jeudi 1 mai 2025
[notule & vidéo] – Histoire et usage des leitmotive : mutations et superpositions dans Die Walküre
Le projet aurait dû me prendre quelques dizaines d'heures à illustrer en musique, en partitions et rédiger : grâce aux moyens fusionnés de la notule, du podcast, des déchiffrages filmés, voici un commentaire vidéo de la structure en motifs du duo Brünnhilde-Wotan de l'acte III de La Walkyrie de (l'horrible) Richard Wagner.
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1. Wagner et les leitmotive
Wagner n'a pas lui-même écrit de table descriptive de ses leitmotive. Pour être bien d'accord, on désigne par ce terme un matériau – très court pour ceux apparaissent dans Das Rheingold, mais tout de bon des phrases thématiques pour certains de Siegfried ou du Crépuscule – attaché à des personnages, des objets, des idées. Ils peuvent changer selon le contexte (variante triste ou gaie, par exemple), dériver vers d'autres motifs, se combiner simultanément…

Hedna Hognarðottír et Sigurd Gúndmunþorn dans le duo de l'acte III.
a) Le leitmotiv avant Wagner
Wagner n'invente pas le procédé du motif récurrent – il arrive que des compositeurs, parfois anciens, citent un thème musical pour évoquer le souvenir d'une scène précédente. On trouve notamment l'esquisse de ces itérations dans des opéras de Meyerbeer : Robert le Diable (1831, où le diabolique Bertram est figuré par des sauts de quarte aux timbales solo ou en pizzicato aux cordes graves) et Les Huguenots (1836, où le « Choral de Luther » innerve tout l'ouvrage lors des évocations de la foi des parpaillots). Et, chez Meyerbeer, l'aspect de ces motifs peut bel et bien varier à chaque occurrence : orchestration, harmonisation (un peu moins côté mélodie et rythmes, qui restent assez réguliers)…
Les trois premiers opéras achevés de Wagner (je laisse de côté Die Hochzeit, présent à l'état de fragment), à savoir Die Feen, Das Liebesverbot et, je crois, Rienzi (celui-là, je ne l'ai que très peu écouté, je ne puis donc en jurer), n'utilisent pas ce procédé. Il faut attendre Der fliegende Holländer (1843) pour que Wagner développe une première version, très sommaire de ce procédé – quelques thèmes très identifiables, les appels de quarte pointée évoquant le Vaisseau fantôme / le sort du Hollandais, et le thème mélancolique de la promesse de rédemption faite par Senta.
Ces thèmes circulent dans l'ouvrage, mais ne le structurent pas véritablement : l'opéra conserve une structure en formes closes : airs, duos, trios, chœurs. La (semi-)nouveauté réside dans le développement et le soin apporté aux « scènes », c'est-à-dire aux parties héritières des récitatifs, encore un peu des transitions chez Weber et Marschner, alors qu'elles ont ici une ampleur et une qualité musicale égale ou supérieure aux « numéros » clos. Mais cela aussi, casser les murs, Meyerbeer l'avait fait – Les Huguenots constituent vraiment un chef d'œuvre considérable de ce point de vue : chaque « numéro » est concaténé au suivant au moyen de « scènes » de transition tout aussi intenses et singulières, dans une idée du flux continu qui préfigure l'idée du drame continu de Wagner.
b) La structuration du discours musical à l'opéra, avant Wagner
J'ai l'habitude de souligner les exagérations de l' « histoire-bataille » des histoires de la musique, qui prêtent souvent à des compositeurs isolés ou célèbres des innovations radicales – ce qui est quelquefois vrai, par exemple pour Beethoven, Wagner, Debussy ou Stravinski, mais très souvent inexact dans les autres cas –, pour un langage qui n'est pas aussi flexible que la langue parlée, et qui ne peut évoluer que sur le temps long, à partir d'une inflexion progressive des habitudes et des modes.
Pour autant, en l'occurrence, si Wagner n'invente pas le motif récurrent, ni même ses modifications, il provoque bel et bien une rupture vertigineuse dans la structuration du discours musical. Jusqu'ici, au moins depuis l'opera seria de la fin du XVIIe siècle (c'est moins vrai pour l'opéra italien et français du XVIIe siècle, davantage lié au flux théâtral), la logique générale d'un opéra reposait sur la structure des « numéros ». On prévoit des airs, des ensembles, des chœurs, des ballets, qui ont chacun leurs unités thématiques (très souvent des airs de type ABA'), assez hermétiques entre elles ; et on les relie par des récitatifs plus ou moins soignés.
