qui cumule Los Ángeles et le même Opéra de Paris).

Pour autant, il existe des chefs spécialistes de l’accompagnement d’opéras, notamment en Allemagne (même si la pratique de chef d’opéra est en général cumulée avec des concerts symphoniques ambitieux, comme le faisait Simone Young à Hambourg ou Weigle avec le Museum de Francfort-sur-le-Main), et bien sûr en Italie – où il existe vraiment des chefs accompagnateurs qui font essentiellement cela toute l’année :  Mugnai, Gui, Cellini, Serafin, Votto, Erede, De Sabata, Picco, Capuana, Questa, Gavazzeni, Sanzogno, Santini, Gelmetti, Renzetti, Benini, Mariotti, Rustioni, Armiliato, Battistoni, Luisotti… et en général plutôt pour de l’opéra italien du XIXe siècle (Rossini, Donizetti, Belllini, Verdi, Puccini).

En quoi consiste leur métier ?

Le chef de fosse est, comme son nom l’indique, le chef qui dirige un opéra (ou un ballet, je reviendrai sur ce cas particulier plus loin), et plus précisément un opéra mis en scène. Il se trouve donc dans la fosse avec son orchestre, loin des regards, fait des gestes pour donner les départs et opérer le raccord entre la fosse et le plateau où l’on joue la pièce théâtrale. L’éloignement physique n’est pas tout à fait anodin : le son ne se propage pas uniformément, surtout pas avec un décor asymétrique, des chanteurs qui échangent depuis différents endroits du plateau, une distance variable vis-à-vis du chef et du public, un décor qui peut absorber ou réverbérer le son…

Le chef de fosse est ainsi d’abord un chef-accompagnateur : son travail est avant tout de suivre les chanteurs, en particulier dans le répertoire italien où ils ont beaucoup de liberté de phrasé – et souvent un niveau de solfège considérablement plus limité que les instrumentistes. Je n’invente pas ce fait : dans les conservatoires, il existe un « solfège chanteurs » distinct du solfège pour les instrumentistes, et qui est considérablement simplifié. Peut-être parce que la sélection sur critères d’aptitude physique (ou de capacité à percevoir les images nébuleuses d’un professeur) empêche de sélectionner simultanément sur le solfège ; peut-être aussi parce que l’expression verbale entraîne des ajustements sur les valeurs solfégiques écrites – on allonge certaines syllabes fortes même si elles sont écrites égales, par exemple. Et puis, la voix étant un outil fragile, le chanteur peut avoir besoin de prendre des précautions pour aborder certains passages ; sans parler des attentes du public sur les aigus tenus le plus longtemps possible !
En tout état de cause, les chanteurs sont moins fiables que les instrumentistes, et le rôle d’un chef de fosse est de les guider, mais aussi de les suivre : il faut être capable de communiquer efficacement avec l’orchestre pour se mettre d’accord sur le point où tout le monde se retrouve, lorsque le chanteur a pris un temps d’avance par exemple. Les orchestres de fosse sont habitués à cet exercice périlleux, mais c’est au chef de donner l’impulsion : s’il n’est pas clair, les décalages pour rattraper le chanteur vont s’empiler sur ceux du chanteur, qui sera à son tour déboussolé, et on court à la catastrophe.

Le chef de fosse doit donc pouvoir anticiper les effets, réagir aux erreurs ; ce que je trouve touchant dans ce rôle, c’est que contrairement au chef symphonique, le but ne peut pas être la perfection, mais plutôt la meilleure réaction aux imprévus de la représentation scénique.
L’orchestre sert un drame, et c’est pourquoi l’esprit compte davantage que l’exactitude. Dans cet esprit, je vous recommande l’écoute de l’Elektra de Mitropoulos, pas celle de 57 à Vienne avec Borkh et Della Casa, qui est une soirée splendide où il n’y a pas grand’chose à retrancher, mais celle de 51 à Florence avec Anny Konetzni et Martha Mödl… l’orchestre est complètement dans le décor, les chanteuses improvisent leurs notes, rien n’est en place, même pas de loin… et pourtant, l’énergie collective, le désir de servir la musique et le drame font de cette soirée un témoignage totalement électrisant, qui outrepasse ses défauts. Ce serait probablement plus difficile à accepter dans un contexte purement instrumental, où on aurait peine à donner du sens à la succession de pains, couacs et canards…

Bien sûr, le chef de fosse n’est pas qu’un passe-plats, il a aussi droit à sa vision artistique, surtout dans les répertoires où l'orchestre est déterminant (Wagner, R. Strauss, Debussy), mais contrairement au chef symphonique, il doit absolument être capable de réagir efficacement à des situations d'urgence, et pas seulement de préparer l'orchestre pour correspondre parfaitement à sa conception de l'œuvre.

