À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le
XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène,
un mot pour replacer ce jalon important
dans l'ensemble du répertoire,
et en faire entendre quelques extraits.
D'abord, il faut lire la notule d'introduction
consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en
musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses
implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour
introduire cette notule et contient même une liste et une discographie
commentée de tous les opéras français de Sacchini.
1. Piccinni-Sacchini : un
duel jusqu'au sang
Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de
Musique en œuvres dans le nouveau
style
– les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les
directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et
on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux
compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style
itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni
et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en
tant que représentant du style italien.
Renaud (la suite du sujet de
l'Armide de Quinault, une
véritable sequel
pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes,
qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride
en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni.
On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et
la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre
les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.
À l'automne 1783, on décide de faire représenter
deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y
eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le
chant et même la déclamation ;
tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs
et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du
récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille
contemporaine, à ceci près que Chimène
me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a
encore jamais été décemment servie.
Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des
commandes jusqu'à sa mort – Dardanus,
Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un
livret de Guillard.
2. Guillard
: un livret volé mais raisonnable
Nicolas-François
Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique
« réformée » : librettistede l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard
des Horaces de Salieri,
arrangeant même Proserpine de
Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam
pour Le Sueur en 1809 ! Dans une ère où les livrets sont en
général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur
laquelle poser la musique, il fait partie des rarespoètes un peu soignés et ambitieux.
Les Horaces,
dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement :
entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes
minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est
habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte
romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.
Dans Chimène ou
le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.
D'abord, il est rare
que la matière soit empruntée aux périodes
récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à
la mythologie grecque, plus
rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les
aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste
; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en
scène des figures historiques de l'Antiquité.
Ce choix s'explique par la présence au répertoire
(parlé) du Cid de Corneille –
mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adaptéAndromaque
de Racine pour Grétry, évidemment.
Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui
avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la
citation directe de 80 vers ; ici, une
intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts,
sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus
pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains »
pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à
Corneille de toute façon.
Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est
pas ma faute !)
3. Corneille aplati, Guillard triomphant
L'intrigue.
Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de
l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses
conséquences portent tout le drame.
Début de l'acte III du Cid
dans l'édition de 1639.
Acte I
Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en
fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans
le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande
néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la
logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut
compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de
Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas
chez feu Gormas mais chez le roi.
Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son
père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès
pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui
apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un
danger dont le roi n'est pas encore informé.
Acte II
Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais
un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de
Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander
vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche
pour champion.
Acte III
Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant
qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache
sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à
demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle
aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle
agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle
finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour
annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour
les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.
Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.
Ce dernier acte
suit vraiment d'assez près la
matière de Corneille.
Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du
tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un
livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de
la musique.
L'acte I est particulièrement dense en informations,
avec beaucoup d'action
pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de
suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates
de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance
et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur
», on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De
même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la
forfanterie pour un héros classique.]
[[]]
Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
De même, les
incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du
combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre
– où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.
[[]]
Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier
2017.
Le résultat est évidemment sur le strict plan
littéraire assez plat, mais sa
structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire,
préparant pour chaque air
(certes pas très subtilement exprimés) un
contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus
efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière
de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du
duel.
4. Sacchini, le Mozart français
Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau
représentant du style germanique, Sacchini
écrit une musique
particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux
et
plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de
la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les
numéros isolés (airs et
ensembles), dans la mélodie, dans
l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions
de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée
trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.
Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.
Fusées et croches obstinées des violoncelles.
Réellement de son temps, sa musique, malgré les
nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une
même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes
rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous
apparaît tout de même légère,
sa gamme de sentiments « positive »
– le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches
régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
En revanche, le concertato
final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne
dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que
les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait
une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve
délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.
[[]]
Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le
13 janvier 2017.
À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est
étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des
commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de
force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est
surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs
qui est en cause, je crois…), mais
l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis
sur de belles mélodies. Le
plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés
(à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est
assez frappante dans les conclusions
des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe
mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique
quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les
petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs,
certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux
bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère
se sentir fâché.
D'où vient ce rapprochement ? Sans doute
surtout de l'autonomie des airs,
qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de
simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en
général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands
Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non
être le centre de toute l'attention
comme dans Chimène.