Bien sûr, certains compositeurs trouvaient des couleurs propres à un opéra en particulier, comme Weber dans Der Freischütz (1821), avec sa tonalité fantastique très spectaculaire, qui révolutionna toute l'histoire de la musique du XIXe siècle, de Schubert à Tchaïkovski (une notule et une vidéo sont en préparation…), ou même, chez les Italiens, le compère Bellini avec I Puritani (1835), aux ambiances nocturnes très réussies.
Toutefois chaque air était bien distinct – on trouve quand même quelques rappels thématiques dans le Freischütz (notamment les trilles de la dérision du diabolique Kaspar, dans un de ses airs, qui revient dans la grande scène magique de la Gorge du Loup), mais la structure demeure, a fortiori avec l'interruption du flux musical par les dialogues parlés, très discontinue et compartimentée.
Il existait aussi des approches plus ou moins fragmentées, depuis les « numéros » très identifiés des opéras allemands avec dialogues parlés – c'est toujours le cas à l'origine – ou du belcanto romantique italien, jusqu'à des tentatives très intégrées, comme Euryanthe de Weber (1823), qui intègre des récitatifs chantés pour initier un style allemand durchkomponiert (c'est-à-dire entièrement mis en musique), certes nettement plus fades que les « numéros » ; ou Rigoletto de Verdi (1851), qui gomme de façon assez spectaculaire la frontière entre « numéros » et « scènes ».
c) Wagner : la révolution de la pensée musicale dramatique
Dans ce cadre, cette rupture wagnérienne apparaît en deux temps. D'abord avec Das Rheingold achevé en 1854, puis Tristan und Isolde, achevé en 1859 – qui marqua la véritable rupture, puisque Tristan fut représenté dès 1865, et L'Or du Rhin seulement en 1869 (la publication de sa partition attendit même 1873).
On se rend compte, au demeurant, que la réaction du monde musical et la velléité des compositeurs contemporains d'imiter ses procédés fut en réalité très prompte – les opéras français postwagnériens fleurissent dès les années 1880 (Gwendoline de Chabrier, Fervaal de d'Indy, ou encore, de façon plus débattue, Sigurd de Reyer).
Et Das Rheingold, précisément, marque une spectaculaire rupture dans la conception d'un opéra : le leitmotiv à proprement parler advient enfin, c'est-à-dire un réseau de « motifs conducteurs ». Dans cet Or du Rhin, Prologue du grand projet de Tétralogie, la structuration musicale n'obéit plus à une logique de juxtaposition de scènes thématiquement autonomes ; on y trouve peu de grandes lignes vocales mémorables, au demeurant, puisque le rôle de chanteur y est davantage déclamatoire que mélodique.
En effet le matériau musical repose sur des cellules musicales, pour certaines parentes, évoquant personnages, objets, concepts de l'opéra – Rhin, or, anneau, malédiction de l'amour, Walhalla, lance, servitude, heaume... Lorsque le poème nomme l'un de ces sujets, ou mieux, pour évoquer leur présence en l'absence d'explicite textuel, le compositeur suscite ces motifs, qui restent communs à tout l'opéra (et même, pour la Tétralogie, aux quatre opéras). Ils peuvent aussi muter (tonalité, mode majeur ou mineur, rythme, orchestration...) ou se combiner (être joués simultanément, voire se contaminer).
Ainsi, c'est l'impératif de la situation scénique, voire de l'évocation textuelle, qui motive très précisément le geste compositionnel ; il n'est plus possible, comme le faisait Rossini, de réutiliser un fragment d'opéra antérieur, ni même, comme l'avait osé Verdi, d'écrire en amont ses airs et ensembles une fois la situation (et, je suppose, le mètre) fixés avec son librettiste, avant même que de disposer du détail du texte.
L'opéra devient ainsi un grand flux continu, où les événements musicaux sont intimement – et pour ainsi dire exclusivement – liés au détail de l'intrigue, aboutissant à un étonnant mélange entre immense macrostructure rationnelle (le réseau des motifs) et juxtaposition d'événements ponctuels (les événements musicaux adviennent sans délimitation ni symétrie, exclusivement suscités par le texte).
Cette conception est absolument neuve et, à ma connaissance, sans précédent, d'autant que le matériau thématique s'y combine, certains motifs advenant simultanément, se créant les uns les autres, se combinant, s'altérant au gré des situations. C'est précisément ce procédé que nous allons explorer ensemble dans cette petite vidéo explicative.
