mercredi 14 mai 2025
Structure de Pelléas : CSS vs. Boulez
Où notre héros va rosser publiquement un adversaire réputé invincible : tout à la fois un spécialiste incontesté et un mort attesté.
J'ai construit la semaine écoulée, sans du tout m'en rendre compte, une expérience sociale assez intéressante.
Alors que j'étais en bibliothèque – pour préparer le concert que je présenterai le 1er juin d'une part ; pour consolider mon discours lors de la série vidéo en cours leitmotive de Pelléas d'autre part –, je profitai de l'occasion pour jeter un œil à l'Avant-Scène Opéra, pour vérifier si cette publication « intermédiaire » (à cheval entre la vulgarisation et la littérature spécialisée) intégrait l'idée de leitmotive dans Pelléas. Car si cela me paraît désormais évident à la lecture de la partition (beaucoup moins saillant à l'écoute !), je m'en suis rendu compte par mes propres moyens : je n'ai guère entendu parler de tout cela à part du « thème de Mélisande » quelquefois, en ayant pourtant écouté France Musique pendant mes jeunes années, et lu çà et là de petites choses sur l'œuvre. Je voulais vérifier ce qu'en disaient les spécialistes – s'il y avait débat, et surtout si leur conception formelle de leur usage, ainsi que leur étiquetage (quel motif symbolise quoi ?), correspondait ou divergeait du mien, pour enrichir mes propositions et ne pas donner sans contexte des noms qui iraient à rebours de tous ce que les sachants ont écrit avant moi.
Il se se trouve que ceux que j'ai lus – j'ai promis dans les vidéos déjà publiées de fournir les références des « érudits » que j'invoque, les voici –

parlent tous ouvertement de leitmotive, et en vantent même souvent la sophistication supérieure, secondant Debussy dans sa posture antiwagnérienne – de fait, Debussy reprochait à Wagner d'écrire de façon grossière ses leitmotive, façon « carte de visite ». Le personnage est là, l'objet est montré, hop, le motif apparaît pour le souligner. On peut même en retirer l'impression que Debussy réprouve en soi le procédé du motif récurrent ; impression ensuite démentie par la lecture de la partition. (Était-ce posture nationaliste de sa part, ou simplement opposition à un usage trop sommaire du motif récurrent ?)
Quoi qu'il en soit, les spécialistes considèrent comme une évidence l'existence de ces motifs, et insistent même sur le fait qu'ils ne désignent pas aussi nettement un élément précis que chez Wagner — et en effet, j'ai ainsi débusqué des motifs que j'associe à Allemonde mais que les exégètes nomment « temps lointains » ou encore aux refus de Mélisande, désignés ailleurs comme « passé de Mélisande ». Et puis le motif de Golaud se trouve utilisé en soubassement pendant toute la scène du bateau qui quitte la rade (I,3), faut-il en déduire qu'il s'agit plutôt d'un motif lié à l'errance plutôt que figurant exclusivement Golaud ?
J'ai aussi isolé des motifs liés à la jalousie (ces octaves montantes), la peur (lors des interrogatoires de Mélisande par Goland, en II,2 et V), la clarté (qui va se transformer en volute de l'amour en IV,4), etc. Je n'ai pas encore eu le temps de vérifier ce qu'en disent les érudits, mais cette matière est clairement là, se fondant parfois en accompagnement pour sourdre de nouveau un peu plus loin, conservant souvent l'ambiguïté sur son statut de motif ou de coïncidence.
Et puis voilà que, dans L'Avant-Scène Opéra de 1977, où Henri Barraud a pourtant rapidement mentionné les différents motifs au fil de l'analyse du livret et de la musique, je tombe nez-à-nez avec cet entretien accordé par Pierre Boulez :

Je suis interloqué – comment a-t-il pu passer à côté ?
« Liés [qu']aux personnages », « sans variation autre que décorative », « n'irriguent pas totalement la texture », voilà qui va à rebours de tout ce les érudits en disent. Et cela se vérifie très bien sans trop forcer son observation : on rencontre quantité de motifs non liés aux personnages (clarté, obscurité, anneau, Allemonde, forêt, jalousie, peur… je le montrerai en temps voulu dans la série en cours) ; l'harmonisation des motifs change radicalement au fil des itérations (l'harmonie, c'est décoratif ?) ; des scènes entières sont bâties exclusivement sur des motifs, et non sur de la musique dramatique ad hoc comme c'était la norme avant Wagner.
Et, tout simplement, cela se vérifie en ouvrant un livre… celui dans lequel paraît son entretien, par exemple !
Donc comment Boulez peut passer à côté de ça (ou pourquoi il fait exprès de feindre ne rien voir), mystère. Est-ce parce qu'il connaissait encore trop peu la partition ? Parce qu'il était pris dans ses propres certitudes préconçues ? Ou bien niait-il sciemment cet aspect – et dans ce cas, pour soutenir quel agenda ?
Je veux dire par là que, si moi-même, qui n'ai assurément pas la solidité de la formation de Maître Pierrot, ni son expérience, ai pu apercevoir ces motifs, et si toute la littérature secondaire autour de Pelléas les détaille… comment croire raisonnablement que lui, alors même qu'il était fasciné par cette œuvre, réputé pour son esprit analytique et son amour de la forme, ait pu s'y soustraire ?
Or, de mon point de vue, son affirmation est aussi fantaisiste que d'affirmer que Wagner ne varie jamais ses leitmotive et se contente de les citer lorsque le nom du personne ou de l'objet apparaît – comme le prétend Debussy d'ailleurs, mais lui on voit très bien pourquoi il fait ça !
En attendant de publier les épisodes de ma série leitmotive de Pelléas, je postai donc cette vignette boulézienne sur mes réseaux, en guise de devinette, avec pour commentaire provocateur « quel imbécile – qui n'y connaît manifestement – a écrit ceci ? ».
Le résultat m'a étonné, à tous les titres.