Je vous raconte quelques anecdotes vécues en salle pour éclairer le propos.



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 12 : Chef de fosse, les anecdotes

Pour rattraper un décalage. J’ai souvent vu des choses incroyables, presque surnaturelles. Je me rappelle par exemple de Dan Ettinger qui dirigeait Tosca à Bastille… il y avait de petits décalages chez les chanteurs (pas des tocards : Elena Stikhina, Marcelo Puente, Salsi ou Lučić…), et on n’entendait absolument pas l’orchestre manger un temps, tout était d’une fluidité extraordinaire (et en plus le chef proposait une véritable interprétation personnelle et charismatique). Chez les bons orchestres de fosse, c’est de la pure magie : on entend que le chanteur s’est trompé de rythme, mais on ne parvient pas à entendre où l’orchestre a fait le raccord, tout paraît parfaitement fluide chez les musiciens. Chapeau.

À l’inverse, Rafał Siwek avait mangé deux temps dans son entrée pour un des grands thèmes solennels de la première scène de Padre Guardiano (« Venite fidente alla croce »), dans la Force du Destin de Verdi. Moment pourtant écrit tout en accords, facile à rattraper. Hé bien l’orchestre est resté décalé jusqu’à la fin de l’intervention du chanteur, pendant une grosse dizaine de secondes !  
Certes, en l’occurrence, ce n’était pas de la faute du chef (Luisotti), je l’ai vu faire les bons gestes (peut-être un peu timides, mais ils étaient là), l’orchestre ne l’a pas suivi. Pareil pour Luisi qui s’est fait ghoster de façon assez méchante sur certaines indications pour des Verdi à l’Opéra de Paris (Boccanegra en particulier). C’est l’histoire du baisser de rideau, dont on a déjà parlé. Ça existe aussi à l’Opéra.
Mais que ce soit la faute du chef ou pas, peu importe pour notre conversation : lorsque ça dysfonctionne, on attend des musiciens qu’ils ratttrapent la situation. Et c’est au chef de donner l’impulsion, de faire le signe « hop, vous me laissez cette fin de mesure, on se retrouve à la suivante… maintenant ! ».

J’ai déjà brièvement rappelé la mésaventure de Leonard Slatkin, grand chef symphonique à la très belle carrière, qui excelle dans des répertoires difficiles du XXe siècle et avec de grands orchestres… Mais invité au Met pour La Traviata, il avait été surpris par le rubato (c’est-à-dire les déformations de ce qui est écrit sur la partition – ce qui est autorisé dans une certaine mesure pour des raisons artistiques) d’Angela Gheorghiu. Celle-ci a en effet la caractéristique non seulement de déformer la mesure, comme c’est largement permis dans le répertoire italien du XIXe siècle, mais surtout de le faire en totale improvisation : tant qu’elle a du souffle, elle tient son aigu. Ce n'était pas un manque de professionnalisme de la part de Slatkin, mais suivre des sopranos capricieuses est une activité de plein temps, et il n’était manifestement pas assez aguerri là-dessus, ayant surtout dirigé des concerts symphoniques (ou des choses où tout le monde reste assez rigoureux rythmiquement, comme les opéras de Ravel). Slatkin a raconté que Peter Gelb, le directeur du Met, lui avait dit de poursuivre comme il faisait, mais évidemment, quand il y a des décalages (que Slatkin admet complètement), on tient le chef pour responsable. La presse et le public l’ont senti. Si bien que Slatkin s’était retiré de la production, non sans expliquer dans les journaux (et dans son blogue) que Gheorghiu avait eu un comportement peu professionnel – d’autres lui répondant que s’il n’était pas capable de suivre les chanteurs, il ne devait pas diriger d’opéra italien, que c’était lui qui était professionnellement en tort. Les deux points de vue s’entendent, même si ma sympathie va plutôt, vu leurs pedigrees respectifs, au pauvre chef qui a dû vivre l’enfer sur terre.