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2. Nommer les motifs
Wagner, donc, n'a pas établi de table de ses motifs. Il en a théorisé leur usage ; ils sont présents, perceptibles ; mais il ne les a pas nommés ni délimités dans les œuvres où il les emploie. Les éditeurs de ses partitions s'en sont chargés dans des tables liminaires qui les recensent et leur attribuent des noms ; puis ce fut au tour de ses exégètes – Lavignac en est l'exemple francophone le plus fameux, et l'un des plus anciens. Dans Wagner (c'est moins vrai pour Pelléas), je ne trouve pas qu'il y ait beaucoup de doute sur la conception d'un élément comme leitmotiv – et non, je veux dire, comme une récurrence fortuite d'une formule, trop banale ou trop limitée pour avoir un sens –, ils s'affichent réellement comme tels.
En revanche, pour ce qui est de leur signification… l'ambiguïté peut être réelle. Ainsi le motif « Unmut » (« déplaisir », « mécontentement »), désigné comme « courroux de Wotan » par Wilder et Lavignac, apparaît-il aussi bien au début de l'acte II pour désigner le désespoir du dieu, forcé de sacrifier son enfant illégitime par sa ligne de défense rhétorique ratée auprès de son épouse (il sourd alors de partout dans l'orchestre, à la fin de leur rencontre), qu'au milieu de l'acte II pour accompagner sa fureur contre la désobéissante Brünnhilde.
Dans les éditions piano-chant, plusieurs cas de figure : pas de table chez Felix Mottl. Victor Wilder (1893, réduction Richard Kleimichel) propose une table des motifs dont les intitulés sont repris dans l'ouvrage d'Albert Lavignac, professeur d'harmonie au Conservatoire (Le voyage artistique à Bayreuth, 1897). Karl Klindworth (1900, dans sa réduction pour piano) présente une table en allemand pour l'édition anglo-germanique incluant la traduction de Frederick Jameson. On y retrouve les noms allemands les plus couramment appliqués. De même pour Otto Singer II en 1910 : le motif n'est pas recopié selon la même norme, mais les noms demeurent identiques – je ne sais pas qui les a inventés, puis popularisés, je serais évidemment curieux si l'un d'entre vous le sait déjà, cela m'évitera quelques recherches (alors que j'ai un concert à préparer et des vidéos Pelléas à produire).
Comme j'en ai l'habitude pour Carnets sur sol, je me fonde essentiellement sur la littérature primaire : je nomme les motifs selon ma perception d'auditeur plutôt que de reproduire les propositions des érudits. Il peut donc y avoir des divergences – et, qui sait, quelques éclairages distincts.
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3. La pédagogie musicale en vidéo
Devant l'ampleur de la tâche (et les dizaines d'heures qu'il aurait fallu pour réaliser une notule sur le sujet), je me suis laissé convaincre par des conversations avec des lecteurs et des amis : fusionner les avantages de la fluidité du podcast et de l'incarnation de la vidéo de déchiffrages, au service du projet d'une démonstration notulaire.
J'aboutis donc à ce format pédagogique en vidéo – où je tâche d'exposer dans le détail la concaténation des motifs dans le duo de l'acte III de La Walkyrie de Wagner (Brünnhilde-Wotan). À partir de la réduction piano de Richard 𝐊𝐥𝐞𝐢𝐧𝐦𝐢𝐜𝐡𝐞𝐥 et, pour rendre la chose plus accessible, de la traduction française de Victor 𝐖𝐢𝐥𝐝𝐞𝐫 (1,2,3,4).
L'idée est d'exposer pas à pas, assis au piano, ce qui se passe à chaque moment, les parentés entre motifs, leurs mutations et superpositions.
C'est un premier essai : le son de la voix est trop bas par rapport aux normes, le résultat est sans doute trop long (mais c'était très riche et il fallait vraiment avoir entendu le début pour comprendre l'évolution…), j'essaierai de proposer des séquences plus courtes – mais en réalité, faire plusieurs vidéos courtes me prendra davantage de temps. Aussi pour l'heure, à l'instar des déchiffrages filmés, je laisse ceci à disposition de ceux qui seront intéressés par la démarche, sans chercher à séduire au delà. (Clairement, pour une première approche, ce serait aride dans ces conditions techniques, sans un montage dynamique.)
Je pense toutefois qu'il y a de quoi piquer l'intérêt des amateurs de Wagner, une plongée dans ce qui constitue la spécificité la plus impressionnante de son langage musical – avec l'harmonie, certes, mais c'est un peu plus délicat à appréhender pour la partie non musicienne du public –, et que je me suis efforcé de rendre aussi claire que possible.