1) Pour commencer, la plupart de mes lecteurs… ont immédiatement deviné qu'il s'agissait du plus célèbre ondiste des Folies Bergère. Le ton polémique, j'imagine, sur ce type de sujet, et bien sûr la question que je pose, qui suppose qu'il s'agit de quelqu'un de connu de tous – les wagnéro-debussystes superstars capables de pondre de l'exégèse un peu cassante, il ne doit pas y en avoir de pleins cartons.
J'étais manifestement le dernier à en être surpris, tout le monde semblait trouver très logique que ce soit lui.
2) Beaucoup de réactions, pour me conforter ou pour me contredire, sur le lien entre Debussy et Wagner (que ni Boulez ni moi n'avons cherché à minorer).
3) De prévisibles débats autour de « l'imbécilité » – et c'est plus le cas sur Facebook que sur Bluesky / Mastodon / Twitter / Threads / Instagram où cette vignette a également été diffusée. « Oui Boulez aime l'emporte-pièce », « Toujours insupportable celui-là », « Sa réflexion me paraît pertinente », « Personne ne connaît mieux le sujet que lui », chacun a nuancé selon sa sensibilité, sans toujours se rendre compte que l'expression « quel imbécile » ne valait que par périphrase pour amuser le temps que la devinette soit résolue ; on sait que Boulez n'est ni un ignare, ni un crétin. (L'idée était simplement de suggérer « mince, j'aurais pas cru que quelqu'un d'informé puisse affirmer ça ! », pas véritablement de débattre des moyens intellectuels de Pierrot le Fou.)
4) Et, le plus intéressant, quelques irréductibles qui se plaçaient du côté de Boulez, avec des arguments ou par principe qu' « il sait mieux que quiconque », et soutenaient qu'il avait forcément raison. (Les innocents, entrer dans un débat avec CSS, ils allaient évidemment déclencher une série de sauvages notules démonstratives et rétributives.)
Je leur ai fourni quelques pistes dans l'esprit de celles que j'ai mentionnées ici – si, les motifs sont très structurants dans Pelléas, des scènes entières en sont exclusivement constituées, et on retrouve des parentés et mutations comme dans le Ring, peut-être même davantage ; et, plus évident encore, leur signification ne se limitent pas du tout aux personnages – qui sont liés à plusieurs motifs, dont on n'est pas toujours sûr de ce qu'ils désignent vraiment. Même le motif de Golaud semble suggérer d'autres idées (l'errance, la fragilité humaine…) !
Je vous promettais une expérience sociale, et vous êtes sans doute déjà déçus.
Pourtant, j'ai trouvé ce moment révélateur à de nombreux titres.
a) Les règles d'engagement. On vérifie une fois de plus le principe qu'un contenu clivant et superficiel reçoit beaucoup plus d'écho. Après une analyse, peu de commentaires, parce qu'il faudrait que le lecteur propose quelque chose qui n'a pas été dit ; mais après un contenu plus émotionnel, chacun peut partager son ressenti, c'est universel. Le message contient à la fois un jeu (devinette), une célébrité, et une insulte – autant d'angles sur lesquels réagir, qui rend finalement l'implication possible pour tous ceux qui lisent. C'est incroyable à quel point ça fonctionne immanquablement, y compris sur un contenu un peu spécialisé comme ici. (Et ça ne se limite pas qu'aux réseaux qui poussent ces contenus, c'est là une constante que j'ai pu observer depuis toujours sur CSS, d'où proviennent les titres plaisamment emphatiques que j'aime bien adopter.)
b) L'identité des réseaux. Selon la structure et le public des différents réseaux, les réactions ont été très différentes. Sans surprise, sur les plateformes de microblogging (Twitter, Mastodon, Bluesky, Threads), où je suis suivi par une communauté qui connaît bien mon humeur, peu de quiproquos, plutôt des réactions sur la personnalité de Boulez ou la question des leitmotive. Sur Facebook en revanche, où le flux d'actualités est filtré de façon arbitraire et obscure par l'algorithme (favorisant telle personne, tel sujet, puis les faisant disparaître, occultant des pans entiers des abonnements), on est mis en relation avec des personnes dont on connaît moins bien les opinions et les manières… et en ce qui me concerne, beaucoup d'artistes ou d'agents y sont abonnés à mon flux, souvent à la suite d'un mot agréable dit sur leur travail. Il n'est donc pas étonnants que certains aient pu croire que je souhaitais réellement insulter Boulez, ou aient manqué la part malicieuse de ma démarche. (Je ne serais pas le premier à énoncer des vérités définitives du haut de mon petit mont de la stupidité…)
c) J'avais clairement trop le nez dans mes propres lectures de la journée ; poster une plaisanterie en sortant d'une demi-journée de bibliothèque n'était pas l'idée du siècle : le risque d'être trop allusif, n'ayant pas encore tout à fait rejoint le monde réel, était strictement non nul – voire plutôt égal à 1. Ce qui me paraissait évident, à savoir que le caractère remarquable de cette citation reposait sur la négation du rôle des motifs dans Pelléas, quelque chose que tout le monde sait évidemment… revenait un peu à plaisanter avec le moi-même de quelques heures plus tôt, enfermé dans la salle des manuscrits & de la musique, en face de la Galerie Mazarin. « Oh tu as vu la fameuse erreur de cote dans la note 767b dans la seconde réédition d'Orledge ? Ce truc de fou, je vais faire une vanne dessus, tout le monde va être mort de rire. »
Bien, vous me direz, ça permet toujours de convoquer Maître Pierrot, et on le sait, il est impossible de bider avec Pierrot.