Autre difficulté : aider les chanteurs qui ont des difficultés en volume, soit à cause de la nature de l’œuvre (coucou les Richard, Wagner, Strauss), soit à cause de leur instrument (erreur de casting), mais ce peut aussi être lié à la salle (l’Opéra Bastille est immense, seules quelques voix énormes ou particulièrement bien projetée peuvent y passer très audiblement la rampe ; la Philharmonie de Paris est très défavorable aux voix, on les entend très mal sorti du parterre, en tout cas lorsqu’elles sont situées à l’avant de l’orchestre), à la disposition (en version de concert, l’orchestre est sur scène, donc plus sonore qu’en fosse, le son est réverbéré par le fond de la salle), et méforme bien sûr.

Le souvenir le plus spectaculaire que j’aie est celui d’un Wotan aphone… Evgeny Nikitin était venu chanter la Walkyrie avec le Mariinsky, de passage pour tout le Ring à la Philharmonie de Paris. Dès son entrée (à l’acte II), la voix paraît étrange, moins lumineuse que d’ordinaire, un peu de viscosité dans le timbre. À la fin de l’acte, il semble vraiment fatiguer. Arrive l’acte III. Et là, on se rend compte qu’il ne pourra jamais arriver au bout. Plus il chante, moins la voix sort, elle s’étiole et devient minuscule…
C’est alors que le miracle se produit : Gergiev fait jouer tous les Adieux de Wotan dans des dynamiques extrêmement douces à l’orchestre, si bien qu’on entend le chanteur murmurer jusqu’à la fin de l’œuvre !  Il a sauvé la soirée. (Et on sentait bien la différence dans les interludes pour orchestre seul, où tout à coup l’orchestre reprenait sa pleine ampleur.)
Voilà ce que doit faire un chef de fosse : il doit être capable de composer, dans l’instant, avec mille contraintes.

Vous vous rendez compte du changement considérable d'habitudes quand un chef symphonique obtient un poste dans une maison d'Opéra… Ils sont censés connaître les deux métiers, mais d’une part tout le monde n’est pas aussi doué pour les deux postes, d’autre part lorsqu’on ne s’est pas longtemps exercé dans un théâtre, pas évident d’avoir les bonnes réactions dans l’instant, même si l’on est bien formé et bien préparé !



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 13 : Chef de fosse, le cas du ballet

Il existe, parmi les chefs de fosse, un lumpenproletariat dont on évoque rarement la fonction sans un rictus de mépris : chef de ballet.

Il faut dire que la fonction est, par bien des aspects, davantage technique qu’artistique.

1) Il faut d’abord bien avouer qu’au ballet, l’intérêt du public va essentiellement à la danse. C’est aussi le cas pour l’opéra, où le drame sur scène et le chant priment tout, mais le chef obtient toujours un succès d’estime, et les amateurs d’opéra s’intéressent aussi à la musique. On râlerait beaucoup si les opéras étaient accompagnés au piano, et on refuserait de se déplacer si l’orchestre était remplacé par une bande enregistrée.
Au ballet, c’est tout différent : le public vient pour voir les danseurs, et la musique est un supplément agréable. La majorité des spectateurs ne regarde pas ce qui va être joué en musique, ne se déplace pas parce qu’on entend le Sacre du Printemps ou plutôt des arrangements horribles de Chopin et Tchaïkovski. D’ailleurs, les balletomanes vous reprendront (ou ne vous comprendront pas) si vous citez le nom du ballet accompagné du nom du compositeur – au lieu du chorégraphe.
Je vous raconte une petite anecdote plaisante : à la fin de l’ère Brigitte Lefèvre, à l’Opéra de Paris, je me suis régulièrement déplacé à Garnier pour voir des ballets, parce qu’il y avait un grand renouvellement de titres et, coïncidence ou pas, des musiques réellement intéressantes. C’est ainsi qu’en même pas cinq ans, j’ai pu assister au Psyché intégral de Franck (très bonne musique, mais rarissime au concert, même en fragments !), à Miss Julie de Ture Rangström, à Appalachian Spring de Copland, à Piège de Lumière de Damase (un souvenir incroyable), à Fall River Legend de Morton Gould, aux Forains de Sauguet… que des ballets aux musiques particulièrement riches, et rarement donnés. J’étais assis, comme toujours, aux places les moins chères (je vais trop souvent au concert pour être en Optima !), et mes voisines du soir m’ont, plusieurs fois, demandé si je venais pour voir tel danseur… Quand je répondais que je venais pour la musique, parce qu’elle est rarement donnée, je lisais vraiment l’incompréhension dans les regards – pourquoi venir au ballet si ce n’est pas pour regarder les danseurs ?  Et en plus de la musique pas connue ?  Je ne dis pas que j’ai été mal accueilli ou jeté depuis les stalles de Garnier, mais j’ai bien senti l’exotisme de ma démarche, et plusieurs fois.
Donc on comprend bien que, du point de vue du prestige et de l’épanouissement personnel, le chef d’orchestre est peu valorisé au ballet. Personne ne va s’arracher des places pour voir tel chef – ou alors il faut vraiment que ce soit Salonen ou Dudamel, qui vont – marginalement – faire remplir davantage.