Pour vous faire une idée du concept, je vous propose de jeter d'abord un œil à ces deux extraits :
→ motif de l'Amour de Brünnhilde et ses parentés ;
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4. Prospective
Il s'agit d'un premier essai, il y a sans doute des choses à ajuster et je suis bien sûr preneur de retours. Pour ma part, ce que je vois déjà :
¶ Le son de la voix est trop bas, il faudrait un autre micro plus proche, je ne sais pas encore comment régler cela – l'idée est de gagner du temps sur une notule, et je trouve le montage très ennuyeux (on ne peut même pas écouter de musique pendant !), donc toute solution impliquant de l'investissement de ce côté sera sans effet, puisque je me lasserai très vite.
¶ Même si je le trouve confortable pour pouvoir expliquer les choses dans le détail, le format est beaucoup trop long – et idéalement, j'aurais aimé une demi-heure de plus pour pouvoir mieux récapituler et tirer des conclusions ! Il faut dire qu'il s'agit ici d'une scène entière, où les motifs se transforment progressivement, il aurait été contre-productif de segmenter et de devoir réexpliquer la même chose à chaque itération. Peut-être aurai-je intérêt, pour le Freischütz par exemple, à faire une vidéo (de trois minutes) par événement, plutôt que tout cumuler ? Mais c'est en réalité beaucoup plus de travail de publier plusieurs vidéos… à méditer.
Preneur aussi de retours sur le sujet : privilégier de petites vidéos plus agréables à consommer, ou une grande arche qui permette un véritable raisonnement ?
¶ J'ai beaucoup d'idées de choses à montrer – pour l'instant, je le disais, je vise les influences sur Freischütz sur le XIXe siècle, les leitmotive de Pelléas scène par scène (ça peut occuper quelques mois / années…), éventuellement ceux d'Arabella de Strauss, qui sont spectaculairement riches et complexes (mais d'autres que moi seraient-ils intéressés, vu la célébrité relative de cet opéra ?) . Possibilité aussi de faire d'autres vidéo sans piano, mais je pressens que ce deviendrait vide abstrait, une sorte de podcast en plan fixe – vu que je ne veux pas passer mon temps en montage. Je ne suis pas sûr que les lecteurs de CSS apprécient particulièrement ce format de toute façon ; l'écrit permet de pouvoir relire, de se reporter rapidement à des notions mieux circonscrites.
¶ Je me dis aussi que ce pourrait être un mode de présentation plus intelligent de mes déchiffrages. Au lieu de balancer un format brut peu parlant – ou de mettre des heures en montage auxquelles je renâcle depuis des mois… –, choisir un extrait et l'expliquer. Ça ne correspond pas à ce que moi, auditeur, j'aimerais trouver – l'accès à des œuvres inédites, dans leur intégralité –, mais je pense que ce serait sans doute un meilleur moyen d'intéresser un plus grand auditoire potentiel (sur une cohorte qui constitue déjà la niche dans la niche…) en en extrayant les moments forts, avec un peu de médiation. Par exemple présenter les chants révolutionnaires et impériaux qui font toute l'armature de L'Aigle de Jean Nouguès – plutôt que de simplement les jouer en flux en laissant l'auditeur se débrouiller (et se lasser).
À nouveau, si vous avez un avis…
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5. Compléments
Je pense nécessaire d'avoir dans l'oreille une véritable version à écouter avant l'explication, voici par exemple la version Weigle (Bullock / Stensvold) où l'on entend bien l'orchestre : Weigle sur YouTube.
Et pour tirer les conclusions de tout cela dans votre propre pratique auditive, peut-être profiter de cette cette version sur le vif au Met en 1988 (Behrens / Adam), où les voix sont au second plan : bande du Met 88 (calée).
Pour davantage de méditations wagnériennes, direction le chapitre dédié de 𝐶𝑎𝑟𝑛𝑒𝑡𝑠 𝑠𝑢𝑟 𝑠𝑜𝑙 : l'horrible Richard Wagner. Je vous recommande en particulier cette notule-ci, qui explore l'origine mendelssohnienne du motif de la colère (et de l'abattement) de Wotan.
Si le sujet du leitmotiv vous intéresse, vous pouvez aussi jeter un œil, en attendant les versions plus développées en vidéo, sur l'intuition de tels motifs structurants dans Pelléas, malgré les dénégations de Debussy dans sa correspondance – mieux, il me semble qu'ils y sont encore plus fondamentaux dans la matière musicale que dans le Ring…
→ Les leitmotive de Pelléas, la preuve par Golaud.
→ Emprunts, morale de classe, bateau et leitmotive.
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À très vite pour de nouvelles aventures !
(Pour information, je poursuis la réimportation des dizaines de notules détruites par mon hébergeur et la réactivation des liens brisés… c'est en cours, il faudra sans doute quelques mois pour que le site redevienne complet.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie L'horrible Richard Wagner a suscité :
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