Préparation pour des décors de Richard Teschner, 1911.
La grande leçon que j'en tire ? Rien n'est évident si on ne l'explicite pas ; ni les causes de mon étonnement sur les réseaux ; ni les motifs pelléassiens pour Boulez.
C'était aussi – et surtout – l'occasion de lancer quelques premières pistes sur ces histoires de leitmotive que je me suis proposé d'explorer de façon méthodique. Comme le travail serait incommensurable à réaliser en notule (avec énormément de travail de mise en forme des partition et des sons, pas très stimulant pour moi…), j'ai choisi le format vidéo, quitte à en résumer ensuite à l'écrit quelques moments forts.
[Typiquement, la façon dont le motif que j'identifie au « désir de Golaud » et celui que je nomme « refus de Mélisande » fusionnent dans la première scène lorsque Golaud dit « vous ne pouvez pas rester ici toute la nuit, toute seule », voilà qui mériterait exégèse écrite ! En attendant, c'est expliqué dans l'épisode 6 de la version vidéo, à paraître la semaine prochaine.]
Cette exploration sera publiée à raison de deux épisodes par semaine (les mercredis et samedis) sur la chaîne YouTube de Carnets sur sol. Vous pouvez aussi y accéder grâce à la playlist réalisée à cet effet, qui empilera tous les épisodes par ordre chronologique.
L'idée est la suivante : les leitmotive de Pelléas forment un réseau fascinant, et assez élusif – même Boulez ne les a pas vus ! Les livres indiquent quelques occurrences (sans le son, forcément…), mais il n'existe pas à ma connaissance d'exploration minutieuse et méthodique de l'ensemble de l'opéra. C'est ce que je me propose de faire, d'abord de façon purement cursive, en suivant le déroulé de l'œuvre pour voir sourdre ces motifs et observer leur complexification progressive ; et peut-être ensuite, lorsque ce deviendra fastidieux, de façon plus transversale, en allant observer comment tel motif s'insère et resurgit au fil de l'œuvre – mais je crois que c'est finalement plus difficile à comprendre pour l'auditeur.
Cette série s'adresse à toute personne connaissant Pelléas et Mélisande de Debussy – il faut avoir écouté l'œuvre auparavant pour que ces observations aient quelque intérêt. En revanche, pas de prérequis musicologiques ou solfégiques, je réexpose toutes les notions (motif récurrent, tension-détente harmonique, gamme par tons…) au fil de leur apparition.

Quelques liens pour poursuivre la découverte :
¶ Toutes les notules autour de Pelléas & Mélisande de Maeterlinck & Debussy. Les deux dernières concernent justement l'existence de ces leitmotive et leur ambiguïté.
¶ Deux notules pour comprendre Pierre Boulez : rétrospective rituelle à l'occasion de son passage vers le passé, ou plus généralement, sur son langage, Boulez et l'intelligible.
¶ La chaîne YouTube de Carnets sur sol, incluant notamment les déchiffrages d'inédits (Adolphe David, Youferov, Samson-Himmelstjerna, Gunsbourg, Hüe, Oberleithner…) ou leurs fragments expliqués (Loewe). Vous pouvez aussi y accéder grâce à la playlist leitmotive réalisée à cet effet, qui empilera tous les épisodes de façon chronologique. 3 épisodes publiés à ce jour, 3 autres sont déjà prépubliés (publication automatique le jour prévu) jusqu'à fin mai, et 2 de plus devraient être enregistrés aujourd'hui même.
… À très vite pour de nouvelles aventures, en Allemonde ou ailleurs !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Autour de Pelléas et Mélisande a suscité :
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