2) Le deuxième élément est, pardon de le dire, la qualité de la musique. Il existe des ballets de grande qualité, évidemment lorsque c’est Daphnis et Chloé de Ravel ou Le Sacre du Printemps de Stravinski, on peut se faire plaisir. Mais une grande partie du répertoire est assez pauvre musicalement : certains titres sont d’ailleurs uniquement accompagnés au piano (déjà vu avec du Chopin, ou avec la Sonate en si de Liszt, et même parfois du Glass – mon Dieu, prenez notre humanité en pitié, la vie est si cruelle…), et pour le reste, s’il existe quelques ballets romantiques pourvus de bonne musique (Giselle ou Coppélia, ça se tient vraiment bien), il y a pour la plupart beaucoup de moments utilitaires, même dans les Tchaïkovski (le Lac des Cygnes, il n’y a pas beaucoup de musique qui vaille en tant que telle, sorti de la chorégraphie… et l’acte III totalement prétexte au divertissement, pour la Belle au Bois, ce n’est pas toujours un sommet non plus, même si certaines pages sont remarquables). Et bien sûr, dans les ballets écrits par Minkus comme Don Quichotte ou La Bayadère, ce sont essentiellement des formules destinées à soutenir la danse, très peu de surprise ou de matière. Il y a aussi le cas des arrangements immondes – pour l’Onéguine de Cranko, l’idée était de ne mettre que du Tchaïkovski, mais aucun extrait d’Onéguine (pourquoi pas). La Sixième Symphonie, ça allait (même si c’était assez mou pour le duel), mais alors les arrangements de ses piécettes de salon faits à la truelle, écrasés sous des cordes pâteuses, quel gâchis. On comprend que les chefs qui ont de quoi vivre par ailleurs ne se précipitent pas pour vivre cette expérience.

Mais il y a une part plus technique à cette différence, qui se rapproche davantage de notre sujet.

3) Pour que les danseurs puissent danser, il est nécessaire de conserver un tempo très régulier (pas de rubato ni d’effet de phrasés !), réellement métronomique pour que les artistes sur scène puissent avoir des repères stables au fil de leur effort. Et, par rapport au tempo qu’on entend en concert ou sur les disques : il faut jouer beaucoup plus lentement, sinon les danseurs ne peuvent pas physiquement suivre. On est donc réellement bridé non seulement du côté du brillant, mais même des choix interprétatifs : le tempo est fixé par les possibilités et les besoins des danseurs, il ne varie pas, et les phrasés doivent aussi rester assez peu fantaisistes, au moins à la basse qui doit rester parfaitement régulière.
On est davantage dans un travail de contrôle de la mise en place que d’interprétation, clairement. Et ce d’autant plus qu’il n’y a aucune attente, aucune pression du public en ce sens.