[[]]
L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de
Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento »
de Lucio Silla de Mozart
(1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
[[]]
La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend
les tournures de « Come scoglio » (Così
fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de
l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est
pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio
» dans le Falstaff de
Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela
marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus
grande que chez ses collègues, avec le style européen –
et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Bien évidemment, ce ne peut être comparé
structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique,
et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui
joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions
complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une
fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu
de racolage, dites-moi ? [J'ai ajusté le nom du site en
conséquence.]
Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas
exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.
Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts
de Don Giovanni
(1787) et de Chimène (1783),
lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en
concert. Le seul compositeur
d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à
mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux
(mais pas du tout celui de Richard
Cœur-de-Lion, d'Andromaque
et de la plupart des opéras comiques).
[[]]
Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent
déjà au début de Chimène ou le Cid
en 1783.
5. Coups de
maître
Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou
leur réussite :
►
L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une
entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction
élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de
simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la
fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut
concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très
réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as
donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».
[[]]
Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► L'exploit de Rodrigue contre les
Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui
habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez
original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et
le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très
varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au
contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il
nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un
effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la
musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort
l'ubiquité du héros.
Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais
elle étonne, favorablement.
[[]]
Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le
Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Lors des représentations, j'ai eu l'impression
que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en
mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé
un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une
vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement,
il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore
fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait
de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités
combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages
du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).
► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il
figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la
suggestion de sa suivante : « Si don
Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah !
ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à
l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la
hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants
et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame
« puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et
surtout un rare effet de musique
psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule :
l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé
entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).
[[]]
Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est
alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue
annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la
profondeur de son désarroi en reprenant
le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce
n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique
et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse.
L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la
fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un
aboutissement assez spectaculaire.
Similairement, l'accompagnement
de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ».
Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas
plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton…
pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des
opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les
musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les
variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante
émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve
que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux
exemples précis.]
[[]]
Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique,
malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation
des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques
préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il
n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra
(francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en
exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans
une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le
langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en
réalité, demeure sensiblement la même.
6. Le quasi
baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique
Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la
première fois ! Issu d'une scission au sein du Cercle de
l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo),
qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par
ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialoguesdes Carmélites avec le
Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur
un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la
musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais
aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats
du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et
le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque
(alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à
l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur
ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et
bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches
et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur
vrai nom.
C'est, je crois, leur seconde production scénique,
après Armida de Haydn l'an
passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une
personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique
(plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie
qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée
musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître
systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux
nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les
mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et
les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique
favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que
Rigel soit déjà de l'autre côté).
Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines,
l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle
nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la
cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur,
pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.
J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec
sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement
le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon
avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais
tout de même).
Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares
et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn
précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance
avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann
Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle
et Amadis de Gaule.
7. Une
production réelle
Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe
déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de
l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).
Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il
s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée
à l'ARCAL, avec le concours des Chantres
du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie
Beaudette, Paul Antoine Benos
(1,2,3,4 – putto
d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…
Étrange constitution
de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles,
une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une
formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou
bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?
Côté solistes, Mathieu
Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une
grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est
magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en
salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce
qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les
duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est
dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son
répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.
Agnieszka Sławińska
est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est
pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais
difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au
début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance
à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !
Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois
accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des
standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est
une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique
! Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je
la trouve magnifique…
La mise en scène de Sandrine
Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La
scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec
Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui
se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés
inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée
pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan)
ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque
le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la
disgrâce et de la mort de son père.
Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce
drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est
la semaine free hugs chez la
noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors
caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?
Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à
l'essentiel.
Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par
ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la
moitié, je n'exagère pas, la moitié
des spectateurs avait de dix à treize ans ! Évidemment,
sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas
optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des
airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très
lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ? J'ai adoré la
soirée, mais je suis dubitatif. Certains avaient étudié la pièce,
mais autant le Cid peut
fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version
aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une
heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son
âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.
La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas
encore si elle sera captée.
8.
Pour prolonger
♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette
notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de
Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place
spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en
musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des
représentations. Un bon point de départ pour explorer.
♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don
Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques
extraits sonores dont on disposait alors.
♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une
prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits
parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide
innocent pour tous les autres, les chut
! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes
froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par
l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à
disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement
d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant,
c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée
commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de
Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec
Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel
Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I
et le final de l'acte III de Chimène
ou le Cid.
♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble
Le Concert de la Loge Olympique,
à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.
Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles
aventures !
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées en séries.
Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées.
N'hésitez pas à réclamer.