4) Corollaire du manque de prestige et d’enjeu, les chefs qui exercent principalement cette fonction ne brillent en général pas par leur vigueur et leur singularité. Tous les spectateurs de l’Opéra de Paris ont entendu passer Vello Pähn depuis 20 ans… il fait le job avec sérieux et constance, mais ce n’est clairement pas la grande excitation.

Le chef de fosse, dans le ballet, n’a donc pas du tout le même rôle que pour l’opéra ; au ballet, on attend simplement l’exécution bien régulière, ce qui ne motive évidemment aucun chef en vue pour ce type de soirée – alors qu’ils jouent très régulièrement les ballets de Ravel, Bartók ou Stravinski au concert !

Voilà pour ce petit tour d’horizon des différentes typologies du métier de chef. Il reste encore beaucoup d’aspects à aborder. Avant d’aborder la question du type de battue et de rapport au temps, je vais dire un mot, dans les prochains épisodes, du principe de la gestique du chef. À bientôt !

mercredi 31 mai 2023

[playlist] – Histoire de l'opéra français


Grâce aux sites de flux, les sélections de CSS peuvent devenir moins abstraites et plus faciles à écouter. C'est pourquoi j'ai tenté une liste d'écoute prête à l'emploi.

Le parcours propose les meilleures pistes des opéras majeurs (célèbres ou dignes d'intérêt) du répertoire français, dans des versions choisies ; et ce depuis les essais scéniques de Guédron (ballet d'Alcine pour le mariage du duc de Vendôme) au début du XVIIe s. jusqu'à, pour l'instant, Saint-Saëns – j'irai évidemment jusqu'en 2023, mais il y a énormément de manques parmi les chefs-d'œuvre du XXIe siècle, dont certains sont disponibles en DVD, beaucoup en bande radio ou vidéo, et très peu en CD – c'est encore plus vrai pour les opéras français, puisque que ceux en anglais disposent d'un petit avantage de diffusion.

Liste bien sûr ouverte à contestation, débat, questions et discussions. (Je serai ravi d'apporter un éclairage sur la sélection ou un conseil sur une version.)

J'y ai intercalé de petits commentaires pour informer l'écoute (5 minutes toutes les 15-20 pistes, à vue de nez), faciles à zapper mais, je l'espère, potentiellement utiles.

Je ne fournis pas, pour cette fois-ci, de retranscription : mon script a tenu dans la liste des œuvres sélectionnées.

Il y en a aura en revanche pour les dernières livraisons du podcast « Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? » et autres podcasts de vulgarisation.

Par ailleurs, vous pouvez d'ores et déjà jeter une oreille aux différentes playlists déjà constituées en consultant mon profil Spotify : l'avantage de la plate-forme est qu'on peut écouter intégralement les pistes, et en tout cas cela vous fournit immédiatement un visuel avec toutes les métadonnées, beaucoup plus rapide pour moi que de le réaliser manuellement. (Et la playlist est exportable, ce qui fait qu'en cas de fermeture de la plate-forme, je pourrai toujours partager un tableau avec ces références.)
Parmi celles qui sont déjà bien remplies : dernières écoutes, nouveautés, histoire de l'opéra italien, peintres, basson, harpe, sextuors, concertos pour clarinette… et tout cela est bien sûr un work in progress.

Pour ce qui est de l'opéra français, je vous place ici en image la liste des titres retenus :

http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png
http://piloris.free.fr/css/images/playlist_op_fr_1.png

… À bientôt pour la suite et de nouvelles aventures !

David Le Marrec

Bienvenue !

Cet aimable bac
à sable accueille
divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées
en séries.

Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées. N'hésitez pas à réclamer.



Invitations à lire :

1 => L'italianisme dans la France baroque
2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
4 => Arabelle et Didon
5 => Woyzeck le Chourineur
6 => Nasal ou engorgé ?
7 => Voix de poitrine, de tête & mixte
8 => Les trois vertus cardinales de la mise en scène
9 => Feuilleton sériel




Recueil de notes :
Diaire sur sol


Musique, domaine public

Les astuces de CSS

Répertoire des contributions (index)


Mentions légales

Tribune libre

Contact

Liens


Chapitres

Archives

Calendrier

« mai 2025
lunmarmerjeuvensamdim
1234
567891011
12131415161718
19202122232425
262728293031